"Dans cet article, nous nous proposons de revisiter la notion d’orientalisme, dans une perspective qui nous a été suggérée par notre propre expérience de terrain en Roumanie. En effet, la place de ce pays au sein des Balkans, définis comme région géographique, unité historique, voire « aire culturelle », a toujours fait l’objet de controverses pour les Roumains eux-mêmes. Et cette controverse a repris de la vigueur lors de la chute du régime Ceauşescu, au moment où a surgi un enjeu politico-économique de taille pour le pays, celui de son inclusion dans l’Union européenne. C’est que la Roumanie, comme les Balkans, a toujours été perçue par l’Europe occidentale comme « Porte de l’Orient », véhicule de tous les stéréotypes qui accompagnent la notion d’orientalisme. Notre terrain, par sa marginalité géographique et historique par rapport aux Balkans, nous a donc confrontée de facto à cette problématique de l’orientalisme.
C’est à partir de deux textes que nous reprendrons ici la question, qui a rebondi dans les milieux scientifiques avec l’apparition du livre de Said sur l’orientalisme, paru en 1978. Chacun de ces textes évoque à sa manière, une ville de l’Orient « proche » de l’Europe, Constantinople-Istanbul et Bucarest, cette dernière faisant partie de notre « terrain ».
En examinant les discours de deux voyageurs occidentaux, celui de Pierre Loti (revisité par Barthes) pour Constantinople, et celui d’Ulysse de Marsillac pour Bucarest, nous tâcherons de montrer comment la question de l’orientalisme ne se limite pas à cette entreprise coloniale dont parle Said, mais indique aussi la place d’un manque, dont le XIXe siècle occidental va faire surgir l’ampleur.
Pour soutenir ce point de vue, nous aurons également recours à une lecture de la Civilisation des moeurs de N. Elias, effectuée à travers le prisme de cet Autre qu’est l’Européen oriental. Nous y préciserons ce « manque » que fait apparaître l’engouement pour le Voyage en Orient de l’époque coloniale, mais qui ne peut être complètement réduit à ce seul intérêt colonial."
"En 1978 paraît l’ouvrage de Said, Orientalism. Avec cet ouvrage, l’orientalisme peut se définir, non plus comme “ science ”, basée sur la connaissance “ objective ”, mais comme un discours aux multiples facettes, de l’Occident sur l’Orient qui se déploie dans un temps et un espace assez bien définis, à travers un corpus de travaux et d’œuvres sur la culture, plus particulièrement en peinture et en littérature.
Dans cette nouvelle approche critique, l’orientalisme est considéré comme un ensemble de représentations qui accompagnent des faits politiques et idéologiques dont le cadre est fourni, pour l’essentiel, par les “ voyages-découvertes ” menés vers l’Est, et par les entreprises coloniales en direction de l’Égypte et du Maghreb. Son temps, c’est, pour l’essentiel, le XIXe siècle où il s’inscrit dans un courant d’expression individualiste romantique. Son espace est plus fluctuant. On y distinguera un « orientalisme du Levant », par opposition à l’orientalisme d’Afrique du nord, lié aux conquêtes coloniales."
"L’ancienne puissance ottomane, tantôt courtisée, tantôt combattue par les Grands de l’Europe, est maintenant en déclin. Et ce sont les ruines d’un long passé, évoquant les fastes de Byzance et de la Sublime Porte, qui vont venir nourrir les “ rêves d’Orient ” de cette modernité. C’est sur cette carte crépusculaire que vient s’inscrire le Voyage en Orient qu’écrivains et artistes d’Occident vont accomplir tel un voyage initiatique, source de leur inspiration, ouvrant ainsi la voie aux premières formes d’exploitation touristique qui suivront le tracé de l’Orient-Express.
5 L’histoire des Balkans relève pour une part de cet Empire ottoman, mais aussi de sa capitale resté (...)
11Le premier temps de l’orientalisme, c’est donc celui qui élit Istanbul comme lieu de tous les fantasmes de l’Occident, emportant dans le sillage de son histoire millénaire les ors de Byzance et ceux du palais de Topkapi. Jusqu’à la chute de l’Empire ottoman, et malgré l’affaiblissement du régime, Istanbul va rester la ville-phare de l’Orient."
"Dans les traditions orales des populations balkaniques et slavo-roumaines, Istanbul/Constantinople est appelée Tsarigrad, littéralement, la ville de l’Empereur, par référence à l’empire byzantin."
"L’analyse d’Edward Said a fait date dans le domaine de l’analyse idéologique des propos sur l’islam. C’est une critique radicale de l’ethnocentrisme occidental. L’auteur y stigmatise les productions de l’orientalisme en tant que discours traduisant, non pas la réalité de l’islam et du monde arabe, mais celle des Occidentaux partis à la rencontre d’un Orient rêvé ou fantasmé, sur fond d’un rapport de domination. Autrement dit, Said montre que de tels discours ne peuvent mener qu’à connaître, non pas les Orientaux, mais les Occidentaux eux-mêmes. C’est là tout le chemin parcouru depuis la définition positiviste du Littré.
Pour l’auteur, l’Occident n’a jamais eu qu’un seul but : celui de la colonisation de l’Orient. Mais, s’il est vrai que les explorations, missions diplomatiques et autres, ont toujours été sous-tendues par des intérêts de profit économique et de domination politique, le phénomène du Voyage en Orient ne peut cependant pas être complètement réduit à cette seule dimension. Une position aussi monolithique a suscité à son tour de nombreuses critiques6.
On notera également que l’ouvrage de Said a pour objet, essentiellement, ce “ deuxième temps ” de l’orientalisme dont les discours et représentations se portent sur les contrées d’Afrique du nord devenues entretemps les cibles d’opérations militaires qui aboutissent aux dominations coloniales. Mais l’ouvrage ne fait guère de place à l’orientalisme levantin, davantage marqué par les traditions ottomanes qu’arabes."
"Nous commencerons donc par Istanbul, aux marges de l’Europe, en compagnie de Roland Barthes et de sa lecture du roman de Pierre Loti, Aziyadé. Puis nous reviendrons en Europe, aux marges des Balkans, pour visiter Bucarest telle que l’évoque un certain Ulysse de Marsillac, [militaire, enseignant, journaliste et] voyageur français déçu de la Révolution de 1848, qui vient s’exiler dans cette ville, en ce milieu du XIXe où Loti, de son côté, visite l’Istanbul de tous ses fantasmes. Les deux villes choisies pour ce propos, s’opposent cependant en bien des points.
La première, au passé prestigieux qui rayonne encore des derniers feux de sa gloire en déclin, apparaît comme « Terminus de l’Europe », image que vient concrétiser la liaison de l’Orient-Express en 1883 [...]
À la même époque, Bucarest ressemble encore à un petit bourg de province. Mais, avec sa bourgeoisie émergente qui porte les idées nationalistes révolutionnaires et va bientôt fêter son indépendance, la ville est en pleine ascension et à la veille de devenir capitale du nouvel État roumain10.
Ces turbulences politiques, qui se produisent un peu partout dans les Balkans, créent un engouement auprès d’une élite occidentale qui veut encourager ces mouvements de libération. L’exemple le plus célèbre en est sans doute l’engagement de Byron dans la lutte pour l’indépendance grecque. Dans cette Turquie d’Europe, les conflits ne sont donc pas coloniaux mais d’indépendance nationale."
"La figure-symbole de cette dérive, c’est, selon Barthes, le lit flottant, la barque qui, après une promenade amoureuse, ramène au sérail, dans l’anonymat de la nuit, la pure Aziyadé bercée dans les bras de son amant, par le mouvement des vagues de la baie de Salonique. Mais ce lit flottant n’évoque pas seulement les amours interdites entre un Occidental et une jeune épouse échappée du sérail. Le lit flottant, c’est la figure de la transgression absolue, qui fait dire à Loti, à propos du trouble ressenti face au jeune Samuel, complice de ses amours et amoureux, lui-même du lieutenant Loti :
Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel – dans le vieil Orient tout est possible ! [...]
Tout est possible : autrement dit, loin des contraintes de l’Occident, toutes les transgressions, toutes les débauches sont possibles. Selon Barthes, « la douce et pure Aziyadé est aussi l’histoire d’une débauche » (Ibid : 171), celle de deux villes, Salonique puis Istanbul. « La ‘débauche’ », écrit encore Barthes, « voilà le terme fort de notre histoire »
Dérive et déshérence, sensualité et volupté sont les mots-clés que Barthes décline à l’appui de ce qu’il appelle « le grand paradigme de la débauche ». Toutes ces notions suggèrent les contours d’un certain orientalisme rêvé par l’Occident. C’est la figure de la transgression qu’incarnent ces villes qui donne véritablement corps au roman. Pour Barthes, Salonique et Istanbul (tout comme Tanger) sont de parfaites illustrations de telles villes de Dérive qu’il conçoit comme :
(…) ni trop grandes, ni trop neuves, il faut qu’elles aient un passé (ainsi Tanger, ancienne ville internationale) et soient cependant encore vivantes… villes paresseuses, oisives et cependant nullement luxueuses, où la débauche règne sans s’y prendre au sérieux ; tel sans doute le Stamboul de Loti."
"Le Stamboul de Loti que redécouvre Barthes, c’est bien la ville d’un Orient rêvé par l’Occident aux prises avec un « mal être » dont il ne perçoit pas vraiment la cause mais dont il va chercher le remède aux confins de l’Europe, « là où tout est possible ».
Nous voilà ainsi introduits à ce qui nous semble être une clé de lecture pour toutes les productions artistiques issues de l’orientalisme. Et, dans cette réflexion, nous trouvons également une première amorce de réponse apportée à un certain monolithisme de la position de Said, qui lui a été reproché : l’orientalisme n’est sans doute pas mû seulement par les intérêts de l’entreprise coloniale. C’est aussi une quête dont l’objet est de combler un manque qui n’est pas d’ordre matériel."
"Les écrits d’Ulysse de Marsillac ne sont pas à considérer comme une œuvre orientaliste, au sens où nous l’avons défini plus haut. Au contraire, pourrait-on dire, il s’agit plutôt d’un genre qui relève du « guide du voyageur », et qui renseigne pour une bonne part, sur les modalités pratiques du voyage. En cela, Bucarest n’y apparaît pas, à proprement parler, comme l’une de ces « villes rêvées » telles qu’elles peuvent être évoquées par les orientalistes. Pas plus qu’elle ne présente d’attrait proprement touristique. Les expressions de nostalgie échangées ou commentées dans ces écrits en sont d’autant plus pertinentes pour notre propos. À plusieurs reprises, l’auteur y exprime quasi naïvement, et sans véritablement se les expliquer, des « états d’âme » qui révèlent, à leur manière les contours d’un manque déjà rencontré chez Loti.
Revenons encore à la lettre déjà citée à laquelle l’écrivain ajoute ce commentaire :
Je pense que je comprends le motif de cette mélancolie qui apparaît chez ceux qui ont quitté ce pays et leur désir à tous de revenir ici. Bucarest, par un rare privilège, satisfait notre double désir de civilisation et de liberté. [...]
C’est, dit en termes à peine différents, l’opposition que nous avons pointée dans l’analyse de Barthes, entre contrainte et désir."
"C’est donc le contenu d’une telle opposition entre contrainte et désir que nous allons maintenant tâcher de préciser, en faisant appel à une autre approche qui rejoint nos préoccupations anthropologiques. Il s’agit de la démarche de Norbert Elias, et plus particulièrement des hypothèses qu’il émet dans ses deux ouvrages de base qui traitent de la civilisation de l’Occident, La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident. Elias y montre comment la civilisation française met dix siècles à s’élaborer et formuler un code de savoir-vivre dont la première ébauche remonte au Moyen Âge et se nomme courtoisie. Érasme va en tirer, à sa manière, un petit manuel de civilité. Sur ce parcours, la Civilité puérile donne le signal du changement. Par l’objet même dont il traite, il témoigne tout à la fois qu’à son époque, le corps est encore présent sur la scène sociale, mais aussi, qu’il y a lieu d’en maîtriser les fonctions naturelles. Mais, après Érasme, l’alliance du christianisme et de Descartes va accentuer la coupure entre le corps et l’âme. L’être civilisé devient un être désincarné. [...]
Cette lente émergence d’un implacable système de règles ne se fait pas sans dégâts. Bientôt, en surgira ce mal être indéfinissable, ce malaise dans la civilisation (Freud), petit à petit, sans qu’on s’en soit véritablement aperçu.
L’histoire de l’émergence de ce mal être, c’est finalement celle de la lente intériorisation des règles et interdits qui a rendu possible la naissance de l’honnête homme, du civilisé. C’est la longue histoire de l’organisation d’un refoulement. Ainsi, la perte que l’honnête homme a subie pour que triomphe la civilisation, n’est rien moins que son corps. Lorsque de Marsillac écrit qu’ « il manque à nos âmes quelque chose que je ne peux définir, mais que je sens profondément », n’est-ce pas justement de ce corps refoulé dont il est question ?
Et tous les Voyages en Orient du XIXe siècle occidental ne sont-t-il pas la quête informulée de ce corps perdu au long d’un processus de contraintes si parfaitement intériorisées que le manque en devient indéfinissable ? C’est ce corps dissimulé honteusement dans les sphères de l’intimité que la découverte de l’Orient fait brutalement resurgir sur le devant de la scène sociale.
Ulysse de Marsillac écrit :
Entrez dans un salon, vous vous trouvez à Paris (…) Rien ne manque de ce qui constitue la civilisation dans ce qu’elle a de meilleur. Quitter le salon et sortez dans la rue. Vous vous réveillez complètement dans l’Orient de vos rêves (…). (1871 : 98-99)
Ainsi s’exprime la cohabitation de deux fantasmes dont Bucarest fournit le décor : à l’intérieur, c’est la bourgeoisie parisienne qui donne le bon ton ; tandis qu’à l’extérieur, c’est le rêve d’Orient qui vous attend."
"Un autre exemple de ce Bucarest qui a étonné et fasciné de Marsillac, c’est celui des cimetières. Il y consacre la dernière page de ses Notes de voyages. Il nous confie qu’il ne connaît pas« un autre pays où la mort serait traitée avec autant d’attention qu’à Bucarest ». Puis il en vient à cette observation :
Il existe des centaines de vieux cimetières, autant que d’églises. Ce sont comme de petites cours ouvertes à tous les passants et parfois entourées de petites maisons, logements habituels des prostituées. La mort et la volupté sont deux sœurs proches chez les Roumains. (Ibid. : 99)."
"L’Orient des Orientalistes ne doit pas être pris comme une pure création de l’Occident. Istanbul, Salonique, voire Bucarest, sont certes des villes largement rêvées par l’Occident, des villes de dérive, pour reprendre l’expression de Barthes. Mais ce qui est dit à leur propos nous montre que la rencontre avec de tels lieux constitue également une véritable expérience, une confrontation avec le réel : celle de la redécouverte d’une sensualité que les contraintes intériorisées de l’Occident ont largement refoulée du quotidien de l’honnête homme, en cette seconde moitié du XIXe siècle.
[...] La fascination qu’exerce l’Orient pour l’Occident ne réside pas essentiellement dans les richesses de ce dernier, mais dans l’espace de redécouverte de cette part de soi à laquelle l’autocensure occidentale a interdit l’accès. De manière générale, ce que nous laissent entendre les voyageurs occidentaux d’hier, c’est que, là-bas, en Orient, la mise en place d’un nouveau code des sensibilités n’a pas eu lieu (Muchembled 1988). Le Voyage en Orient qui commence aux frontières de l’Europe, n’est donc pas seulement lié à un contexte d’intérêt économique ou politique. Il est aussi révélateur d’un intérêt d’un autre ordre : reconquérir ce que les contraintes de la civilité ont fait oublier."
-Marianne Mesnil, “Le rêve oriental ou la place d’un manque”, Civilisations [Online], 60-2 | 2012, Online since 30 August 2015, connection on 08 February 2024. URL: http://journals.openedition.org/civilisations/2995; DOI: https://doi.org/10.4000/civilisations.2995
C’est à partir de deux textes que nous reprendrons ici la question, qui a rebondi dans les milieux scientifiques avec l’apparition du livre de Said sur l’orientalisme, paru en 1978. Chacun de ces textes évoque à sa manière, une ville de l’Orient « proche » de l’Europe, Constantinople-Istanbul et Bucarest, cette dernière faisant partie de notre « terrain ».
En examinant les discours de deux voyageurs occidentaux, celui de Pierre Loti (revisité par Barthes) pour Constantinople, et celui d’Ulysse de Marsillac pour Bucarest, nous tâcherons de montrer comment la question de l’orientalisme ne se limite pas à cette entreprise coloniale dont parle Said, mais indique aussi la place d’un manque, dont le XIXe siècle occidental va faire surgir l’ampleur.
Pour soutenir ce point de vue, nous aurons également recours à une lecture de la Civilisation des moeurs de N. Elias, effectuée à travers le prisme de cet Autre qu’est l’Européen oriental. Nous y préciserons ce « manque » que fait apparaître l’engouement pour le Voyage en Orient de l’époque coloniale, mais qui ne peut être complètement réduit à ce seul intérêt colonial."
"En 1978 paraît l’ouvrage de Said, Orientalism. Avec cet ouvrage, l’orientalisme peut se définir, non plus comme “ science ”, basée sur la connaissance “ objective ”, mais comme un discours aux multiples facettes, de l’Occident sur l’Orient qui se déploie dans un temps et un espace assez bien définis, à travers un corpus de travaux et d’œuvres sur la culture, plus particulièrement en peinture et en littérature.
Dans cette nouvelle approche critique, l’orientalisme est considéré comme un ensemble de représentations qui accompagnent des faits politiques et idéologiques dont le cadre est fourni, pour l’essentiel, par les “ voyages-découvertes ” menés vers l’Est, et par les entreprises coloniales en direction de l’Égypte et du Maghreb. Son temps, c’est, pour l’essentiel, le XIXe siècle où il s’inscrit dans un courant d’expression individualiste romantique. Son espace est plus fluctuant. On y distinguera un « orientalisme du Levant », par opposition à l’orientalisme d’Afrique du nord, lié aux conquêtes coloniales."
"L’ancienne puissance ottomane, tantôt courtisée, tantôt combattue par les Grands de l’Europe, est maintenant en déclin. Et ce sont les ruines d’un long passé, évoquant les fastes de Byzance et de la Sublime Porte, qui vont venir nourrir les “ rêves d’Orient ” de cette modernité. C’est sur cette carte crépusculaire que vient s’inscrire le Voyage en Orient qu’écrivains et artistes d’Occident vont accomplir tel un voyage initiatique, source de leur inspiration, ouvrant ainsi la voie aux premières formes d’exploitation touristique qui suivront le tracé de l’Orient-Express.
5 L’histoire des Balkans relève pour une part de cet Empire ottoman, mais aussi de sa capitale resté (...)
11Le premier temps de l’orientalisme, c’est donc celui qui élit Istanbul comme lieu de tous les fantasmes de l’Occident, emportant dans le sillage de son histoire millénaire les ors de Byzance et ceux du palais de Topkapi. Jusqu’à la chute de l’Empire ottoman, et malgré l’affaiblissement du régime, Istanbul va rester la ville-phare de l’Orient."
"Dans les traditions orales des populations balkaniques et slavo-roumaines, Istanbul/Constantinople est appelée Tsarigrad, littéralement, la ville de l’Empereur, par référence à l’empire byzantin."
"L’analyse d’Edward Said a fait date dans le domaine de l’analyse idéologique des propos sur l’islam. C’est une critique radicale de l’ethnocentrisme occidental. L’auteur y stigmatise les productions de l’orientalisme en tant que discours traduisant, non pas la réalité de l’islam et du monde arabe, mais celle des Occidentaux partis à la rencontre d’un Orient rêvé ou fantasmé, sur fond d’un rapport de domination. Autrement dit, Said montre que de tels discours ne peuvent mener qu’à connaître, non pas les Orientaux, mais les Occidentaux eux-mêmes. C’est là tout le chemin parcouru depuis la définition positiviste du Littré.
Pour l’auteur, l’Occident n’a jamais eu qu’un seul but : celui de la colonisation de l’Orient. Mais, s’il est vrai que les explorations, missions diplomatiques et autres, ont toujours été sous-tendues par des intérêts de profit économique et de domination politique, le phénomène du Voyage en Orient ne peut cependant pas être complètement réduit à cette seule dimension. Une position aussi monolithique a suscité à son tour de nombreuses critiques6.
On notera également que l’ouvrage de Said a pour objet, essentiellement, ce “ deuxième temps ” de l’orientalisme dont les discours et représentations se portent sur les contrées d’Afrique du nord devenues entretemps les cibles d’opérations militaires qui aboutissent aux dominations coloniales. Mais l’ouvrage ne fait guère de place à l’orientalisme levantin, davantage marqué par les traditions ottomanes qu’arabes."
"Nous commencerons donc par Istanbul, aux marges de l’Europe, en compagnie de Roland Barthes et de sa lecture du roman de Pierre Loti, Aziyadé. Puis nous reviendrons en Europe, aux marges des Balkans, pour visiter Bucarest telle que l’évoque un certain Ulysse de Marsillac, [militaire, enseignant, journaliste et] voyageur français déçu de la Révolution de 1848, qui vient s’exiler dans cette ville, en ce milieu du XIXe où Loti, de son côté, visite l’Istanbul de tous ses fantasmes. Les deux villes choisies pour ce propos, s’opposent cependant en bien des points.
La première, au passé prestigieux qui rayonne encore des derniers feux de sa gloire en déclin, apparaît comme « Terminus de l’Europe », image que vient concrétiser la liaison de l’Orient-Express en 1883 [...]
À la même époque, Bucarest ressemble encore à un petit bourg de province. Mais, avec sa bourgeoisie émergente qui porte les idées nationalistes révolutionnaires et va bientôt fêter son indépendance, la ville est en pleine ascension et à la veille de devenir capitale du nouvel État roumain10.
Ces turbulences politiques, qui se produisent un peu partout dans les Balkans, créent un engouement auprès d’une élite occidentale qui veut encourager ces mouvements de libération. L’exemple le plus célèbre en est sans doute l’engagement de Byron dans la lutte pour l’indépendance grecque. Dans cette Turquie d’Europe, les conflits ne sont donc pas coloniaux mais d’indépendance nationale."
"La figure-symbole de cette dérive, c’est, selon Barthes, le lit flottant, la barque qui, après une promenade amoureuse, ramène au sérail, dans l’anonymat de la nuit, la pure Aziyadé bercée dans les bras de son amant, par le mouvement des vagues de la baie de Salonique. Mais ce lit flottant n’évoque pas seulement les amours interdites entre un Occidental et une jeune épouse échappée du sérail. Le lit flottant, c’est la figure de la transgression absolue, qui fait dire à Loti, à propos du trouble ressenti face au jeune Samuel, complice de ses amours et amoureux, lui-même du lieutenant Loti :
Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel – dans le vieil Orient tout est possible ! [...]
Tout est possible : autrement dit, loin des contraintes de l’Occident, toutes les transgressions, toutes les débauches sont possibles. Selon Barthes, « la douce et pure Aziyadé est aussi l’histoire d’une débauche » (Ibid : 171), celle de deux villes, Salonique puis Istanbul. « La ‘débauche’ », écrit encore Barthes, « voilà le terme fort de notre histoire »
Dérive et déshérence, sensualité et volupté sont les mots-clés que Barthes décline à l’appui de ce qu’il appelle « le grand paradigme de la débauche ». Toutes ces notions suggèrent les contours d’un certain orientalisme rêvé par l’Occident. C’est la figure de la transgression qu’incarnent ces villes qui donne véritablement corps au roman. Pour Barthes, Salonique et Istanbul (tout comme Tanger) sont de parfaites illustrations de telles villes de Dérive qu’il conçoit comme :
(…) ni trop grandes, ni trop neuves, il faut qu’elles aient un passé (ainsi Tanger, ancienne ville internationale) et soient cependant encore vivantes… villes paresseuses, oisives et cependant nullement luxueuses, où la débauche règne sans s’y prendre au sérieux ; tel sans doute le Stamboul de Loti."
"Le Stamboul de Loti que redécouvre Barthes, c’est bien la ville d’un Orient rêvé par l’Occident aux prises avec un « mal être » dont il ne perçoit pas vraiment la cause mais dont il va chercher le remède aux confins de l’Europe, « là où tout est possible ».
Nous voilà ainsi introduits à ce qui nous semble être une clé de lecture pour toutes les productions artistiques issues de l’orientalisme. Et, dans cette réflexion, nous trouvons également une première amorce de réponse apportée à un certain monolithisme de la position de Said, qui lui a été reproché : l’orientalisme n’est sans doute pas mû seulement par les intérêts de l’entreprise coloniale. C’est aussi une quête dont l’objet est de combler un manque qui n’est pas d’ordre matériel."
"Les écrits d’Ulysse de Marsillac ne sont pas à considérer comme une œuvre orientaliste, au sens où nous l’avons défini plus haut. Au contraire, pourrait-on dire, il s’agit plutôt d’un genre qui relève du « guide du voyageur », et qui renseigne pour une bonne part, sur les modalités pratiques du voyage. En cela, Bucarest n’y apparaît pas, à proprement parler, comme l’une de ces « villes rêvées » telles qu’elles peuvent être évoquées par les orientalistes. Pas plus qu’elle ne présente d’attrait proprement touristique. Les expressions de nostalgie échangées ou commentées dans ces écrits en sont d’autant plus pertinentes pour notre propos. À plusieurs reprises, l’auteur y exprime quasi naïvement, et sans véritablement se les expliquer, des « états d’âme » qui révèlent, à leur manière les contours d’un manque déjà rencontré chez Loti.
Revenons encore à la lettre déjà citée à laquelle l’écrivain ajoute ce commentaire :
Je pense que je comprends le motif de cette mélancolie qui apparaît chez ceux qui ont quitté ce pays et leur désir à tous de revenir ici. Bucarest, par un rare privilège, satisfait notre double désir de civilisation et de liberté. [...]
C’est, dit en termes à peine différents, l’opposition que nous avons pointée dans l’analyse de Barthes, entre contrainte et désir."
"C’est donc le contenu d’une telle opposition entre contrainte et désir que nous allons maintenant tâcher de préciser, en faisant appel à une autre approche qui rejoint nos préoccupations anthropologiques. Il s’agit de la démarche de Norbert Elias, et plus particulièrement des hypothèses qu’il émet dans ses deux ouvrages de base qui traitent de la civilisation de l’Occident, La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident. Elias y montre comment la civilisation française met dix siècles à s’élaborer et formuler un code de savoir-vivre dont la première ébauche remonte au Moyen Âge et se nomme courtoisie. Érasme va en tirer, à sa manière, un petit manuel de civilité. Sur ce parcours, la Civilité puérile donne le signal du changement. Par l’objet même dont il traite, il témoigne tout à la fois qu’à son époque, le corps est encore présent sur la scène sociale, mais aussi, qu’il y a lieu d’en maîtriser les fonctions naturelles. Mais, après Érasme, l’alliance du christianisme et de Descartes va accentuer la coupure entre le corps et l’âme. L’être civilisé devient un être désincarné. [...]
Cette lente émergence d’un implacable système de règles ne se fait pas sans dégâts. Bientôt, en surgira ce mal être indéfinissable, ce malaise dans la civilisation (Freud), petit à petit, sans qu’on s’en soit véritablement aperçu.
L’histoire de l’émergence de ce mal être, c’est finalement celle de la lente intériorisation des règles et interdits qui a rendu possible la naissance de l’honnête homme, du civilisé. C’est la longue histoire de l’organisation d’un refoulement. Ainsi, la perte que l’honnête homme a subie pour que triomphe la civilisation, n’est rien moins que son corps. Lorsque de Marsillac écrit qu’ « il manque à nos âmes quelque chose que je ne peux définir, mais que je sens profondément », n’est-ce pas justement de ce corps refoulé dont il est question ?
Et tous les Voyages en Orient du XIXe siècle occidental ne sont-t-il pas la quête informulée de ce corps perdu au long d’un processus de contraintes si parfaitement intériorisées que le manque en devient indéfinissable ? C’est ce corps dissimulé honteusement dans les sphères de l’intimité que la découverte de l’Orient fait brutalement resurgir sur le devant de la scène sociale.
Ulysse de Marsillac écrit :
Entrez dans un salon, vous vous trouvez à Paris (…) Rien ne manque de ce qui constitue la civilisation dans ce qu’elle a de meilleur. Quitter le salon et sortez dans la rue. Vous vous réveillez complètement dans l’Orient de vos rêves (…). (1871 : 98-99)
Ainsi s’exprime la cohabitation de deux fantasmes dont Bucarest fournit le décor : à l’intérieur, c’est la bourgeoisie parisienne qui donne le bon ton ; tandis qu’à l’extérieur, c’est le rêve d’Orient qui vous attend."
"Un autre exemple de ce Bucarest qui a étonné et fasciné de Marsillac, c’est celui des cimetières. Il y consacre la dernière page de ses Notes de voyages. Il nous confie qu’il ne connaît pas« un autre pays où la mort serait traitée avec autant d’attention qu’à Bucarest ». Puis il en vient à cette observation :
Il existe des centaines de vieux cimetières, autant que d’églises. Ce sont comme de petites cours ouvertes à tous les passants et parfois entourées de petites maisons, logements habituels des prostituées. La mort et la volupté sont deux sœurs proches chez les Roumains. (Ibid. : 99)."
"L’Orient des Orientalistes ne doit pas être pris comme une pure création de l’Occident. Istanbul, Salonique, voire Bucarest, sont certes des villes largement rêvées par l’Occident, des villes de dérive, pour reprendre l’expression de Barthes. Mais ce qui est dit à leur propos nous montre que la rencontre avec de tels lieux constitue également une véritable expérience, une confrontation avec le réel : celle de la redécouverte d’une sensualité que les contraintes intériorisées de l’Occident ont largement refoulée du quotidien de l’honnête homme, en cette seconde moitié du XIXe siècle.
[...] La fascination qu’exerce l’Orient pour l’Occident ne réside pas essentiellement dans les richesses de ce dernier, mais dans l’espace de redécouverte de cette part de soi à laquelle l’autocensure occidentale a interdit l’accès. De manière générale, ce que nous laissent entendre les voyageurs occidentaux d’hier, c’est que, là-bas, en Orient, la mise en place d’un nouveau code des sensibilités n’a pas eu lieu (Muchembled 1988). Le Voyage en Orient qui commence aux frontières de l’Europe, n’est donc pas seulement lié à un contexte d’intérêt économique ou politique. Il est aussi révélateur d’un intérêt d’un autre ordre : reconquérir ce que les contraintes de la civilité ont fait oublier."
-Marianne Mesnil, “Le rêve oriental ou la place d’un manque”, Civilisations [Online], 60-2 | 2012, Online since 30 August 2015, connection on 08 February 2024. URL: http://journals.openedition.org/civilisations/2995; DOI: https://doi.org/10.4000/civilisations.2995