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    Daniel Diatkine, Adam Smith. La découverte du capitalisme et de ses limites

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Fév - 22:41



    "Smith souligne que, dans les temps avancés, les travailleurs sont le plus souvent sous la dépendance d’un maître. Partout en Europe, le rapport entre le nombre des travailleurs indépendants et celui de ceux qui servent sous l’autorité d’un maître est, selon lui, de 1 à 20 (RDN, I, p. 137). Ce lien de dépendance, auquel Smith est si sensible qu’il l’exprime, on va le voir, comme une oppression, fait de la relation salariale une relation économique particulière et très différente d’une relation d’échange. Smith est très clair sur ce point.

    La dépendance salariale ne s’exprime donc pas, dans la RDN, par l’adjonction d’un nouveau marché, le marché du travail ou celui de la force de travail, aux autres marchés, mais elle exprime une relation économique de type nouveau.

    La présentation de l’état avancé des sociétés est, on l’a vu, effectuée dans les termes célèbres suivants : « Aussitôt qu’il y aura des capitaux accumulés dans les mains de quelques particuliers, certains d’entre eux emploieront naturellement ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux, auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits, ou sur ce que le travail de ces ouvriers ajoute de valeur aux matériaux » (RDN, I, p. 118).

    Cette phrase fera sursauter Marx : « Stop before de suivre plus avant ce développement. D’abord, d’où viennent ces gens industrieux qui ne possèdent ni moyens de subsistance ni matériaux de travail, et qui sont, comme ça, en l’air ? Si l’on dépouille l’affirmation de sa formulation naïve, elle signifie tout simplement que la production capitaliste commence à l’instant où les conditions de travail appartiennent à une classe et la seule disposition de la puissance de travail à une autre3. » L’indignation de Marx dessine ici ce qui est son attitude à l’égard de Smith : sa formulation est « naïve », et justement c’est cette « naïveté » qui lui permet de voir et donc de dire ce que d’autres ne peuvent voir mais que lui, Marx, peut comprendre, à savoir sa théorie de l’exploitation et de la plus-value.

    Car Smith d’ajouter quasi immédiatement : « Ainsi, la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout alors en deux parties, dont l’une paye leurs salaires, et l’autre les profits que fait l’entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à avancer ces salaires et la matière à travailler. Il n’aurait pas d’intérêt à employer ces ouvriers, s’il n’attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que le remplacement de son capital, et il n’aurait pas d’intérêt à employer un grand capital plutôt qu’un petit, si ses profits n’étaient pas en rapport avec l’étendue du capital employé » (RDN, I, p. 118).

    Marx souligne alors à quel point Smith est ici proche de sa propre théorie de la plus-value. Smith, écrit-il, abandonne enfin le point de vue que Marx trouve chez Steuart4, selon lequel le profit ne pourrait exister qu’à la suite d’échanges hors de l’équilibre (profit upon alienation). Maintenant, avec la RDN, le profit existe alors même que la marchandise est vendue pour ce qu’elle vaut. Il ne reste que deux sauts à franchir pour arriver à la théorie de Marx lui-même : il ne reste qu’à distinguer entre le travail qui ne peut être une marchandise et la force de travail qui, elle, en serait une, et à trouver un principe explicatif commun (la plus-value) à la rente, à l’intérêt et au profit pour rendre la théorie smithienne cohérente, du point de vue de Marx."

    "Ce refus de la servitude ne concerne pas que les domestiques car, et de la même façon, les ouvriers des ateliers chercheront à se mettre à leur compte, s’ils le peuvent. En effet, Smith ajoute immédiatement qu’en cas de hausse du salaire réel (consécutive à une baisse du prix des biens salaires) : « La servante, qui était employée à filer, s’établit à son compte, alors qu’auparavant elle n’aurait pu vivre de son propre travail. Elle quitte son service, et travaillera beaucoup plus pour son propre compte que lorsqu’elle était en service. »

    Cette « servante employée » est la représentante dans la RDN de la condition salariale moderne. On retrouve cette analyse dans le chapitre 8 du Livre I de la RDN. Pourquoi la condition de domestique ou celle de salarié dépendant sont-elles non seulement inefficaces, mais aussi exécrables ?

    Le domestique est soumis aux caprices de son maître parce qu’il fait partie de sa maison. Ce que Smith voit, et ce que tout le monde sait en ce XVIIIe siècle finissant9, c’est que la condition domestique est presque une condition servile, parce que l’anonymat est pratiquement annulé en même temps que la dépendance y est presque totale. Le « larbin » payé en nature se voit imposer ses préférences par son maître. Cette condition n’est pas seulement celle des domestiques. Elle est partagée très souvent par les apprentis et par les compagnons chez les maîtres artisans. Ceux-ci ne peuvent se marier et fonder une famille que s’ils parviennent à s’établir, c’est-à-dire à s’installer à leur compte. De ce point de vue, le travailleur (le tâcheron), qui chaque matin se rend à Paris, place de Grève par exemple, pour louer ses bras accède au marché, et tant qu’il est sur le marché loue ses services à de nombreux employeurs différents. S’il entre en conflit avec l’un d’entre eux, il lui est toujours possible de se « mettre en grève », c’est-à-dire de retourner sur la place de Grève pour y trouver un autre employeur. Bien préférable encore est la condition de la fileuse « à domicile », qui préfère ce que Marx appellera la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital.

    Il existe donc, selon Smith, une continuité entre la condition servile et celle de travailleur salarié dépendant. Elle s’accompagne d’un accroissement de la productivité qui augmente encore une fois lorsque le travail devient autosalarié et donc indépendant."
    -Daniel Diatkine, Adam Smith. La découverte du capitalisme et de ses limites, Seuil, 2019.



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