"Quelque degré d'égoïsme qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion, qui est l'émotion que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit qu'on nous les fasse concevoir avec force. Il est trop ordinaire de souffrir des souffrir des autres, pour qu'un pareil fait ait besoin de preuves ; car ce sentiment, ainsi que toutes les autres passions inhérentes à notre nature, ne se montre pas uniquement dans les hommes vertueux et humains, quoique ceux-là, sans doute, l'éprouvent avec la sensibilité la plus exquise: il existe encore à quelque degré dans le cœur des plus grands scélérats, des hommes qui ont violé le plus audacieusement les lois de la société." (p.43)
"On se sert des mots de pitié et de compassion pour exprimer le sentiment que les peines des autres nous font éprouver: quoique celui de sympathie fût peut-être originellement borné à cette signification, cependant on peut, sans trop d'impropriété, l'employer pour exprimer la faculté de partager les passions des autres quelles qu'elles soient." (p.47)
"De toutes les calamités auxquelles notre condition mortelle nous expose, la perte de la raison paraît, à quiconque n'est pas tout à fait dépourvu d'humanité, de loin la plus déplorable, et l'on n'envisage qu'avec la plus profonde commisération ce dernier degré des infortunes humaines ; mais il se peut que le misérable qui s'y trouve rie et chante, et soit absolument insensible à son propre malheur." (p.50)
"Nous sommes encore plus pressés de confier à nos amis nos sentiments pénibles que nos sentiments agréables, que nous éprouvons plus de bonheur encore de leur sympathie pour les premiers que de leur sympathie pour les autres, et que nous sommes plus choqués encore lorsque cette sympathie nous fait défaut.
Combien les malheureux ne sont-ils pas soulagés lorsqu'ils trouvent quelqu'un à qui ils puissent confier leurs chagrins ! Il semble que la sympathie leur enlève une partie de leur détresse ; et on ne s'exprime pas improprement en disant qu'on la partage. Non seulement on éprouve une peine analogue à la leur, mais le poids de ce qu'ils sentent se trouve allégé, comme si on en eût pris soi-même une partie. Cependant en relatant leurs infortunes ils renouvellent leur douleur en quelque manière. Ils réveillent en eux-mêmes le souvenir de toutes les circonstances qui ont causé leur malheur ; aussi leurs larmes coulent plus abondamment, et ils s'abandonnent en général à toutes les faiblesses de la douleur. Ils prennent pourtant plaisir à tout cela, et il est manifeste qu'ils en sont soulagés ; car la douceur qu'ils trouvent dans la sympathie de l'autre compense, et au-delà, l'amertume de ces chagrins qu'ils ont dû, pour l'obtenir, rappeler et renouveler. La plus cruelle injure qu'on puisse faire à un être malheureux, au contraire, c'est de ne point paraître apprécier ses maux. On ne manque qu'à la politesse en ne semblant point partager les plaisirs des autres ; mais on manque sérieusement à l'humanité en écoutant froidement le récit de leurs peines." (p.55-56)
-Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Rivages Poche, coll. Petite Bibliothèque, 2016 (1759 pour la première édition anglaise, 781 pages.
VIème partie, section II
"On se sert des mots de pitié et de compassion pour exprimer le sentiment que les peines des autres nous font éprouver: quoique celui de sympathie fût peut-être originellement borné à cette signification, cependant on peut, sans trop d'impropriété, l'employer pour exprimer la faculté de partager les passions des autres quelles qu'elles soient." (p.47)
"De toutes les calamités auxquelles notre condition mortelle nous expose, la perte de la raison paraît, à quiconque n'est pas tout à fait dépourvu d'humanité, de loin la plus déplorable, et l'on n'envisage qu'avec la plus profonde commisération ce dernier degré des infortunes humaines ; mais il se peut que le misérable qui s'y trouve rie et chante, et soit absolument insensible à son propre malheur." (p.50)
"Nous sommes encore plus pressés de confier à nos amis nos sentiments pénibles que nos sentiments agréables, que nous éprouvons plus de bonheur encore de leur sympathie pour les premiers que de leur sympathie pour les autres, et que nous sommes plus choqués encore lorsque cette sympathie nous fait défaut.
Combien les malheureux ne sont-ils pas soulagés lorsqu'ils trouvent quelqu'un à qui ils puissent confier leurs chagrins ! Il semble que la sympathie leur enlève une partie de leur détresse ; et on ne s'exprime pas improprement en disant qu'on la partage. Non seulement on éprouve une peine analogue à la leur, mais le poids de ce qu'ils sentent se trouve allégé, comme si on en eût pris soi-même une partie. Cependant en relatant leurs infortunes ils renouvellent leur douleur en quelque manière. Ils réveillent en eux-mêmes le souvenir de toutes les circonstances qui ont causé leur malheur ; aussi leurs larmes coulent plus abondamment, et ils s'abandonnent en général à toutes les faiblesses de la douleur. Ils prennent pourtant plaisir à tout cela, et il est manifeste qu'ils en sont soulagés ; car la douceur qu'ils trouvent dans la sympathie de l'autre compense, et au-delà, l'amertume de ces chagrins qu'ils ont dû, pour l'obtenir, rappeler et renouveler. La plus cruelle injure qu'on puisse faire à un être malheureux, au contraire, c'est de ne point paraître apprécier ses maux. On ne manque qu'à la politesse en ne semblant point partager les plaisirs des autres ; mais on manque sérieusement à l'humanité en écoutant froidement le récit de leurs peines." (p.55-56)
-Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Rivages Poche, coll. Petite Bibliothèque, 2016 (1759 pour la première édition anglaise, 781 pages.
VIème partie, section II