"George Herbert Mead est né à South Hadley, Massachusetts, en 1863. Fils de pasteur, il fit ses études de philosophie à l'Université de Harvard, sous la direction de Royce et James. Il a beaucoup voyagé et a suivi des cours près des Universités étrangères, notamment en Allemagne. En 1892, on lui donna une chaire à l'Université de Chicago, qui venait juste d'être fondée et où il a eu pour collègue et ami John Dewey. Il devait enseigner là jusqu'à sa mort, qui survint en 1931. Il a exercé une grande influence sur d'innombrables promotions d'étudiants par son enseignement oral, mais, de son vivant, il n'a publié que des articles, notes et études critique." (note 1 p.555)
"Si Mead donne une telle importance à la notion d'émergence, c'est qu'il veut à tout prix dépasser la conception mécaniste, et partant statique, de l'Univers si répandue à la fin du siècle dernier : des ensembles nouveaux et imprévisibles surgissent dans le monde, irréductibles à leurs causes efficientes et qui, une fois apparus, transforment le monde au sein duquel ils ont pris naissance. Ce n'est pas à dire que Mead renonce au déterminisme. Un esprit aussi familiarisé avec les méthodes des sciences, aussi nourri de réflexions sur l'histoire des découvertes scientifiques que le sien se devait de concilier l'émergence et le déterminisme. Tout émergent fait surgir avec lui son propre temps, son passé, son présent et son futur et se trouve parfaitement déterminé par rapport à ce temps, mais non par rapport à un temps absolu. [...] Disons seulement que cette philosophie exclut la notion d'un temps en soi indépendant de tel ou tel émergent.
C'est ainsi que l'Univers se trouve « stratifié » en un certain nombre de « systèmes » définis par tout nouvel « émergent » (vie ou conscience, telle ou telle forme de vie, tel ou tel degré de conscience), à l'intérieur desquels le déterminisme n'admet aucune faille, comme l'alpiniste gravissant de nouveaux sommets voit s'ouvrir devant lui des perspectives toujours nouvelles, mais toujours cohérentes." (p.556)
"La catégorie du social, d'autre part, n'est pas seulement pour Mead, comme elle semble l'être pour John Dewey, un instrument commode pour décrire et interpréter les choses, mais elle correspond à la structure la plus intime de l'Univers. Mead crée le néologisme de « socialité » qui désigne pour lui «... une situation dans laquelle un événement nouveau se trouve à la fois dans l'ordre ancien et l'ordre nouveau que son avènement annonce. La socialité est la possibilité d'être plusieurs choses à la fois ». C'est là un des aspects de la « socialité » -son aspect statique, si l'on veut. Quant à son autre aspect -son aspect dynamique- il exige de tout nouvel émergent qu'il produise une sorte d'ajustement entre le ou les « systèmes » antérieurs à son avènement et celui auquel son avènement même a donné naissance. C'est ainsi que la « présence (d'un objet) dans le système le plus récent modifie les caractères qui lui appartenaient en tant que faisant partie du ou des systèmes antérieurs »." (pp.556-557)
"Mead parle d'une « socialité » de l'émergence et d'une émergence de la « socialité ». Il faut entendre par là que la « socialité » sert de cadre, de forme, de principe à l'émergence, et, qu'en revanche, au cours de l'évolution, émerge une « socialité » de plus en plus complexe donnant naissance à un monde de plus en plus riche et cohérent.
Que la « socialité » soit la forme et le principe de l'émergence ressort de tout l'exposé précédent. Tout être vivant émergeant au sein du monde inorganique appartient à la fois à deux « systèmes » différents, est à la fois lui-même (organisme vivant) et l'autre (en tant que soumis à toutes les lois physiques et chimiques du monde inorganique). Mais, d'autre part, tous les processus physiques et chimiques prennent dans l'être vivant un sens nouveau, la finalité de la vie les éclaire d'une lumière nouvelle. En outre, certaines espèces animales introduisent avec elles tout un monde nouveau de couleurs, de sons, d'odeurs, etc., monde qui n'existe que par rapport à leur sensibilité. C'est l'œil qui transforme certaines vibrations en couleurs, de même que c'est l'estomac d'un ruminant qui fait de l'herbe une nourriture. Ainsi ces espèces animales, tout en restant soumises aux lois du monde inorganique, contribuent en retour à une transformation profonde de ce dernier." (p.557)
"S'il reproche aux épiphénoménistes d'ignorer tout ce que la conscience a d'original et d'irréductible au processus physiologique sous-jacent, il n'en veut pas moins aux spiritualistes de toute sorte de faire de la conscience un deus ex machina échappant à toute explication scientifique valable [...]
Le concept clé de sa psychologie sociale est l'acte, l'acte social. L'acte social est un acte qui implique « la coopération de plus d'un individu, et dont l'objet en tant que défini par l'acte... est un objet social. J'entends par objet social un objet qui correspond à toutes les parties de l'acte complet, quoique ces parties soient distribuées entre les conduites de différents individus ». L'acte individuel n'est qu'un fragment de l'acte social et ce n'est qu'en tant que tel qu'il est susceptible d'une étude scientifique légitime. Toute la psychologie de Mead montre comment au niveau de l'homme, grâce aux « symboles signifiants », c'est-à-dire grâce au langage, l'individu devient capable d'intérioriser toutes les différentes parties de l'acte social auquel il participe et de contrôler son propre apport à l'activité commune en fonction de l'acte social dans son ensemble. Un joueur de football ne répond pas simplement aux gestes des autres participants -ce que pourrait faire aussi bien un chien qui joue avec d'autres chiens- mais il évoque dans son propre organisme, sous forme d'attitudes (c'est-à-dire sous forme de gestes à peine esquissés), les « rôles » des autres joueurs. C'est en fonction de ces attitudes qu'il peut contrôler son jeu en prévoyant les réponses de ses coéquipiers et de ses adversaires et en dirigeant son propre jeu en conséquence." (p.558)
"L'homme peut prendre l'attitude de l'autre, jouer le rôle d'autrui, et c'est grâce à cette « internalisation » et « interdramatisation » qu'il peut se considérer soi-même du point de vue de l'autre, qu'il devient un objet pour soi-même, qu'il possède une personnalité consciente, un esprit. Mead distingue dans la personnalité deux aspects : le « Moi » et le « Je » - - Le « Moi » correspond à l'ensemble des rôles d'autrui, à la présence de la société dans l'individu ou, comme dit Mead dans une expression qui a fait fortune, à « l'autre généralisé » - Le « Je » constitue les réactions de l'individu en tant que tel à la situation sociale intériorisée, c'est un facteur de spontanéité, de créativité. « Le « Je » est la réponse de l'organisme aux attitudes des autres, le « Moi » est l'ensemble organisé des attitudes des autres que l'organisme assume en lui-même. »
C'est ainsi que, loin de voir dans la personnalité consciente quelque chose de premier, d'antérieur à la vie et à l'activité en commun, Mead soutient que la conscience émerge au sein de l'activité sociale. « L'esprit présuppose le processus social, il en est le produit2. » Mais, une fois la conscience apparue, elle influe en retour sur l'organisation sociale, au sein de laquelle elle est née. « Du moment que l'esprit a surgi au sein du processus social, il rend possible le développement de ce processus, il le transforme en un système de formes d'interaction sociale entre les individus, formes beaucoup plus complexes qu'elles ne l'étaient avant la naissance de l'esprit. » La conscience ouvre à l'humanité la voie du progrès dans tous les domaines, fait surgir un monde nouveau, un monde de valeurs et d'objets sociaux.
Échanger, vendre, acheter n'est possible que quand l'individu peut assumer les « rôles » des autres, que lorsque l'attitude de vendre évoque en lui celle d'acheter et que les deux se contrôlent respectivement, c'est-à-dire qu'au moment où l'esprit naît en lui." (p.559)
"La conscience collective cesserait d'avoir ce caractère mystérieux d'une entité planant au-dessus des individus - elle ne serait rien d'autre que ce « Moi » ou cet « autre généralisé" très concret, inhérent à toute conscience individuelle, sans pour autant exclure toute spontanéité, toute innovation de l'individu dont les droits sont préservés, grâce au « Je ». La même distinction pourrait sans doute mettre un terme aux discussions entre les tenants d'une morale sociale et ceux d'une morale individuelle." (p.561)
"Parfois Mead compare le « Je » à la matière et le « Moi » à la forme aristotéliciennes." (note 1 p.561)
-D. Victoroff, "La notion d'émergence et la catégorie du social dans la philosophie de G. H. Mead", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 142 (1952), pp. 555-562.