"Science-fiction : ce terme d’origine américaine désigne une branche de la littérature de l’imaginaire qui propose une explication rationnelle aux merveilles qu’elle décrit. Je dis bien rationnelle et non scientifique : en cela le terme est trompeur car il n’y a jamais de science dans la S-F, tout au plus une spéculation sur des techniques existantes ou à venir. Le vieux terme français « anticipation scientifique » est encore plus mauvais car un roman de S-F peut très bien se situer à notre époque, voire dans le passé, et n’avoir rien de scientifique. Le fantastique, lui, se passe d’explication rationnelle : l’auteur n’a pas besoin de justifier l’apparition d’un fantôme ou d’un loup-garou. En revanche, pour atteindre les étoiles, un écrivain de S-F est obligé de supposer l’existence d’un moteur de fusée ultra-luminique même si, dans la réalité, un tel moteur n’a pas plus de réalité qu’un vampire. En fait, ces deux rameaux fondateurs de la littérature de l’imaginaire sont très proches. Aujourd’hui, de plus, on assiste au renouveau d’un autre rameau, nommé fantasy, qui emprunte des thèmes et des éléments à la fois à la S-F et au fantastique ; nous en trouverons des exemples dans ce recueil car il est apparu dès le début du XXe siècle.
Mais arrêtons-nous un instant sur les pionniers qui, avant Jules Verne, jetèrent les premières bases de la science-fiction. Le premier fut un Grec, Lucien de Samosate (IIe siècle après J.-C.), qui raconta un voyage dans la Lune au cours de son dialogue Icaroménippe. Il est d’usage de citer ensuite l’Utopie de Thomas More (1516) qui eut certes une influence sur toutes les descriptions de civilisations utopiques ultérieures, mais ne contient aucun élément spéculatif. En revanche More inspira à Francis Bacon sa Nouvelle Atlantide (1627) qui met l’accent sur le pouvoir de l’avance technologique pour justifier sa cité utopique. Trente ans plus tard, en 1657, on publia à Paris un ouvrage posthume de Savinien Cyrano de Bergerac : les Histoires comiques par M. Cyrano Bergerac, contenant les États et Empires de la Lune, suivi cinq ans plus tard par les États et Empires du Soleil, un autre manuscrit laissé par le bretteur et poète immortalisé au XIXe siècle par Edmond Rostand. Au siècle suivant citons Les voyages de Gulliver de l’Irlandais Jonathan Swift (1756) et L’an 2000 ou la Régénération de Restif de la Bretonne (1789), un écrivain français plus connu pour ses romans érotiques. [...]
Mary Shelley s’obstina et rédigea Frankenstein qui, grâce au cinéma, accéda plus tard au statut de mythe (même si on ne lit plus guère le texte d’origine aujourd’hui). En 1826, elle publia un véritable roman d’anticipation, The Last Man, qui raconte la disparition de l’homme de la surface de la Terre, en 2073, à la suite d’une maladie contagieuse dévastatrice. Enfin Edgar Allan Poe, parmi des récits fantastiques ou policiers, annonça parfois la S-F dans certaines nouvelles, par exemple dans La vérité sur le cas de M. Valdemar (1845), et dans son court roman Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1837). Ce livre, où l’on évoque le contact avec des entités étrangères venues d’outre-espace ou d’outre-temps, inspira Lovecraft et Abraham Merritt, et fut à l’origine de nombreux textes de fantasy.
Mais c’est véritablement Jules Verne qui créa le genre en 1864 avec Voyage au centre de la Terre, suivi l’année suivante par De la Terre à la Lune. L’anticipation scientifique était née. Vingt mille lieues sous les mers et sa suite L’île mystérieuse, Robur le Conquérant, Maître du Monde, Autour de la Lune en sont autant de réussites constamment rééditées depuis leur parution. Parmi les thèmes traités, je citerai le voyage spatial, l’exploration sous-marine, l’invisibilité, la vie à l’intérieur de notre globe, mais aussi les risques d’anéantissement de notre civilisation suite à un cataclysme (L’éternel Adam, 1910). Jules Verne, de son temps, fut admiré dans tous les pays, sauf en France où on le tint pour un amuseur, un auteur de romans pour la jeunesse sans réelle qualité littéraire, et où on lui refusa toujours l’Académie française à laquelle il aspirait. Il est aujourd’hui l’un de nos deux écrivains les plus lus dans le monde.
En 1882, le dessinateur français Albert Robida essaya d’imaginer graphiquement ce que serait le siècle suivant dans son fameux album Le XXe siècle. L’année 1886 vit paraître deux livres importants : She de Sir Henry Rider Haggard, un roman sur l’immortalité qui inspire encore aujourd’hui les auteurs de fantasy, et L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert-Louis Stevenson où une préparation chimique provoque un dédoublement de la personnalité. Mais la dernière étape importante de la création du genre fut l’apparition de l’écrivain anglais H.G. Wells qui publia coup sur coup trois romans de premier plan : La machine à explorer le temps (1895), L’homme invisible (1897) et La guerre des mondes (1898). La science-fiction moderne était prête à naître.
Avec Verne et Wells la France et l’Angleterre auraient pu prendre la tête de ce mouvement ; il n’en fut rien. Un Luxembourgeois, Hugo Gernsback, émigra aux États-Unis en 1904. Passionné de radio et d’électricité, il lança une revue, Modern Electrics, en 1908. Bientôt il y publia de petites nouvelles d’un genre qu’il nomma d’abord « scientifiction » ; ces récits étant bien accueillis par le public, il entreprit d’écrire un roman, Ralph 124 C 41 +, qui parut en 1911. Ce livre, nul du point de vue littéraire, était un véritable catalogue d’inventions à venir : télévision, cultures hydroponiques, vol spatial, éclairage fluorescent, microfilms, enregistrements magnétiques, radar et même distributeur automatique de boissons. Il est vrai que la science avait fait d’immenses progrès depuis le XIXe siècle : des appareils plus lourds que l’air avaient volé, on avait découvert la radioactivité et, dès 1905, Einstein avait exposé sa théorie de la relativité ; néanmoins reconnaissons que Gernsback fut bon prophète. Quelques années plus tard, l’intérêt du public ne se démentant pas pour ce genre d’histoires, il décida de créer un pulp qui leur serait entièrement consacré.
Ce début de siècle fut en effet l’époque des pulps, nom donné à des magazines très bon marché (10 cents) par allusion au mauvais papier pulpe sur lequel on les imprimait."
"Edgar Rice Burroughs ouvrit la voie en 1912 avec Les conquérants de la planète Mars. Certes le futur auteur de Tarzan n’offrait aucune explication rationnelle à l’arrivée de son héros sur la planète rouge, mais il situait son récit dans un contexte d’aventures extraterrestres. Plusieurs autres volumes racontèrent les exploits de John Carter et de la belle Dejah Thoris et connurent un vif succès. Tarzan lui-même vécut bien des aventures dont l’élément spéculatif n’était pas absent (civilisations disparues dans Tarzan le terrible, ou cachées au centre de notre globe dans Tarzan et Pellucidar). En 1918 Abraham Merritt, un journaliste de talent, publia Le gouffre de la Lune ; ce roman racontait la découverte, sur un îlot du Pacifique, de l’entrée d’un monde souterrain où vivaient des hommes et des créatures non humaines. Il écrivit ensuite plusieurs autres romans mélangeant fantastique et S-F d’une qualité telle qu’ils sont encore réédités aujourd’hui.
En 1923 un pulp indépendant et à faible tirage, Weird Tales, consacré à des histoires fantastiques et d’horreur, fit son apparition. Dans l’éditorial du premier numéro, le rédacteur en chef affirmait même son intention d’aborder les « sujets interdits », c’est-à-dire la sexualité et ses perversions. De fait il y eut un feuilleton sur la nécrophilie et dans un autre texte, que je n’ai pas eu entre les mains, le héros émasculé par un criminel serait devenu la petite amie de son ancienne fiancée ! Si Weird Tales n’avait publié que des textes aussi outrés, il serait sans doute bien oublié aujourd’hui, mais c’est dans ses pages que parurent l’essentiel de l’œuvre de H.P. Lovecraft et les célèbres récits de Conan le Cimmérien par Robert Howard. Les premières années on y découvre surtout des récits d’horreur (Seabury Quinn), de weird fantasy (Lovecraft) ou d’heroic fantasy (Howard) mais bientôt la « scientifiction », chère à Gernsback, y fit son apparition (Edmond Hamilton). Grâce à Lovecraft, ce magazine changea l’image du fantastique. Certes cet auteur fut influencé par Lord Dunsany et Arthur Machen (Le grand dieu Pan), mais il exprima de nouvelles peurs qui éclipsèrent bientôt celles des fantômes, vampires et loups-garous du siècle précédent. Chez le solitaire de Providence ce sont les Grands Anciens, qui occupèrent la Terre avant l’apparition de l’homme, ou des créatures maléfiques venues d’outre-espace qui nous menacent, non des épigones de Satan. C’est en cela que H.P. Lovecraft appartient pleinement au mouvement de science-fiction qui débute.
Toutes les conditions étaient enfin réunies pour qu’un magazine entièrement consacré à ce style de récits puisse paraître. Le premier numéro d’Amazing Stories sortit en avril 1926, sous forme d’un pulp grand format (21,5 cm × 30 cm) ; il comportait des rééditions de textes de Jules Verne, Edgar Poe et H.G. Wells, les trois auteurs que Gernsback considérait comme les maîtres du genre."
"Quel jugement porter aujourd’hui sur Gernsback ? Pour la grande majorité des amateurs d’outre-Atlantique, il est et restera le « père de la science-fiction », et c’est en son honneur que le prix du meilleur roman de S-F paru chaque année est nommé « Hugo ». Pour quelques écrivains et critiques, Gernsback eut une influence déplorable en enfermant le genre au sein de la littérature populaire, en le ghettoïsant, et en cherchant à y introduire des notions scientifiques à la fois superficielles et inutiles. Il est vrai que son roman Ralph 124 C 41 + est aujourd’hui devenu illisible, alors que les œuvres de Lovecraft ou Merritt trouvent chaque année de nouveaux lecteurs. Toutefois une chose est certaine : Jules Verne en France, H.G. Wells en Grande-Bretagne n’ont pas fait école. Gernsback, grâce au support bariolé de son magazine et à son courrier des lecteurs qui a permis aux fans de se rencontrer, a créé un mouvement. Sans lui, nous aurions assurément vu paraître un certain nombre de romans de S-F, mais il n’y aurait probablement pas eu LA science-fiction."
"Janvier 1930 est la seconde date importante dans l’histoire du genre. C’est ce mois-là que fut créé un autre pulp, Astounding Stories of Super-Science, que rien ne vint d’abord différencier de ses concurrents. Pourtant il allait rapidement devenir la meilleure revue du genre. Son titre changea plusieurs fois au cours des années, cependant le magazine existe toujours en cette année 2000, sous le nom d’Analog. Pourquoi surpassa-t-il les autres magazines ? J’aimerais pouvoir dire que ce fut grâce à un rédacteur en chef de génie, ou à l’apparition de jeunes écrivains de grand talent ; la raison en est plus banale. Les auteurs de pulps étaient payés un cent le mot, moitié moins à Weird Tales. À partir de 1932, Astounding changea de mains et la nouvelle direction annonça qu’elle allait payer deux cents le mot. C’était une décision courageuse puisqu’on était encore en pleine crise économique suite au krach de 1929, mais elle suffit à lui permettre de se voir proposer en priorité tous les manuscrits. De plus F. Orlin Tremaine, le rédacteur en chef, accepta de lire les textes envoyés par les amateurs au lieu de travailler toujours avec la même petite équipe, ce qui lui permit de découvrir de nouveaux auteurs.
Un seul groupe résista à l’appât du gain : le plus mal payé, celui de Weird Tales, qui était viscéralement attaché à son magazine. Lovecraft continuait d’y publier ses œuvres maîtresses, numéro après numéro (Je suis d’ailleurs, Le modèle de Pickman, L’abomination de Dunwich, etc.). Robert E. Howard y créa, dans Le phénix sur l’épée (décembre 1932), son plus célèbre personnage, Conan le Cimmérien. Les récits d’Howard consacrés au barbare tiennent en huit volumes. Depuis sa mort, survenue en 1936, il est paru plus de cinquante romans mettant en scène Conan, rédigés par des auteurs divers, dont certains de qualité (Robert Jordan, par exemple). Deux films à gros budget et une série de comic-books attestèrent de la popularité de ce roi supposé vivre au tout début de l’ère historique. L’année suivante, dans le numéro de décembre 1933, Weird Tales introduisait un nouvel écrivain, C.L. Moore, avec son célèbre texte Shambleau, une variation sur le thème de la Méduse dans l’environnement extraterrestre de la planète Mars. L’auteur, une toute jeune fille à l’époque, avait dû dissimuler son sexe pour se faire accepter par le milieu masculin des pulps. Henry Kuttner, qui écrivait dans plusieurs magazines, s’enthousiasma pour le récit de son collègue Moore et le lui écrivit. Il fut très surpris de recevoir une réponse de Miss Moore et l’épousa.
Attardons-nous un instant sur l’année 1932, qui vit le nouveau départ d’Astounding et la création de Conan, pour signaler la parution en Angleterre d’un roman de littérature générale, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, qui marqua profondément le petit monde de la S-F. Cette anti-utopie est située dans le futur et présente tous les aspects extérieurs de l’anticipation, mais Huxley précisa bien qu’il n’avait en aucun cas voulu écrire de la science-fiction, genre qu’il méprisait. Néanmoins le monde totalitaire qu’il décrivait, l’utilisation d’une drogue, le soma (mot emprunté à L’Utopie de Thomas More), pour maintenir les hommes en esclavage, eut un retentissement certain sur les auteurs spécialisés."
"Dans Astounding, de nouveaux auteurs apparaissent et y côtoient les meilleurs éléments de Gernsback. On y trouve John W. Campbell, Nat Schachner, Ray Gallun, Harl Vincent, E.E. Doc Smith qui poursuit la série des Lensmen commencée avec Triplanétaire, l’archétype du space opera (une transposition dans l’espace de la littérature d’aventures et de conquête des terres vierges), et Jack Williamson qui, dans La légion de l’espace, transforme en astronautes les personnages des Trois mousquetaires ! Enfin Stanley Weinbaum rejoint l’équipe de F. Orlin Tremaine. Il avait fait ses débuts en juillet 1934 dans Wonder Stories avec L’odyssée martienne, un texte important car, pour la première fois, une créature extraterrestre était présentée sous un jour favorable, bien que son intelligence fût trop différente de celle de l’homme pour parvenir à communiquer avec lui. Weinbaum mourut prématurément à l’âge de trente-cinq ans, et avec lui disparaissait un des plus sûrs espoirs de la S-F de l’époque.
Tremaine accepta de publier deux des récits les plus aboutis de H.P. Lovecraft : Les montagnes hallucinées, en février 1936, qui se présente comme la suite et conclusion des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, et Dans l’abîme du temps, en juin 1936. Les deux fois, le texte de Lovecraft était illustré en couverture, honneur qui ne lui fut jamais accordé dans Weird Tales. Fin 1937, F. Orlin Tremaine fut appelé à des fonctions plus importantes et choisit pour successeur John W. Campbell, alors âgé de vingt-sept ans. Campbell occupa ce poste jusqu’à sa mort en 1971 et, durant tout ce temps, régna d’une main de fer sur presque toute la S-F américaine. En tant qu’auteur, son dernier texte publié dans Astounding parut en août 1938 et s’intitulait La bête d’un autre monde ; l’influence de ce récit fut considérable et va de van Vogt au film Alien. Campbell cessa alors d’écrire pour se consacrer à son magazine. [...]
En cette fin de l’année 1937 rien ne permettait de prévoir l’apparition imminente d’une nouvelle S-F plus fouillée, plus adulte, plus psychologique. C’est pourtant ce qui va se produire et, de 1938 à 1940, tous les grands auteurs classiques du genre vont publier leur premier texte."
-Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, T1 "Les premiers maîtres" (1901-1937), E.J.L., 2000.
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-Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, T2 "L'âge d'or" (1938-1957),
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-Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, T3 "L'expansion" (1958-1981),
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-Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, T4 "Le renouveau" (1982-2000),
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-Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, T5 "La science fiction française" (1950-2000),