"La tâche de l'historien consiste essentiellement à abréger." (p.13)
"Michelet, dans son Moyen Age -en tenant compte des rectifications que Fustel de Coulanges et son école ont apportées sur nos origines-, reste digne d'être lu et donne en général une impression juste. A partir du seizième siècle, s'il est gâté par de furieux partis pris, ses vues sont encore parfois pénétrantes: c'est l'avantage et la supériorité des historiens qui ont du talent, même quand leurs théories sont contestables." (p.13)
"Au-delà de 2500 ans, les origines de la France se perdent dans les conjectures et dans la nuit. Une vaste période ténébreuse précède notre histoire. Déjà, sur le sol de notre pays, des migrations et des conquêtes s'étaient succédé, jusqu'au moment où les Gaëls et Gaulois devinrent les maîtres, chassant les occupants qu'ils avaient trouvés ou se mêlant à eux. Ces occupants étaient les Ligures et les Ibères, bruns et de stature moyenne, qui constituent encore le fond de la population française. La tradition des druides enseignait qu'une partie des Gaulois était indigène, l'autre venue du Nord et d'outre-Rhin, car le Rhin a toujours paru la limite des Gaules. Ainsi, la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C'est mieux qu'une race. C'est une nation.
Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang, ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grand communication entre le Nord et le Midi. Il y avait, avant la conquête romaine, de prodigieuses différences entre la colonie grecque de Marseille et les Cimbres d'entre Seine et Loire ou les Belges d'entre Meuse et Seine. D'autres éléments, au cours des siècles, se sont ajoutés en grand nombre à ceux-là. Le mélange s'est formé peu à peu, ne laissant qu'une heureuse diversité. De là viennent la richesse intellectuelle et morale de la France, son équilibre, son génie." (p.15-16)
"Si la France n'est pas dirigée pas des hommes d'un très grand bon sens, elle risque de négliger la mer pour la terre et inversement [...] Si elle n'a soin d'être forte sur mer, elle est à la merci d'une puissance maritime qui met alors obstacle à ses autres desseins. Si elle veut y être forte, la même puissance maritime prend ombrage de ses progrès et c'est un nouveau genre de conflit. Près de mille ans d'une histoire qui n'est pas finie seront partagés entre la mer et la terre, entre l'Angleterre et l'Allemagne. Ainsi l'histoire de France, c'est celle de l'élaboration et de la conservation de notre pays à travers des accidents, des difficultés, des orages, venus de l'intérieur comme de l'extérieur, qui ont failli vingt fois renverser la maison et après lesquels il a fallu reconstruire. La France est une œuvre de l'intelligence et de la volonté." (p.16-17)
"A qui devons-nous notre civilisation ? A quoi devons-nous d'être ce que nous sommes ? A la conquête des Romains. Et cette conquête, elle eût échoué, elle se fût faite plus tard, dans des conditions différentes, peut-être moins bonnes, si les Gaulois n'avaient été divisés entre eux et perdus par leur anarchie. Les campagnes de César furent grandement facilitées par les jalousies et les rivalités des tribus. Et ces tribus étaient nombreuses: plus tard, l'administration d'Auguste ne reconnut pas moins de soixante nations ou cités. A aucun moment, même sous le noble Vercingétorix, la Gaule ne parvint à présenter un front vraiment uni, mais seulement des coalitions. Rome trouva toujours, par exemple chez les Rèmes (de Reims) et chez les Éduens de la Saône, des sympathies ou des intelligences. La guerre civile, le grand vice gaulois, livra le pays aux Romains. [...]
Les Français n'ont jamais renié l'alouette gauloise et le soulèvement national dont Vercingétorix fut l'âme nous donne encore de la fierté. Les Gaulois avaient le tempérament militaire. Jadis, leurs expéditions et leurs migrations les avaient conduits à travers l'Europe, jusqu'en Asie Mineure.
Ils avaient fait trembler Rome, où ils étaient entrés en vainqueurs. Sans vertus militaires, un peuple ne substitue pas ; elles ne suffisent pas à le faire subsister. Les Gaulois ont transmis ces vertus à leurs successeurs. L'héroïsme de Vercingétorix et ses alliés n'a pas été perdu: il a été comme une semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triompha et c'eût été un malheur s'il avait triomphé.
Au moment où le chef gaulois fut mis à mort après le triomphe de César (51 avant l'ère chrétienne), aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux sacrifices humains. A cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude: César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtres par le fer et le feu et elle a été payée par beaucoup de sang. Elle nous a été apportée par la violence. Si nous sommes devenus des civilisés supérieurs, si nous avons eu, sur les autres peuples, une avance considérable, c'est à la force que nous le devons.
Les Gaulois ne devaient pas tarder à reconnaître que cette force avait été bienfaisante. Ils avaient le don de l'assimilation, une aptitude naturelle à recevoir la civilisation gréco-latine qui, par Marseille et le Narbonnais, avait commencé à les pénétrer. Jamais colonisation n'a été plus heureuse, n'a porté de plus beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. D'autres colonisateurs ont détruit les peuples conquis. Ou bien les vaincus, repliés sur eux-mêmes, ont vécu à l'écart des vainqueurs. Cent ans après César, la fusion était presque accomplie et des Gaulois entraient au Sénat romain.
Jusqu'en 476, jusqu'à la chute de l'Empire d'Occident, la vie de la Gaule s'est confondue avec celle de Rome." (p.17-18)
"Il est probable que, sans les Romains, la Gaule eût été germanisée. Il y avait, au-delà du Rhin, comme un inépuisable réservoir d'hommes. Des bandes s'en écoulaient par intervalles, poussées par le besoin, par la soif du pillage ou par d'autres migrations. Après avoir été des envahisseurs, les Gaulois furent à leur tour envahis. Livré à eux-mêmes, eussent-ils résisté ? C'est douteux. Déjà, en 102 avant Jésus-Christ, il avait fallu les légions de Marius pour affranchir la Gaule des Teutons descendus jusqu'au Rhône. Contre ceux qu'on appelait les Barbares, un immense service était rendu aux Gaulois: il aida puissamment la pénétration romaine. L'occasion de la première campagne de César, en 58, avait été une invasion germanique. César s'était présenté comme un protecteur. Sa conquête avait commencé par ce que nous appellerions une intervention armée." (p.19)
"[La Chute de l'Empire romain] nous enseigne que le progrès n'est ni fatal ni continu. Elle nous enseigne encore la fragilité de la civilisation, exposé à subir de longues éclipses ou même à périr lorsqu'elle perd son assise matérielle, l'ordre, l'autorité, les institutions politiques sur lesquelles elle est établie." (p.20)
"Au cinquième siècle, la collaboration de la Gaule et de Rome s'exprima encore d'une manière mémorable par Aétius, vainqueur d'Attila, aux Champs Catalauniques. Le roi des Huns, le "fléau de Dieu" était à la tête d'un empire qu'on a pu comparer à celui des Mongols. Lui-même ressemblait à Gengis-Khan et à Tamerlan. Il commandait à des peuplades jusqu'alors inconnues. Aétius le battit près de Châlons avec l'aide des Wisigoths et des Francs, et cette victoire est restée dans la mémoire des peuples (451).
C'est la première fois que nous nommons les Francs destinés à jouer un si grand rôle dans notre pays et à lui donner leur nom. Il y avait pourtant de longues années qu'ils étaient établis le long de la Meuse et du Rhin et que, comme d'autres Barbares, ils servaient à titre d’auxiliaires dans les armées romaines. C'étaient des Rhénans et l'une de leurs tribus était appelée celle des Ripuaires parce qu'elle habitait la rive gauche du Rhin (Cologne, Trêves).
Pourquoi une aussi grande fortune était-elle réservée aux Francs ? Connus de Rome dès le premier siècle, ils lui avaient donné, non seulement des soldats, mais, peu à peu, des généraux, un consul, et même une impératrice. Ce n'était pourtant pas ce qui les distinguait des autres barbares que Rome avait entrepris d'attirer, d'assimiler et d'utiliser contre les Allemands d'outre-Rhin. Les Francs étaient même, d'une manière générale, en retard sur les peuples d'origine germanique installés comme eux dans les limites naturelles de la Gaule. Les Goths et les Burgondes admis à titre d' "hôtes" depuis longtemps étaient plus avancés et plus dégrossis. Cette circonstance devait tourner à leur détriment.
Au moment où l'Empire d'Occident disparut, les Francs, établis dans les pays rhénans et belges, étaient encore de rudes guerriers que rien n'avait amolli. Ils étaient soldats et leur gouvernement était militaire.
Clodion, Pharamond, Mérovée, n'étaient que des chefs de tribus, mais des chefs. [...]
Voilà ces Francs, peu nombreux mais ardent à la guerre, et qui se tiennent sur les points d'où l'on domine la France, ceux qui commandent les routes d'invasion et par où l'on va au cœur, c'est-à-dire à Paris. Ils étaient les mieux placés. Une autre circonstance leur fut peut-être encore plus favorable: les Francs n'étaient pas chrétiens. Cette raison de leur succès semble surprenante d'abord. On va voir par quel enchaînement naturelle elle devait les servir.
De bonne heure, la Gaule était devenue chrétienne et elle avait eu ses martyrs. L'Église de Lyon, illustrée par le supplice de Pothin et de Blandine, fut le centre de la propagande. De bonne heure, ce christianisme gallo-romain eut pour caractère d'être attaché à l'orthodoxie. Dès qu'elle avait commencé à se répandre, la religion chrétienne avait connu les hérétiques. Nulle part les dissidents ne furent combattus avec autant d'ardeur qu'en Gaule, saint Irenée avait pris la défense du dogme contre les gnostiques. Saint Hilaire lutte contre une hérésie plus grave et qui faillit l'emporter: l'arianisme. Les Barbares déjà établis en Gaule, s'étant convertis, étaient tout de suite devenus ariens. Lorsque les Francs parurent à leur tour, il y avait une place à prendre. La Gaule elle-même les appelait. Et l'Église comprit que ces nouveaux venus, ces païens, rivaux naturels des Burgondes et des Goths, pouvaient être attirés dans la vraie croyance. Ce fut le secret de la réussite de Clovis." (p.20-22)
"Lorsque, à Tolbiac (496), [Clovis] fit voeu de recevoir le baptême s'il était vainqueur, l'ennemi était l'Allemand. Non seulement Clovis était devenu chrétien, mais il avait chassé au-delà du Rhin l'ennemi héréditaire. Dès lors, il était irrésistible pour la Gaule romanisée.
On peut dire que la France commence à ce moment-là." (p.24)
"L'Empire, réfugié à Constantinople, n'avait plus d'autorité en Occident, mais il y gardait du prestige. Lorsque Clovis eut reçu d'Anastase la dignité et les insignes consulaires, ce qu'aucun autre roi barbare n'avait obtenu, sa position se trouva grandie. La dynastie mérovingienne se trouvait rattachée à l'Empire romain. Elle parut le continuer et elle fut dès lors "légitime". C'est une des raisons qui lui permirent de se prolonger pendant deux siècles et demi." (p.27)
"Il n'y a donc pas lieu de parler d'une conquête ni d'un asservissement de la Gaule par les Francs, mais plutôt d'une protection et d'une alliance, suivies d'une fusion rapide." (p.28)
"Des généraux gallo-romains commandèrent des armées franques. Les lois, les impôts furent les mêmes pour tous. La population se mêla spontanément par les mariages et le latin devint la langue officielle des Francs qui oublièrent la leur, tandis que se formait la langue populaire, le roman, qui, à son tour, a donné naissance au français.
Les Gallo-Romains furent si peu asservis que la plupart des emplois restèrent entre leurs mains dans la nouvelle administration qui continua l'administration impériale." (p.29)
"L'usage des Francs était que le domaine royal fût partagé à l'exclusion des filles, entre les fils du roi défunt. Appliquée à la Gaule et aux conquêtes si récentes de Clovis, cette règle barbare et grossière était encore plus absurde. Elle fut pourtant observée. Sur ce point la coutume franque ne cède pas. Les quatre fils de Clovis se partagèrent sa succession. Il faudra attendre les Capétiens pour que monarchie et unité deviennent synonymes." (p.29-30)
"L'ainé des fils de Clovis, Thierry, reçut, avec l'Austrasie ou pays de l'Est, la majeure partie de l'Empire franc: Metz en était la capitale. C'en était aussi la partie la plus exposée aux retours offensifs des Allemands, des Burgondes et des Goths, et Thierry fut avantagé parce qu'étant arrivé à l'âge d'homme c'était le plus capable de défendre le territoire. Ses frères adolescents s'étaient partagé la Neustrie ou pays de l'Ouest, les pays uniquement gallo-romains. On voit tout de suite que le roi d'Austrasie devait être le plus influent parce qu'il conservait un point d'appui chez les Francs eux-mêmes et dans la terre d'origine des Mérovingiens. Ayant un pied sur les deux rives du Rhin, il protégeait la Gaule contre les invasions germaniques. [...]
Mais, à la mort de Théodebald, fils de Thierry, de terribles dissentiments éclatèrent dans la descendance de Clovis. Austrasiens et Neustriens se battirent pour la prééminence. Il s'agissait de savoir qui commanderaient. Les luttes dramatiques de Chilpéric et de Sigebert, l'interminable rivalité de Frédégonde et de Brunehaut, n'eurent pas d'autre cause. C'étaient des partis qui se déchiraient et toute idée de nationalité était absente de ces conflits.
Après cette longue guerre civile, l'Empire des Francs se trouva de nouveau réuni dans une seule main, celle de Clotaire II." (p.30-31)
"Après Dagobert (638), ce fut la décadence ; les partages recommencèrent entre ses fils et l'effet des partages fut aggravé par les minorités. Les maires du palais devinrent les véritables maîtres." (p.32)
"Le changement de dynastie se fit sans secousses (752). Il avait été admirablement amené. Toutes les précautions avaient été prises. Le dernier Mérovingien avait disparu, l'opinion publique approuvait. La consécration du Saint-Siège, le "sacre", rendait la nouvelle dynastie indiscutable et créait une autre légitimité. La substitution fut si naturelle qu'elle passa presque inaperçue. Le maire du palais était devenu roi. L'autorité était rétablie, le pouvoir puissant. Une ère nouvelle s'était ouverte, celle des descendants de Charles Martel, les Carolingiens." (p.35-36)
"Dès qu'il fut le seul maître, en 771, Charlemagne se mit à l’œuvre. Son but ? Continuer Rome, refaire l'Empire. En Italie, il bat le roi des Lombards et lui prendra la couronne de fer. Il passa à l'Espagne: c'est son seul échec. Mais le désastre de Roncevaux, le cor de Roland, servent sa gloire et sa légende: son épopée devient nationale. Surtout, sa grande idée était d'en finir avec la Germanie, de dompter et de civiliser ces barbares, de leur imposer la paix romaine. Sur les cinquante-trois campagnes de son règne, dix-huit eurent pour objet de soumettre les Saxons. Charlemagne alla plus loin que les légions, les consuls et les empereurs de Rome n'étaient jamais allés. Il atteignit jusqu'à l'Elbe. "Nous avons, disait-il fièrement, réduit le pays en province selon l'antique coutume romaine." Il fut ainsi pour l'Allemagne ce que César avait été pour la Gaule. Mais la matière était ingrate et rebelle. Witikind fut peut-être le héros de l'indépendance germanique, comme Vercingétorix avait été le héros de l'indépendance gauloise. Le résultat fut bien différent. On ne vit pas chez les Germains cet empressement à adopter les mœurs du vainqueur qui avait fait la Gaule romaine. Leurs idoles furent brisées, mais ils gardèrent leur langue et, avec leur langue, leur esprit. Il fallut imposer aux Saxons la civilisation et le baptême sous peine de mort tandis que les Gaulois s'étaient latinisés par goût et convertis au christianisme par amour. La Germanie a été civilisée et christianisée malgré elle et le succès de Charlemagne fut plus apparent que profond. Pour la "Francie", les peuples d'outre-Rhin, réfractaires à la latinité, restaient des voisins dangereux, toujours poussés aux invasions. L'Allemagne revendique Charlemagne comme le premier de ses grands souverains nationaux. C'est un énorme contresens. Ses faux Césars n'ont jamais suivi l'idée maîtresse, l'idée romaine de Charlemagne: une chrétienté unie." (p.39-40)
"Lothaire, l'ainé, voulait maintenir l'unité de l'Empire. Charles le Chauve et Louis le Germanique se liguèrent contre lui. C'était déjà plus qu'une guerre civile, c'était une guerre de nations. La Paix, qui fut le célèbre traité de Verdun, démembra l'Empire (843). Étrange partage, puisque Louis avait l'Allemagne, Lothaire une longue bande de pays qui allait de la mer du Nord jusqu'en Italie avec le Rhône pour limite de l'ouest, tandis que Charles le Chauve recevait le reste de la Gaule.
L'unité de l'Empire carolingien était rompue. De cette rupture, il allait mourir encore plus vite que la monarchie mérovingienne n'était morte. Les partages étaient l'erreur inguérissable de ces dynasties d'origine franque. Celui de Verdun eut, en outre, un résultat désastreux: il créait entre la France et l'Allemagne un territoire contesté, et à la limite du Rhin était perdue pour la Gaule. De ce jour, la vieille lutte des deux peuples prenait une forme nouvelle. La France aurait à reconquérir ses anciennes frontières, à refouler la pression germanique: après plus de milles ans et des guerres sans nombre, elle n'y a pas encore réussi." (p.43)
"Le dixième siècle est probablement le plus atroce de notre histoire. Tout ce qu'on avait vu à la chute de Rome et pendant l'agonie des Mérovingiens fut dépassé. Seule, la lutte de tous les jours, la nécessité de vivre, qui ne laisse même plus de temps pour les regrets, empêcha les hommes de tomber dans le désespoir. Avec la décadence de l'autorité carolingienne, les calamités recommençaient. Au Sud, les Sarrasins avaient reparu. Et puis un autre fléau était venu: les Normands, qui, après avoir pillé les côtes, s'enhardissaient, remontaient les fleuves, brûlaient les villes et dévastaient le pays. L'impuissance des Carolingiens à repousser ces envahisseurs hâta la dissolution générale. Désormais, le peuple cessa de compter sur le roi. Le pouvoir royal devint fictif. L'Etat est en faillite. Personne ne lui obéit plus. On cherche protection où l'on peut.
Alors les hauts fonctionnaires se rendent indépendants. Le système féodal, que Charlemagne avait régularisé et discipliné, s'affranchit et produit un pullulement de souverainetés. L'autorité publique s'est évanouie: c'est le chaos social et politique. Plus de Francie ni de France. Cent, mille autorités locales, au hasard des circonstances, prennent le pouvoir." (p.45)
"Les abus de la féodalité ne furent sentis que plus tard, quand les conditions eurent changé, quand l'ordre commença à revenir, et les abus ne s'en développèrent aussi qu'à la longue, la valeur du service ayant diminué et le prix qu'on payait étant resté le même." (p.47)
"Ce fut un progrès, au dixième siècle, de vivre à l'abri d'un château fort. Les donjons abattus plus tard avec rage avaient été construits d'abord avec le zèle qu'on met à élever des fortifications contre l'ennemi." (p.47)
"Le principe de l'élection triomphe: il affaiblit la royauté et il autorise toutes les ambitions. Plus tard, la royauté allemande restera soumise au régime électif tandis que la nouvelle monarchie française se fortifiera par l'hérédité." (p.48)
"Presque rien de grand ne se fait vite. Il faut vaincre des traditions, des intérêts. Et il faut aussi pouvoir durer." (p.49)
"Hugues Capet fut élu en qualité de prince national (987). [...]
Les Capétiens duc héréditaires dans les domaines de l'Ile-de-France, suzerains dans le Maine, la Touraine, l'Anjou, étaient solidement installés au coeur du pays. Ils n'auraient plus qu'à s'affranchir de l'élection pour s'étendre et se développer, ce qui se fit de la manière la plus simple du monde. Hugues Capet ayant tout de suite associé au trône son fils aîné, l'élection du successeur eut lieu du vivant du roi. [...]
La succession de mâle en mâle par ordre de primogéniture, conquête inaperçue des contemporains, allait permettre de refaire la France. [...]
Il semble que les Capétiens aient eu devant les yeux les fautes de leurs prédécesseurs pour ne pas les recommencer. Les descendants de Charlemagne, de Charles le Chauve à Lothaire, s'étaient épuisés à reconstituer l'Empire. Ce fut également la manie des empereurs germaniques. Les Capétiens étaient des réalistes. Ils se rendaient un compte exact de leurs forces. Ils se gardèrent à leurs débuts d'inquiéter personne.
La race de Hugues Capet, après avoir mis trois générations à prendre la couronne, régnera pendant huit siècles. L'avenir de la France est assuré par l'avènement de la monarchie nationale. A cette date de 987, véritablement la plus importante de notre histoire, il y a déjà plus de mille ans que César a conquis la Gaule. Entre la conquête romaine et la fondation de la monarchie française, il s'est écoulé plus de temps, il s'est passé peut-être plus d'événements que de 987 à nos jours. Au cours de ces mille années, nous avons vu que la France a failli plusieurs fois disparaître. Comme il s'en est fallu de peau que nous ne fussions pas français !" (p.52)
"Au comte de Périgord qui s'était emparé de sa ville de Tours, Hugues ayant fait demander par un héraut: "Qui t'a fait comte ?" s'entendit répondre: "Qui t'a fait roi ?" (p.53)
"Les huit grands fiefs étaient ceux de Flandre, de Normandie, de Bourgogne, de Guyenne, de Gasgogne, de Toulouse, de Gothie (Narbonne, Nîmes) et de Barcelone: la suzeraineté capétienne sur ces duchés et ces marches venait de l'héritage des Carolingiens. C'était un titre juridique qui restait à réaliser et qui ne le serait jamais partout. En fait, les grands vassaux étaient maîtres chez eux.
La dignité royale et l'onction du sacre qui entraînait l'alliance de l'Église, une vague tradition de l'unité personnifiée par le roi: c'était toute la supériorité des Capétiens. Ils y joignaient l'avantage, qui ne serait senti qu'à la longue, de résider au centre du pays." (p.56)
"Incapable de résister aux Normands, l'empereur carolingien avait cédé à leur chef Rollon la province qui est devenue la Normandie. Et l'on vit encore le miracle qui s'est répété tant de fois dans cette période de notre histoire: le conquérant fut assimilé par sa conquête. En peu de temps, les nouveaux ducs de Normandie et leurs compagnons cessèrent d'être des pirates. Ils se firent chrétiens, prirent femme dans le pays, en parlèrent la langue, et, comme ils avaient l'habitude de l'autorité et de discipline, gouvernèrent fort bien ; le nouveau duché devint vigoureux et prospère. Les Normands ajoutèrent un élément nouveau, un principe actif, à notre caractère national. Toujours enclins aux aventures lointaines, ils s'en allèrent fonder un royaume dans l'Italie méridionale et en Sicile, portant au loin le nom français. Mais, tout près d'eux, une autre Conquête s'offrait aux Normands, celle de l'Angleterre, où déjà leur influence avait pénétré. Une seule bataille, celle d'Hastings, livra l'île à Guillaume le Conquérant en 1066. L'Angleterre, qui jusqu'alors ne comptait pas, qui était un pauvre pays encore primitif, peu peuplé, entre dans l'histoire et va singulièrement compliquer la nôtre. Allemagne, Angleterre: entre ces deux forces, il faudra nous défendre, trouver notre indépendance et notre équilibre. C'est encore la loi de notre vie nationale." (p.56-57)
"Les Croisades corrigèrent en partie ce que la conquête de l'Angleterre avait d'alarmant. Elle décongestionnèrent la féodalité. En tournant les énergies et les goûts batailleurs vers une entreprise religieuse et idéaliste, Urbain II et Pierre l'Ermite rendirent un immense service à la jeune royauté. Si le pape eut une idée politique, elle visait probablement l'Allemagne avec laquelle il était en conflit. Toute la chrétienté et les plus fidèles partisans de l'empereur germanique obéissant à la voix du pontife: c'était une victoire du Sacerdoce sur l'Empire. Cependant le Capétien que sa modestie tenait à l'écart de ces grandes querelles, profiterait du déplacement de forces que la délivrance de la Terre sainte allait causer.
Il se trouva qu'au moment de la première croisade, la plus importante de toutes (1096), le roi de France était en difficulté avec l'Église à cause d'un second mariage irrégulier. Philippe Ier ne participa d'aucune manière à l'expédition tandis que toute la chevalerie française partait. Nulle part, dans la chrétienté, l'enthousiasme pour la guerre sainte n'avait été plus grand que dans notre pays, au point que la croisade apparut aux peuples d'Orient comme une entreprise française. Il en résulta d'abord pour la France un prestige nouveau et qui devait durer dans la suite des siècles. Et puis, beaucoup des croisés disparurent. D'autres qui, pour s'équiper, avaient engagé leurs terres, furent ruinés. Ce fut une cause d'affaiblissement pour les seigneuries féodales. Et il y eut deux bénéficiaires: la bourgeoisie des villes et la royauté." (p.58)
"On avait recherché la protection des seigneurs pour être à l'abri des pirates: on voulut des droits civils et politiques dès que la protection fut moins nécessaire. La prospérité rendit le goût des libertés et le moyen de les acquérir. Ce qu'on appelle la révolution communale fut, comme toutes les révolutions, un effet de l'enrichissement, car les richesses donnent la force et c'est quand les hommes commencent à se sentir sûrs du lendemain que la liberté commence aussi du prix pour eux." (p.59)
"Ce mouvement [communal] fut d'ailleurs très varié, comme l'était le monde de ce temps où tout avait un caractère local, où les conditions changeaient de province à province et de cité à cité." (p.60)
"L'ambition du roi de France [Louis VI], au commencement du douzième siècle, était d'aller sans encombre de Paris à Orléans. [...]
C'était un homme pour qui les leçons de l'expérience n'étaient pas perdues et il ne voulait pas s'exposer à créer une autre féodalité. Aussi choisit-il pour fonctionnaires de petites gens qui fussent bien à lui et qu'il changeait souvent de place. A sa suite, les rois de France s'entoureront de roturiers bons comptables et bons légistes. Son homme de confiance, Suger, un simple moine, sera le ministre type de la royauté.
Voilà comment, par la force des choses, les Capétiens, issus du régime féodal, en devinrent les destructeurs. Ils devaient le soumettre ou être mangés par lui." (p.60-61)
"Quelle erreur de croire que ce siècle lui-même ait été celui de la foi docile et de l'obéissance au maître ! Ce fut le siècle d'Abélard, de sa fabuleuse célébrité, des controverses philosophiques, des audaces de l'esprit. Les hérésies reparaissaient et elles trouvèrent saint Bernard pour les combattre. La croisade contre les Albigeois était proche. Il y avait aussi des bouillonnements d'indiscipline et, pendant sa régence, il faudra que Suger ait la main lourde. Les hommes de ce temps-là ont eu les mêmes passions que nous." (p.62)
"Louis VII s'était très bien marié. Il avait épousé Éléonore de Guyenne, dont la dot était tout le Sud-Ouest. Par ce mariage, la France, d'un seul coup, s'étendait jusqu'aux Pyrénées. Les deux époux ne s'entendirent pas et Louis VII paraît avoir eu de sérieux griefs contre la reine ; la France aussi a eu son "nez de Cléopâtre" qui a failli changer son destin. Toutefois cette union orageuse ne fut annulée qu'après quinze ans, lorsque Suger, le bon conseiller, eut disparu. Ce divorce fut une catastrophe. Bien qu'Éléonore ne fût plus jeune, elle ne manqua pas de prétendants et elle porte sa dot à Henri Plantagenêt, comte d'Anjou. C'était une des pires conséquences du démembrement de l'Etat par le régime féodal que le territoire suivît le titulaire du fief homme ou femme, comme une propriété. Dans ce cas, la conséquence fut une gravité sans pareille. Le hasard voulut, en outre, que le comte d'Anjou héritât presque tout de suite de la couronne d'Angleterre (1154). Le Plantagenêt se trouvait à la tête d'un royaume qui comprenait, avec son domaine angevin, la Grande-Bretagne et la Normandie et, par Éléonore de Guyenne, l'Auvergne, l'Aquitaine. Serré entre cet Etat et l'empire germanique, que deviendrait le royaume de France ? C'est miracle qu'il n'ait pas été écrasé. La fin du règne de Louis VII se passa à écarter la tenaille et à défendre les provinces du Midi contre l'envahissement anglo-normand. Une grande lutte avait commencé. Elle ne devait avoir de trêve qu'avec saint Louis. Ce fut la première guerre de cent ans." (p.63)
"Philippe Auguste n'avait qu'une idée: chasser les Plantagenêts du territoire. Il fallait avoir réussi avant que l'empereur allemand, occupé en Italie, eût le loisir de se retourner contre la France. C'était un orage que le Capétien voyait se former. Cependant la lutte contre les Plantagenêts fut longue. Elle n'avançait pas. Elle traînait en sièges, en escarmouches, où le roi de France n'avait pas toujours l'avantage. Henri, celui qu'avait rendu si puissant son mariage avec Éléonore de Guyenne, était mort, Richard Coeur de Lion, après tant d'aventures romanesques, avait été frappé d'une flèche devant le château de Châlus: ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait encore de résultat. Vint Jean sans Terre: sa démence, sa cruauté offrirent à Philippe Auguste l'occasion d'un coup hardi. Jean était accusé de plusieurs crimes et surtout d'avoir assassiné son neveu Arthur de Bretagne. Cette royauté anglaise tombait dans la folie furieuse. Philippe Auguste prit la défense du droit et de la justice. Jean était son vassal: la confiscation de ses domaines fut prononcée pour cause d'immoralité et d'indignité (1202). La loi féodale, l'opinion publique était pour Philippe Auguste. Il passa rapidement à la saisie des terres confisquées où il ne rencontra qu'une faible résistance. Fait capital: la Normandie cessait d'être anglaise. La France pouvait respirer. Et, tour à tour, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Poitou tombèrent entre les mains du roi. Pas de géant pour l'unité française. Les suites du divorce de Louis VII étaient réparées. Il était temps.
Philippe Auguste s'occupait d'en finir avec les alliés que Jean sans Terre avait trouvés en Flandre lorsque l'empereur Othon s'avisa que la France grandissait beaucoup. Une coalition des rancunes et des avidités se forma: le Plantagenêt, l'empereur allemand, les féodaux jaloux de la puissance capétienne, c'était un terrible danger national. [...] Devant le péril, Philippe Auguste ne manqua pas non plus de mettre les forces morales de son côté. Il avait déjà la plus grande, celle de l'Église, et le pape Innocent III, adversaire de l'Empire germanique, était son meilleur allié européen: le pacte conclu jadis avec la papauté par Pépin et Charlemagne continuait d'être bienfaisant. Philippe Auguste en appela aussi à d'autres sentiments. On forcerait à peine les mots en disant qu'il convoqua ses Français à la lutte contre l'autocratie et contre la réaction féodale, complice de l'étranger. [...] Les milices avaient suivi d'enthousiasme et, après la victoire qui délivrait la France, ce fut de l'allégresse à travers le pays. Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ?" (p.64-66)
"Qu'était l'hérésie albigeoise ? Un mouvement politique. On y reconnaît ce qui apparaîtra dans le protestantisme: une manifestation de l'esprit révolutionnaire. Il y a toujours eu, en France, des éléments d'anarchie. [...]
Comme les protestants, les Albigeois prétendaient purifier le christianisme. Ils s'insurgeaient contre la hiérarchie ecclésiastique et contre la société. Si l'on en croit les contemporains, leur hérésie venait des Bogomiles bulgares qui furent comme les bolcheviks du Moyen Age. Ce n'est pas impossible, car les idées circulaient alors aussi vite que de nos jours. Il est à remarquer, en outre, que le Languedoc, les Cévennes, âpres régions où le protestantisme trouvera plus tard ses pasteurs du désert, furent le foyer de la secte albigeoise.
Elle se développa, avec la tolérance de la féodalité locale, jusqu'au jour où la croisade fut prêchée à travers la France, au nom de l'ordre autant qu'au nom de la foi. Dès le moment où Simon de Montfort et ses croisés se mirent en marche, l'affaire changea d'aspect. Elle devint la lutte du Nord contre la féodalité du Midi et la dynastie toulousaine. L'adversaire était le comte de Toulouse au moins autant que l'hérésie. Le Nord triompha. Mais, avec un sens politique profond, Philippe Auguste refusa d'intervenir en personne et d'assumer l'odieux de la répression. Il n'avait que peu de goût pour les croisades et celle-là, s'il y eût pris part, eût gâté les chances de la monarchie dans la France méridionale. La féodalité du Sud ne se releva pas de cette lutte. Du moins les rancunes qui en restèrent n'atteignirent pas le Capétien. Elle ne compromirent pas son œuvre d'unité.
En mourant (1223), Philippe Auguste ne laissait pas seulement une France agrandie et sauvée des périls extérieurs. Il ne laissait pas seulement un trésor et de l'ordre au-dedans. Sa monarchie était devenue si solide qu'il put négliger la précaution qu'avaient observée ses prédécesseurs. Il ne prit pas la peine d'associer son fils ainé au trône avant de mourir. Louis VIII lui succéda naturellement et personne ne demanda qu'une élection eût lieu. A peine se rappelait-on qu'à l'origine la monarchie avait été élective. De consuls à vie, les Capétiens étaient devenus rois héréditaires. Depuis Hugues Capet, il avait fallu près de deux siècle et demi pour que l'hérédité triomphât. Évènement immense. La France avait un gouvernement régulier au moment où les empereurs d'Allemagne tombaient les uns après les autres, au moment où l'autorité du roi d'Angleterre était tenue en échec par la grande charte de ses barons." (p.67-68)
"En 1226, lorsque Louis VIII mourut, son fils ainé avait onze ans. Les minorités ont toujours été un péril. Celle-là compte parmi les plus orageuses. Le règne de saint Louis a commencé, comme celui de Louis XIV, par une Fronde, une Fronde encore plus dangereuse, car ceux qui la conduisaient étaient de puissants féodaux. Les vaincus de Bouvines étaient avides de prendre leur revanche et d'en finir avec l'unificateur capétien. Les conjurés contestaient la régence de Blanche de Castille." (p.68)
"En 1236, Louis IX est majeur. Il vient d'épouser Marguerite de Provence. Mariage politique qui prépare la réunion d'une autre province." (p.69)
"Saint Louis savait frapper fort et frapper juste. A la bataille de Taillebourg, en 1242, il avait brisé le dernier retour offensif des Plantagenêts. On a admiré que, parti pour délivrer Jérusalem, il fût allé, comme Bonaparte, droit en Égypte, clef de la Palestine et de la Syrie.
Cette expédition tourna mal. C'était la fin des Croisades et le royaume chrétien de Jérusalem ne pouvait plus être sauvé. Saint Louis fut fait prisonnier par les Mameluks après des combats chevaleresques et ne retrouva sa liberté qu'en payant rançon." (p.70-71)
"Il mettait le "Parlement" au-dessus des autres juridictions. C'est sous son règne que cette cour d'appel et de justice reçoit ses attributions principales. Et le Parlement jouera un grand rôle dans notre histoire. En unifiant le droit, il unira la nation. Il renforcera l'État en éliminant peu à peu les justices féodales, jusqu'au jour où le Parlement lui-même, devenu pouvoir politique, sera un danger pour la monarchie." (p.72)
"Sous son règne [...] la France était devenue plus prospère, la vie plus douce, plus sûre, plus humaine." (p.72-73)
"Contre la papauté, [Philippe le Bel] défendit les droits de la couronne et l'indépendance de l'Etat français.
Boniface VIII s'était mêlé de choses qui ne le regardaient pas. Il ne se contenait pas de reprocher à Philippe le Bel d'avoir touché ou saisi les revenus de l'Église -le grand souci du roi, tandis qu'il était aux prises avec les difficultés, européennes, étant de ne pas laisser sortir d'argent de France. Le pape critiquait le gouvernement de Philippe le Bel, l'accusait d'oppression et de tyrannie, intervenait même dans les finances puisqu'un de ses griefs était l'altération des monnaies, mesure nécessitée par la guerre, elle aussi [...]
Philippe le Bel reçut mal ces remontrances et la France les reçut aussi mal que lui. Pour frapper les imaginations, comme s'y prendrait aujourd'hui la presse, le roi publia de la bulle Ausculta fili un résumé qui grossissait les prétentions du pape. [...] Enfin, pour mieux marquer qu'il avait la France derrière lui, le roi convoqua des états généraux. On a prétendu de nos jours que c'était une innovation, que de ces états de 1302 dataient une institution et l'origine des libertés publiques. A la vérité, il y avait toujours eu des assemblées. L'une d'elles, nous l'avons vu, avait élu Hugues Capet. Les bourgeois des villes, les gens de métier avaient coutume de délibérer sur les questions économiques, en particulier celle des monnaies. La convocation de 1302 ne les surprit pas et ne paraît pas avoir été un événement, car l'élection des représentants du troisième ordre -le "tiers état"- n'a pas laissé de traces et tout se passa comme une chose naturelle et ordinaire puisque la convocation fut du mois de mars et qu'on se réunit dès avril, à Paris, dans l'église Notre-Dame. Nobles, bourgeois, clergé même, tous approuvèrent la résistance de Philippe le Bel au pape. Le roi de France "ne reconnaissait point de supérieur sur la terre". [...]
Boniface VIII, qui avait une grande force de caractère, n'était pas homme à céder. Il maintint sa prétention de convoquer à Rome un concile pour juger le Capétien et "aviser à la réforme du royaume". Philippe le Bel était menacé d'excommunication s'il refusait de laisser partir pour Rome les prélats français. Toutefois, il chercha à négocier. Sa nature le portait à épuiser les moyens de conciliation avant de recourir aux grands remèdes. C'est seulement quand il vit que le pape était résolu à l'excommunier et à user contre lui de ses forces spirituelles, ce qui eût peut-être amené un déchirement de la France, que Philippe prit le parti de prévenir l'attaque et de frapper un grand coup. Il était temps, car déjà la parole pontificale agissait et le clergé, les ordres religieux, les Templiers surtout, hésitaient à suivre le roi et à donner tort à la papauté. C'est alors que le chancelier Guillaume de Nogaret se rendit à Rome, trouva Boniface VIII à Anagni et s'empara de sa personne. Délivré, le pape mourut d'émotion quelques jours plus tard (1303). [...]
Les bulles de Boniface VIII étaient annulées. Le roi de France était maître chez lui. Il avait joué gros jeu pour sauver son autorité et l'unité morale du royaume. Le signe de sa victoire, ce fut que Clément V, ancien archevêque de Bordeaux, passa pour un pape français et s'établit à Avignon. Pendant trois quarts de siècle, les papes y resteront sous la protection de la monarchie française." (p.79-81)
"Philippe le Bel, pour trouver de l'argent, s'adressa à ceux qui en avaient et que l'opinion publique l'engageait à frapper. Il mit de lourdes taxes sur les marchands étrangers et sur les Juifs qui faisaient le commerce de la banque. Est-ce aussi pour se procurer des ressources qu'il détruisit l'ordre du Temple ? Oui et non. Le procès des Templiers se rattache au conflit avec Boniface VIII. L'ordre n'était pas seulement riche. Il était puissant. C'était déjà un Etat dans l'Etat. Et il était international. En prenant parti pour Boniface VIII, il avait menacé l'unité du royaume. Le procès des Templiers, qui eut un si grand retentissement, fut avant tout un procès politique. Philippe le Bel ne fut si acharné à brûler comme hérétiques de nombreux chevaliers et leur grand maître, Jacques de Molay, que pour donner à cette opération de politique intérieure un prétexte de religion et de moralité." (p.82)
"Philippe le Bel réunit à la France la Champagne, la Marche et Angoulême, Lyon et le Vivarais, [...] il maria son second fils, Philippe le Long, à l'héritière de Bougogne [...] il garda, de la dure entreprise de Flandre, Lille, Douai et Orchies. C'était, au milieu des pires difficultés, un des plus grands efforts d'expansion que la France eût accomplis depuis le premier Capétien." (p.82-83)
"[La flotte française] fut détruite en 1340 à la funeste bataille de l'Écluse: la guerre de Cent Ans a commencé par ce désastre, par l'équivalent de Trafalgar. Désormais, l'Angleterre est maîtresse des routes maritimes. Elle envahira la France où et quand elle voudra. [...]
L'armée anglaise traversa la Normandie, pillant les villes ouvertes. Elle remonta la Seine, menaça Paris. Philippe VI, pendant ce temps, inquiétait l'ennemi du côté de la Guyenne. Il remonta en hâte avec son armée et son approcha détermina Édouard [III], qui se sentait bien en l'air, exposé à une aventure, à s'en aller au plus vite vers le Nord. Plusieurs fois sa retraite faillit être coupée, tant qu'il dut se résoudre à faire tête, croyant tout perdu. En somme, il redoutait l'armée française, il ne se fiait pas assez à la supériorité de ses moyens. Il avait pourtant l'avantage de la tactique et du matériel. Le calcul et l'organisation l'emportèrent sur l'imprudence d'une vaine bravoure dans la fatale journée de Crécy: notre principale force militaire y fut détruire (1346). Édouard III put assiéger et prendre Calais. Pendant deux siècles, l'Angleterre gardera cette "tête de pont".
Édouard III ne poursuivit pas ses avantages. La guerre coûtait cher, les armées étaient peu nombreuses, ce qui rendait prudent. Une trêve, plusieurs fois renouvelée, fut signée avec la France. Elle durait encore lorsque Philippe VI mourut en 1350." (p.92-93)
"Un historien a pu dire qu'à l'avènement de Jean le Bon "la trahison était partout". [...] Le roi Jean n'était sûr de personne, des féodaux moins que des autres. Il essaya de s'attacher la noblesse par le sentiment de l'honneur, exploita la mode, créa un ordre de chevalerie: ce qu'on prend pour des fantaisies moyenâgeuses avait un sens politique. Ce Jean, qu'on représente comme un étourdi, un agité romanesque et glorieux, se rendait compte de la situation. Son autorité était compromise. Il n'hésita pas à faire décapiter sans jugement un connétable, le comte d'Eu, qui avait vendu aux Anglais la place de Guînes. Mais il allait trouver un traître dans sa propre famille. Charles le Mauvais, roi de Navarre, petit-fils de Louis Hutin, s'estimait injustement évincé du trône de France. Lui et les siens agitaient le pays par leurs intrigues et leurs rancunes. Jean chercha vainement à le gagner par des procédés généreux. Charles le Mauvais était puissant. Il avait des fiefs et des domaines un peu partout en France, des partisans, une clientèle. Le parti de Navarre ne craignit pas d'assassiner le nouveau connétable par vengeance: ce fut le début des crimes politiques et de la guerre civile. Jean résolut de sévir, de séquestrer les domaines du roi de Navarre, qui passa ouvertement à l'Angleterre. Ce fut le signal de la reprise des hostilités avec les Anglais (1355).
La lutte s'annonce mal pour la France. Le roi doit compter avec Charles le Mauvais, perfide, presque insaisissable, sur lequel par un beau coup d'audace, il ne met un jour la main que pour voir une partie du royaume s'insurger en sa faveur. Jean procède à des exécutions sommaires, fait reculer les rebelles, mais n'ose, à tort, verser le sang de sa famille, et se contente d'emprisonner le roi de Navarre qui lui demande pardon à genoux: nous verrons bientôt reparaître le Mauvais, pire dans son orgueil humilié. Cependant les troupes anglaises se sont mises en mouvement. Elles envahissent et ravagent la France, cette fois celle du Midi, et avancent par le Sud-Ouest. C'était le moment de la nouvelle rencontre, inévitable depuis Crécy. Édouard III s'y était préparé. L'argent lui manquait: l'Angleterre industrielle et commerçante en emprunta, sur le monopole des laines, aux banquiers florentins. A la France, surtout agricole, cette ressource faisait défaut. L'impôt seul pouvait remplir le Trésor, et moins que jamais les Français étaient d'humeur à payer des impôts tandis qu'ils se plaignaient des expédients financiers auxquels la couronne était réduite. Jean dut d'adresser aux états provinciaux pour obtenir des subsides et, en 1355, convoqua des états généraux. Là parut Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Avertie par le chancelier des dangers que courait la France, l'assemblée consentit à voter des taxes, mais à la condition de les percevoir par des agents à elle et d'en contrôler l'emploi. Elle ajouta de sévères remontrances au gouvernement sur la gestion des finances publiques. Que les impôts soient votés et perçus par les représentants de ceux qui les paient, le principe était bon. La monarchie l'acceptait. Elle avait elle-même tant de difficultés à trouver de l'argent ! Elle eût volontiers laissé la tâche à d'autres. Mais les états tombaient mal. Ils ne furent pas plus heureux que le roi. Une partie de la France était en rébellion. La Normandie, l'Artois, la Picardie n'avaient pas voulu "députer" aux états généraux et refusèrent d'acquitter les taxes. [...] Les états, devant le refus des contribuables, remplacèrent les taxes sur le sel et sur les ventes par un prélèvement sur le revenu qui fut accueilli de la même manière. Cependant l'ennemi ravageait notre territoire. "La résistance aux impôts votés par les états, dit Michelet, livrait le royaume à l'Anglais".
Jean le Bon dut se porter à la rencontre de l'envahisseur avec des troupes qui n'étaient ni mieux armées ni mieux instruites que celle de Crécy. Ces dix ans avaient été perdus dans le mécontentement et les dissensions. La France n'avait fait aucun progrès militaire. Sa seule armée, l'armée chevaleresque et féodale, se battit selon des principes qui ne valaient plus rien et recommença les fautes de Crécy. Cette fois le désastre fut complet. A Poitiers, le roi Jean, qui s'était battu en personne, la hache à la main, fut pris et emmené à Londres par les Anglais (1356)." (p.93-95)
"La disparition du roi créa une situation révolutionnaire. Le dauphin Charles, nommé lieutenant du royaume, restait seul à Paris. Il devait, plus tard, être un de nos meilleurs souverains. C'était alors un très jeune homme, froid, d'aspect timide et chétif, précocement calculateur. Il n'eut pas d'autorité dans Paris, déjà grande ville tumultueuse. On vit alors tous les phénomènes de la "débâcle". A la nouvelle de la catastrophe de Poitiers, on chercha les responsables. On accusa les nobles, c'est-à-dire les militaires. On cria à la trahison. Le dauphin ayant convoqué les états généraux, l'assemblée commença, comme toutes les assemblées en pareil cas, par nommer une commission d'enquête qui exigea l'institution d'un conseil de surveillance auprès du dauphin et des fonctionnaires publics, ainsi qu'un comité de l'armée chargé "d'ordonner pour le fait des guerres". C'était une tentative de gouvernement parlementaire et, tout de suite, la politique apparut. Il y eut un parti navarrais aux états. Une des requêtes présentées par la commission tendait à mettre en liberté le roi de Navarre, illégalement détenu. [...]
Aux requêtes des états, le dauphin avait répondu d'une façon dilatoire et demandé d'en référer à son père. Cependant la confusion s'aggravait dans le pays. Les Anglais et les Navarrais dévastaient les campagnes. Des bandes armées, les grandes compagnies, se livraient au brigandage. Paris, qui s'entourait en hâte de murs, s'emplissait de réfugiés, qui répandaient l'alarme et la fièvre. [...]
Le roi Jean fit savoir de Londres qu'une trêve étant signée avec l'Angleterre, il n'y avait plus lieu de voter les impôts proposés par les états ni, par conséquent, de tenir la session de Pâques. L'agitation de Paris s'accrut et, dès lors, Étienne Marcel se comporta en véritable chef révolutionnaire. Il fallait au mouvement l'appui d'un parti et d'un nom. Un coup de main délivra Charles le Mauvais qui, par complicité du prévôt des marchands, vint à Paris et harangua le peuple. Cependant Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d'humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d'autorité. Un joue, s'étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d'une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge.
Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s'accordent guère avec l'image qu'on se fait communément de l'homme du Moyen Age, pieusement soumis à ses rois. On sait mal comment le dauphin, captif d'Étienne Marcel, après la sanglante journée du Louvre, réussit à s'échapper de Paris. Ayant atteint l'âge de dix-huit ans, il prit le titre de régent et, réfugié en Champagne, il obtint l'appui des états de cette province. Ce fut le point de départ de la résistance. Beaucoup de députés aux états généraux, effrayés, avaient fui Paris. Ils tinrent à Compiègne une assemblée qui se prononça pour le régent, et lui accorda les ressources nécessaires pour lever des troupes moyennant la promesse de réformes. Aussitôt le dauphin commença l'investissement de Paris, Étienne ayant refusé de se soumettre.
C'était la guerre civile, la dispute pour le pouvoir. Elle éveilla des instincts éternels et "l'anarchie spontanée" éclata. Dans toute la région qui entoure la capitale, dans le pays de Laon, d'Amiens, de Beauvais, de Soissons, où le mouvement communal avait déjà revêtu, jadis, les formes plus violentes, ce fut une terrible Jacquerie. Étienne Marcel accueillit avec joie, s'il ne l'avait provoquée, cette révolte paysanne et s'entendit avec ses chefs. Mais les Jacques, auxquels il prêtait la main, furent battus, presque par hasard, à Meaux. Charles le Mauvais lui-même, pour ne pas s'aliéner les nobles qui étaient dans son parti, s'associa à la répression et il y eut grand massacre de révoltés. Avec la Jacquerie, Étienne Marcel perdait un grand espoir. Il ne comptait plus que sur Charles le Mauvais, auquel il donna le titre de capitaine général de Paris, mais qui, devenu prudent, négociait déjà avec le dauphin. En somme, l'effroi qu'avait répandu la Jacquerie rétablissait les affaires de la royauté. Paris, serré de près, manquait de vivres et commençait à murmurer. On murmura plus encore lorsque le prévôt des marchands eut appelé des Anglais dans la ville. Le parti royaliste, terrorisé par des massacres après la fuite du régent, releva la tête. Bientôt Étienne Marcel fut tué, au moment où, selon la légende, il plaçait lui-même les gardes qui devaient ouvrir les portes de la ville au roi de Navarre: la dernière ressource du chef révolutionnaire paraît en tout cas avoir été d'offrir la couronne à Charles le Mauvais. Étienne Marcel finit comme un traître.
Jean Maillart et les bourgeois parisiens qui avaient mené cette contre-révolution arrêtèrent les amis du prévôt et envoyèrent des députés au régent qui reprit possession de la ville. On était en juillet 1358: les troubles duraient depuis près de deux ans. [...]
Le futur roi Charles, qui allait devenir Charles le Sage, vivra longtemps sous l'impression de ces événements révolutionnaires comme Louis XIV vivra sous l'impression de la Fronde.
La royauté était rétablie dans sa capitale, mais la guerre civile n'avait pas arrangé les affaires de la France. L'état de guerre durait. Les campagnes, à la merci des Anglais, foulées aux pieds, se défendaient comme elles pouvaient [...]
Il fallait au royaume la paix d'abord. Celle qu'offrit Édouard III était telle (le vieil État anglo-normand en eût été reconstitué), que les états généraux autorisèrent le régent à la repousser. Alors Édouard III se prépara de nouveau à envahir la France et cette menace eut un effet salutaire: Charles le Mauvais lui-même eut honte de ne pas paraître bon Français et conclut un accord provisoire avec le régent, tandis que les milices pourchassaient les grandes compagnies. Édouard III, débarqué à Calais avec une puissante armée, se heurta partout à des populations hostiles, à des villes qui s'enfermaient dans leurs murs. Il parut devant Paris et les Français se gardèrent de lui offrir la bataille. Las de battre un pays désert, Édouard III, craignant un désastre, rabattit ses exigences. On signa en 1360 le traité de Brétigny, qui nous laissait la Normandie, mais nous enlevait tout le Sud-Ouest jusqu'à la Loire. Le tribut de guerre, dit rançon du roi Jean, fut fixé à trois millions d'écus d'or payables en six annuités. Invasion, démembrement du territoire, indemnité écrasante: tel fut le prix du "hutin" qui avait commencé aux dernières années de Philippe le Bel pour s'épanouir dans les révolutions de Paris." (p.95-100)
"Le roi Jean, délivré, vécut encore quatre ans qu'il passa à nettoyer le pays des brigands qui l'infestaient. Quand son fils Charles lui succéda (1364), il s'en fallait de beaucoup que cet ouvrage fût fini." (p.100)
"Un grand règne de réparation et de restauration commençait. Charles V, qui fut surnommé le Sage, c'est-à-dire le savant, celui qui sait [...] est dépourvu de panache. Il vit comme vivra Louis XI, renfermé. Il calcule, médite, thésaurise, il suit un plan, c'est un constructeur, l'homme dont la France a besoin. Il pansera ses plaies, il la remettra à son rang en moins de vingt années.
Son idée elle n'est pas difficile à saisir. La France ne peut pas se résigner au traité de Brétigny ou bien elle renonce à vivre. Il faut que l'Anglais sorte du royaume ou bien il finira par en devenir le maître. Pour le chasser, deux conditions nécessaires: une armée d'abord, une marine ensuite. D'armée, Charles V n'en a pas. Il est si loin d'en avoir une que son célèbre et fidèle connétable, Du Guesclin, n'a été d'abord que le capitaine d'une de ces bandes qui guerroient un peu partout. Le roi s'attache Du Guesclin, rallie par lui quelques-unes des grandes compagnies, en forme peu à peu des troupes régulières. Les Navarrais, toujours poussés en avant par l'Angleterre, sont battus à Cocherel: petite victoire, grandes conséquences. Le roi de Navarre comprend qu'il n'a plus rien à espérer, que l'ordre revient que le temps des troubles est fini. Charles le Sage transige avec Charles le Mauvais, en attendant mieux. [...]
Pour libérer le territoire, il n'y avait qu'un moyen et Charles V, sage et savant homme de la réflexion et des livres, le comprit. C'était que l'Anglais ne fût plus maître de la mer. Dès que les communications entre l'île et le continent cesseraient d'être assurés, les armées anglaises, dans un pays hostile et qui supportait mal leur domination, seraient perdues. Créer une marine: œuvre de longue haleine, qui veut de la suite, de l'argent, et il a toujours été difficile d'intéresser le Français terrien aux choses de la mer. Charles V prépara de loin notre renaissance maritime et comptait, en attendant, sur la flotte de ses alliés d'Espagne." (p.100-101)
"Alors, ayant noué des alliances de terre et de mer, Charles V écouta l'appel des populations cédées et dénonça le traité de Brétigny. La campagne, menée par Du Guesclin, consistait à user l'ennemi, usure qui devint plus rapide quand la flotte anglaise eut été battue et détruite par les Espagnols devant La Rochelle. Les conditions de la lutte changeaient. Des corsaires français ou à la solde de la France inquiétaient les convois et parfois les ports de l'ennemi. Édouard III, alarmé, voulut frapper un coup, mais il lui fallut un an pour envoyer en France une nouvelle armée. La consigne fut de lui refuser partout le combat, de ne pas retomber dans les fautes de Crécy et de Poitiers. Cette armée anglaise allait à l'aventure, cherchant un adversaire qui se dérobait. Elle alla finir, exténuée, presque ridicule, à Bordeaux, tandis que château par château, ville après ville, les provinces du Sud-Ouest étaient délivrées. Charles V eut d'ailleurs soin d'entretenir leur patriotisme par l'octroi de nombreux privilèges. [...]
Édouard III, découragé, finit par accepter des pourparlers de paix. Charles V voulait l'évacuation complète du territoire, sans oublier Calais. L'Angleterre refusa et la guerre reprit." (p.101-102)
"Si Charles V avait vécu dix ans de plus, il est probable que Jeanne d'Arc eût été inutile: il n'y aurait plus eu d'Anglais en France. A la fin de son règne, les rôles étaient renversés. Nos escadres, commandées par l'amiral Jean devienne, émule sur mer du Du Guesclin, ravageaient librement les côtes anglaises. Nos alliés espagnols entraient jusque dans la Tamise. En France, les Anglais ne possédaient plus que Bayonne, Bordeaux et Calais. Leur expulsion complète n'était plus qu'une question de temps, car leurs affaires intérieures allaient mal. Édouard III et le Prince Noir étaient morts. Richard II avait treize ans et sa minorité devait être tumultueuse: déjà Wyclif avait annoncé la Réforme, le commerce souffrait et une Jacquerie, plus terrible que celle qu'on avait vue chez nous, allait venir. Mais il semblait que la fortune fût lasse d'être fidèle à la France, comme elle l'avait été pendant trois cents ans. Par la mort de Charles le Sage (1380), nous allions retomber dans les faiblesses d'une minorité suivie d'une catastrophe, épargnée jusque-là à la monarchie capétienne: à peine majeur, le roi deviendrait fou." (p.103)
"Un des grands enseignements de l'histoire, c'est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d'avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu'imprévues." (p.104)
-Jacques Bainville, Histoire de France, Éditions Perrin, coll. tempus, 2014 (1924 pour la première édition), 552 pages.
"Michelet, dans son Moyen Age -en tenant compte des rectifications que Fustel de Coulanges et son école ont apportées sur nos origines-, reste digne d'être lu et donne en général une impression juste. A partir du seizième siècle, s'il est gâté par de furieux partis pris, ses vues sont encore parfois pénétrantes: c'est l'avantage et la supériorité des historiens qui ont du talent, même quand leurs théories sont contestables." (p.13)
"Au-delà de 2500 ans, les origines de la France se perdent dans les conjectures et dans la nuit. Une vaste période ténébreuse précède notre histoire. Déjà, sur le sol de notre pays, des migrations et des conquêtes s'étaient succédé, jusqu'au moment où les Gaëls et Gaulois devinrent les maîtres, chassant les occupants qu'ils avaient trouvés ou se mêlant à eux. Ces occupants étaient les Ligures et les Ibères, bruns et de stature moyenne, qui constituent encore le fond de la population française. La tradition des druides enseignait qu'une partie des Gaulois était indigène, l'autre venue du Nord et d'outre-Rhin, car le Rhin a toujours paru la limite des Gaules. Ainsi, la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C'est mieux qu'une race. C'est une nation.
Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang, ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grand communication entre le Nord et le Midi. Il y avait, avant la conquête romaine, de prodigieuses différences entre la colonie grecque de Marseille et les Cimbres d'entre Seine et Loire ou les Belges d'entre Meuse et Seine. D'autres éléments, au cours des siècles, se sont ajoutés en grand nombre à ceux-là. Le mélange s'est formé peu à peu, ne laissant qu'une heureuse diversité. De là viennent la richesse intellectuelle et morale de la France, son équilibre, son génie." (p.15-16)
"Si la France n'est pas dirigée pas des hommes d'un très grand bon sens, elle risque de négliger la mer pour la terre et inversement [...] Si elle n'a soin d'être forte sur mer, elle est à la merci d'une puissance maritime qui met alors obstacle à ses autres desseins. Si elle veut y être forte, la même puissance maritime prend ombrage de ses progrès et c'est un nouveau genre de conflit. Près de mille ans d'une histoire qui n'est pas finie seront partagés entre la mer et la terre, entre l'Angleterre et l'Allemagne. Ainsi l'histoire de France, c'est celle de l'élaboration et de la conservation de notre pays à travers des accidents, des difficultés, des orages, venus de l'intérieur comme de l'extérieur, qui ont failli vingt fois renverser la maison et après lesquels il a fallu reconstruire. La France est une œuvre de l'intelligence et de la volonté." (p.16-17)
"A qui devons-nous notre civilisation ? A quoi devons-nous d'être ce que nous sommes ? A la conquête des Romains. Et cette conquête, elle eût échoué, elle se fût faite plus tard, dans des conditions différentes, peut-être moins bonnes, si les Gaulois n'avaient été divisés entre eux et perdus par leur anarchie. Les campagnes de César furent grandement facilitées par les jalousies et les rivalités des tribus. Et ces tribus étaient nombreuses: plus tard, l'administration d'Auguste ne reconnut pas moins de soixante nations ou cités. A aucun moment, même sous le noble Vercingétorix, la Gaule ne parvint à présenter un front vraiment uni, mais seulement des coalitions. Rome trouva toujours, par exemple chez les Rèmes (de Reims) et chez les Éduens de la Saône, des sympathies ou des intelligences. La guerre civile, le grand vice gaulois, livra le pays aux Romains. [...]
Les Français n'ont jamais renié l'alouette gauloise et le soulèvement national dont Vercingétorix fut l'âme nous donne encore de la fierté. Les Gaulois avaient le tempérament militaire. Jadis, leurs expéditions et leurs migrations les avaient conduits à travers l'Europe, jusqu'en Asie Mineure.
Ils avaient fait trembler Rome, où ils étaient entrés en vainqueurs. Sans vertus militaires, un peuple ne substitue pas ; elles ne suffisent pas à le faire subsister. Les Gaulois ont transmis ces vertus à leurs successeurs. L'héroïsme de Vercingétorix et ses alliés n'a pas été perdu: il a été comme une semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triompha et c'eût été un malheur s'il avait triomphé.
Au moment où le chef gaulois fut mis à mort après le triomphe de César (51 avant l'ère chrétienne), aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux sacrifices humains. A cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude: César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtres par le fer et le feu et elle a été payée par beaucoup de sang. Elle nous a été apportée par la violence. Si nous sommes devenus des civilisés supérieurs, si nous avons eu, sur les autres peuples, une avance considérable, c'est à la force que nous le devons.
Les Gaulois ne devaient pas tarder à reconnaître que cette force avait été bienfaisante. Ils avaient le don de l'assimilation, une aptitude naturelle à recevoir la civilisation gréco-latine qui, par Marseille et le Narbonnais, avait commencé à les pénétrer. Jamais colonisation n'a été plus heureuse, n'a porté de plus beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. D'autres colonisateurs ont détruit les peuples conquis. Ou bien les vaincus, repliés sur eux-mêmes, ont vécu à l'écart des vainqueurs. Cent ans après César, la fusion était presque accomplie et des Gaulois entraient au Sénat romain.
Jusqu'en 476, jusqu'à la chute de l'Empire d'Occident, la vie de la Gaule s'est confondue avec celle de Rome." (p.17-18)
"Il est probable que, sans les Romains, la Gaule eût été germanisée. Il y avait, au-delà du Rhin, comme un inépuisable réservoir d'hommes. Des bandes s'en écoulaient par intervalles, poussées par le besoin, par la soif du pillage ou par d'autres migrations. Après avoir été des envahisseurs, les Gaulois furent à leur tour envahis. Livré à eux-mêmes, eussent-ils résisté ? C'est douteux. Déjà, en 102 avant Jésus-Christ, il avait fallu les légions de Marius pour affranchir la Gaule des Teutons descendus jusqu'au Rhône. Contre ceux qu'on appelait les Barbares, un immense service était rendu aux Gaulois: il aida puissamment la pénétration romaine. L'occasion de la première campagne de César, en 58, avait été une invasion germanique. César s'était présenté comme un protecteur. Sa conquête avait commencé par ce que nous appellerions une intervention armée." (p.19)
"[La Chute de l'Empire romain] nous enseigne que le progrès n'est ni fatal ni continu. Elle nous enseigne encore la fragilité de la civilisation, exposé à subir de longues éclipses ou même à périr lorsqu'elle perd son assise matérielle, l'ordre, l'autorité, les institutions politiques sur lesquelles elle est établie." (p.20)
"Au cinquième siècle, la collaboration de la Gaule et de Rome s'exprima encore d'une manière mémorable par Aétius, vainqueur d'Attila, aux Champs Catalauniques. Le roi des Huns, le "fléau de Dieu" était à la tête d'un empire qu'on a pu comparer à celui des Mongols. Lui-même ressemblait à Gengis-Khan et à Tamerlan. Il commandait à des peuplades jusqu'alors inconnues. Aétius le battit près de Châlons avec l'aide des Wisigoths et des Francs, et cette victoire est restée dans la mémoire des peuples (451).
C'est la première fois que nous nommons les Francs destinés à jouer un si grand rôle dans notre pays et à lui donner leur nom. Il y avait pourtant de longues années qu'ils étaient établis le long de la Meuse et du Rhin et que, comme d'autres Barbares, ils servaient à titre d’auxiliaires dans les armées romaines. C'étaient des Rhénans et l'une de leurs tribus était appelée celle des Ripuaires parce qu'elle habitait la rive gauche du Rhin (Cologne, Trêves).
Pourquoi une aussi grande fortune était-elle réservée aux Francs ? Connus de Rome dès le premier siècle, ils lui avaient donné, non seulement des soldats, mais, peu à peu, des généraux, un consul, et même une impératrice. Ce n'était pourtant pas ce qui les distinguait des autres barbares que Rome avait entrepris d'attirer, d'assimiler et d'utiliser contre les Allemands d'outre-Rhin. Les Francs étaient même, d'une manière générale, en retard sur les peuples d'origine germanique installés comme eux dans les limites naturelles de la Gaule. Les Goths et les Burgondes admis à titre d' "hôtes" depuis longtemps étaient plus avancés et plus dégrossis. Cette circonstance devait tourner à leur détriment.
Au moment où l'Empire d'Occident disparut, les Francs, établis dans les pays rhénans et belges, étaient encore de rudes guerriers que rien n'avait amolli. Ils étaient soldats et leur gouvernement était militaire.
Clodion, Pharamond, Mérovée, n'étaient que des chefs de tribus, mais des chefs. [...]
Voilà ces Francs, peu nombreux mais ardent à la guerre, et qui se tiennent sur les points d'où l'on domine la France, ceux qui commandent les routes d'invasion et par où l'on va au cœur, c'est-à-dire à Paris. Ils étaient les mieux placés. Une autre circonstance leur fut peut-être encore plus favorable: les Francs n'étaient pas chrétiens. Cette raison de leur succès semble surprenante d'abord. On va voir par quel enchaînement naturelle elle devait les servir.
De bonne heure, la Gaule était devenue chrétienne et elle avait eu ses martyrs. L'Église de Lyon, illustrée par le supplice de Pothin et de Blandine, fut le centre de la propagande. De bonne heure, ce christianisme gallo-romain eut pour caractère d'être attaché à l'orthodoxie. Dès qu'elle avait commencé à se répandre, la religion chrétienne avait connu les hérétiques. Nulle part les dissidents ne furent combattus avec autant d'ardeur qu'en Gaule, saint Irenée avait pris la défense du dogme contre les gnostiques. Saint Hilaire lutte contre une hérésie plus grave et qui faillit l'emporter: l'arianisme. Les Barbares déjà établis en Gaule, s'étant convertis, étaient tout de suite devenus ariens. Lorsque les Francs parurent à leur tour, il y avait une place à prendre. La Gaule elle-même les appelait. Et l'Église comprit que ces nouveaux venus, ces païens, rivaux naturels des Burgondes et des Goths, pouvaient être attirés dans la vraie croyance. Ce fut le secret de la réussite de Clovis." (p.20-22)
"Lorsque, à Tolbiac (496), [Clovis] fit voeu de recevoir le baptême s'il était vainqueur, l'ennemi était l'Allemand. Non seulement Clovis était devenu chrétien, mais il avait chassé au-delà du Rhin l'ennemi héréditaire. Dès lors, il était irrésistible pour la Gaule romanisée.
On peut dire que la France commence à ce moment-là." (p.24)
"L'Empire, réfugié à Constantinople, n'avait plus d'autorité en Occident, mais il y gardait du prestige. Lorsque Clovis eut reçu d'Anastase la dignité et les insignes consulaires, ce qu'aucun autre roi barbare n'avait obtenu, sa position se trouva grandie. La dynastie mérovingienne se trouvait rattachée à l'Empire romain. Elle parut le continuer et elle fut dès lors "légitime". C'est une des raisons qui lui permirent de se prolonger pendant deux siècles et demi." (p.27)
"Il n'y a donc pas lieu de parler d'une conquête ni d'un asservissement de la Gaule par les Francs, mais plutôt d'une protection et d'une alliance, suivies d'une fusion rapide." (p.28)
"Des généraux gallo-romains commandèrent des armées franques. Les lois, les impôts furent les mêmes pour tous. La population se mêla spontanément par les mariages et le latin devint la langue officielle des Francs qui oublièrent la leur, tandis que se formait la langue populaire, le roman, qui, à son tour, a donné naissance au français.
Les Gallo-Romains furent si peu asservis que la plupart des emplois restèrent entre leurs mains dans la nouvelle administration qui continua l'administration impériale." (p.29)
"L'usage des Francs était que le domaine royal fût partagé à l'exclusion des filles, entre les fils du roi défunt. Appliquée à la Gaule et aux conquêtes si récentes de Clovis, cette règle barbare et grossière était encore plus absurde. Elle fut pourtant observée. Sur ce point la coutume franque ne cède pas. Les quatre fils de Clovis se partagèrent sa succession. Il faudra attendre les Capétiens pour que monarchie et unité deviennent synonymes." (p.29-30)
"L'ainé des fils de Clovis, Thierry, reçut, avec l'Austrasie ou pays de l'Est, la majeure partie de l'Empire franc: Metz en était la capitale. C'en était aussi la partie la plus exposée aux retours offensifs des Allemands, des Burgondes et des Goths, et Thierry fut avantagé parce qu'étant arrivé à l'âge d'homme c'était le plus capable de défendre le territoire. Ses frères adolescents s'étaient partagé la Neustrie ou pays de l'Ouest, les pays uniquement gallo-romains. On voit tout de suite que le roi d'Austrasie devait être le plus influent parce qu'il conservait un point d'appui chez les Francs eux-mêmes et dans la terre d'origine des Mérovingiens. Ayant un pied sur les deux rives du Rhin, il protégeait la Gaule contre les invasions germaniques. [...]
Mais, à la mort de Théodebald, fils de Thierry, de terribles dissentiments éclatèrent dans la descendance de Clovis. Austrasiens et Neustriens se battirent pour la prééminence. Il s'agissait de savoir qui commanderaient. Les luttes dramatiques de Chilpéric et de Sigebert, l'interminable rivalité de Frédégonde et de Brunehaut, n'eurent pas d'autre cause. C'étaient des partis qui se déchiraient et toute idée de nationalité était absente de ces conflits.
Après cette longue guerre civile, l'Empire des Francs se trouva de nouveau réuni dans une seule main, celle de Clotaire II." (p.30-31)
"Après Dagobert (638), ce fut la décadence ; les partages recommencèrent entre ses fils et l'effet des partages fut aggravé par les minorités. Les maires du palais devinrent les véritables maîtres." (p.32)
"Le changement de dynastie se fit sans secousses (752). Il avait été admirablement amené. Toutes les précautions avaient été prises. Le dernier Mérovingien avait disparu, l'opinion publique approuvait. La consécration du Saint-Siège, le "sacre", rendait la nouvelle dynastie indiscutable et créait une autre légitimité. La substitution fut si naturelle qu'elle passa presque inaperçue. Le maire du palais était devenu roi. L'autorité était rétablie, le pouvoir puissant. Une ère nouvelle s'était ouverte, celle des descendants de Charles Martel, les Carolingiens." (p.35-36)
"Dès qu'il fut le seul maître, en 771, Charlemagne se mit à l’œuvre. Son but ? Continuer Rome, refaire l'Empire. En Italie, il bat le roi des Lombards et lui prendra la couronne de fer. Il passa à l'Espagne: c'est son seul échec. Mais le désastre de Roncevaux, le cor de Roland, servent sa gloire et sa légende: son épopée devient nationale. Surtout, sa grande idée était d'en finir avec la Germanie, de dompter et de civiliser ces barbares, de leur imposer la paix romaine. Sur les cinquante-trois campagnes de son règne, dix-huit eurent pour objet de soumettre les Saxons. Charlemagne alla plus loin que les légions, les consuls et les empereurs de Rome n'étaient jamais allés. Il atteignit jusqu'à l'Elbe. "Nous avons, disait-il fièrement, réduit le pays en province selon l'antique coutume romaine." Il fut ainsi pour l'Allemagne ce que César avait été pour la Gaule. Mais la matière était ingrate et rebelle. Witikind fut peut-être le héros de l'indépendance germanique, comme Vercingétorix avait été le héros de l'indépendance gauloise. Le résultat fut bien différent. On ne vit pas chez les Germains cet empressement à adopter les mœurs du vainqueur qui avait fait la Gaule romaine. Leurs idoles furent brisées, mais ils gardèrent leur langue et, avec leur langue, leur esprit. Il fallut imposer aux Saxons la civilisation et le baptême sous peine de mort tandis que les Gaulois s'étaient latinisés par goût et convertis au christianisme par amour. La Germanie a été civilisée et christianisée malgré elle et le succès de Charlemagne fut plus apparent que profond. Pour la "Francie", les peuples d'outre-Rhin, réfractaires à la latinité, restaient des voisins dangereux, toujours poussés aux invasions. L'Allemagne revendique Charlemagne comme le premier de ses grands souverains nationaux. C'est un énorme contresens. Ses faux Césars n'ont jamais suivi l'idée maîtresse, l'idée romaine de Charlemagne: une chrétienté unie." (p.39-40)
"Lothaire, l'ainé, voulait maintenir l'unité de l'Empire. Charles le Chauve et Louis le Germanique se liguèrent contre lui. C'était déjà plus qu'une guerre civile, c'était une guerre de nations. La Paix, qui fut le célèbre traité de Verdun, démembra l'Empire (843). Étrange partage, puisque Louis avait l'Allemagne, Lothaire une longue bande de pays qui allait de la mer du Nord jusqu'en Italie avec le Rhône pour limite de l'ouest, tandis que Charles le Chauve recevait le reste de la Gaule.
L'unité de l'Empire carolingien était rompue. De cette rupture, il allait mourir encore plus vite que la monarchie mérovingienne n'était morte. Les partages étaient l'erreur inguérissable de ces dynasties d'origine franque. Celui de Verdun eut, en outre, un résultat désastreux: il créait entre la France et l'Allemagne un territoire contesté, et à la limite du Rhin était perdue pour la Gaule. De ce jour, la vieille lutte des deux peuples prenait une forme nouvelle. La France aurait à reconquérir ses anciennes frontières, à refouler la pression germanique: après plus de milles ans et des guerres sans nombre, elle n'y a pas encore réussi." (p.43)
"Le dixième siècle est probablement le plus atroce de notre histoire. Tout ce qu'on avait vu à la chute de Rome et pendant l'agonie des Mérovingiens fut dépassé. Seule, la lutte de tous les jours, la nécessité de vivre, qui ne laisse même plus de temps pour les regrets, empêcha les hommes de tomber dans le désespoir. Avec la décadence de l'autorité carolingienne, les calamités recommençaient. Au Sud, les Sarrasins avaient reparu. Et puis un autre fléau était venu: les Normands, qui, après avoir pillé les côtes, s'enhardissaient, remontaient les fleuves, brûlaient les villes et dévastaient le pays. L'impuissance des Carolingiens à repousser ces envahisseurs hâta la dissolution générale. Désormais, le peuple cessa de compter sur le roi. Le pouvoir royal devint fictif. L'Etat est en faillite. Personne ne lui obéit plus. On cherche protection où l'on peut.
Alors les hauts fonctionnaires se rendent indépendants. Le système féodal, que Charlemagne avait régularisé et discipliné, s'affranchit et produit un pullulement de souverainetés. L'autorité publique s'est évanouie: c'est le chaos social et politique. Plus de Francie ni de France. Cent, mille autorités locales, au hasard des circonstances, prennent le pouvoir." (p.45)
"Les abus de la féodalité ne furent sentis que plus tard, quand les conditions eurent changé, quand l'ordre commença à revenir, et les abus ne s'en développèrent aussi qu'à la longue, la valeur du service ayant diminué et le prix qu'on payait étant resté le même." (p.47)
"Ce fut un progrès, au dixième siècle, de vivre à l'abri d'un château fort. Les donjons abattus plus tard avec rage avaient été construits d'abord avec le zèle qu'on met à élever des fortifications contre l'ennemi." (p.47)
"Le principe de l'élection triomphe: il affaiblit la royauté et il autorise toutes les ambitions. Plus tard, la royauté allemande restera soumise au régime électif tandis que la nouvelle monarchie française se fortifiera par l'hérédité." (p.48)
"Presque rien de grand ne se fait vite. Il faut vaincre des traditions, des intérêts. Et il faut aussi pouvoir durer." (p.49)
"Hugues Capet fut élu en qualité de prince national (987). [...]
Les Capétiens duc héréditaires dans les domaines de l'Ile-de-France, suzerains dans le Maine, la Touraine, l'Anjou, étaient solidement installés au coeur du pays. Ils n'auraient plus qu'à s'affranchir de l'élection pour s'étendre et se développer, ce qui se fit de la manière la plus simple du monde. Hugues Capet ayant tout de suite associé au trône son fils aîné, l'élection du successeur eut lieu du vivant du roi. [...]
La succession de mâle en mâle par ordre de primogéniture, conquête inaperçue des contemporains, allait permettre de refaire la France. [...]
Il semble que les Capétiens aient eu devant les yeux les fautes de leurs prédécesseurs pour ne pas les recommencer. Les descendants de Charlemagne, de Charles le Chauve à Lothaire, s'étaient épuisés à reconstituer l'Empire. Ce fut également la manie des empereurs germaniques. Les Capétiens étaient des réalistes. Ils se rendaient un compte exact de leurs forces. Ils se gardèrent à leurs débuts d'inquiéter personne.
La race de Hugues Capet, après avoir mis trois générations à prendre la couronne, régnera pendant huit siècles. L'avenir de la France est assuré par l'avènement de la monarchie nationale. A cette date de 987, véritablement la plus importante de notre histoire, il y a déjà plus de mille ans que César a conquis la Gaule. Entre la conquête romaine et la fondation de la monarchie française, il s'est écoulé plus de temps, il s'est passé peut-être plus d'événements que de 987 à nos jours. Au cours de ces mille années, nous avons vu que la France a failli plusieurs fois disparaître. Comme il s'en est fallu de peau que nous ne fussions pas français !" (p.52)
"Au comte de Périgord qui s'était emparé de sa ville de Tours, Hugues ayant fait demander par un héraut: "Qui t'a fait comte ?" s'entendit répondre: "Qui t'a fait roi ?" (p.53)
"Les huit grands fiefs étaient ceux de Flandre, de Normandie, de Bourgogne, de Guyenne, de Gasgogne, de Toulouse, de Gothie (Narbonne, Nîmes) et de Barcelone: la suzeraineté capétienne sur ces duchés et ces marches venait de l'héritage des Carolingiens. C'était un titre juridique qui restait à réaliser et qui ne le serait jamais partout. En fait, les grands vassaux étaient maîtres chez eux.
La dignité royale et l'onction du sacre qui entraînait l'alliance de l'Église, une vague tradition de l'unité personnifiée par le roi: c'était toute la supériorité des Capétiens. Ils y joignaient l'avantage, qui ne serait senti qu'à la longue, de résider au centre du pays." (p.56)
"Incapable de résister aux Normands, l'empereur carolingien avait cédé à leur chef Rollon la province qui est devenue la Normandie. Et l'on vit encore le miracle qui s'est répété tant de fois dans cette période de notre histoire: le conquérant fut assimilé par sa conquête. En peu de temps, les nouveaux ducs de Normandie et leurs compagnons cessèrent d'être des pirates. Ils se firent chrétiens, prirent femme dans le pays, en parlèrent la langue, et, comme ils avaient l'habitude de l'autorité et de discipline, gouvernèrent fort bien ; le nouveau duché devint vigoureux et prospère. Les Normands ajoutèrent un élément nouveau, un principe actif, à notre caractère national. Toujours enclins aux aventures lointaines, ils s'en allèrent fonder un royaume dans l'Italie méridionale et en Sicile, portant au loin le nom français. Mais, tout près d'eux, une autre Conquête s'offrait aux Normands, celle de l'Angleterre, où déjà leur influence avait pénétré. Une seule bataille, celle d'Hastings, livra l'île à Guillaume le Conquérant en 1066. L'Angleterre, qui jusqu'alors ne comptait pas, qui était un pauvre pays encore primitif, peu peuplé, entre dans l'histoire et va singulièrement compliquer la nôtre. Allemagne, Angleterre: entre ces deux forces, il faudra nous défendre, trouver notre indépendance et notre équilibre. C'est encore la loi de notre vie nationale." (p.56-57)
"Les Croisades corrigèrent en partie ce que la conquête de l'Angleterre avait d'alarmant. Elle décongestionnèrent la féodalité. En tournant les énergies et les goûts batailleurs vers une entreprise religieuse et idéaliste, Urbain II et Pierre l'Ermite rendirent un immense service à la jeune royauté. Si le pape eut une idée politique, elle visait probablement l'Allemagne avec laquelle il était en conflit. Toute la chrétienté et les plus fidèles partisans de l'empereur germanique obéissant à la voix du pontife: c'était une victoire du Sacerdoce sur l'Empire. Cependant le Capétien que sa modestie tenait à l'écart de ces grandes querelles, profiterait du déplacement de forces que la délivrance de la Terre sainte allait causer.
Il se trouva qu'au moment de la première croisade, la plus importante de toutes (1096), le roi de France était en difficulté avec l'Église à cause d'un second mariage irrégulier. Philippe Ier ne participa d'aucune manière à l'expédition tandis que toute la chevalerie française partait. Nulle part, dans la chrétienté, l'enthousiasme pour la guerre sainte n'avait été plus grand que dans notre pays, au point que la croisade apparut aux peuples d'Orient comme une entreprise française. Il en résulta d'abord pour la France un prestige nouveau et qui devait durer dans la suite des siècles. Et puis, beaucoup des croisés disparurent. D'autres qui, pour s'équiper, avaient engagé leurs terres, furent ruinés. Ce fut une cause d'affaiblissement pour les seigneuries féodales. Et il y eut deux bénéficiaires: la bourgeoisie des villes et la royauté." (p.58)
"On avait recherché la protection des seigneurs pour être à l'abri des pirates: on voulut des droits civils et politiques dès que la protection fut moins nécessaire. La prospérité rendit le goût des libertés et le moyen de les acquérir. Ce qu'on appelle la révolution communale fut, comme toutes les révolutions, un effet de l'enrichissement, car les richesses donnent la force et c'est quand les hommes commencent à se sentir sûrs du lendemain que la liberté commence aussi du prix pour eux." (p.59)
"Ce mouvement [communal] fut d'ailleurs très varié, comme l'était le monde de ce temps où tout avait un caractère local, où les conditions changeaient de province à province et de cité à cité." (p.60)
"L'ambition du roi de France [Louis VI], au commencement du douzième siècle, était d'aller sans encombre de Paris à Orléans. [...]
C'était un homme pour qui les leçons de l'expérience n'étaient pas perdues et il ne voulait pas s'exposer à créer une autre féodalité. Aussi choisit-il pour fonctionnaires de petites gens qui fussent bien à lui et qu'il changeait souvent de place. A sa suite, les rois de France s'entoureront de roturiers bons comptables et bons légistes. Son homme de confiance, Suger, un simple moine, sera le ministre type de la royauté.
Voilà comment, par la force des choses, les Capétiens, issus du régime féodal, en devinrent les destructeurs. Ils devaient le soumettre ou être mangés par lui." (p.60-61)
"Quelle erreur de croire que ce siècle lui-même ait été celui de la foi docile et de l'obéissance au maître ! Ce fut le siècle d'Abélard, de sa fabuleuse célébrité, des controverses philosophiques, des audaces de l'esprit. Les hérésies reparaissaient et elles trouvèrent saint Bernard pour les combattre. La croisade contre les Albigeois était proche. Il y avait aussi des bouillonnements d'indiscipline et, pendant sa régence, il faudra que Suger ait la main lourde. Les hommes de ce temps-là ont eu les mêmes passions que nous." (p.62)
"Louis VII s'était très bien marié. Il avait épousé Éléonore de Guyenne, dont la dot était tout le Sud-Ouest. Par ce mariage, la France, d'un seul coup, s'étendait jusqu'aux Pyrénées. Les deux époux ne s'entendirent pas et Louis VII paraît avoir eu de sérieux griefs contre la reine ; la France aussi a eu son "nez de Cléopâtre" qui a failli changer son destin. Toutefois cette union orageuse ne fut annulée qu'après quinze ans, lorsque Suger, le bon conseiller, eut disparu. Ce divorce fut une catastrophe. Bien qu'Éléonore ne fût plus jeune, elle ne manqua pas de prétendants et elle porte sa dot à Henri Plantagenêt, comte d'Anjou. C'était une des pires conséquences du démembrement de l'Etat par le régime féodal que le territoire suivît le titulaire du fief homme ou femme, comme une propriété. Dans ce cas, la conséquence fut une gravité sans pareille. Le hasard voulut, en outre, que le comte d'Anjou héritât presque tout de suite de la couronne d'Angleterre (1154). Le Plantagenêt se trouvait à la tête d'un royaume qui comprenait, avec son domaine angevin, la Grande-Bretagne et la Normandie et, par Éléonore de Guyenne, l'Auvergne, l'Aquitaine. Serré entre cet Etat et l'empire germanique, que deviendrait le royaume de France ? C'est miracle qu'il n'ait pas été écrasé. La fin du règne de Louis VII se passa à écarter la tenaille et à défendre les provinces du Midi contre l'envahissement anglo-normand. Une grande lutte avait commencé. Elle ne devait avoir de trêve qu'avec saint Louis. Ce fut la première guerre de cent ans." (p.63)
"Philippe Auguste n'avait qu'une idée: chasser les Plantagenêts du territoire. Il fallait avoir réussi avant que l'empereur allemand, occupé en Italie, eût le loisir de se retourner contre la France. C'était un orage que le Capétien voyait se former. Cependant la lutte contre les Plantagenêts fut longue. Elle n'avançait pas. Elle traînait en sièges, en escarmouches, où le roi de France n'avait pas toujours l'avantage. Henri, celui qu'avait rendu si puissant son mariage avec Éléonore de Guyenne, était mort, Richard Coeur de Lion, après tant d'aventures romanesques, avait été frappé d'une flèche devant le château de Châlus: ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait encore de résultat. Vint Jean sans Terre: sa démence, sa cruauté offrirent à Philippe Auguste l'occasion d'un coup hardi. Jean était accusé de plusieurs crimes et surtout d'avoir assassiné son neveu Arthur de Bretagne. Cette royauté anglaise tombait dans la folie furieuse. Philippe Auguste prit la défense du droit et de la justice. Jean était son vassal: la confiscation de ses domaines fut prononcée pour cause d'immoralité et d'indignité (1202). La loi féodale, l'opinion publique était pour Philippe Auguste. Il passa rapidement à la saisie des terres confisquées où il ne rencontra qu'une faible résistance. Fait capital: la Normandie cessait d'être anglaise. La France pouvait respirer. Et, tour à tour, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Poitou tombèrent entre les mains du roi. Pas de géant pour l'unité française. Les suites du divorce de Louis VII étaient réparées. Il était temps.
Philippe Auguste s'occupait d'en finir avec les alliés que Jean sans Terre avait trouvés en Flandre lorsque l'empereur Othon s'avisa que la France grandissait beaucoup. Une coalition des rancunes et des avidités se forma: le Plantagenêt, l'empereur allemand, les féodaux jaloux de la puissance capétienne, c'était un terrible danger national. [...] Devant le péril, Philippe Auguste ne manqua pas non plus de mettre les forces morales de son côté. Il avait déjà la plus grande, celle de l'Église, et le pape Innocent III, adversaire de l'Empire germanique, était son meilleur allié européen: le pacte conclu jadis avec la papauté par Pépin et Charlemagne continuait d'être bienfaisant. Philippe Auguste en appela aussi à d'autres sentiments. On forcerait à peine les mots en disant qu'il convoqua ses Français à la lutte contre l'autocratie et contre la réaction féodale, complice de l'étranger. [...] Les milices avaient suivi d'enthousiasme et, après la victoire qui délivrait la France, ce fut de l'allégresse à travers le pays. Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ?" (p.64-66)
"Qu'était l'hérésie albigeoise ? Un mouvement politique. On y reconnaît ce qui apparaîtra dans le protestantisme: une manifestation de l'esprit révolutionnaire. Il y a toujours eu, en France, des éléments d'anarchie. [...]
Comme les protestants, les Albigeois prétendaient purifier le christianisme. Ils s'insurgeaient contre la hiérarchie ecclésiastique et contre la société. Si l'on en croit les contemporains, leur hérésie venait des Bogomiles bulgares qui furent comme les bolcheviks du Moyen Age. Ce n'est pas impossible, car les idées circulaient alors aussi vite que de nos jours. Il est à remarquer, en outre, que le Languedoc, les Cévennes, âpres régions où le protestantisme trouvera plus tard ses pasteurs du désert, furent le foyer de la secte albigeoise.
Elle se développa, avec la tolérance de la féodalité locale, jusqu'au jour où la croisade fut prêchée à travers la France, au nom de l'ordre autant qu'au nom de la foi. Dès le moment où Simon de Montfort et ses croisés se mirent en marche, l'affaire changea d'aspect. Elle devint la lutte du Nord contre la féodalité du Midi et la dynastie toulousaine. L'adversaire était le comte de Toulouse au moins autant que l'hérésie. Le Nord triompha. Mais, avec un sens politique profond, Philippe Auguste refusa d'intervenir en personne et d'assumer l'odieux de la répression. Il n'avait que peu de goût pour les croisades et celle-là, s'il y eût pris part, eût gâté les chances de la monarchie dans la France méridionale. La féodalité du Sud ne se releva pas de cette lutte. Du moins les rancunes qui en restèrent n'atteignirent pas le Capétien. Elle ne compromirent pas son œuvre d'unité.
En mourant (1223), Philippe Auguste ne laissait pas seulement une France agrandie et sauvée des périls extérieurs. Il ne laissait pas seulement un trésor et de l'ordre au-dedans. Sa monarchie était devenue si solide qu'il put négliger la précaution qu'avaient observée ses prédécesseurs. Il ne prit pas la peine d'associer son fils ainé au trône avant de mourir. Louis VIII lui succéda naturellement et personne ne demanda qu'une élection eût lieu. A peine se rappelait-on qu'à l'origine la monarchie avait été élective. De consuls à vie, les Capétiens étaient devenus rois héréditaires. Depuis Hugues Capet, il avait fallu près de deux siècle et demi pour que l'hérédité triomphât. Évènement immense. La France avait un gouvernement régulier au moment où les empereurs d'Allemagne tombaient les uns après les autres, au moment où l'autorité du roi d'Angleterre était tenue en échec par la grande charte de ses barons." (p.67-68)
"En 1226, lorsque Louis VIII mourut, son fils ainé avait onze ans. Les minorités ont toujours été un péril. Celle-là compte parmi les plus orageuses. Le règne de saint Louis a commencé, comme celui de Louis XIV, par une Fronde, une Fronde encore plus dangereuse, car ceux qui la conduisaient étaient de puissants féodaux. Les vaincus de Bouvines étaient avides de prendre leur revanche et d'en finir avec l'unificateur capétien. Les conjurés contestaient la régence de Blanche de Castille." (p.68)
"En 1236, Louis IX est majeur. Il vient d'épouser Marguerite de Provence. Mariage politique qui prépare la réunion d'une autre province." (p.69)
"Saint Louis savait frapper fort et frapper juste. A la bataille de Taillebourg, en 1242, il avait brisé le dernier retour offensif des Plantagenêts. On a admiré que, parti pour délivrer Jérusalem, il fût allé, comme Bonaparte, droit en Égypte, clef de la Palestine et de la Syrie.
Cette expédition tourna mal. C'était la fin des Croisades et le royaume chrétien de Jérusalem ne pouvait plus être sauvé. Saint Louis fut fait prisonnier par les Mameluks après des combats chevaleresques et ne retrouva sa liberté qu'en payant rançon." (p.70-71)
"Il mettait le "Parlement" au-dessus des autres juridictions. C'est sous son règne que cette cour d'appel et de justice reçoit ses attributions principales. Et le Parlement jouera un grand rôle dans notre histoire. En unifiant le droit, il unira la nation. Il renforcera l'État en éliminant peu à peu les justices féodales, jusqu'au jour où le Parlement lui-même, devenu pouvoir politique, sera un danger pour la monarchie." (p.72)
"Sous son règne [...] la France était devenue plus prospère, la vie plus douce, plus sûre, plus humaine." (p.72-73)
"Contre la papauté, [Philippe le Bel] défendit les droits de la couronne et l'indépendance de l'Etat français.
Boniface VIII s'était mêlé de choses qui ne le regardaient pas. Il ne se contenait pas de reprocher à Philippe le Bel d'avoir touché ou saisi les revenus de l'Église -le grand souci du roi, tandis qu'il était aux prises avec les difficultés, européennes, étant de ne pas laisser sortir d'argent de France. Le pape critiquait le gouvernement de Philippe le Bel, l'accusait d'oppression et de tyrannie, intervenait même dans les finances puisqu'un de ses griefs était l'altération des monnaies, mesure nécessitée par la guerre, elle aussi [...]
Philippe le Bel reçut mal ces remontrances et la France les reçut aussi mal que lui. Pour frapper les imaginations, comme s'y prendrait aujourd'hui la presse, le roi publia de la bulle Ausculta fili un résumé qui grossissait les prétentions du pape. [...] Enfin, pour mieux marquer qu'il avait la France derrière lui, le roi convoqua des états généraux. On a prétendu de nos jours que c'était une innovation, que de ces états de 1302 dataient une institution et l'origine des libertés publiques. A la vérité, il y avait toujours eu des assemblées. L'une d'elles, nous l'avons vu, avait élu Hugues Capet. Les bourgeois des villes, les gens de métier avaient coutume de délibérer sur les questions économiques, en particulier celle des monnaies. La convocation de 1302 ne les surprit pas et ne paraît pas avoir été un événement, car l'élection des représentants du troisième ordre -le "tiers état"- n'a pas laissé de traces et tout se passa comme une chose naturelle et ordinaire puisque la convocation fut du mois de mars et qu'on se réunit dès avril, à Paris, dans l'église Notre-Dame. Nobles, bourgeois, clergé même, tous approuvèrent la résistance de Philippe le Bel au pape. Le roi de France "ne reconnaissait point de supérieur sur la terre". [...]
Boniface VIII, qui avait une grande force de caractère, n'était pas homme à céder. Il maintint sa prétention de convoquer à Rome un concile pour juger le Capétien et "aviser à la réforme du royaume". Philippe le Bel était menacé d'excommunication s'il refusait de laisser partir pour Rome les prélats français. Toutefois, il chercha à négocier. Sa nature le portait à épuiser les moyens de conciliation avant de recourir aux grands remèdes. C'est seulement quand il vit que le pape était résolu à l'excommunier et à user contre lui de ses forces spirituelles, ce qui eût peut-être amené un déchirement de la France, que Philippe prit le parti de prévenir l'attaque et de frapper un grand coup. Il était temps, car déjà la parole pontificale agissait et le clergé, les ordres religieux, les Templiers surtout, hésitaient à suivre le roi et à donner tort à la papauté. C'est alors que le chancelier Guillaume de Nogaret se rendit à Rome, trouva Boniface VIII à Anagni et s'empara de sa personne. Délivré, le pape mourut d'émotion quelques jours plus tard (1303). [...]
Les bulles de Boniface VIII étaient annulées. Le roi de France était maître chez lui. Il avait joué gros jeu pour sauver son autorité et l'unité morale du royaume. Le signe de sa victoire, ce fut que Clément V, ancien archevêque de Bordeaux, passa pour un pape français et s'établit à Avignon. Pendant trois quarts de siècle, les papes y resteront sous la protection de la monarchie française." (p.79-81)
"Philippe le Bel, pour trouver de l'argent, s'adressa à ceux qui en avaient et que l'opinion publique l'engageait à frapper. Il mit de lourdes taxes sur les marchands étrangers et sur les Juifs qui faisaient le commerce de la banque. Est-ce aussi pour se procurer des ressources qu'il détruisit l'ordre du Temple ? Oui et non. Le procès des Templiers se rattache au conflit avec Boniface VIII. L'ordre n'était pas seulement riche. Il était puissant. C'était déjà un Etat dans l'Etat. Et il était international. En prenant parti pour Boniface VIII, il avait menacé l'unité du royaume. Le procès des Templiers, qui eut un si grand retentissement, fut avant tout un procès politique. Philippe le Bel ne fut si acharné à brûler comme hérétiques de nombreux chevaliers et leur grand maître, Jacques de Molay, que pour donner à cette opération de politique intérieure un prétexte de religion et de moralité." (p.82)
"Philippe le Bel réunit à la France la Champagne, la Marche et Angoulême, Lyon et le Vivarais, [...] il maria son second fils, Philippe le Long, à l'héritière de Bougogne [...] il garda, de la dure entreprise de Flandre, Lille, Douai et Orchies. C'était, au milieu des pires difficultés, un des plus grands efforts d'expansion que la France eût accomplis depuis le premier Capétien." (p.82-83)
"[La flotte française] fut détruite en 1340 à la funeste bataille de l'Écluse: la guerre de Cent Ans a commencé par ce désastre, par l'équivalent de Trafalgar. Désormais, l'Angleterre est maîtresse des routes maritimes. Elle envahira la France où et quand elle voudra. [...]
L'armée anglaise traversa la Normandie, pillant les villes ouvertes. Elle remonta la Seine, menaça Paris. Philippe VI, pendant ce temps, inquiétait l'ennemi du côté de la Guyenne. Il remonta en hâte avec son armée et son approcha détermina Édouard [III], qui se sentait bien en l'air, exposé à une aventure, à s'en aller au plus vite vers le Nord. Plusieurs fois sa retraite faillit être coupée, tant qu'il dut se résoudre à faire tête, croyant tout perdu. En somme, il redoutait l'armée française, il ne se fiait pas assez à la supériorité de ses moyens. Il avait pourtant l'avantage de la tactique et du matériel. Le calcul et l'organisation l'emportèrent sur l'imprudence d'une vaine bravoure dans la fatale journée de Crécy: notre principale force militaire y fut détruire (1346). Édouard III put assiéger et prendre Calais. Pendant deux siècles, l'Angleterre gardera cette "tête de pont".
Édouard III ne poursuivit pas ses avantages. La guerre coûtait cher, les armées étaient peu nombreuses, ce qui rendait prudent. Une trêve, plusieurs fois renouvelée, fut signée avec la France. Elle durait encore lorsque Philippe VI mourut en 1350." (p.92-93)
"Un historien a pu dire qu'à l'avènement de Jean le Bon "la trahison était partout". [...] Le roi Jean n'était sûr de personne, des féodaux moins que des autres. Il essaya de s'attacher la noblesse par le sentiment de l'honneur, exploita la mode, créa un ordre de chevalerie: ce qu'on prend pour des fantaisies moyenâgeuses avait un sens politique. Ce Jean, qu'on représente comme un étourdi, un agité romanesque et glorieux, se rendait compte de la situation. Son autorité était compromise. Il n'hésita pas à faire décapiter sans jugement un connétable, le comte d'Eu, qui avait vendu aux Anglais la place de Guînes. Mais il allait trouver un traître dans sa propre famille. Charles le Mauvais, roi de Navarre, petit-fils de Louis Hutin, s'estimait injustement évincé du trône de France. Lui et les siens agitaient le pays par leurs intrigues et leurs rancunes. Jean chercha vainement à le gagner par des procédés généreux. Charles le Mauvais était puissant. Il avait des fiefs et des domaines un peu partout en France, des partisans, une clientèle. Le parti de Navarre ne craignit pas d'assassiner le nouveau connétable par vengeance: ce fut le début des crimes politiques et de la guerre civile. Jean résolut de sévir, de séquestrer les domaines du roi de Navarre, qui passa ouvertement à l'Angleterre. Ce fut le signal de la reprise des hostilités avec les Anglais (1355).
La lutte s'annonce mal pour la France. Le roi doit compter avec Charles le Mauvais, perfide, presque insaisissable, sur lequel par un beau coup d'audace, il ne met un jour la main que pour voir une partie du royaume s'insurger en sa faveur. Jean procède à des exécutions sommaires, fait reculer les rebelles, mais n'ose, à tort, verser le sang de sa famille, et se contente d'emprisonner le roi de Navarre qui lui demande pardon à genoux: nous verrons bientôt reparaître le Mauvais, pire dans son orgueil humilié. Cependant les troupes anglaises se sont mises en mouvement. Elles envahissent et ravagent la France, cette fois celle du Midi, et avancent par le Sud-Ouest. C'était le moment de la nouvelle rencontre, inévitable depuis Crécy. Édouard III s'y était préparé. L'argent lui manquait: l'Angleterre industrielle et commerçante en emprunta, sur le monopole des laines, aux banquiers florentins. A la France, surtout agricole, cette ressource faisait défaut. L'impôt seul pouvait remplir le Trésor, et moins que jamais les Français étaient d'humeur à payer des impôts tandis qu'ils se plaignaient des expédients financiers auxquels la couronne était réduite. Jean dut d'adresser aux états provinciaux pour obtenir des subsides et, en 1355, convoqua des états généraux. Là parut Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Avertie par le chancelier des dangers que courait la France, l'assemblée consentit à voter des taxes, mais à la condition de les percevoir par des agents à elle et d'en contrôler l'emploi. Elle ajouta de sévères remontrances au gouvernement sur la gestion des finances publiques. Que les impôts soient votés et perçus par les représentants de ceux qui les paient, le principe était bon. La monarchie l'acceptait. Elle avait elle-même tant de difficultés à trouver de l'argent ! Elle eût volontiers laissé la tâche à d'autres. Mais les états tombaient mal. Ils ne furent pas plus heureux que le roi. Une partie de la France était en rébellion. La Normandie, l'Artois, la Picardie n'avaient pas voulu "députer" aux états généraux et refusèrent d'acquitter les taxes. [...] Les états, devant le refus des contribuables, remplacèrent les taxes sur le sel et sur les ventes par un prélèvement sur le revenu qui fut accueilli de la même manière. Cependant l'ennemi ravageait notre territoire. "La résistance aux impôts votés par les états, dit Michelet, livrait le royaume à l'Anglais".
Jean le Bon dut se porter à la rencontre de l'envahisseur avec des troupes qui n'étaient ni mieux armées ni mieux instruites que celle de Crécy. Ces dix ans avaient été perdus dans le mécontentement et les dissensions. La France n'avait fait aucun progrès militaire. Sa seule armée, l'armée chevaleresque et féodale, se battit selon des principes qui ne valaient plus rien et recommença les fautes de Crécy. Cette fois le désastre fut complet. A Poitiers, le roi Jean, qui s'était battu en personne, la hache à la main, fut pris et emmené à Londres par les Anglais (1356)." (p.93-95)
"La disparition du roi créa une situation révolutionnaire. Le dauphin Charles, nommé lieutenant du royaume, restait seul à Paris. Il devait, plus tard, être un de nos meilleurs souverains. C'était alors un très jeune homme, froid, d'aspect timide et chétif, précocement calculateur. Il n'eut pas d'autorité dans Paris, déjà grande ville tumultueuse. On vit alors tous les phénomènes de la "débâcle". A la nouvelle de la catastrophe de Poitiers, on chercha les responsables. On accusa les nobles, c'est-à-dire les militaires. On cria à la trahison. Le dauphin ayant convoqué les états généraux, l'assemblée commença, comme toutes les assemblées en pareil cas, par nommer une commission d'enquête qui exigea l'institution d'un conseil de surveillance auprès du dauphin et des fonctionnaires publics, ainsi qu'un comité de l'armée chargé "d'ordonner pour le fait des guerres". C'était une tentative de gouvernement parlementaire et, tout de suite, la politique apparut. Il y eut un parti navarrais aux états. Une des requêtes présentées par la commission tendait à mettre en liberté le roi de Navarre, illégalement détenu. [...]
Aux requêtes des états, le dauphin avait répondu d'une façon dilatoire et demandé d'en référer à son père. Cependant la confusion s'aggravait dans le pays. Les Anglais et les Navarrais dévastaient les campagnes. Des bandes armées, les grandes compagnies, se livraient au brigandage. Paris, qui s'entourait en hâte de murs, s'emplissait de réfugiés, qui répandaient l'alarme et la fièvre. [...]
Le roi Jean fit savoir de Londres qu'une trêve étant signée avec l'Angleterre, il n'y avait plus lieu de voter les impôts proposés par les états ni, par conséquent, de tenir la session de Pâques. L'agitation de Paris s'accrut et, dès lors, Étienne Marcel se comporta en véritable chef révolutionnaire. Il fallait au mouvement l'appui d'un parti et d'un nom. Un coup de main délivra Charles le Mauvais qui, par complicité du prévôt des marchands, vint à Paris et harangua le peuple. Cependant Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d'humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d'autorité. Un joue, s'étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d'une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge.
Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s'accordent guère avec l'image qu'on se fait communément de l'homme du Moyen Age, pieusement soumis à ses rois. On sait mal comment le dauphin, captif d'Étienne Marcel, après la sanglante journée du Louvre, réussit à s'échapper de Paris. Ayant atteint l'âge de dix-huit ans, il prit le titre de régent et, réfugié en Champagne, il obtint l'appui des états de cette province. Ce fut le point de départ de la résistance. Beaucoup de députés aux états généraux, effrayés, avaient fui Paris. Ils tinrent à Compiègne une assemblée qui se prononça pour le régent, et lui accorda les ressources nécessaires pour lever des troupes moyennant la promesse de réformes. Aussitôt le dauphin commença l'investissement de Paris, Étienne ayant refusé de se soumettre.
C'était la guerre civile, la dispute pour le pouvoir. Elle éveilla des instincts éternels et "l'anarchie spontanée" éclata. Dans toute la région qui entoure la capitale, dans le pays de Laon, d'Amiens, de Beauvais, de Soissons, où le mouvement communal avait déjà revêtu, jadis, les formes plus violentes, ce fut une terrible Jacquerie. Étienne Marcel accueillit avec joie, s'il ne l'avait provoquée, cette révolte paysanne et s'entendit avec ses chefs. Mais les Jacques, auxquels il prêtait la main, furent battus, presque par hasard, à Meaux. Charles le Mauvais lui-même, pour ne pas s'aliéner les nobles qui étaient dans son parti, s'associa à la répression et il y eut grand massacre de révoltés. Avec la Jacquerie, Étienne Marcel perdait un grand espoir. Il ne comptait plus que sur Charles le Mauvais, auquel il donna le titre de capitaine général de Paris, mais qui, devenu prudent, négociait déjà avec le dauphin. En somme, l'effroi qu'avait répandu la Jacquerie rétablissait les affaires de la royauté. Paris, serré de près, manquait de vivres et commençait à murmurer. On murmura plus encore lorsque le prévôt des marchands eut appelé des Anglais dans la ville. Le parti royaliste, terrorisé par des massacres après la fuite du régent, releva la tête. Bientôt Étienne Marcel fut tué, au moment où, selon la légende, il plaçait lui-même les gardes qui devaient ouvrir les portes de la ville au roi de Navarre: la dernière ressource du chef révolutionnaire paraît en tout cas avoir été d'offrir la couronne à Charles le Mauvais. Étienne Marcel finit comme un traître.
Jean Maillart et les bourgeois parisiens qui avaient mené cette contre-révolution arrêtèrent les amis du prévôt et envoyèrent des députés au régent qui reprit possession de la ville. On était en juillet 1358: les troubles duraient depuis près de deux ans. [...]
Le futur roi Charles, qui allait devenir Charles le Sage, vivra longtemps sous l'impression de ces événements révolutionnaires comme Louis XIV vivra sous l'impression de la Fronde.
La royauté était rétablie dans sa capitale, mais la guerre civile n'avait pas arrangé les affaires de la France. L'état de guerre durait. Les campagnes, à la merci des Anglais, foulées aux pieds, se défendaient comme elles pouvaient [...]
Il fallait au royaume la paix d'abord. Celle qu'offrit Édouard III était telle (le vieil État anglo-normand en eût été reconstitué), que les états généraux autorisèrent le régent à la repousser. Alors Édouard III se prépara de nouveau à envahir la France et cette menace eut un effet salutaire: Charles le Mauvais lui-même eut honte de ne pas paraître bon Français et conclut un accord provisoire avec le régent, tandis que les milices pourchassaient les grandes compagnies. Édouard III, débarqué à Calais avec une puissante armée, se heurta partout à des populations hostiles, à des villes qui s'enfermaient dans leurs murs. Il parut devant Paris et les Français se gardèrent de lui offrir la bataille. Las de battre un pays désert, Édouard III, craignant un désastre, rabattit ses exigences. On signa en 1360 le traité de Brétigny, qui nous laissait la Normandie, mais nous enlevait tout le Sud-Ouest jusqu'à la Loire. Le tribut de guerre, dit rançon du roi Jean, fut fixé à trois millions d'écus d'or payables en six annuités. Invasion, démembrement du territoire, indemnité écrasante: tel fut le prix du "hutin" qui avait commencé aux dernières années de Philippe le Bel pour s'épanouir dans les révolutions de Paris." (p.95-100)
"Le roi Jean, délivré, vécut encore quatre ans qu'il passa à nettoyer le pays des brigands qui l'infestaient. Quand son fils Charles lui succéda (1364), il s'en fallait de beaucoup que cet ouvrage fût fini." (p.100)
"Un grand règne de réparation et de restauration commençait. Charles V, qui fut surnommé le Sage, c'est-à-dire le savant, celui qui sait [...] est dépourvu de panache. Il vit comme vivra Louis XI, renfermé. Il calcule, médite, thésaurise, il suit un plan, c'est un constructeur, l'homme dont la France a besoin. Il pansera ses plaies, il la remettra à son rang en moins de vingt années.
Son idée elle n'est pas difficile à saisir. La France ne peut pas se résigner au traité de Brétigny ou bien elle renonce à vivre. Il faut que l'Anglais sorte du royaume ou bien il finira par en devenir le maître. Pour le chasser, deux conditions nécessaires: une armée d'abord, une marine ensuite. D'armée, Charles V n'en a pas. Il est si loin d'en avoir une que son célèbre et fidèle connétable, Du Guesclin, n'a été d'abord que le capitaine d'une de ces bandes qui guerroient un peu partout. Le roi s'attache Du Guesclin, rallie par lui quelques-unes des grandes compagnies, en forme peu à peu des troupes régulières. Les Navarrais, toujours poussés en avant par l'Angleterre, sont battus à Cocherel: petite victoire, grandes conséquences. Le roi de Navarre comprend qu'il n'a plus rien à espérer, que l'ordre revient que le temps des troubles est fini. Charles le Sage transige avec Charles le Mauvais, en attendant mieux. [...]
Pour libérer le territoire, il n'y avait qu'un moyen et Charles V, sage et savant homme de la réflexion et des livres, le comprit. C'était que l'Anglais ne fût plus maître de la mer. Dès que les communications entre l'île et le continent cesseraient d'être assurés, les armées anglaises, dans un pays hostile et qui supportait mal leur domination, seraient perdues. Créer une marine: œuvre de longue haleine, qui veut de la suite, de l'argent, et il a toujours été difficile d'intéresser le Français terrien aux choses de la mer. Charles V prépara de loin notre renaissance maritime et comptait, en attendant, sur la flotte de ses alliés d'Espagne." (p.100-101)
"Alors, ayant noué des alliances de terre et de mer, Charles V écouta l'appel des populations cédées et dénonça le traité de Brétigny. La campagne, menée par Du Guesclin, consistait à user l'ennemi, usure qui devint plus rapide quand la flotte anglaise eut été battue et détruite par les Espagnols devant La Rochelle. Les conditions de la lutte changeaient. Des corsaires français ou à la solde de la France inquiétaient les convois et parfois les ports de l'ennemi. Édouard III, alarmé, voulut frapper un coup, mais il lui fallut un an pour envoyer en France une nouvelle armée. La consigne fut de lui refuser partout le combat, de ne pas retomber dans les fautes de Crécy et de Poitiers. Cette armée anglaise allait à l'aventure, cherchant un adversaire qui se dérobait. Elle alla finir, exténuée, presque ridicule, à Bordeaux, tandis que château par château, ville après ville, les provinces du Sud-Ouest étaient délivrées. Charles V eut d'ailleurs soin d'entretenir leur patriotisme par l'octroi de nombreux privilèges. [...]
Édouard III, découragé, finit par accepter des pourparlers de paix. Charles V voulait l'évacuation complète du territoire, sans oublier Calais. L'Angleterre refusa et la guerre reprit." (p.101-102)
"Si Charles V avait vécu dix ans de plus, il est probable que Jeanne d'Arc eût été inutile: il n'y aurait plus eu d'Anglais en France. A la fin de son règne, les rôles étaient renversés. Nos escadres, commandées par l'amiral Jean devienne, émule sur mer du Du Guesclin, ravageaient librement les côtes anglaises. Nos alliés espagnols entraient jusque dans la Tamise. En France, les Anglais ne possédaient plus que Bayonne, Bordeaux et Calais. Leur expulsion complète n'était plus qu'une question de temps, car leurs affaires intérieures allaient mal. Édouard III et le Prince Noir étaient morts. Richard II avait treize ans et sa minorité devait être tumultueuse: déjà Wyclif avait annoncé la Réforme, le commerce souffrait et une Jacquerie, plus terrible que celle qu'on avait vue chez nous, allait venir. Mais il semblait que la fortune fût lasse d'être fidèle à la France, comme elle l'avait été pendant trois cents ans. Par la mort de Charles le Sage (1380), nous allions retomber dans les faiblesses d'une minorité suivie d'une catastrophe, épargnée jusque-là à la monarchie capétienne: à peine majeur, le roi deviendrait fou." (p.103)
"Un des grands enseignements de l'histoire, c'est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d'avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu'imprévues." (p.104)
-Jacques Bainville, Histoire de France, Éditions Perrin, coll. tempus, 2014 (1924 pour la première édition), 552 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 13 Jan - 13:10, édité 1 fois