Après dix ans de carrière dans le cyclisme professionnel, le journaliste Olivier Haralambon a entrepris, à 37 ans, des études de philosophie avec un appétit décuplé. Et c’est en sportif, avec « un corps en forme », qu’il a abordé la vie de l’esprit. Un jour, il a dû lire et travailler la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et s’est construit sa méthode comme un vrai programme d’entraînement sportif et de dépassement de soi.
Face à un livre difficile, nous avons tendance à nous dire : « Ce livre n’est pas pour moi. » Comment décririez-vous cette expérience ?
Olivier Haralambon : Un livre qui « n’est pas pour moi » est souvent un livre devant lequel on n’est pas légitime, parce qu’il est supposé avoir une technicité au-dessus de nos moyens ou exiger une culture dont on se sait dépourvu. Mais c’est au fond un livre dont on se prive. Évidemment, un historien aura une compréhension plus précise que la mienne d’un livre d’histoire, ou un philosophe pour lire la philosophie, mais je crois qu’il est impossible de ne rien tirer d’un texte, quels que soient nos moyens au départ. J’éprouve pour ma part une sorte d’érotique du livre. Ouvrir un livre qui « n’est pas pour moi », c’est comme rencontrer une femme qui « n’est pas pour moi », c’est subvertir un interdit : on est attiré par ce qui ne nous est pas adressé, ou pas a priori réservé. J’éprouve quelque chose de très excitant à approcher la Phénoménologie de la perception, de Merleau-Ponty, ou la Critique de la raison pure, de Kant, ou même La Divine Comédie de Dante : la difficulté elle-même est attirante…
Vous avez repris des études de philosophie assez tardivement, après dix ans de carrière de coureur cycliste. Vous parlez du moment où il vous a fallu lire Merleau-Ponty presque comme d’une épreuve sportive : c’est le col qu’il faut aborder par la face nord !...
En effet, mais c’est ainsi que mon professeur de philosophie de l’époque me l’a présenté ! J’étais revenu à la philo par le biais de la formation professionnelle, par un cursus de cours étalé sur deux ans qui m’a permis d’obtenir un diplôme d’Université de Paris-12."
-Olivier Haralambon, propos recueillis par Catherine Portevin, Philosophie Magazine, 28 mai 2021.
"Il est là sous la main, on l’a soupesé, feuilleté, peut-être reniflé – et posé. On en attend, on en a soif. On veut y croire, comme à une aventure amoureuse sur le point de débuter. On s’efforce de rester sourd aux persiflages qui bourdonnent dans la tête et qui disent : « Ce livre n’est pas pour toi. Ce livre est trop pour toi. »
Alors on s’attable, et après s’être attardé sur la page titre, avoir consulté le dépôt légal, en expirant un petit coup sec, on l’ouvre à la première page. À ce stade la couverture souple et la reliure encollée ne permettent pas au livre de rester ouvert, et il faut le tenir à deux mains. Les techniques de reliure modernes interdisent aux livres de s’abandonner. Pour qu’ils s’étalent, offerts et sur le dos, il faut comme leur briser l’échine, ou installer des dispositifs précaires, qui déconcentrent et énervent.
En général, la première page est à demi nue, le texte n’en couvre pas toute la surface, qui n’en garde pas moins son aspect de texte. Encadré de sa marge blanche, il se présente comme une sorte de plaque rectangulaire, lisse ou grenue selon la tournure d’esprit du lecteur. Pourvu qu’on n’entreprenne pas de le lire, un texte imprimé se donne à voir comme une merveilleuse image, une sorte de tapis monochrome mystérieusement ouvragé. On rêve d’en jouir comme si l’on avait appris à frayer sous la surface des caractères imprimés, dans l’eau où oscillent des infinités de créatures sémantiques.
Ça débute comme ça. L’œil se pose sur l’angle supérieur gauche et parcourt les lignes comme il a appris à le faire, comme un chariot de machine à écrire. Quelque part dans l’esprit du lecteur, l’auteur délègue un locuteur. La voix qui s’élève alors n’a pas de timbre et n’appartient à personne. Elle ne bute pas vraiment sur les mots, mais elle se reprend parfois spontanément, elle revient en arrière, tant elle sait qu’elle n’y met pas le ton. Elle cherche la justesse, sans même savoir si la clé est de sol, de fa ou d’ut. Elle chante comme un enfant en bas âge. Ces accidents d’intonation sont essentiellement liés à la faible amplitude de sa foulée et à l’imprécision de son pas : elle n’enjambe pas toujours aisément les propositions les plus longues et ne s’arrête pas toujours sur les points. Elle bascule, tel un corps qui buste en avant ferait de petits moulinets de bras, trébuche, empiète et s’étale dans la phrase suivante. Elle reprend certaines de ses erreurs, donc, mais pas toutes, car en dépit de toute cette maladresse, elle va très vite – elle précède le lecteur lui-même. Elle s’agite et il n’entend pas.
Car pour lui, au fil des lignes et des allers-retours du chariot oculaire, la voix du texte reste un écho lointain et indistinct, isolé. Un gouffre l’en sépare, d’où jaillissent pêle-mêle des fragments de temps et d’images. Il voit passer des fantômes – du temps jadis ou de l’heure passée – et des incongruités. Une vieille chanson revient le harceler, il rejoue quelque réplique de sa journée de travail, une démangeaison s’éveille, une tension musculaire persiste. Il a des yeux de neige sale. Le monde et l’Histoire s’interposent. Ici et là, un mot apparaît, nu et net à travers les déchirures de l’écran, alors il tend l’oreille, mais l’éclair de sens est aussitôt annulé, évanoui. La voix ne dit rien qui vaille, mais si distante et si peu audible soit-elle, elle l’emmène et le lien ne rompt pas.
C’est au bas de la page qu’il ressent ce petit choc, ce vacillement qui précède l’immobilité. La voix a buté sur le heurtoir, et s’est tue. La page ne tourne pas. Il a lu, mais il n’a rien compris. Il voulait voir et il n’a rien vu. Oh, il a bien reconnu les grands équilibres de sa langue maternelle, il en a subi le charme un peu hypnotique, et c’est pourquoi il n’a pas refermé le livre. Mais, de ce que vient de dire la bouche de sa mère, il ne reste rien, ou presque.
Il a glissé, il a dégringolé, et le voilà en pied de page, comme assis sur le sol après une chute. Il se tâte, estourbi, et jette au-dedans de lui un regard circulaire. Où est-il ? Il essaie de se souvenir par où il est passé, des lieux qu’il a traversés, des visages et des figures qu’il a croisés sur sa route avant l’accident. L’itinéraire, bien sûr, lui a échappé, il est perdu, et ne pourrait pas expliquer le chemin à qui voudrait le rejoindre. Il n’a que quelques indices, des images de mots – des mots-vus, certains pour la première fois – ou des images évoquées par les mots : imprécises, peut-être réduites à une couleur ou un son, mais des images dont il sait avec certitude qu’elles proviennent du texte.
Surtout il s’aperçoit qu’il a très tôt perdu connaissance, que l’impact a peut-être même eu lieu quelque part dans la toute première phrase. Et que dès lors, il a rêvé sous la conduite distante d’une voix dont la paroi du texte le séparait.
La lecture, c’est de l’escalade en descente. Cette paroi, il doit l’examiner en détail, à la recherche de la moindre prise, racine ou fil à tirer. La faille la plus mince, la fissure à peine visible. Alors il se fera servile comme l’eau, patient comme la houle, s’aplatira, s’infiltrera, et au fil des passages, imbibera la surface solide du texte jusqu’à la faire éclater."
"Jusqu’au lycée, j’ai lu, mais comme lit un enfant issu de classes populaires un peu militantes. J’ai lu comme on venge ses grands-parents, comme quand on n’incarne que la deuxième ou troisième génération de lecteurs. Zola, mais pas Shakespeare, en somme.
Or, entre-temps, je l’ai évoqué ailleurs, je m’étais mis en tête de pratiquer le sport cycliste. J’avais commencé à disputer des courses chaque dimanche, au départ desquelles mon père me conduisait. Au fil des années, cette histoire a pris les proportions d’un petit délire monacal dans lequel je me voyais comme une sorte d’ouvrier au jarret de suif, un authentique prolétaire aux jambes rasées. J’avais probablement des comptes à régler avec la famille. Bref. C’est en tout cas ce qui m’a servi de motif à plaquer des études supérieures entamées de quelques semaines, et conduit pour dix ans à cette existence vivotante et circassienne qui consistait essentiellement, autant qu’en dépenses physiques effrénées, à ne pas lire.
Un peu avant mes trente ans, brusquement rendu au silence d’une vie plus « normale », j’ai repris contact avec la lecture. En dix ans, je n’avais parcouru que quelques romans et un essai de sociologie, toujours dans l’agacement de me sentir loin du texte, comme tenu à l’écart par une puissance invisible. Et voilà que d’un coup, un état émotionnel très précaire me rapprochait étrangement des mots. Je lisais au plus près et comme au-dedans du texte, je m’y fondais littéralement. Je goûtais quelque chose comme la pure abolition de la distance physique – je parle de cette distance qui nous sépare des objets, par opposition à cette adhérence ou, mieux, à cette identité, à notre champ de vision. Précisément, c’est à Henry Miller, à ses Tropiques et à sa Crucifixion en rose, que je dois cette première renaissance. Je trouvais à y apaiser cette étrange et douloureuse béance laissée par la déprivation soudaine d’efforts physiques, qui me disposerait à bien d’autres dépendances. Je lisais des nuits entières, allongé au côté de la femme qui avait pris le risque de partager ma vie, à noircir des carnets de notes et à me répéter des phrases à voix haute. C’était l’époque où j’imprimais aussi des citations, en gros et en gras sur des pages A4, que j’affichais un peu partout, sur le frigo, sur les murs des toilettes (j’ai longtemps gardé cette habitude) et jusqu’à la rédaction du magazine pour lequel je travaillais. Ainsi ai-je infligé à mes collègues de Top Vélo de joyeux placardages punaisés entre des photos de coureurs boueux, déclarant « Il errait à travers la vie comme la coque stérile de la lune », interrogeant « Pourquoi la vie n’a-t-elle pas lieu ? » (l’italique était de moi et visait à interpeller vraiment mes camarades de travail). Il y eut aussi, si mes souvenirs sont bons, « La nuit soufflait au seuil de la porte comme une vache malade », et « Béatrice, béate cicatrice ». Vous voyez l’ambiance. Une sorte d’imitation de Jésus-Christ en mode cuissard lycra et dérailleurs onze vitesses. Pour peu qu’ils ne rompent pas sur l’instant, ça crée des liens.
Tout n’est pas de Miller, car je ne me suis plus arrêté de lire. Il y eut Faulkner, Malaparte, Rimbaud, tout ce qui était susceptible à la fois de nourrir ma complainte et de me donner le sentiment de combler ce retard accumulé dans mes années pédalantes.
J’apprenais donc à lire pour la deuxième fois, dans une intensité renouvelée, fiévreuse, et je voyais, comme enfin dessillé, ce halo lumineux qui palpite parfois autour des mots, le poudroiement de sens et d’évocations qu’ils traînent après eux, telles des queues de comète."
"La troisième étape significative de mon interminable apprentissage de la lecture est aussi la dernière à ce jour. Elle se rapporte à la chance que j’ai eue, vers mes trente-cinq ans, de remettre les pieds à l’université, d’où je m’étais littéralement enfui quelque quinze ans plus tôt, laissant basculer ma vie du côté de la fable athlétique. Je me suis enfin abandonné à une disposition ancienne et laissé subjuguer par la clarté, la précision, la modestie et le savoir de professeurs de philosophie devenus entre-temps, au moins pour certains, plus jeunes que moi. Je les écoutais bouche bée, dévorant des yeux la façon singulière dont ils se colletaient chacun avec cet effort physique intense qu’exige la production d’une parole claire. Évidemment, ils étaient tous taillés différemment et avaient des styles différents – même s’ils étaient tous calmes –, mais ce qui me sautait au visage, c’était la coexistence dans la même image d’un discours que je vivais comme un éblouissement, et son soubassement d’énergie à la fois bestiale et domptée. Je repérais dans leurs tics des équivalents de ceux que j’avais pu connaître à vélo. Une façon de se frotter rapidement les yeux entre le pouce et l’index au moment de chercher une formulation précise pouvait m’évoquer les instants où, autrefois, je me mouchais ou crachais sur le côté de la route. De toutes petites interruptions, mais d’une nécessité impérieuse, du fil de mon effort. Ça peut sembler stupide, bien sûr, mais je ressentais si intensément la présence de cette fermentation organique de la pensée – et parfois l’état de surchauffe induit par le souci de répondre précisément à mes questions innocentes et biscornues – que je me sentais au bord de l’hallucination, a minima d’un début de malaise visuel, où je me figurais leurs muscles, leur foie, leur cœur. Je les voyais, ces savants, comme cette machine thermique à laquelle j’avais si longtemps réduit mon corps, et j’étais troublé qu’une puissance si évidente ne s’accompagnât d’aucune propulsion physique. Je le dis très sérieusement. Moi qui quelques années plus tôt m’étais rendu capable de rouler deux cents kilomètres à vélo avec un fruit et deux biscottes dans l’estomac, j’étais stupéfait par leur condition physique, je les trouvais infatigables. Parlant d’eux à mes vieux amis cyclistes, je disais des choses comme « y en a sous le capot ». J’étais super admiratif.
En tant qu’étudiant, j’ai produit et d’abord rendu à ces professeurs un certain nombre de devoirs qui m’avaient valu mes premières lectures ardues. Mes intérêts, on l’a compris, tournaient autour de la philosophie du corps, et j’avais mis un orteil à l’eau du côté de chez Bergson, Maine de Biran, Canguilhem ou Foucault, mais il s’était toujours agi d’extraits plus ou moins longs, de chapitres ou de livres courts.
Puis le thème de mon mémoire de maîtrise se précisant – forcément, je voulais écrire sur le corps pédalant, tenter d’esquisser une phénoménologie de l’effort –, la question des lectures préparatoires s’est posée. Je me souviens de l’air embarrassé de mon directeur se passant plusieurs fois la main dans les cheveux, m’annonçant comme on annonce une maladie mortelle que, manifestement, je ne pourrais pas échapper à la traversée de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty. « Mais », me dit-il, s’adressant implicitement à mon parcours singulier, « c’est un texte assez long, et pas forcément facile. » Je dois dire en passant que je n’ai jamais lu depuis le moindre texte philosophique facile.
J’ai acheté le livre un soir en sortant de la rédaction de Top Vélo et je l’ai rapporté chez moi avec l’impression de transporter un petit pavé radioactif dans mon pochon FNAC. J’avais pris soin de choisir une semaine où je n’avais pas la garde de ma fille et où je pourrais être seul avec cette chose si grave. J’ai franchi la porte, retiré mes chaussures, je me suis assis sur la moquette, adossé au futon, et j’ai examiné la couverture : fond blanc, Merleau-Ponty en gras, le titre en caractères plus fins et, sur une grosse vignette, un visage que je sais depuis être un autoportrait (de jeunesse) de Dürer. Je me suis immédiatement endormi, sur la moquette.
Après quarante-cinq minutes de sieste, je me suis levé, j’ai posé le livre sur la planche à dessin soutenue par des tréteaux qui me servait de bureau, et je suis allé prendre une douche. Après quoi j’ai enfilé un survêtement et avalé un repas léger. Exactement ce que je prenais avant les critériums, ces courses courtes et intenses disputées en début de soirée : trois pommes de terre à l’eau, un filet d’huile d’olive, une tranche de jambon blanc. Et puis je suis allé m’asseoir à mon bureau, j’ai ouvert le livre et commencé à lire l’avant-propos. Je ne sais plus si je me suis interrompu au pied de la première ou de la deuxième page. Maurice m’avait déjà mis dans les cordes. Je n’avais pas la moindre (ou alors, vraiment la moindre) idée de ce que je venais de lire.
J’ai compris qu’il me faudrait de la patience, et une stratégie. D’abord, ne pas prendre trop de coups. Alors je suis allé fouiller dans un des deux placards de l’entrée – j’étais locataire d’un petit appartement et je n’avais pas assez de place pour mes vélos, mais j’y avais entassé sentimentalement quelques pièces détachées, les dernières reliques de ma carrière. J’ai trouvé ce que je cherchais : un prolongateur de cintre, qui sert à allonger ses bras vers l’avant pour être plus aérodynamique lors des courses contre-la-montre. J’ai décollé les deux carrés de mousse d’un centimètre d’épaisseur, dédiés à adoucir le contact des avant-bras au niveau des coudes, et je suis retourné m’asseoir à mon bureau.
Là j’ai à nouveau ouvert Merleau-Ponty, et j’ai calé un autre livre sous la page de gauche, sur laquelle j’ai posé un petit presse-papier cubique, en étain. Très lourd, très dense : une arme. Puis j’ai disposé mes deux appuis-coude de part et d’autre et j’ai pris ma tête à deux mains. Derrière la fenêtre, il faisait nuit. Seul le gyrophare des pompiers a, un instant, déchiré le noir et le silence."
"Bien sûr, le texte était dense et difficile. Faire parler Maurice ne serait pas chose facile. Mais j’étais armé de cette patience inhabituelle qui caractérise les projets authentiques. En matière d’illuminations, j’étais résigné à me contenter de peu pour commencer. Comme je l’avais toujours fait pour calmer mon trac, j’avais bourré mes poches de tautologies et de truismes où je puisais à pleines mains. Il y a des évidences qu’on ne prend jamais le temps de regarder en face. Moi je découvrais que dans les textes les plus difficiles, là où fleurissent un nombre affolant de termes barbares, on connaît toujours l’écrasante majorité des mots. Et cette (dis)proportion en faveur des espèces bien connues constitue un sol régulier sur lequel avancer. À la limite, on pourrait décider de ne pas se pencher sur ces quelques fleurs étranges qui parsèment une pensée qu’on aborde pour la première fois, et visiter ce nouveau continent sans rien changer à son pas ni à ses habitudes : en touriste, en somme. Certes, on se raconterait alors une histoire assez éloignée de celle qu’a voulu produire l’auteur. Mais c’est une expérience intéressante. Essayez, par exemple – je l’ai fait –, de lire la première Méditation métaphysique de Descartes à vos enfants de six ou sept ans. Évidemment le commentaire n’aura rien d’universitaire, mais il ne sera pas absurde. Après tout, c’est aussi ce qui se pratique couramment sur les réseaux sociaux, où pullulent les fragments de Nietzsche et de Spinoza en surimpression sur des couchers de soleil et des promeneuses en maillot de bain.
Je m’installais donc le dos bien droit, la colonne vertébrale alignée dans l’axe de la pliure, et je plaçais ma tête dans mes mains de façon maniaquement symétrique, les pouces sous les oreilles et les auriculaires sur les sourcils. Chaque doigt avait son emplacement précis, mais, malheur ! alors que je sentais battre mon pouls sous l’index droit, je ne trouvais pas de veine temporale à gauche. J’ai dû surmonter cette contrariété.
Je procédais pratiquement page par page, débordant juste un peu sur la suivante. Ça prendrait le temps que ça prendrait.
Je lisais une première fois, puis je repassais la page autant de fois que nécessaire, au ralenti, examinant chaque mot-image comme on voit faire les enquêteurs dans les films avec des vidéos de parking : avance, stop, reviens un peu en arrière. Je cherchais l’image manquante, l’articulation cachée, j’étais penché sur le texte avec ma burette, essayant une goutte d’huile ici ou là. Pas d’excès de modestie non plus : les phrases que je comprenais à la première lecture n’étaient pas rares (sinon j’y serais encore à l’heure qu’il est). Mais les autres non plus, qui me faisaient l’effet de blockhaus à moitié ensablés où j’avais l’impression de m’écorcher les genoux. Je finissais donc parfois par lire mot à mot : je me répétais chaque mot plusieurs fois, même les plus courants de la langue, en me demandant si j’étais bien sûr d’en connaître le sens et en me concentrant pour m’en imprégner. Puis je les raccrochais par paires, en me posant la même question : « Bon, et là, t’as compris, c’est bon ? » Bien sûr, il y a ces achoppements indissolubles que sont les termes nouveaux, les néologismes et les concepts encore jamais accostés. Je cherchais une définition dans mon dictionnaire philosophique avant de revenir au texte. Il m’arrivait aussi, pour ne pas perdre le mouvement général de la phrase (je pensais toujours à cette réflexion entendue à la radio et qui, pour la longueur de ses phrases, comparait Proust à un sauteur à la perche, dont le mouvement aboutit sous nos yeux comme par miracle) de laisser un blanc à l’endroit du mot technique, ou de le remplacer mentalement par une petite figure géométrique. Je ne savais pas encore que quelques dizaines de pages plus loin, je trouverais la formule même de ma difficulté à lire, et le sésame du lecteur. Merleau-Ponty écrit à peu près (je cite de mémoire) : « N’étant pas contenu-dans [les phénoménologues adorent les tirets et les italiques] les mots, le sens apparaît entre les mots, comme jeu discriminatoire entre les signes. » C’est une idée banale pour les philosophes et les linguistes, mais alors, sur le coup, j’ai trouvé ça génial.
De temps à autre, en voilà un exemple, la lecture s’illumine : un gros morceau de sens se ramasse et prend forme sous les yeux du lecteur. Dans ces cas-là, mon cœur se mettait à battre à grands coups, et il est arrivé que je me lève d’un bond comme si le bureau était devenu brûlant, en m’exclamant « Ah, le salaud ! » Je marchais un peu, sous le choc. J’allais à la fenêtre où je laissais traîner un œil hébété dans la nuit et sur les façades éclairées des immeubles. Je m’apercevais que les muscles de mon dos venaient de se relâcher après un long moment de tension. On eût dit que je venais de jeter mon vélo sur la ligne en bout de sprint.
C’est comme ça, après qu’il m’a fait le coup deux ou trois fois, que je suis tombé amoureux de Maurice, que j’ai commencé à l’aimer, et que j’ai installé en fond d’écran sa photo, cette photo où on le voit s’allumer une clope, et où il évoque étrangement Lino Ventura."
"Qu’est-ce que « lire » ? Évidemment, il est très difficile de le dire. Prises une à une, les métaphores, même les plus hallucinées, restent insatisfaisantes, et il faut en mobiliser un grand nombre pour commencer à se faire une idée. Eau et feu, le texte serait tout à la fois nourriture pour l’esprit et miroir de l’âme, alter ego et pur autrui. Lire des pages difficiles, ce ne serait rien moins que chercher à se transformer soi-même, voire se révéler, après avoir examiné son reflet dans l’eau trouble du texte où il apparaît sous des traits toujours inattendus. Lire, ce serait alors écarter feuilles mortes, lentilles d’eau ou petits insectes de surface que figurent parfois sous l’œil fatigable les caractères d’imprimerie et qui ajoutent encore à la confusion des jeux de lumière, etc. Je ne suis pas sûr qu’un lecteur soit toujours cet affreux narcisse.
Cependant, c’est bien une tourmente qu’il cherche à réveiller : car le texte dort, à l’abri des assauts, comme protégé par sa difficulté intrinsèque. Le lecteur envoie des signes. Espérant sonder sa profondeur, il lance des galets qui ricochent sur la surface.
La compréhension « pleine » d’un texte est l’annulation de la distance qui nous en sépare. Mais, avant de parvenir à cette adhésion, on passe un certain temps à s’éprouver lire. On se voit, et même, on se regarde lire. On se gêne soi-même. Or, pour faire disparaître cet embarras, il faut d’abord le reconnaître et, sinon le cultiver, au moins s’appliquer à l’éprouver. Il est vain de s’espérer pur esprit. Car le lecteur est d’abord un corps disposé devant un livre. Il serait excessif de dire que l’attitude et la posture font le lecteur, mais elles lui donnent une chance. Certes, lire est l’activité la moins mécanique qui soit. Néanmoins, elle se fonde sur une sorte de science ergonomique que chacun développe d’instinct.
Pour le lecteur, il ne s’agit pas de perfectionner la productivité de son geste ou de réviser les bases d’une foulée efficace, mais d’éveiller l’attention et d’assouplir l’esprit en surmontant l’interposition sensible, pesante, de la chair. Idéalement, lire, c’est avoir supprimé le champ de vision physique, oublié la page et les motifs typographiques, au profit d’autres images évoquées par le texte.
Le paradoxe, c’est que ce jeu d’effacement progressif de la réalité physique est, au sens strict, une affaire athlétique. Le corps de l’athlète est toujours un corps oublié : rendu à son indépendance, dans un geste d’affranchissement réciproque vis-à-vis du sujet qui l’a entraîné, il ne pèse plus dans l’esprit, il le porte.
La base posturale, le tadasana, du lecteur-de-textes-qu’il-ne-comprend-pas s’ancrera dans une attitude exagérément volontaire. Les subtilités viendront à leur heure. À ce stade, il convient pour le lecteur en puissance de se sentir peser sur sa chaise, les bras sur la table, et de contraindre son corps à s’aligner sur le livre avec une rigueur austère et maniaque. Les pieds sont à plat sous la table et parallèles, le cul sessile, une vraie bernacle sur la roche, les ischions symétriquement plantés (plus ou moins selon l’épaisseur qu’on a de fesses) par rapport au centre du siège, et les deux coudes fichés à égale distance du livre. Les mains ouvertes soutiennent la tête en même temps qu’elles étirent et alignent la colonne sur l’axe de la reliure, et le regard sur sa perpendiculaire parfaite. Des variantes prudentes sont possibles, mais impérative est la symétrie. Posez les mains à plat si vous voulez, prenez-y appui à la rigueur et levez-vous, du moment que votre silhouette continue de suggérer cette sorte de brutalité patiente qui caractérise l’interrogatoire policier. Pas d’entorse prématurée à la rectitude.
Quelques craquements de cervicales sont à prévoir. Car si vous êtes fait normalement, c’est-à-dire si vous êtes discrètement tors, cette chère enveloppe charnelle ne tardera pas à se signaler pour ce qu’elle est : la première manifestation de l’altérité. Vous voilà pris dans ce piège, coincé entre le bruit de la résistance corporelle et la lisière impénétrable du texte. Ce moment d’inconfort est nécessaire, car il fait de la compréhension la seule échappatoire possible non seulement aux misères des tensions musculaires, au poids excessif de la tête, à l’écrasement des fesses, mais aussi au cortège d’angoisses plus ou moins explicites qui accompagne cette impuissance.
Nécessaire encore, parce qu’il est bien rare qu’il n’offre pas de gratifications immédiates et qu’une séance de lecture vous laisse totalement bredouille – fanny. Nécessaire enfin, parce qu’il fait le lit d’autres attitudes possibles que nous évoquerons plus bas. Parce qu’il fonde en quelque sorte une collection de relâchements non moins utiles à la progression du lecteur.
Une précision tout de même. Il s’agit de s’imposer des temps d’inconfort et de viser une intensité dans la lecture, pas de s’épuiser ou de se dégoûter. Au contraire, il est crucial de préserver la qualité de son effort. Par exemple, on pourra programmer deux heures de lecture par tranches de trente ou même vingt minutes, entrecoupées de récupérations ou de récréations, un peu comme au tennis à la fin d’un set, au cours desquelles on pourra faire quelques pas de long en large, mettre le nez à la fenêtre, crier, se mouiller le visage à l’eau chaude ou s’allonger de tout son long, avant de se réinstaller, intensément droit, dans cette sorte de piège d’écrasement entre chair et sens, que l’on quittera à nouveau aux premiers signes de désaxement irrésistible. Le torticolis signera l’échec de la séance de lecture. Pensez à la définition tout à fait athlétique, encore une fois, que donne Deleuze de l’alcoolique : celui-ci doit préserver la possibilité de boire le lendemain, et le jour suivant, et pour cela, il doit connaître sa limite, et non pas rouler sous la table. Pas d’ivrognerie typographique, donc. Ce serait mal-lire."
"Lorsque, après la première dégringolade en bas de page, débutera véritablement la lecture proprement dite, on procédera par réductions successives, isolant dans le meilleur des cas un court paragraphe, voire chaque phrase avant l’autre. Concernant les phrases, leur longueur est une difficulté récurrente : elle exige une capacité respiratoire dont est dépourvu le néophyte. Le déchiffrement du sens consume beaucoup d’énergie. On se retrouve en hypoxie à la première virgule et bientôt, cette apnée cyanose l’esprit, en brouille la clairvoyance. Résultat : le sens ne surgit pas. Pas de panique. De la phrase, on repérera les articulations pour la démembrer. La plupart du temps, ça n’est pas plus difficile que de découper le poulet du dimanche, la ponctuation est là pour ça. Mais on peut tout de même tomber sur des os cachés, des connexions contre nature – normal, la prose des penseurs se manifeste d’abord comme une sorte de monstre, une singularité à tout le moins – et s’apercevoir qu’on a passé le couteau au mauvais endroit, ou bien qu’on avait mal regardé le poulet, pris la tête pour le fion (ou le foie, ou…), et qu’on se trouve incapable de recomposer le tout.
Mais la méthode reste valable : comme à l’école primaire, on se retrouve avec les fragments d’une phrase complexe, et on commence par en reconstituer la partie élémentaire, la colonne, avant d’y ajouter les compléments un à un. Après s’être assuré du sens de chaque proposition individuellement, on peut ainsi, les attelant à nouveau tels des wagons, reconstruire progressivement la savante guirlande, voire en proposer de légères variantes. À chaque étape – un wagon, puis deux, puis trois –, on vérifiera que l’édifice ne s’écroule pas et qu’on a le souffle assez long pour ne pas perdre le sens. La première, j’ai compris. La première et la deuxième d’affilée, j’ai compris, et ainsi de suite.
Comme à l’école primaire toujours, pourquoi ne pas aller jusqu’à recopier la phrase, l’imprimer et découper chaque proposition sous la forme matérielle d’un ruban de papier ? Comme écrire, lire, c’est bricoler la langue.
Rappelons au passage que nous avons postulé disposer d’un temps illimité et, le cas échéant, choisi de passer la soirée sur une page. Certains livres ne sont pas vraiment destinés à être lus en entier, hormis par qui en fait son métier. L’obsession de finir doit être écartée : elle est l’assurance de ne jamais véritablement s’enfoncer dans le texte. Pensez au texte comme à une forêt épaisse, dans laquelle il y aurait plus de sens à vouloir se frayer un chemin, dégager des clairières et faire séjour qu’à en faire le tour en glissant sur la lisière. Mieux vaut donc mastiquer dix fois la même page que se bourrer de papier indigeste."
"La dissection progressive du texte conduit évidemment à ce point de butée qu’est le mot, que l’étymologie peut encore démembrer, mais qui figure quand même une sorte de niveau élémentaire du texte, peut-être pas atomique, mais tout de même infrangible. Et pourtant, cette impénétrabilité est susceptible de se retourner et de partir en fumée. Il y a les mots que l’on ne connaît pas, qu’on rencontre pour la première fois ; et ceux-là se répartissent en deux catégories, selon que le dictionnaire en donne une définition satisfaisante ou pas. Une définition satisfaisante se reconnaît à sa brièveté, voire à la mention de synonymes. « Désultoire », « inane », « climatère » se remplacent assez facilement. Ce sont des gourmandises, des bizarreries que l’on déterre et que l’on ressortira de sa poche de temps en temps pour le seul plaisir de les frotter.
La difficulté est plus grande avec les mots désignant un concept, qui se présentent souvent comme à l’état gazeux. Il peut s’agir de véritables singularités énigmatiques (monade, transsubstantiation, conatus…), mais aussi, et c’est le cas le plus fréquent, de mots banals recouvrant une signification propre à l’auteur. On sait ce qu’est un champ, mais pas forcément décrire le « concept de champ chez Bourdieu » ; on aime la nature, mais pas forcément le « concept de nature chez Marx », et ainsi de suite. Le dictionnaire spécialisé rassurera un peu, mais seulement à la façon du guide touristique qui ne suppléera jamais la pérégrination.
Dans un cas comme dans l’autre (singularité ou banalité), ces mots incompréhensibles (littéralement, qu’on ne peut pas saisir d’un seul tenant) figurent dans le fil du texte des passages meubles, où le pied ne peut s’assurer. Il convient donc de les enjamber, de les franchir rapidement pour ne pas s’enfoncer ou d’imaginer quelque astuce gymnastique consistant à les remplacer mentalement par une figure géométrique, en attendant ce moment hypothétique où l’idée se cristallisera et deviendra aussi préhensible qu’un galet ou une poignée de porte. Cela étant, quand la banalité du mot l’impose, l’image inévitable d’une « surface emblavée en juillet » ou celle d’un « bosquet ensemencé d’oiseaux » restant tapies dans l’esprit ne compromettent pas fondamentalement l’intelligibilité des concepts et, partant, la lecture de Bourdieu ou de Marx. Quant aux objets lexicaux non identifiés, on peut choisir, c’est une affaire de goût, de les considérer comme des brèches poétiques qui se refermeront, ne laissant d’abord fuser qu’une sorte de poudre sémantique, prolifération d’ombres et de traces, dont la dissipation nous conduira à l’image centrale, plus nette.
Ne pas oublier, cependant, que la langue la plus claire et la plus explicite ne se départit jamais de tout effet de surface. Elle brille parfois beaucoup, toujours un peu. Ainsi ne questionnera-t-on pas moins, et même les suspectera-t-on davantage, les passages « faciles ». Si vous venez d’avaler une, voire deux (!) pages complètes sans achopper sur la moindre difficulté, dites-vous que quelque chose cloche. Regardez par-dessus votre épaule, retournez-vous sans faire de geste brusque, et revenez sur vos pas en observant les ombres. Même si notre démarche qui consiste à s’attaquer sans complexe aux monstres sacrés de la pensée suppose d’assumer qu’on n’en comprendra qu’une fraction, peut-être même une toute petite, l’idée ici n’est pas non plus d’imaginer un tout autre livre que celui qu’a écrit l’auteur : or, ce risque-là est paradoxalement plus grand avec les styles séduisants. Le Zarathoustra de Nietzsche n’est pas du tout un poème écrit sous acide, mais il est facile de s’abuser.
On lira et relira donc, inlassablement, scrupuleusement. Mais ce faisant, ne pas oublier non plus de regarder le texte. J’ai bien dit de le regarder, de l’observer attentivement comme une vieille carte. On veillera à ne pas écourter trop vite ces moments de suspens hébété, ces états éberlués où tout semble vide et figé, car le sens peut en surgir. Nous mentionnions plus haut les vertus pratiques d’un volontarisme naïf : eh bien, franchissons un cran supplémentaire et adhérons aux théories magiques de la vision. Si le fait de se prendre – au sens propre – la tête à deux mains au-dessus du texte est l’attitude de base de toute lecture exigeante, il convient en outre de consacrer ici et là quelques secondes à écarquiller les yeux, c’est-à-dire d’exposer à l’air libre la plus grande surface possible de globe oculaire, façon lentille de télescope, pour laisser entrer la vérité. Cela semblera peut-être aussi délirant au plan scientifique que les antiques théories callipédiques, selon lesquelles une femme gravide multipliait ses chances d’avoir un bel enfant en regardant des statues aux proportions idéales. Mais l’auto-persuasion fonctionne : écarquiller les yeux renforce l’attention.
Cela peut être efficace, et moins risqué que l’eyeballing, cette méthode d’enivrement originale, un temps pratiquée par une jeunesse en pleine forme, et qui consiste à placer son œil sur le goulot d’une bouteille de vodka (mais pas de crème de cassis).
Pour nous, il ne s’agit en somme que de fixer mots et syntagmes avec une intensité telle qu’ils perdurent quelques secondes quand vous promenez votre regard autour de vous, sur les murs de la pièce, les objets qu’elle contient, ou par la fenêtre, où les peupliers chevelus se noient dans le vent.
Il est bien rare que la rudesse de l’effort fourni par le lecteur ne débouche sur une sorte de second souffle, que ces séances de lecture ne produisent pas d’effet en temps réel, et que le lecteur ne soit gratifié, ici et là, de quelque éblouissement. Il est difficile de décrire le moment, ainsi que l’impression ou le sentiment qu’il procure : le moment où le texte, localement, s’embrase et s’éclaire et où le sens accumulé se ramasse enfin – parfois en une formulation brève – avec la majesté d’une vague qui se dresse, se fracasse et s’étale à vos pieds dans un crépitement de mousse. Une vague domptée, qui surgit autant de fois que vous l’énoncez.
Mais il arrive aussi que la mer reste d’une lourdeur d’huile et que la lune pèse sur la perfection d’une toile cirée. Vaincu par la fatigue, le lecteur s’en ira dormir, laissant palpiter sur la table ce monde de résistance où il a fait projet de s’établir."
"Comme tout véritable effort de transformation, lire un livre-qu’on-ne-comprend-pas, c’est s’installer dans cette spirale dialectique entre l’effort volontaire et l’acceptation sereine d’une part d’impuissance. On bosse dur et ça ne marche pas, pas sur le moment en tout cas. Sur le coup, on en est réduit à espérer qu’il « restera quelque chose » de la séance que l’on vient de s’infliger. La vie psychique est insondable, ou presque, et ce que deviennent les ribambelles de lettres que l’on s’est passées par les yeux une fois qu’on les enferme derrière les paupières, voilà qui est bien difficile à imaginer. L’eau salée du sommeil où nous nous enfonçons à pic les corrode-t-elle, et si oui, au point d’en séparer les constituants ? Ou les conduit-elle, par le mystère de quelque remous bien orienté, là où elles ont des chances de s’éclairer quand la lumière physique reviendra bouleverser la surface des rétines ?
Cela peut sembler incongru, tant l’habitude attache la notion au travail de l’auteur, mais lire réclame une forme d’inspiration. Oui, oui. Ou, pour le dire plus sobrement, de disposition. Déchiffrant, ânonnant, répétant les mots d’un autre, le lecteur ne parvient pas pour autant à s’approprier cette parole. Ce que j’entends par parole, ici, se situe du côté du geste et précède le mot articulé. Le langage est une sophistication dernière, ultime, de l’expression. Un ahurissant raffinement de dentelle. Mais il trouve son épicentre quelque part au fond du corps ou, plutôt, de la présence. C’est la mise en forme, le domptage en surface, de cette lame de fond née d’un tremblement du silence, d’une fermentation de la chair, dont le son s’exprime comme s’exprime l’eau d’un linge mouillé.
Pour bien lire un texte, il faut donc en quelque sorte le noyer assez profondément en soi pour qu’il rejaillisse par cette bonde, croisse comme dans le tuyau d’un orgue et débouche. Alors, il se manifestera comme un léger malaise derrière les molaires, un frisson vaguement salivaire dans les muscles masticateurs du lecteur et dans l’épaisseur de sa langue.
Mais bien sûr, une telle accumulation de pression est un phénomène « pré-personnel », comme dit Maurice dans ce livre qui m’a fait suer sang et eau. Un phénomène qui se source dans le corps qui mène sa propre existence, manifestement susceptible d’héberger plus que notre prénom et notre nombril. Bref, devant un texte exigeant, on ne comprend pas « comme on veut, quand on veut ». N’en déplaise au coach qui sommeille (et qui, heureusement, dort parfois profondément) en chacun d’entre nous, il ne suffit pas de vouloir. La volonté explicite ne fraie pas en eaux profondes, elle est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Alors, comment s’assurer la compréhension de ce qu’on lit ?
Parfois, quand elles y consentent, les opérations de la nuit et du songe (un songe sans images, un songe dans le songe) y pourvoient magiquement."
"La veille au soir, vous aviez donc programmé, et vous vous y étiez astreint, une séance de lecture de… trois heures, par exemple. Ainsi aviez-vous tout prévu et disposé comme pour un rendez-vous amoureux. Créé une pénombre propice, la lampe de bureau faisant évidemment exception, découpant dans l’épaisseur de la table une ellipse lumineuse isolant le livre, comme si, tels Jacques Brel ou Édith Piaf, l’auteur allait s’y dresser d’entre les mots ; vous, pimpant, linge frais, aisselles parfumées, dispos, déterminé et patient. Et puis : rien. Le temps a passé, minuit a sonné, vous avez transpiré, et vos poings serrés ont laissé des marques rouges sur vos joues. Le livre, dont vous n’avez tourné sans les vaincre que quelques pages lourdes comme goudron, vous a estourbi, et le vin n’a rien arrangé. Vous n’avez rien pigé – rien, que dalle – et fourbu, vous vous êtes couché sur ce gros chagrin.
Lorsque vous ouvrez l’œil, les lattes claires que le jour étire sur le mur se brisent déjà sur les plinthes, s’allongeant sur le sol : vous êtes en retard. Fréquenter les grands esprits jusqu’à pas d’heure, c’est bien beau, mais du genre de beauté dont vous ne faites pas métier et à laquelle votre hiérarchie ne sera pas sensible. Alors, vous vous dépêchez : volets, douche, café, pluie de miettes, tintements de vaisselle, miroir et brosse à dents. Mais en finissant de vous habiller, vous tirez le livre à vous sur le coin de la table et parcourez d’un œil mou, un peu au hasard, une de ces fichues pages restées muettes comme des palourdes. Et là, contre toute attente, c’est 1-2-3-Soleil : un pan de la chemise rentré dans le pantalon, vous vous retrouvez figé, un pied au sol et l’autre en l’air, comme surpris en pleine course. Ce qui vous échappait la veille est devenu limpide à la lumière du jour, le cours du texte scintille de petits poissons filant sur des galets polis. Vous avalez une page, parfaitement conscient de ce qui s’y dit, c’est à se demander ce qui avait pu poser problème. Tout-puissant, vous survolez désormais d’un seul mouvement ces phrases dans la touffeur desquelles vous cheminiez hier comme au ras du sol. Homme nouveau, vous voilà déjà prêt à regarder d’une paupière goguenarde vos collègues, qui ne distinguent pas, comment avez-vous pu vous-même vivre ainsi, la spatialité originaire du corps propre de l’espace partes extra partes.
[...] [Le lecteur] devra donc aussi veiller à lire lâchement. Il apprendra à déplacer Merleau-Ponty ou Leibniz de son piédestal, à le sortir du champ de l’abat-jour, pour le laisser traîner ici et là, parmi la populace des ustensiles et des torchons. Dans la cuisine ou les toilettes pour l’éclairer sous des jours différents.
Il fera en sorte de l’oublier, et ainsi de pouvoir le retrouver comme par hasard sur son chemin. Il se comportera comme s’il s’agissait de le prendre au débotté, de l’ouvrir négligemment et hors contexte, pour l’apercevoir tout nu. Mais bien sûr (il n’est pas psychotique), c’est sa propre vigilance qu’il endormira ainsi, car elle est faite – et comme cristallisée – de fatigues, d’ornières et de fausses pistes où il s’est fourvoyé au fil des premières explorations. Idéalement il le consultera distraitement, comme on pose en passant une question triviale. Il sera impérativement occupé à autre chose. Telle est la condition sine qua non de cette lecture lâche, dont on aura saisi le caractère, non pas de variante, mais d’exacte symétrique à la séance de base. Ici le lecteur ne veille plus à aligner son dos et ses membres sur la reliure du livre, il n’est même pas assis et il l’abordera même préférentiellement de biais. Idéalement il s’habille, il enfile ses chaussettes par exemple, et tourne la tête du côté du canapé où est jeté le livre. Éventuellement, il se penche un peu, mais sans trop s’investir, car il cherche une éclaircie qui ne vient pas de lui. Il invoque un moment de clairvoyance dont il n’a pas la maîtrise et qui ne durera pas. Il doit savoir qu’à peine aura-t-il commencé d’en jouir que déjà sa lecture s’empreindra de cette concentration qui, comme son nom l’indique, signale un rétrécissement de l’ouverture au monde."
"Transformant le texte en ondes sonores, le faisant advenir à l’existence physique, on tend à se dédoubler. Ainsi, parlant à voix haute, peut-on s’entendre soi-même comme un autre. Dès lors, tout l’enjeu consiste à donner corps au personnage qui nous fera la lecture. Il s’agit d’interposer une voix entre l’auteur et soi, de convoquer un interprète. On peut songer au grand nombre d’humains qui se sont déjà débattus dans ces lignes – à commencer par ceux dont les coups de crayon et les annotations nous perturbent dans les livres d’occasion. Il s’en trouve peut-être certains d’entre eux parmi les milliers de visages inconnus qui, trop vrais pour n’avoir pas été au monde, défilent et se mélangent sous nos paupières quand l’endormissement se refuse. À coup sûr, toutes sortes de voix, graves, pointues, aigrelettes, fluettes, fêlées, sèches, douces, chantantes ou grasseyantes, bégayantes ou zézayantes, tonitruantes, ont déjà projeté dans l’espace les mots mêmes que l’on a sous les yeux. Alors, pourquoi ne pas en feuilleter le catalogue, au hasard ? Il en sortira bien quelque orateur pédagogue ou convaincant.
Ici, lire, c’est faire l’acteur, c’est jouer et endosser comme autant de détours bien d’autres peaux que celle, décidément trop parcheminée, de l’auteur.
Et à ce jeu, le premier rôle à tenir est probablement celui du professeur. Rien n’est plus efficace pour bien des étudiants que de répéter leur cours en imitant le ton, voire en reproduisant les mimiques et les postures d’un professeur qui les séduit, ou dont le savoir les éblouit. Selon cette imitatio magister (en bon latin de PMU), ils tripotent leur bracelet-montre ou le lobe de leur oreille, toussent dans leur poing, se raclent la gorge, vont et viennent comme sur l’estrade, les pouces dans les passants de la ceinture, montent ou descendent leur voix d’une octave, etc."
"Il n’est parfois, que me pardonnent les gloseurs les mieux avisés, pas de meilleure explication de texte que celle, immédiate, donnée par l’acteur, c’est-à-dire par le corps.
La jouer comme Luchini. Ne pas articuler, grimacer. Se rengorger et rouler des yeux exorbités sur une audience imaginaire, exagérer jusqu’à postillonner la précision d’impact ou le sifflement des voyelles, donner à voir le double spectacle de ce que le texte fait au corps, et de ce que le corps fait au texte. Répéter la fin des phrases comme en écho. Évidemment, marquer des silences – car l’écho est un voyage. L’outrance, l’obstination, l’exagération font des miracles. Chaque énonciation marquant un léger décalage par rapport à la précédente, la frénésie des répétitions peut vous conduire assez loin. En fait, cette excitation un peu factice permet de faire ressortir certains détails que l’œil, de son pas habituel, aurait manqués. L’incongruité non plus ne doit pas effrayer. On peut lire, et c’est un excellent exercice, la prose la plus austère du monde en imitant Raimu, Fernandel ou Louis de Funès. Ici, je vous vois venir, me dire que tout ceci va trop loin, et me rappeler combien sérieuse est l’entreprise de lecture dont il est question. Vous êtes scandalisé.
Déjà, imagine-t-on « jouer » Leibniz, Thomas d’Aquin, Derrida ? Voilà un concept, disons, très limite – et vous restez poli. Mais à la manière de De Funès ? Oui. Et Wittgenstein façon Dany Boon. Car il s’agit de faire en sorte que le travail se poursuive au-delà de la perte de contrôle, dans cet état d’irritabilité créé par le décrochage. Il y a un travail de l’exaspération, un peu comme il y a un travail du sommeil. Donc de Funès, oui. On peut aussi carrément lire le texte en adoptant toutes sortes d’accents, de la façon la plus grotesque ou parodique qui soit.
Qu’on se rassure. Cette méthode patiente, quoique abordée dans un esprit léger et qui ne se pratique pas par séances de plusieurs heures, ne peut pas ne pas produire de résultat ! L’avantage, c’est qu’on y est à la fois acteur et spectateur, phonateur et auditeur. Avec la pratique, devant cette audience imaginaire qui intimide chaque jour un peu moins, la part du maquillage diminue, et s’opère une sorte de retour au sérieux. Brutalisé par l’incompréhension, éjecté de sa trajectoire, le refuge dans la dérision est une ruse, un abri où le travail de l’esprit se poursuit en roue libre pour un temps limité.
Mais le nez rouge tombera de lui-même. Un beau jour, vous le verrez rouler sur la table, car les sorties de route, d’abord moins violentes, finiront par disparaître. C’est à cela qu’on sait que le texte est devenu praticable et l’auteur, fréquentable : on ne se sent plus condamné à faire le bouffon, comme toutes les fois où l’on se saborde en présence d’une personne admirée.
On finira donc, à force de lire à voix haute, par lire d’une voix sûre et par se sentir légitime."
"Il faut mettre la main sur le texte. On peut aller jusqu’à y dessiner, à force de tirer des droites en manière de raccourci entre les termes que la contraction d’une longue phrase rapproche, de véritables réseaux géométriques. Mais, sortes de résidus cartographiques, ou traces laissées par le mouvement de saisie du texte, ils finissent par entoiler de grandes surfaces et compromettent les relectures futures – idéalement, il est bon de disposer toujours du texte vierge. Il n’est pas exclu que l’ouvrage, chacun en jugera au cas par cas, mérite l’investissement que représente l’achat d’un second exemplaire. Quand on aime, etc.
De la même façon, les annotations. Elles supposent une écriture menue et un crayon bien taillé, mais surtout, à moins que la surface totale du bord tournant soit supérieure à celle occupée par le texte, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent, un sens de la concision ou du mot-clé. On rapporte l’existence de journaux intimes tenus sur des tickets de métro, mais pour le commun des mortels, la marge est étroite. On y dépose principalement des repères visuels (flèches, astérisques, points d’exclamation) et, parfois, deux ou trois mots. Y faire tenir une remarque un tant soit peu articulée suppose un basculement à la verticale. Il existe de véritables artistes de l’annotation, et des livres d’occasion enluminés comme des psautiers – car on y trouve parfois des dessins, femmes nues ou temples corinthiens étayant le texte par les côtés, dont il n’est pas idiot de penser qu’ils témoignent de quelque état hypnotique engendré par la lecture plutôt que par le souvenir des Très Riches Heures du duc de Berry.
Mais soyons sérieux. Bien lire – lire dur – exige de prendre des notes, d’écrire ses remarques et ses réflexions sur un support à part. Bien sûr, les gloses personnelles ne viendront que tardivement, puisqu’elles supposent l’authentique compréhension d’un propos que, de prime abord, on peine à déchiffrer. C’est pourquoi on commencera par recopier des locutions, des fragments de phrases et des passages entiers. Surtout, se fier à son envie. Se laisser percuter. On peut souhaiter recopier un passage parce qu’un mot intrigue, parce qu’une locution claque et qu’on veut la reprendre à son compte, ou, au contraire, parce qu’une proposition est incompréhensible, que la mécanique de la phrase nous échappe complètement. On ne consacre jamais à lire, même attentivement, la lenteur dans laquelle nous installe la copie manuscrite. Or ce ralentissement imposé provoque un surgissement de détails inaperçus – ponctuation, italique – et parfois même la stupéfaction de constater qu’après dix relectures, on peut encore avoir manqué ou mal situé des mots – un pronom, une conjonction, un marqueur négatif. Les constructions du type « que ce que », « en tant que ce que », etc. sont des pièges pour l’œil.
L’action de recopier peut donc servir à éclairer le sens, faire office d’exercice de déchiffrement : calligraphiant une lettre après l’autre on refait le chemin, on marche dans les pas de l’auteur, comme au ralenti, image après image.
Pourtant, on se forcera à piocher aussi dans ce qu’on a compris à la première lecture. D’une part, parce que l’œil passe comme une lampe de poche : sitôt avalé le point final, le sens reste éclairé une fraction de seconde et retombe à l’obscurité.
Mais surtout parce que l’idée la plus fondamentale, qui sous-tend toute technique, c’est de joindre le geste à la lecture. La Règle, la Voie, c’est de lire avec son corps. Qu’on l’astreigne à l’immobilité d’une posture en lui imposant alors une série de contractions musculaires isométriques, ou qu’on le prie d’effectuer certains gestes – regarder, parler et mimer, écrire."
"Quel que soit le livre, quels qu’en soient la forme, le style, la langue ou l’époque, on n’aura pas véritablement lu sans prélever au fil des pages, et donc sans les recopier de sa plus belle écriture, quelques passages saillants ou emblématiques. [...]
Il importe de choisir de beaux cahiers, genre couverture rigide, dos carré, bandelette marque-page et fermoir en élastique de slip. Parce que leur prix exorbitant vous dissuadera de les gâcher, d’y cacographier. Et surtout parce que, désormais, livre et cahier n’iront plus l’un sans l’autre : on les rangera ensemble sur l’étagère, la lecture du cahier vous redirigera vers le livre, qui inspirera alors, probablement, d’autres notes : ainsi s’esquisse l’exégèse."
"La confrontation aux « grands textes » vaut son pesant de cascades, à plus forte raison quand on n’a pas grandi dans une tribu d’acrobates."
"Ce livre que vous venez de choisir parce qu’il vous intimide, et qui vous intimide parce que vous devinez qu’il est susceptible de vous grandir, regardez-le bien : vous n’en aurez pas la peau dans une chaise longue, un mug de thé vert sous la barbe. La réalité est plus trash. Il va vous occuper des mois, vous faire mal au dos et transpirer sous les bras. Il faudra tenir bon, à la vitesse moyenne de, disons, cinq pages à l’heure, jusqu’aux premiers émerveillements."
"Être modeste. Un volume d’entraînement trop important, et c’est le retour à la case Netflix assuré après deux chapitres."
"on peut imaginer une [séance dure] de deux heures et demie les mardi, jeudi et dimanche soir, comprenant :
1/ la lecture des commentateurs, introducteurs, exégètes de confiance (trente minutes) ;
2/ une lente progression dans le corps de l’œuvre proprement dite (deux fois quarante-cinq minutes, avec crayonnage et prise de notes) ;
3/ une dernière demi-heure de lecture à voix haute, selon les sensations du jour (rôle sérieux ou comédie)."
-Olivier Haralambon, Comment lire des livres qu'on ne comprend pas, Premier parallèle, 2021, 89 pages.
Face à un livre difficile, nous avons tendance à nous dire : « Ce livre n’est pas pour moi. » Comment décririez-vous cette expérience ?
Olivier Haralambon : Un livre qui « n’est pas pour moi » est souvent un livre devant lequel on n’est pas légitime, parce qu’il est supposé avoir une technicité au-dessus de nos moyens ou exiger une culture dont on se sait dépourvu. Mais c’est au fond un livre dont on se prive. Évidemment, un historien aura une compréhension plus précise que la mienne d’un livre d’histoire, ou un philosophe pour lire la philosophie, mais je crois qu’il est impossible de ne rien tirer d’un texte, quels que soient nos moyens au départ. J’éprouve pour ma part une sorte d’érotique du livre. Ouvrir un livre qui « n’est pas pour moi », c’est comme rencontrer une femme qui « n’est pas pour moi », c’est subvertir un interdit : on est attiré par ce qui ne nous est pas adressé, ou pas a priori réservé. J’éprouve quelque chose de très excitant à approcher la Phénoménologie de la perception, de Merleau-Ponty, ou la Critique de la raison pure, de Kant, ou même La Divine Comédie de Dante : la difficulté elle-même est attirante…
Vous avez repris des études de philosophie assez tardivement, après dix ans de carrière de coureur cycliste. Vous parlez du moment où il vous a fallu lire Merleau-Ponty presque comme d’une épreuve sportive : c’est le col qu’il faut aborder par la face nord !...
En effet, mais c’est ainsi que mon professeur de philosophie de l’époque me l’a présenté ! J’étais revenu à la philo par le biais de la formation professionnelle, par un cursus de cours étalé sur deux ans qui m’a permis d’obtenir un diplôme d’Université de Paris-12."
-Olivier Haralambon, propos recueillis par Catherine Portevin, Philosophie Magazine, 28 mai 2021.
"Il est là sous la main, on l’a soupesé, feuilleté, peut-être reniflé – et posé. On en attend, on en a soif. On veut y croire, comme à une aventure amoureuse sur le point de débuter. On s’efforce de rester sourd aux persiflages qui bourdonnent dans la tête et qui disent : « Ce livre n’est pas pour toi. Ce livre est trop pour toi. »
Alors on s’attable, et après s’être attardé sur la page titre, avoir consulté le dépôt légal, en expirant un petit coup sec, on l’ouvre à la première page. À ce stade la couverture souple et la reliure encollée ne permettent pas au livre de rester ouvert, et il faut le tenir à deux mains. Les techniques de reliure modernes interdisent aux livres de s’abandonner. Pour qu’ils s’étalent, offerts et sur le dos, il faut comme leur briser l’échine, ou installer des dispositifs précaires, qui déconcentrent et énervent.
En général, la première page est à demi nue, le texte n’en couvre pas toute la surface, qui n’en garde pas moins son aspect de texte. Encadré de sa marge blanche, il se présente comme une sorte de plaque rectangulaire, lisse ou grenue selon la tournure d’esprit du lecteur. Pourvu qu’on n’entreprenne pas de le lire, un texte imprimé se donne à voir comme une merveilleuse image, une sorte de tapis monochrome mystérieusement ouvragé. On rêve d’en jouir comme si l’on avait appris à frayer sous la surface des caractères imprimés, dans l’eau où oscillent des infinités de créatures sémantiques.
Ça débute comme ça. L’œil se pose sur l’angle supérieur gauche et parcourt les lignes comme il a appris à le faire, comme un chariot de machine à écrire. Quelque part dans l’esprit du lecteur, l’auteur délègue un locuteur. La voix qui s’élève alors n’a pas de timbre et n’appartient à personne. Elle ne bute pas vraiment sur les mots, mais elle se reprend parfois spontanément, elle revient en arrière, tant elle sait qu’elle n’y met pas le ton. Elle cherche la justesse, sans même savoir si la clé est de sol, de fa ou d’ut. Elle chante comme un enfant en bas âge. Ces accidents d’intonation sont essentiellement liés à la faible amplitude de sa foulée et à l’imprécision de son pas : elle n’enjambe pas toujours aisément les propositions les plus longues et ne s’arrête pas toujours sur les points. Elle bascule, tel un corps qui buste en avant ferait de petits moulinets de bras, trébuche, empiète et s’étale dans la phrase suivante. Elle reprend certaines de ses erreurs, donc, mais pas toutes, car en dépit de toute cette maladresse, elle va très vite – elle précède le lecteur lui-même. Elle s’agite et il n’entend pas.
Car pour lui, au fil des lignes et des allers-retours du chariot oculaire, la voix du texte reste un écho lointain et indistinct, isolé. Un gouffre l’en sépare, d’où jaillissent pêle-mêle des fragments de temps et d’images. Il voit passer des fantômes – du temps jadis ou de l’heure passée – et des incongruités. Une vieille chanson revient le harceler, il rejoue quelque réplique de sa journée de travail, une démangeaison s’éveille, une tension musculaire persiste. Il a des yeux de neige sale. Le monde et l’Histoire s’interposent. Ici et là, un mot apparaît, nu et net à travers les déchirures de l’écran, alors il tend l’oreille, mais l’éclair de sens est aussitôt annulé, évanoui. La voix ne dit rien qui vaille, mais si distante et si peu audible soit-elle, elle l’emmène et le lien ne rompt pas.
C’est au bas de la page qu’il ressent ce petit choc, ce vacillement qui précède l’immobilité. La voix a buté sur le heurtoir, et s’est tue. La page ne tourne pas. Il a lu, mais il n’a rien compris. Il voulait voir et il n’a rien vu. Oh, il a bien reconnu les grands équilibres de sa langue maternelle, il en a subi le charme un peu hypnotique, et c’est pourquoi il n’a pas refermé le livre. Mais, de ce que vient de dire la bouche de sa mère, il ne reste rien, ou presque.
Il a glissé, il a dégringolé, et le voilà en pied de page, comme assis sur le sol après une chute. Il se tâte, estourbi, et jette au-dedans de lui un regard circulaire. Où est-il ? Il essaie de se souvenir par où il est passé, des lieux qu’il a traversés, des visages et des figures qu’il a croisés sur sa route avant l’accident. L’itinéraire, bien sûr, lui a échappé, il est perdu, et ne pourrait pas expliquer le chemin à qui voudrait le rejoindre. Il n’a que quelques indices, des images de mots – des mots-vus, certains pour la première fois – ou des images évoquées par les mots : imprécises, peut-être réduites à une couleur ou un son, mais des images dont il sait avec certitude qu’elles proviennent du texte.
Surtout il s’aperçoit qu’il a très tôt perdu connaissance, que l’impact a peut-être même eu lieu quelque part dans la toute première phrase. Et que dès lors, il a rêvé sous la conduite distante d’une voix dont la paroi du texte le séparait.
La lecture, c’est de l’escalade en descente. Cette paroi, il doit l’examiner en détail, à la recherche de la moindre prise, racine ou fil à tirer. La faille la plus mince, la fissure à peine visible. Alors il se fera servile comme l’eau, patient comme la houle, s’aplatira, s’infiltrera, et au fil des passages, imbibera la surface solide du texte jusqu’à la faire éclater."
"Jusqu’au lycée, j’ai lu, mais comme lit un enfant issu de classes populaires un peu militantes. J’ai lu comme on venge ses grands-parents, comme quand on n’incarne que la deuxième ou troisième génération de lecteurs. Zola, mais pas Shakespeare, en somme.
Or, entre-temps, je l’ai évoqué ailleurs, je m’étais mis en tête de pratiquer le sport cycliste. J’avais commencé à disputer des courses chaque dimanche, au départ desquelles mon père me conduisait. Au fil des années, cette histoire a pris les proportions d’un petit délire monacal dans lequel je me voyais comme une sorte d’ouvrier au jarret de suif, un authentique prolétaire aux jambes rasées. J’avais probablement des comptes à régler avec la famille. Bref. C’est en tout cas ce qui m’a servi de motif à plaquer des études supérieures entamées de quelques semaines, et conduit pour dix ans à cette existence vivotante et circassienne qui consistait essentiellement, autant qu’en dépenses physiques effrénées, à ne pas lire.
Un peu avant mes trente ans, brusquement rendu au silence d’une vie plus « normale », j’ai repris contact avec la lecture. En dix ans, je n’avais parcouru que quelques romans et un essai de sociologie, toujours dans l’agacement de me sentir loin du texte, comme tenu à l’écart par une puissance invisible. Et voilà que d’un coup, un état émotionnel très précaire me rapprochait étrangement des mots. Je lisais au plus près et comme au-dedans du texte, je m’y fondais littéralement. Je goûtais quelque chose comme la pure abolition de la distance physique – je parle de cette distance qui nous sépare des objets, par opposition à cette adhérence ou, mieux, à cette identité, à notre champ de vision. Précisément, c’est à Henry Miller, à ses Tropiques et à sa Crucifixion en rose, que je dois cette première renaissance. Je trouvais à y apaiser cette étrange et douloureuse béance laissée par la déprivation soudaine d’efforts physiques, qui me disposerait à bien d’autres dépendances. Je lisais des nuits entières, allongé au côté de la femme qui avait pris le risque de partager ma vie, à noircir des carnets de notes et à me répéter des phrases à voix haute. C’était l’époque où j’imprimais aussi des citations, en gros et en gras sur des pages A4, que j’affichais un peu partout, sur le frigo, sur les murs des toilettes (j’ai longtemps gardé cette habitude) et jusqu’à la rédaction du magazine pour lequel je travaillais. Ainsi ai-je infligé à mes collègues de Top Vélo de joyeux placardages punaisés entre des photos de coureurs boueux, déclarant « Il errait à travers la vie comme la coque stérile de la lune », interrogeant « Pourquoi la vie n’a-t-elle pas lieu ? » (l’italique était de moi et visait à interpeller vraiment mes camarades de travail). Il y eut aussi, si mes souvenirs sont bons, « La nuit soufflait au seuil de la porte comme une vache malade », et « Béatrice, béate cicatrice ». Vous voyez l’ambiance. Une sorte d’imitation de Jésus-Christ en mode cuissard lycra et dérailleurs onze vitesses. Pour peu qu’ils ne rompent pas sur l’instant, ça crée des liens.
Tout n’est pas de Miller, car je ne me suis plus arrêté de lire. Il y eut Faulkner, Malaparte, Rimbaud, tout ce qui était susceptible à la fois de nourrir ma complainte et de me donner le sentiment de combler ce retard accumulé dans mes années pédalantes.
J’apprenais donc à lire pour la deuxième fois, dans une intensité renouvelée, fiévreuse, et je voyais, comme enfin dessillé, ce halo lumineux qui palpite parfois autour des mots, le poudroiement de sens et d’évocations qu’ils traînent après eux, telles des queues de comète."
"La troisième étape significative de mon interminable apprentissage de la lecture est aussi la dernière à ce jour. Elle se rapporte à la chance que j’ai eue, vers mes trente-cinq ans, de remettre les pieds à l’université, d’où je m’étais littéralement enfui quelque quinze ans plus tôt, laissant basculer ma vie du côté de la fable athlétique. Je me suis enfin abandonné à une disposition ancienne et laissé subjuguer par la clarté, la précision, la modestie et le savoir de professeurs de philosophie devenus entre-temps, au moins pour certains, plus jeunes que moi. Je les écoutais bouche bée, dévorant des yeux la façon singulière dont ils se colletaient chacun avec cet effort physique intense qu’exige la production d’une parole claire. Évidemment, ils étaient tous taillés différemment et avaient des styles différents – même s’ils étaient tous calmes –, mais ce qui me sautait au visage, c’était la coexistence dans la même image d’un discours que je vivais comme un éblouissement, et son soubassement d’énergie à la fois bestiale et domptée. Je repérais dans leurs tics des équivalents de ceux que j’avais pu connaître à vélo. Une façon de se frotter rapidement les yeux entre le pouce et l’index au moment de chercher une formulation précise pouvait m’évoquer les instants où, autrefois, je me mouchais ou crachais sur le côté de la route. De toutes petites interruptions, mais d’une nécessité impérieuse, du fil de mon effort. Ça peut sembler stupide, bien sûr, mais je ressentais si intensément la présence de cette fermentation organique de la pensée – et parfois l’état de surchauffe induit par le souci de répondre précisément à mes questions innocentes et biscornues – que je me sentais au bord de l’hallucination, a minima d’un début de malaise visuel, où je me figurais leurs muscles, leur foie, leur cœur. Je les voyais, ces savants, comme cette machine thermique à laquelle j’avais si longtemps réduit mon corps, et j’étais troublé qu’une puissance si évidente ne s’accompagnât d’aucune propulsion physique. Je le dis très sérieusement. Moi qui quelques années plus tôt m’étais rendu capable de rouler deux cents kilomètres à vélo avec un fruit et deux biscottes dans l’estomac, j’étais stupéfait par leur condition physique, je les trouvais infatigables. Parlant d’eux à mes vieux amis cyclistes, je disais des choses comme « y en a sous le capot ». J’étais super admiratif.
En tant qu’étudiant, j’ai produit et d’abord rendu à ces professeurs un certain nombre de devoirs qui m’avaient valu mes premières lectures ardues. Mes intérêts, on l’a compris, tournaient autour de la philosophie du corps, et j’avais mis un orteil à l’eau du côté de chez Bergson, Maine de Biran, Canguilhem ou Foucault, mais il s’était toujours agi d’extraits plus ou moins longs, de chapitres ou de livres courts.
Puis le thème de mon mémoire de maîtrise se précisant – forcément, je voulais écrire sur le corps pédalant, tenter d’esquisser une phénoménologie de l’effort –, la question des lectures préparatoires s’est posée. Je me souviens de l’air embarrassé de mon directeur se passant plusieurs fois la main dans les cheveux, m’annonçant comme on annonce une maladie mortelle que, manifestement, je ne pourrais pas échapper à la traversée de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty. « Mais », me dit-il, s’adressant implicitement à mon parcours singulier, « c’est un texte assez long, et pas forcément facile. » Je dois dire en passant que je n’ai jamais lu depuis le moindre texte philosophique facile.
J’ai acheté le livre un soir en sortant de la rédaction de Top Vélo et je l’ai rapporté chez moi avec l’impression de transporter un petit pavé radioactif dans mon pochon FNAC. J’avais pris soin de choisir une semaine où je n’avais pas la garde de ma fille et où je pourrais être seul avec cette chose si grave. J’ai franchi la porte, retiré mes chaussures, je me suis assis sur la moquette, adossé au futon, et j’ai examiné la couverture : fond blanc, Merleau-Ponty en gras, le titre en caractères plus fins et, sur une grosse vignette, un visage que je sais depuis être un autoportrait (de jeunesse) de Dürer. Je me suis immédiatement endormi, sur la moquette.
Après quarante-cinq minutes de sieste, je me suis levé, j’ai posé le livre sur la planche à dessin soutenue par des tréteaux qui me servait de bureau, et je suis allé prendre une douche. Après quoi j’ai enfilé un survêtement et avalé un repas léger. Exactement ce que je prenais avant les critériums, ces courses courtes et intenses disputées en début de soirée : trois pommes de terre à l’eau, un filet d’huile d’olive, une tranche de jambon blanc. Et puis je suis allé m’asseoir à mon bureau, j’ai ouvert le livre et commencé à lire l’avant-propos. Je ne sais plus si je me suis interrompu au pied de la première ou de la deuxième page. Maurice m’avait déjà mis dans les cordes. Je n’avais pas la moindre (ou alors, vraiment la moindre) idée de ce que je venais de lire.
J’ai compris qu’il me faudrait de la patience, et une stratégie. D’abord, ne pas prendre trop de coups. Alors je suis allé fouiller dans un des deux placards de l’entrée – j’étais locataire d’un petit appartement et je n’avais pas assez de place pour mes vélos, mais j’y avais entassé sentimentalement quelques pièces détachées, les dernières reliques de ma carrière. J’ai trouvé ce que je cherchais : un prolongateur de cintre, qui sert à allonger ses bras vers l’avant pour être plus aérodynamique lors des courses contre-la-montre. J’ai décollé les deux carrés de mousse d’un centimètre d’épaisseur, dédiés à adoucir le contact des avant-bras au niveau des coudes, et je suis retourné m’asseoir à mon bureau.
Là j’ai à nouveau ouvert Merleau-Ponty, et j’ai calé un autre livre sous la page de gauche, sur laquelle j’ai posé un petit presse-papier cubique, en étain. Très lourd, très dense : une arme. Puis j’ai disposé mes deux appuis-coude de part et d’autre et j’ai pris ma tête à deux mains. Derrière la fenêtre, il faisait nuit. Seul le gyrophare des pompiers a, un instant, déchiré le noir et le silence."
"Bien sûr, le texte était dense et difficile. Faire parler Maurice ne serait pas chose facile. Mais j’étais armé de cette patience inhabituelle qui caractérise les projets authentiques. En matière d’illuminations, j’étais résigné à me contenter de peu pour commencer. Comme je l’avais toujours fait pour calmer mon trac, j’avais bourré mes poches de tautologies et de truismes où je puisais à pleines mains. Il y a des évidences qu’on ne prend jamais le temps de regarder en face. Moi je découvrais que dans les textes les plus difficiles, là où fleurissent un nombre affolant de termes barbares, on connaît toujours l’écrasante majorité des mots. Et cette (dis)proportion en faveur des espèces bien connues constitue un sol régulier sur lequel avancer. À la limite, on pourrait décider de ne pas se pencher sur ces quelques fleurs étranges qui parsèment une pensée qu’on aborde pour la première fois, et visiter ce nouveau continent sans rien changer à son pas ni à ses habitudes : en touriste, en somme. Certes, on se raconterait alors une histoire assez éloignée de celle qu’a voulu produire l’auteur. Mais c’est une expérience intéressante. Essayez, par exemple – je l’ai fait –, de lire la première Méditation métaphysique de Descartes à vos enfants de six ou sept ans. Évidemment le commentaire n’aura rien d’universitaire, mais il ne sera pas absurde. Après tout, c’est aussi ce qui se pratique couramment sur les réseaux sociaux, où pullulent les fragments de Nietzsche et de Spinoza en surimpression sur des couchers de soleil et des promeneuses en maillot de bain.
Je m’installais donc le dos bien droit, la colonne vertébrale alignée dans l’axe de la pliure, et je plaçais ma tête dans mes mains de façon maniaquement symétrique, les pouces sous les oreilles et les auriculaires sur les sourcils. Chaque doigt avait son emplacement précis, mais, malheur ! alors que je sentais battre mon pouls sous l’index droit, je ne trouvais pas de veine temporale à gauche. J’ai dû surmonter cette contrariété.
Je procédais pratiquement page par page, débordant juste un peu sur la suivante. Ça prendrait le temps que ça prendrait.
Je lisais une première fois, puis je repassais la page autant de fois que nécessaire, au ralenti, examinant chaque mot-image comme on voit faire les enquêteurs dans les films avec des vidéos de parking : avance, stop, reviens un peu en arrière. Je cherchais l’image manquante, l’articulation cachée, j’étais penché sur le texte avec ma burette, essayant une goutte d’huile ici ou là. Pas d’excès de modestie non plus : les phrases que je comprenais à la première lecture n’étaient pas rares (sinon j’y serais encore à l’heure qu’il est). Mais les autres non plus, qui me faisaient l’effet de blockhaus à moitié ensablés où j’avais l’impression de m’écorcher les genoux. Je finissais donc parfois par lire mot à mot : je me répétais chaque mot plusieurs fois, même les plus courants de la langue, en me demandant si j’étais bien sûr d’en connaître le sens et en me concentrant pour m’en imprégner. Puis je les raccrochais par paires, en me posant la même question : « Bon, et là, t’as compris, c’est bon ? » Bien sûr, il y a ces achoppements indissolubles que sont les termes nouveaux, les néologismes et les concepts encore jamais accostés. Je cherchais une définition dans mon dictionnaire philosophique avant de revenir au texte. Il m’arrivait aussi, pour ne pas perdre le mouvement général de la phrase (je pensais toujours à cette réflexion entendue à la radio et qui, pour la longueur de ses phrases, comparait Proust à un sauteur à la perche, dont le mouvement aboutit sous nos yeux comme par miracle) de laisser un blanc à l’endroit du mot technique, ou de le remplacer mentalement par une petite figure géométrique. Je ne savais pas encore que quelques dizaines de pages plus loin, je trouverais la formule même de ma difficulté à lire, et le sésame du lecteur. Merleau-Ponty écrit à peu près (je cite de mémoire) : « N’étant pas contenu-dans [les phénoménologues adorent les tirets et les italiques] les mots, le sens apparaît entre les mots, comme jeu discriminatoire entre les signes. » C’est une idée banale pour les philosophes et les linguistes, mais alors, sur le coup, j’ai trouvé ça génial.
De temps à autre, en voilà un exemple, la lecture s’illumine : un gros morceau de sens se ramasse et prend forme sous les yeux du lecteur. Dans ces cas-là, mon cœur se mettait à battre à grands coups, et il est arrivé que je me lève d’un bond comme si le bureau était devenu brûlant, en m’exclamant « Ah, le salaud ! » Je marchais un peu, sous le choc. J’allais à la fenêtre où je laissais traîner un œil hébété dans la nuit et sur les façades éclairées des immeubles. Je m’apercevais que les muscles de mon dos venaient de se relâcher après un long moment de tension. On eût dit que je venais de jeter mon vélo sur la ligne en bout de sprint.
C’est comme ça, après qu’il m’a fait le coup deux ou trois fois, que je suis tombé amoureux de Maurice, que j’ai commencé à l’aimer, et que j’ai installé en fond d’écran sa photo, cette photo où on le voit s’allumer une clope, et où il évoque étrangement Lino Ventura."
"Qu’est-ce que « lire » ? Évidemment, il est très difficile de le dire. Prises une à une, les métaphores, même les plus hallucinées, restent insatisfaisantes, et il faut en mobiliser un grand nombre pour commencer à se faire une idée. Eau et feu, le texte serait tout à la fois nourriture pour l’esprit et miroir de l’âme, alter ego et pur autrui. Lire des pages difficiles, ce ne serait rien moins que chercher à se transformer soi-même, voire se révéler, après avoir examiné son reflet dans l’eau trouble du texte où il apparaît sous des traits toujours inattendus. Lire, ce serait alors écarter feuilles mortes, lentilles d’eau ou petits insectes de surface que figurent parfois sous l’œil fatigable les caractères d’imprimerie et qui ajoutent encore à la confusion des jeux de lumière, etc. Je ne suis pas sûr qu’un lecteur soit toujours cet affreux narcisse.
Cependant, c’est bien une tourmente qu’il cherche à réveiller : car le texte dort, à l’abri des assauts, comme protégé par sa difficulté intrinsèque. Le lecteur envoie des signes. Espérant sonder sa profondeur, il lance des galets qui ricochent sur la surface.
La compréhension « pleine » d’un texte est l’annulation de la distance qui nous en sépare. Mais, avant de parvenir à cette adhésion, on passe un certain temps à s’éprouver lire. On se voit, et même, on se regarde lire. On se gêne soi-même. Or, pour faire disparaître cet embarras, il faut d’abord le reconnaître et, sinon le cultiver, au moins s’appliquer à l’éprouver. Il est vain de s’espérer pur esprit. Car le lecteur est d’abord un corps disposé devant un livre. Il serait excessif de dire que l’attitude et la posture font le lecteur, mais elles lui donnent une chance. Certes, lire est l’activité la moins mécanique qui soit. Néanmoins, elle se fonde sur une sorte de science ergonomique que chacun développe d’instinct.
Pour le lecteur, il ne s’agit pas de perfectionner la productivité de son geste ou de réviser les bases d’une foulée efficace, mais d’éveiller l’attention et d’assouplir l’esprit en surmontant l’interposition sensible, pesante, de la chair. Idéalement, lire, c’est avoir supprimé le champ de vision physique, oublié la page et les motifs typographiques, au profit d’autres images évoquées par le texte.
Le paradoxe, c’est que ce jeu d’effacement progressif de la réalité physique est, au sens strict, une affaire athlétique. Le corps de l’athlète est toujours un corps oublié : rendu à son indépendance, dans un geste d’affranchissement réciproque vis-à-vis du sujet qui l’a entraîné, il ne pèse plus dans l’esprit, il le porte.
La base posturale, le tadasana, du lecteur-de-textes-qu’il-ne-comprend-pas s’ancrera dans une attitude exagérément volontaire. Les subtilités viendront à leur heure. À ce stade, il convient pour le lecteur en puissance de se sentir peser sur sa chaise, les bras sur la table, et de contraindre son corps à s’aligner sur le livre avec une rigueur austère et maniaque. Les pieds sont à plat sous la table et parallèles, le cul sessile, une vraie bernacle sur la roche, les ischions symétriquement plantés (plus ou moins selon l’épaisseur qu’on a de fesses) par rapport au centre du siège, et les deux coudes fichés à égale distance du livre. Les mains ouvertes soutiennent la tête en même temps qu’elles étirent et alignent la colonne sur l’axe de la reliure, et le regard sur sa perpendiculaire parfaite. Des variantes prudentes sont possibles, mais impérative est la symétrie. Posez les mains à plat si vous voulez, prenez-y appui à la rigueur et levez-vous, du moment que votre silhouette continue de suggérer cette sorte de brutalité patiente qui caractérise l’interrogatoire policier. Pas d’entorse prématurée à la rectitude.
Quelques craquements de cervicales sont à prévoir. Car si vous êtes fait normalement, c’est-à-dire si vous êtes discrètement tors, cette chère enveloppe charnelle ne tardera pas à se signaler pour ce qu’elle est : la première manifestation de l’altérité. Vous voilà pris dans ce piège, coincé entre le bruit de la résistance corporelle et la lisière impénétrable du texte. Ce moment d’inconfort est nécessaire, car il fait de la compréhension la seule échappatoire possible non seulement aux misères des tensions musculaires, au poids excessif de la tête, à l’écrasement des fesses, mais aussi au cortège d’angoisses plus ou moins explicites qui accompagne cette impuissance.
Nécessaire encore, parce qu’il est bien rare qu’il n’offre pas de gratifications immédiates et qu’une séance de lecture vous laisse totalement bredouille – fanny. Nécessaire enfin, parce qu’il fait le lit d’autres attitudes possibles que nous évoquerons plus bas. Parce qu’il fonde en quelque sorte une collection de relâchements non moins utiles à la progression du lecteur.
Une précision tout de même. Il s’agit de s’imposer des temps d’inconfort et de viser une intensité dans la lecture, pas de s’épuiser ou de se dégoûter. Au contraire, il est crucial de préserver la qualité de son effort. Par exemple, on pourra programmer deux heures de lecture par tranches de trente ou même vingt minutes, entrecoupées de récupérations ou de récréations, un peu comme au tennis à la fin d’un set, au cours desquelles on pourra faire quelques pas de long en large, mettre le nez à la fenêtre, crier, se mouiller le visage à l’eau chaude ou s’allonger de tout son long, avant de se réinstaller, intensément droit, dans cette sorte de piège d’écrasement entre chair et sens, que l’on quittera à nouveau aux premiers signes de désaxement irrésistible. Le torticolis signera l’échec de la séance de lecture. Pensez à la définition tout à fait athlétique, encore une fois, que donne Deleuze de l’alcoolique : celui-ci doit préserver la possibilité de boire le lendemain, et le jour suivant, et pour cela, il doit connaître sa limite, et non pas rouler sous la table. Pas d’ivrognerie typographique, donc. Ce serait mal-lire."
"Lorsque, après la première dégringolade en bas de page, débutera véritablement la lecture proprement dite, on procédera par réductions successives, isolant dans le meilleur des cas un court paragraphe, voire chaque phrase avant l’autre. Concernant les phrases, leur longueur est une difficulté récurrente : elle exige une capacité respiratoire dont est dépourvu le néophyte. Le déchiffrement du sens consume beaucoup d’énergie. On se retrouve en hypoxie à la première virgule et bientôt, cette apnée cyanose l’esprit, en brouille la clairvoyance. Résultat : le sens ne surgit pas. Pas de panique. De la phrase, on repérera les articulations pour la démembrer. La plupart du temps, ça n’est pas plus difficile que de découper le poulet du dimanche, la ponctuation est là pour ça. Mais on peut tout de même tomber sur des os cachés, des connexions contre nature – normal, la prose des penseurs se manifeste d’abord comme une sorte de monstre, une singularité à tout le moins – et s’apercevoir qu’on a passé le couteau au mauvais endroit, ou bien qu’on avait mal regardé le poulet, pris la tête pour le fion (ou le foie, ou…), et qu’on se trouve incapable de recomposer le tout.
Mais la méthode reste valable : comme à l’école primaire, on se retrouve avec les fragments d’une phrase complexe, et on commence par en reconstituer la partie élémentaire, la colonne, avant d’y ajouter les compléments un à un. Après s’être assuré du sens de chaque proposition individuellement, on peut ainsi, les attelant à nouveau tels des wagons, reconstruire progressivement la savante guirlande, voire en proposer de légères variantes. À chaque étape – un wagon, puis deux, puis trois –, on vérifiera que l’édifice ne s’écroule pas et qu’on a le souffle assez long pour ne pas perdre le sens. La première, j’ai compris. La première et la deuxième d’affilée, j’ai compris, et ainsi de suite.
Comme à l’école primaire toujours, pourquoi ne pas aller jusqu’à recopier la phrase, l’imprimer et découper chaque proposition sous la forme matérielle d’un ruban de papier ? Comme écrire, lire, c’est bricoler la langue.
Rappelons au passage que nous avons postulé disposer d’un temps illimité et, le cas échéant, choisi de passer la soirée sur une page. Certains livres ne sont pas vraiment destinés à être lus en entier, hormis par qui en fait son métier. L’obsession de finir doit être écartée : elle est l’assurance de ne jamais véritablement s’enfoncer dans le texte. Pensez au texte comme à une forêt épaisse, dans laquelle il y aurait plus de sens à vouloir se frayer un chemin, dégager des clairières et faire séjour qu’à en faire le tour en glissant sur la lisière. Mieux vaut donc mastiquer dix fois la même page que se bourrer de papier indigeste."
"La dissection progressive du texte conduit évidemment à ce point de butée qu’est le mot, que l’étymologie peut encore démembrer, mais qui figure quand même une sorte de niveau élémentaire du texte, peut-être pas atomique, mais tout de même infrangible. Et pourtant, cette impénétrabilité est susceptible de se retourner et de partir en fumée. Il y a les mots que l’on ne connaît pas, qu’on rencontre pour la première fois ; et ceux-là se répartissent en deux catégories, selon que le dictionnaire en donne une définition satisfaisante ou pas. Une définition satisfaisante se reconnaît à sa brièveté, voire à la mention de synonymes. « Désultoire », « inane », « climatère » se remplacent assez facilement. Ce sont des gourmandises, des bizarreries que l’on déterre et que l’on ressortira de sa poche de temps en temps pour le seul plaisir de les frotter.
La difficulté est plus grande avec les mots désignant un concept, qui se présentent souvent comme à l’état gazeux. Il peut s’agir de véritables singularités énigmatiques (monade, transsubstantiation, conatus…), mais aussi, et c’est le cas le plus fréquent, de mots banals recouvrant une signification propre à l’auteur. On sait ce qu’est un champ, mais pas forcément décrire le « concept de champ chez Bourdieu » ; on aime la nature, mais pas forcément le « concept de nature chez Marx », et ainsi de suite. Le dictionnaire spécialisé rassurera un peu, mais seulement à la façon du guide touristique qui ne suppléera jamais la pérégrination.
Dans un cas comme dans l’autre (singularité ou banalité), ces mots incompréhensibles (littéralement, qu’on ne peut pas saisir d’un seul tenant) figurent dans le fil du texte des passages meubles, où le pied ne peut s’assurer. Il convient donc de les enjamber, de les franchir rapidement pour ne pas s’enfoncer ou d’imaginer quelque astuce gymnastique consistant à les remplacer mentalement par une figure géométrique, en attendant ce moment hypothétique où l’idée se cristallisera et deviendra aussi préhensible qu’un galet ou une poignée de porte. Cela étant, quand la banalité du mot l’impose, l’image inévitable d’une « surface emblavée en juillet » ou celle d’un « bosquet ensemencé d’oiseaux » restant tapies dans l’esprit ne compromettent pas fondamentalement l’intelligibilité des concepts et, partant, la lecture de Bourdieu ou de Marx. Quant aux objets lexicaux non identifiés, on peut choisir, c’est une affaire de goût, de les considérer comme des brèches poétiques qui se refermeront, ne laissant d’abord fuser qu’une sorte de poudre sémantique, prolifération d’ombres et de traces, dont la dissipation nous conduira à l’image centrale, plus nette.
Ne pas oublier, cependant, que la langue la plus claire et la plus explicite ne se départit jamais de tout effet de surface. Elle brille parfois beaucoup, toujours un peu. Ainsi ne questionnera-t-on pas moins, et même les suspectera-t-on davantage, les passages « faciles ». Si vous venez d’avaler une, voire deux (!) pages complètes sans achopper sur la moindre difficulté, dites-vous que quelque chose cloche. Regardez par-dessus votre épaule, retournez-vous sans faire de geste brusque, et revenez sur vos pas en observant les ombres. Même si notre démarche qui consiste à s’attaquer sans complexe aux monstres sacrés de la pensée suppose d’assumer qu’on n’en comprendra qu’une fraction, peut-être même une toute petite, l’idée ici n’est pas non plus d’imaginer un tout autre livre que celui qu’a écrit l’auteur : or, ce risque-là est paradoxalement plus grand avec les styles séduisants. Le Zarathoustra de Nietzsche n’est pas du tout un poème écrit sous acide, mais il est facile de s’abuser.
On lira et relira donc, inlassablement, scrupuleusement. Mais ce faisant, ne pas oublier non plus de regarder le texte. J’ai bien dit de le regarder, de l’observer attentivement comme une vieille carte. On veillera à ne pas écourter trop vite ces moments de suspens hébété, ces états éberlués où tout semble vide et figé, car le sens peut en surgir. Nous mentionnions plus haut les vertus pratiques d’un volontarisme naïf : eh bien, franchissons un cran supplémentaire et adhérons aux théories magiques de la vision. Si le fait de se prendre – au sens propre – la tête à deux mains au-dessus du texte est l’attitude de base de toute lecture exigeante, il convient en outre de consacrer ici et là quelques secondes à écarquiller les yeux, c’est-à-dire d’exposer à l’air libre la plus grande surface possible de globe oculaire, façon lentille de télescope, pour laisser entrer la vérité. Cela semblera peut-être aussi délirant au plan scientifique que les antiques théories callipédiques, selon lesquelles une femme gravide multipliait ses chances d’avoir un bel enfant en regardant des statues aux proportions idéales. Mais l’auto-persuasion fonctionne : écarquiller les yeux renforce l’attention.
Cela peut être efficace, et moins risqué que l’eyeballing, cette méthode d’enivrement originale, un temps pratiquée par une jeunesse en pleine forme, et qui consiste à placer son œil sur le goulot d’une bouteille de vodka (mais pas de crème de cassis).
Pour nous, il ne s’agit en somme que de fixer mots et syntagmes avec une intensité telle qu’ils perdurent quelques secondes quand vous promenez votre regard autour de vous, sur les murs de la pièce, les objets qu’elle contient, ou par la fenêtre, où les peupliers chevelus se noient dans le vent.
Il est bien rare que la rudesse de l’effort fourni par le lecteur ne débouche sur une sorte de second souffle, que ces séances de lecture ne produisent pas d’effet en temps réel, et que le lecteur ne soit gratifié, ici et là, de quelque éblouissement. Il est difficile de décrire le moment, ainsi que l’impression ou le sentiment qu’il procure : le moment où le texte, localement, s’embrase et s’éclaire et où le sens accumulé se ramasse enfin – parfois en une formulation brève – avec la majesté d’une vague qui se dresse, se fracasse et s’étale à vos pieds dans un crépitement de mousse. Une vague domptée, qui surgit autant de fois que vous l’énoncez.
Mais il arrive aussi que la mer reste d’une lourdeur d’huile et que la lune pèse sur la perfection d’une toile cirée. Vaincu par la fatigue, le lecteur s’en ira dormir, laissant palpiter sur la table ce monde de résistance où il a fait projet de s’établir."
"Comme tout véritable effort de transformation, lire un livre-qu’on-ne-comprend-pas, c’est s’installer dans cette spirale dialectique entre l’effort volontaire et l’acceptation sereine d’une part d’impuissance. On bosse dur et ça ne marche pas, pas sur le moment en tout cas. Sur le coup, on en est réduit à espérer qu’il « restera quelque chose » de la séance que l’on vient de s’infliger. La vie psychique est insondable, ou presque, et ce que deviennent les ribambelles de lettres que l’on s’est passées par les yeux une fois qu’on les enferme derrière les paupières, voilà qui est bien difficile à imaginer. L’eau salée du sommeil où nous nous enfonçons à pic les corrode-t-elle, et si oui, au point d’en séparer les constituants ? Ou les conduit-elle, par le mystère de quelque remous bien orienté, là où elles ont des chances de s’éclairer quand la lumière physique reviendra bouleverser la surface des rétines ?
Cela peut sembler incongru, tant l’habitude attache la notion au travail de l’auteur, mais lire réclame une forme d’inspiration. Oui, oui. Ou, pour le dire plus sobrement, de disposition. Déchiffrant, ânonnant, répétant les mots d’un autre, le lecteur ne parvient pas pour autant à s’approprier cette parole. Ce que j’entends par parole, ici, se situe du côté du geste et précède le mot articulé. Le langage est une sophistication dernière, ultime, de l’expression. Un ahurissant raffinement de dentelle. Mais il trouve son épicentre quelque part au fond du corps ou, plutôt, de la présence. C’est la mise en forme, le domptage en surface, de cette lame de fond née d’un tremblement du silence, d’une fermentation de la chair, dont le son s’exprime comme s’exprime l’eau d’un linge mouillé.
Pour bien lire un texte, il faut donc en quelque sorte le noyer assez profondément en soi pour qu’il rejaillisse par cette bonde, croisse comme dans le tuyau d’un orgue et débouche. Alors, il se manifestera comme un léger malaise derrière les molaires, un frisson vaguement salivaire dans les muscles masticateurs du lecteur et dans l’épaisseur de sa langue.
Mais bien sûr, une telle accumulation de pression est un phénomène « pré-personnel », comme dit Maurice dans ce livre qui m’a fait suer sang et eau. Un phénomène qui se source dans le corps qui mène sa propre existence, manifestement susceptible d’héberger plus que notre prénom et notre nombril. Bref, devant un texte exigeant, on ne comprend pas « comme on veut, quand on veut ». N’en déplaise au coach qui sommeille (et qui, heureusement, dort parfois profondément) en chacun d’entre nous, il ne suffit pas de vouloir. La volonté explicite ne fraie pas en eaux profondes, elle est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Alors, comment s’assurer la compréhension de ce qu’on lit ?
Parfois, quand elles y consentent, les opérations de la nuit et du songe (un songe sans images, un songe dans le songe) y pourvoient magiquement."
"La veille au soir, vous aviez donc programmé, et vous vous y étiez astreint, une séance de lecture de… trois heures, par exemple. Ainsi aviez-vous tout prévu et disposé comme pour un rendez-vous amoureux. Créé une pénombre propice, la lampe de bureau faisant évidemment exception, découpant dans l’épaisseur de la table une ellipse lumineuse isolant le livre, comme si, tels Jacques Brel ou Édith Piaf, l’auteur allait s’y dresser d’entre les mots ; vous, pimpant, linge frais, aisselles parfumées, dispos, déterminé et patient. Et puis : rien. Le temps a passé, minuit a sonné, vous avez transpiré, et vos poings serrés ont laissé des marques rouges sur vos joues. Le livre, dont vous n’avez tourné sans les vaincre que quelques pages lourdes comme goudron, vous a estourbi, et le vin n’a rien arrangé. Vous n’avez rien pigé – rien, que dalle – et fourbu, vous vous êtes couché sur ce gros chagrin.
Lorsque vous ouvrez l’œil, les lattes claires que le jour étire sur le mur se brisent déjà sur les plinthes, s’allongeant sur le sol : vous êtes en retard. Fréquenter les grands esprits jusqu’à pas d’heure, c’est bien beau, mais du genre de beauté dont vous ne faites pas métier et à laquelle votre hiérarchie ne sera pas sensible. Alors, vous vous dépêchez : volets, douche, café, pluie de miettes, tintements de vaisselle, miroir et brosse à dents. Mais en finissant de vous habiller, vous tirez le livre à vous sur le coin de la table et parcourez d’un œil mou, un peu au hasard, une de ces fichues pages restées muettes comme des palourdes. Et là, contre toute attente, c’est 1-2-3-Soleil : un pan de la chemise rentré dans le pantalon, vous vous retrouvez figé, un pied au sol et l’autre en l’air, comme surpris en pleine course. Ce qui vous échappait la veille est devenu limpide à la lumière du jour, le cours du texte scintille de petits poissons filant sur des galets polis. Vous avalez une page, parfaitement conscient de ce qui s’y dit, c’est à se demander ce qui avait pu poser problème. Tout-puissant, vous survolez désormais d’un seul mouvement ces phrases dans la touffeur desquelles vous cheminiez hier comme au ras du sol. Homme nouveau, vous voilà déjà prêt à regarder d’une paupière goguenarde vos collègues, qui ne distinguent pas, comment avez-vous pu vous-même vivre ainsi, la spatialité originaire du corps propre de l’espace partes extra partes.
[...] [Le lecteur] devra donc aussi veiller à lire lâchement. Il apprendra à déplacer Merleau-Ponty ou Leibniz de son piédestal, à le sortir du champ de l’abat-jour, pour le laisser traîner ici et là, parmi la populace des ustensiles et des torchons. Dans la cuisine ou les toilettes pour l’éclairer sous des jours différents.
Il fera en sorte de l’oublier, et ainsi de pouvoir le retrouver comme par hasard sur son chemin. Il se comportera comme s’il s’agissait de le prendre au débotté, de l’ouvrir négligemment et hors contexte, pour l’apercevoir tout nu. Mais bien sûr (il n’est pas psychotique), c’est sa propre vigilance qu’il endormira ainsi, car elle est faite – et comme cristallisée – de fatigues, d’ornières et de fausses pistes où il s’est fourvoyé au fil des premières explorations. Idéalement il le consultera distraitement, comme on pose en passant une question triviale. Il sera impérativement occupé à autre chose. Telle est la condition sine qua non de cette lecture lâche, dont on aura saisi le caractère, non pas de variante, mais d’exacte symétrique à la séance de base. Ici le lecteur ne veille plus à aligner son dos et ses membres sur la reliure du livre, il n’est même pas assis et il l’abordera même préférentiellement de biais. Idéalement il s’habille, il enfile ses chaussettes par exemple, et tourne la tête du côté du canapé où est jeté le livre. Éventuellement, il se penche un peu, mais sans trop s’investir, car il cherche une éclaircie qui ne vient pas de lui. Il invoque un moment de clairvoyance dont il n’a pas la maîtrise et qui ne durera pas. Il doit savoir qu’à peine aura-t-il commencé d’en jouir que déjà sa lecture s’empreindra de cette concentration qui, comme son nom l’indique, signale un rétrécissement de l’ouverture au monde."
"Transformant le texte en ondes sonores, le faisant advenir à l’existence physique, on tend à se dédoubler. Ainsi, parlant à voix haute, peut-on s’entendre soi-même comme un autre. Dès lors, tout l’enjeu consiste à donner corps au personnage qui nous fera la lecture. Il s’agit d’interposer une voix entre l’auteur et soi, de convoquer un interprète. On peut songer au grand nombre d’humains qui se sont déjà débattus dans ces lignes – à commencer par ceux dont les coups de crayon et les annotations nous perturbent dans les livres d’occasion. Il s’en trouve peut-être certains d’entre eux parmi les milliers de visages inconnus qui, trop vrais pour n’avoir pas été au monde, défilent et se mélangent sous nos paupières quand l’endormissement se refuse. À coup sûr, toutes sortes de voix, graves, pointues, aigrelettes, fluettes, fêlées, sèches, douces, chantantes ou grasseyantes, bégayantes ou zézayantes, tonitruantes, ont déjà projeté dans l’espace les mots mêmes que l’on a sous les yeux. Alors, pourquoi ne pas en feuilleter le catalogue, au hasard ? Il en sortira bien quelque orateur pédagogue ou convaincant.
Ici, lire, c’est faire l’acteur, c’est jouer et endosser comme autant de détours bien d’autres peaux que celle, décidément trop parcheminée, de l’auteur.
Et à ce jeu, le premier rôle à tenir est probablement celui du professeur. Rien n’est plus efficace pour bien des étudiants que de répéter leur cours en imitant le ton, voire en reproduisant les mimiques et les postures d’un professeur qui les séduit, ou dont le savoir les éblouit. Selon cette imitatio magister (en bon latin de PMU), ils tripotent leur bracelet-montre ou le lobe de leur oreille, toussent dans leur poing, se raclent la gorge, vont et viennent comme sur l’estrade, les pouces dans les passants de la ceinture, montent ou descendent leur voix d’une octave, etc."
"Il n’est parfois, que me pardonnent les gloseurs les mieux avisés, pas de meilleure explication de texte que celle, immédiate, donnée par l’acteur, c’est-à-dire par le corps.
La jouer comme Luchini. Ne pas articuler, grimacer. Se rengorger et rouler des yeux exorbités sur une audience imaginaire, exagérer jusqu’à postillonner la précision d’impact ou le sifflement des voyelles, donner à voir le double spectacle de ce que le texte fait au corps, et de ce que le corps fait au texte. Répéter la fin des phrases comme en écho. Évidemment, marquer des silences – car l’écho est un voyage. L’outrance, l’obstination, l’exagération font des miracles. Chaque énonciation marquant un léger décalage par rapport à la précédente, la frénésie des répétitions peut vous conduire assez loin. En fait, cette excitation un peu factice permet de faire ressortir certains détails que l’œil, de son pas habituel, aurait manqués. L’incongruité non plus ne doit pas effrayer. On peut lire, et c’est un excellent exercice, la prose la plus austère du monde en imitant Raimu, Fernandel ou Louis de Funès. Ici, je vous vois venir, me dire que tout ceci va trop loin, et me rappeler combien sérieuse est l’entreprise de lecture dont il est question. Vous êtes scandalisé.
Déjà, imagine-t-on « jouer » Leibniz, Thomas d’Aquin, Derrida ? Voilà un concept, disons, très limite – et vous restez poli. Mais à la manière de De Funès ? Oui. Et Wittgenstein façon Dany Boon. Car il s’agit de faire en sorte que le travail se poursuive au-delà de la perte de contrôle, dans cet état d’irritabilité créé par le décrochage. Il y a un travail de l’exaspération, un peu comme il y a un travail du sommeil. Donc de Funès, oui. On peut aussi carrément lire le texte en adoptant toutes sortes d’accents, de la façon la plus grotesque ou parodique qui soit.
Qu’on se rassure. Cette méthode patiente, quoique abordée dans un esprit léger et qui ne se pratique pas par séances de plusieurs heures, ne peut pas ne pas produire de résultat ! L’avantage, c’est qu’on y est à la fois acteur et spectateur, phonateur et auditeur. Avec la pratique, devant cette audience imaginaire qui intimide chaque jour un peu moins, la part du maquillage diminue, et s’opère une sorte de retour au sérieux. Brutalisé par l’incompréhension, éjecté de sa trajectoire, le refuge dans la dérision est une ruse, un abri où le travail de l’esprit se poursuit en roue libre pour un temps limité.
Mais le nez rouge tombera de lui-même. Un beau jour, vous le verrez rouler sur la table, car les sorties de route, d’abord moins violentes, finiront par disparaître. C’est à cela qu’on sait que le texte est devenu praticable et l’auteur, fréquentable : on ne se sent plus condamné à faire le bouffon, comme toutes les fois où l’on se saborde en présence d’une personne admirée.
On finira donc, à force de lire à voix haute, par lire d’une voix sûre et par se sentir légitime."
"Il faut mettre la main sur le texte. On peut aller jusqu’à y dessiner, à force de tirer des droites en manière de raccourci entre les termes que la contraction d’une longue phrase rapproche, de véritables réseaux géométriques. Mais, sortes de résidus cartographiques, ou traces laissées par le mouvement de saisie du texte, ils finissent par entoiler de grandes surfaces et compromettent les relectures futures – idéalement, il est bon de disposer toujours du texte vierge. Il n’est pas exclu que l’ouvrage, chacun en jugera au cas par cas, mérite l’investissement que représente l’achat d’un second exemplaire. Quand on aime, etc.
De la même façon, les annotations. Elles supposent une écriture menue et un crayon bien taillé, mais surtout, à moins que la surface totale du bord tournant soit supérieure à celle occupée par le texte, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent, un sens de la concision ou du mot-clé. On rapporte l’existence de journaux intimes tenus sur des tickets de métro, mais pour le commun des mortels, la marge est étroite. On y dépose principalement des repères visuels (flèches, astérisques, points d’exclamation) et, parfois, deux ou trois mots. Y faire tenir une remarque un tant soit peu articulée suppose un basculement à la verticale. Il existe de véritables artistes de l’annotation, et des livres d’occasion enluminés comme des psautiers – car on y trouve parfois des dessins, femmes nues ou temples corinthiens étayant le texte par les côtés, dont il n’est pas idiot de penser qu’ils témoignent de quelque état hypnotique engendré par la lecture plutôt que par le souvenir des Très Riches Heures du duc de Berry.
Mais soyons sérieux. Bien lire – lire dur – exige de prendre des notes, d’écrire ses remarques et ses réflexions sur un support à part. Bien sûr, les gloses personnelles ne viendront que tardivement, puisqu’elles supposent l’authentique compréhension d’un propos que, de prime abord, on peine à déchiffrer. C’est pourquoi on commencera par recopier des locutions, des fragments de phrases et des passages entiers. Surtout, se fier à son envie. Se laisser percuter. On peut souhaiter recopier un passage parce qu’un mot intrigue, parce qu’une locution claque et qu’on veut la reprendre à son compte, ou, au contraire, parce qu’une proposition est incompréhensible, que la mécanique de la phrase nous échappe complètement. On ne consacre jamais à lire, même attentivement, la lenteur dans laquelle nous installe la copie manuscrite. Or ce ralentissement imposé provoque un surgissement de détails inaperçus – ponctuation, italique – et parfois même la stupéfaction de constater qu’après dix relectures, on peut encore avoir manqué ou mal situé des mots – un pronom, une conjonction, un marqueur négatif. Les constructions du type « que ce que », « en tant que ce que », etc. sont des pièges pour l’œil.
L’action de recopier peut donc servir à éclairer le sens, faire office d’exercice de déchiffrement : calligraphiant une lettre après l’autre on refait le chemin, on marche dans les pas de l’auteur, comme au ralenti, image après image.
Pourtant, on se forcera à piocher aussi dans ce qu’on a compris à la première lecture. D’une part, parce que l’œil passe comme une lampe de poche : sitôt avalé le point final, le sens reste éclairé une fraction de seconde et retombe à l’obscurité.
Mais surtout parce que l’idée la plus fondamentale, qui sous-tend toute technique, c’est de joindre le geste à la lecture. La Règle, la Voie, c’est de lire avec son corps. Qu’on l’astreigne à l’immobilité d’une posture en lui imposant alors une série de contractions musculaires isométriques, ou qu’on le prie d’effectuer certains gestes – regarder, parler et mimer, écrire."
"Quel que soit le livre, quels qu’en soient la forme, le style, la langue ou l’époque, on n’aura pas véritablement lu sans prélever au fil des pages, et donc sans les recopier de sa plus belle écriture, quelques passages saillants ou emblématiques. [...]
Il importe de choisir de beaux cahiers, genre couverture rigide, dos carré, bandelette marque-page et fermoir en élastique de slip. Parce que leur prix exorbitant vous dissuadera de les gâcher, d’y cacographier. Et surtout parce que, désormais, livre et cahier n’iront plus l’un sans l’autre : on les rangera ensemble sur l’étagère, la lecture du cahier vous redirigera vers le livre, qui inspirera alors, probablement, d’autres notes : ainsi s’esquisse l’exégèse."
"La confrontation aux « grands textes » vaut son pesant de cascades, à plus forte raison quand on n’a pas grandi dans une tribu d’acrobates."
"Ce livre que vous venez de choisir parce qu’il vous intimide, et qui vous intimide parce que vous devinez qu’il est susceptible de vous grandir, regardez-le bien : vous n’en aurez pas la peau dans une chaise longue, un mug de thé vert sous la barbe. La réalité est plus trash. Il va vous occuper des mois, vous faire mal au dos et transpirer sous les bras. Il faudra tenir bon, à la vitesse moyenne de, disons, cinq pages à l’heure, jusqu’aux premiers émerveillements."
"Être modeste. Un volume d’entraînement trop important, et c’est le retour à la case Netflix assuré après deux chapitres."
"on peut imaginer une [séance dure] de deux heures et demie les mardi, jeudi et dimanche soir, comprenant :
1/ la lecture des commentateurs, introducteurs, exégètes de confiance (trente minutes) ;
2/ une lente progression dans le corps de l’œuvre proprement dite (deux fois quarante-cinq minutes, avec crayonnage et prise de notes) ;
3/ une dernière demi-heure de lecture à voix haute, selon les sensations du jour (rôle sérieux ou comédie)."
-Olivier Haralambon, Comment lire des livres qu'on ne comprend pas, Premier parallèle, 2021, 89 pages.