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    Enzo Traverso, Interpréter le fascisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Enzo Traverso, Interpréter le fascisme  Empty Enzo Traverso, Interpréter le fascisme

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 25 Avr - 17:16

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Enzo_Traverso

    https://histoireetsociete.wordpress.com/2013/08/11/interpreter-le-fascisme-enzo-traverso/

    « Parmi les historiens qui ont renouvelé l’interprétation du fascisme au cours des vingt dernières années, George L. Mosse, Zeev Sternhell et Emilio Gentile occupent une place de taille. Mosse a concentré ses recherches sur l’Allemagne nazie, Sternhell sur la France de la IIIe République et Gentile sur l’Italie de Mussolini, mais tous ont adopté une perspective comparative dont le concept de fascisme constitue l’horizon commun.
    Le rôle de pionnier revient incontestablement à Mosse, le plus âgé, récemment décédé et déjà canonisé comme un des grands historiens du XXe siècle. Son itinéraire intellectuel est bien restitué dans ses mémoires, récemment parues à titre posthume . Il était né au début de la république de Weimar au sein d’une puissante famille du patriciat juif prussien, son père possédant un des plus importants empires éditoriaux allemands. Avec sa famille, le jeune Mosse dut quitter l’Allemagne en 1933, en poursuivant ses études d’abord à Cambridge, en Grande-Bretagne, puis à Harvard, aux États-Unis, où il s’installa en 1939. Après avoir consacré une thèse à l’histoire de la Réforme, il s’orienta vers l’étude du fascisme et du nazisme. Il effectua la plupart de sa carrière à l’université du Wisconsin, Madison, une des plus liberal du monde universitaire américain. Il vécut donc la fin de Weimar et l’essor du nazisme, l’apogée et la disparition du judaïsme allemand, l’antifascisme des années 1930, la guerre, le maccarthysme dans l’Amérique des années 1950, et enfin l’atmosphère bouillonnante des campus dans les années 1960. Juif et homosexuel, il puisait à son propre bagage de souvenirs et d’expériences lorsqu’il écrivait sur le problème de la respectabilité bourgeoise, sur la relation complexe entre nationalisme et sexualité, entre norme et altérité, entre nationalisme et avant-garde artistique, ainsi que sur l’image du corps dans l’esthétique fasciste.
    Appartenant à des générations postérieures, Sternhell et Gentile ont connu d’autres expériences formatrices. Le premier, professeur à l’université de Jérusalem, s’est formé à l’Institut d’études politiques de Paris, où il a préparé sa thèse. Bien qu’il ait par la suite pris ses distances à l’égard de cette institution, il a bâti une œuvre qui porte l’empreinte d’une histoire des idées politiques de facture plutôt classique, imperméable aux contaminations de l’anthropologie et de l’histoire sociale et culturelle. Gentile, quant à lui, a été un disciple du principal biographe de Mussolini et historien italien du fascisme, Renzo De Felice, vis-à-vis duquel il reconnaît sa filiation intellectuelle. Il s’est cependant éloigné de son maître en orientant davantage ses travaux vers l’histoire culturelle, à tel point que ses affinités méthodologiques avec Mosse sont aujourd’hui bien plus évidentes. Mais De Felice reste le lien entre les deux. De Felice et Mosse étaient deux historiens à plusieurs égards différents. Le premier privilégiait l’histoire politique et institutionnelle par rapport à la culture et à l’esthétique qui, en revanche, restent au centre de l’attention du second. En dépit de ces différences, le biographe du Duce ne cachait pas son admiration pour son collègue américain, chez qui il trouvait la conceptualisation de plusieurs de ses intuitions. Les travaux de Mosse l’ont aidé à préciser sa vision du fascisme comme phénomène de nature moderne et « révolutionnaire », à saisir dans la « nationalisation des masses » la source du consensus populaire au régime de Mussolini, enfin à rechercher les origines du fascisme dans une tradition de gauche de matrice jacobine. Mosse, de son côté, voyait dans le biographe de Mussolini un chercheur qui avait systématiquement appliqué dans ses travaux une méthode proche de la sienne, consistant à étudier le fascisme « de l’intérieur », en prenant au sérieux ses hommes, ses idées, sa culture et son « autoreprésentation », sans les filtrer par un regard extérieur, notamment celui de l’antifascisme . D’une certaine façon, De Felice est le lien qui unit les trois historiens au centre de cette étude. Dès 1983, ce dernier indiquait en Mosse, Sternhell et Gentile, à côté du sociologue italo-argentin Gino Germani, les chercheurs qui avaient apporté les contributions les plus importantes et novatrices à l’analyse du fascisme depuis la fin des années 1960. Sternhell, quant à lui, a reconnu récemment ses affinités avec « les héritiers italiens de Renzo De Felice », pour lesquels « l’explication du fascisme italien réside tout d’abord dans l’idéologie et la culture ».
    La culture fasciste
    Selon nos trois historiens, le fascisme fut à la fois une révolution, une idéologie, une vision du monde et une culture. Une révolution, car il ne regardait pas vers le passé, mais voulait bâtir une société nouvelle. Une idéologie, car il concevait le nationalisme comme une alternative moderne aussi bien au socialisme qu’au libéralisme. Une vision du monde, puisqu’il inscrivait son projet politique dans une philosophie de l’histoire. Et une culture, puisqu’il voulait transformer l’imaginaire collectif, modifier les styles de vie, supprimer tout clivage entre vie privée et vie publique. Il s’agit, pour les trois, d’une « révolution de droite », à la fois antilibérale et antimarxiste, « spirituelle » et « communautaire ».
    Pendant longtemps, l’historiographie a défendu une vision du fascisme comme magma éclectique fait de matériaux de récupération, capable de se définir seulement en négatif en tant qu’antilibéralisme, anticommunisme, antidémocratie, antisémitisme, anti-Lumières, mais foncièrement incapable de produire une culture originale et harmonieuse. Selon Norberto Bobbio, la cohérence idéologique du fascisme n’était qu’apparente et tenait à la fusion de ses négations avec d’autres valeurs héritées d’une tradition autoritaire et conservatrice qui, elle, n’avait rien de moderne et encore moins de révolutionnaire : ordre, hiérarchie, obéissance. Contre cette vision, nos historiens soulignent la cohérence du projet fasciste, qui certes s’appropriait plusieurs éléments préexistants, mais parvenait à les fondre dans une synthèse nouvelle. Dissoutes dans le maelström fasciste, les valeurs conservatrices changeaient leurs codes et resurgissaient chargées d’une connotation inédite, éminemment moderne. Le darwinisme social transformait l’idée organiciste de communauté héritée de l’Ancien Régime en une vision monolithique de la nation, fondée sur la race et issue d’un processus de sélection naturelle. Le militarisme et l’impérialisme muaient le rejet de la démocratie et de l’égalité en culte de l’ordre national et racial, le rejet de l’individualisme en adoration de la masse, l’idéal chevaleresque de courage en culte vitaliste et irrationaliste du combat, l’idée de force en projet de conquête et de domination, le principe d’autorité en vision totalitaire du monde.
    Les composantes du fascisme étaient certes disparates. On y trouve d’abord une impulsion romantique, c’est-à-dire une mystique nationale qui idéalise des traditions anciennes, souvent en fabriquant de toutes pièces un passé mythique. La culture fasciste exalte l’action, la virilité, la jeunesse, le combat, en les traduisant dans une certaine image du corps, dans des gestes, des emblèmes, des symboles qui devraient redéfinir l’identité nationale. Toutes ces valeurs exigent leur antithèse, qui se décline en une multiplicité de figures négatives de l’altérité : l’altérité de genre des homosexuels et des femmes n’acceptant pas une position subalterne ; l’altérité sociale des criminels ; l’altérité politique des anarchistes, communistes et subversifs ; l’altérité raciale des Juifs et des peuples colonisés. Tous portent les stigmates, dans le corps et dans l’esprit, d’une « dégénérescence » qui symbolise l’antithèse de la normalité bourgeoise, aussi bien physique qu’esthétique et morale. L’intellectuel qui vit en ville, loin de la nature, qui ne pratique pas de sport, ne soigne pas son corps et pense au lieu d’agir, incarne la maladie et la décadence auxquelles s’opposent la vigueur physique, le courage, le mépris du danger et l’éthique guerrière de l’« homme nouveau » fasciste. Il va sans dire que le Juif incarne de façon idéal-typique cet ensemble de traits négatifs. Judéité, homosexualité et féminité sont les figures négatives par excellence permettant à l’esthétique fasciste d’élaborer ses mythes positifs de la virilité, de la santé, de l’hygiène physique et morale. Mais la stigmatisation bourgeoise de l’homosexualité coexiste dans le fascisme avec un imaginaire érotique hérité du Männerbund (la communauté masculine des mouvements de jeunesse allemands d’avant 1914) et inspiré des modèles esthétiques d’origine grecque codifiés par Winckelmann dès la fin du XVIIIe siècle. Plusieurs écrivains – de Pierre Drieu La Rochelle à Robert Brasillach, de Julius Evola à Ernst Jünger – seront fortement attirés par ce mélange singulier de morale conservatrice, d’idéologie répressive et d’imaginaire transgressif. Grâce à l’eugénisme et à la biologie raciale, le nazisme avait transformé ces stéréotypes de l’altérité en catégories médicales. « Le concept de race, écrit Mosse, concernait tout d’abord les Juifs, mais la transformation des outsiders en cas médicaux les plaçait tous clairement en-dehors des normes sociales. Les malades mentaux, les criminels ordinaires, les homosexuels et les Juifs étaient encore davantage fixés à l’intérieur de leur soi-disant anormalité à l’aide de la notion de maladie. »
    Paradoxalement, cette impulsion romantique coexistait dans le fascisme avec un culte de la modernité technique bien illustré par la célébration de la vitesse chez les futuristes et par le « romantisme d’acier » de Josef Goebbels, qui voulait unir la beauté naturelle des forêts germaniques avec la puissance industrielle des usines Krupp. Il y a là tous les éléments d’une métamorphose du pessimisme culturel de la fin du XIXe siècle en modernisme réactionnaire, capable de réactiver les valeurs de la tradition conservatrice dans une lutte pour la régénération nationale avec les moyens de l’impérialisme et de l’État totalitaire. Mais la notion de « modernisme réactionnaire » rappelle trop la base idéologique hétérogène, sinon ouvertement éclectique, du fascisme, pour recueillir l’approbation de nos auteurs. Ils n’attribuent aucun caractère « réactionnaire » au fascisme, qui constitue à leurs yeux un phénomène révolutionnaire à part entière. Selon Gentile, les concepts de « modernisme fasciste » et de « modernité totalitaire » seraient beaucoup plus appropriés.
    Tous les éléments constitutifs du fascisme se greffent sur la branche du nationalisme qui, dans la société de masse, connaît une transformation qualitative en élargissant ses bases, en modifiant son langage et en recrutant ses chefs au sein des couches populaires. Le Führer et le Duce ne sont plus des politiciens d’origine aristocratique mais des plébéiens qui, étrangers aux voies traditionnelles de formation des élites dominantes, ont découvert leur vocation politique au contact des masses, lors des crises politiques qui ont précédé ou suivi le premier conflit mondial. Cette métamorphose s’achève en effet au lendemain de la Grande Guerre, quand le fascisme essaie d’introduire dans la lutte politique le langage et les méthodes de combat hérités des tranchées. Grand tournant au cœur de l’Europe, la guerre totale avait banalisé la violence et « brutalisé » les sociétés en les accoutumant au massacre industriel et à la mort anonyme de masse. En tant que mouvement politique nationaliste, le fascisme est issu de ce traumatisme. Mosse le présente comme un produit de la « nationalisation des masses », puissamment accélérée pendant la guerre.
    La nationalisation des masses s’exprime dans un ensemble de rites collectifs – manifestations patriotiques, culte des martyrs, célébration de fêtes nationales, monuments, drapeaux et hymnes – qui trouvent leur accomplissement liturgique dans les discours de Mussolini sur la Piazza Venezia, à Rome, et d’Hitler au stade Zeppelin de Nuremberg. Autrement dit, le fascisme devenu régime illustre de manière éloquente un phénomène typique de la modernité : la transformation du nationalisme en religion civile. Il s’agit d’une tendance dont Mosse fait remonter les origines à la Révolution française, avec la sacralisation des institutions séculières (la République), la foi dans la nation, célébrée par des fêtes collectives qui reproduisent des rituels de type religieux, et la recherche d’un style qui invente une relation nouvelle entre esthétique et politique. En ce sens, il voit dans le fascisme « un descendant direct du style politique jacobin ». Par la célébration de ses conquêtes et la commémoration de ses martyrs, le fascisme s’inscrit dans le sillage des fêtes révolutionnaires de la Révolution Française. Mais il hérite aussi ses pratiques d’une certaine tradition socialiste, surtout allemande. En mobilisant les travailleurs autour de valeurs (émancipation, égalité, socialisme) et en les encadrant à l’intérieur de puissantes organisations (non seulement politiques et syndicales, mais aussi sportives, culturelles, juvéniles, etc.), les sociaux-démocrates avaient créé une nouvelle religion séculière, bâtie autour de symboles comme le drapeau rouge et de rituels comme les manifestations du 1er Mai, avec leur chorégraphie et leurs hymnes. Certes, la différence essentielle entre le socialisme et le fascisme résidait dans le fait que, chez le premier, la dimension religieuse trouvait son contrepoids dans un fort ancrage au rationalisme des Lumières et à une conception de l’émancipation prolétarienne aux antipodes du populisme fasciste. Mais cette différence essentielle n’empêchait pas le socialisme, selon Mosse, d’exercer une influence considérable sur le fascisme en tant que modèle dont il pouvait reproduire certaines formes tout en rejetant ses valeurs.
    Cette approche ne s’identifie pas tout à fait avec celle, élaborée à partir des années 1930 et 1940 par Éric Voegelin et Raymond Aron, qui interprète le nazisme et le communisme comme deux distinctes « religions séculières » de la modernité, partageant le même rejet du libéralisme et se nourrissant des mêmes aspirations eschatologiques . Pour Mosse, le fascisme présente une dimension religieuse dans la mesure où il suscite chez ses adeptes une adhésion fondée davantage sur la croyance que sur la conviction rationnelle, mais il en sonde surtout le style, les pratiques et les représentations, en attribuant une importance moindre à ses contenus idéologiques. Dans le sillage de Mosse, Gentile définit le style fasciste comme une « sacralisation de la politique » dont il analyse la symbolique : la matraque comme outil d’une politique purificatrice et régénératrice, l’appel lors des commémorations des martyrs, le fascio littorio (faisceau de licteurs) comme symbole d’union ; sans oublier le mythe de la louve fondatrice de Rome. Il montre surtout jusqu’à quel point le fascisme lui-même était conscient de sa dimension religieuse, ouvertement revendiquée par Mussolini dans un essai écrit en collaboration avec Giovanni Gentile pour l’Enciclopedia italiana . Dès 1922, Il popolo d’Italia comparait le fascisme au christianisme, en saisissant chez les deux tant « une foi civile et politique » qu’« une religion, une milice, une discipline de l’esprit ». Dans le sillage de Jean-Pierre Sironneau, Emilio Gentile relève dans le fascisme la structure typique d’une religion articulée autour de quatre dimensions essentielles : la foi, le mythe, le rite et la communion. Pour appréhender la liturgie politique du fascisme, la notion de « religion civile » serait, à ses yeux, bien plus pertinente que celle d’esthétisation de la politique (élaborée en 1935 par Walter Benjamin analysant les écrits d’Ernst Jünger et Filippo Tommaso Marinetti , puis utilisée par Mosse). Gentile trouve cette définition insatisfaisante, en soulignant que, dans le fascisme, l’esthétisation de la politique était tout à fait indissociable d’une politisation de l’esthétique, dont les différentes manifestations étaient soumises aux dogmes d’une idéologie et soutenues par la force d’une foi. Il n’empêche que la mobilisation des masses liée aux rituels de la « religion » fasciste ne visait pas à les transformer en sujets historiques mais plutôt à les réduire, comme l’écrivait Siegfried Kracauer dès 1936, en pure « forme ornementale ». Ne pas saisir cet aspect signifie, une fois de plus, tomber dans le piège qui consiste à identifier le fascisme avec son autoreprésentation.
    Tout en reconnaissant dans le jacobinisme leur matrice commune, Mosse ne voyait pas fascisme et communisme comme deux systèmes politiques de nature analogue. Leurs différences sont telles qu’il n’acceptait pas de les regrouper dans une seule catégorie – le totalitarisme – en adoptant une définition qui s’arrête à leur seul trait partagé : l’antilibéralisme. En réalité, la continuité qu’il saisit entre jacobinisme et fascisme ne concerne pas l’idéologie et se cantonne au style politique (deux manières distinctes de sacraliser la nation). L’assimilation du fascisme au communisme est rejetée aussi par Gentile qui souligne l’antithèse radicale entre le nationalisme de l’un et l’internationalisme de l’autre, une antithèse qui enlève à ses yeux tout « fondement historique » à la vision d’une prétendue affinité génétique entre les deux . Selon Sternhell, enfin, les affinités entre le communisme et le fascisme sont purement superficielles, car ils « possédaient une conception totalement opposée de l’homme et de la société ». Ils poursuivaient des buts révolutionnaires, mais leurs révolutions étaient aux antipodes : l’une économique et sociale, l’autre « culturelle, morale, psychologique et politique », visant à changer la civilisation, mais certes pas à détruire le capitalisme. Cette différence radicale renvoie à la relation antinomique que communisme et fascisme entretiennent avec la tradition des Lumières, dont l’un se voulait l’héritier et l’autre le fossoyeur.
    Les limites d’une histoire culturelle du fascisme
    Mosse considère l’histoire culturelle comme un domaine bien plus vaste que l’histoire des idées. Pour comprendre le fascisme, pense-t-il, l’histoire idéologique et politique ne suffit pas. Il faut prendre en compte aussi ses représentations, ses pratiques et sa capacité de donner forme aux sentiments populaires. C’est un imaginaire collectif qui a trouvé dans le fascisme un foyer, un miroir, un amplificateur et un exutoire. Dans cette perspective qui privilégie les aspects culturels et anthropologiques à l’économie et à la société, aux idéologies et aux institutions, l’historiographie traditionnelle du fascisme et du nazisme, complètement axée sur la dimension politique des régimes, peut tranquillement être ignorée. L’étude des formes symboliques inspirée par Ernst Cassirer, Aby Warburg et Ernst Kantorowicz est, à ses yeux, bien plus féconde . Certes, Mosse a-t-il renouvelé l’interprétation du fascisme en prenant au sérieux son langage et ses mythes, mais son approche a montré, au fil des années, toutes ses faiblesses, en débouchant sur une histoire culturelle qui se substitue à l’histoire sociale et politique, au lieu de l’intégrer. Dans son premier grand ouvrage, The Crisis of German Ideology (1964), Mosse s’était mis à la recherche des racines du nazisme qu’il repérait dans un vaste mouvement culturel spécifiquement allemand : le nationalisme völkisch. Il étudiait la naissance de l’idée allemande de Volk au sein du néoromantisme, puis son « institutionnalisation « entre le dernier quart du XIXe siècle et la première guerre mondiale, aussi bien dans le monde universitaire que dans les mouvements de jeunesse, pour analyser enfin son essor dans le national-socialisme après 1918 . Le trait marquant de cette idéologie völkisch lui apparaissait alors se trouver dans le rejet des Lumières. Son interprétation du nazisme se présentait encore comme une version nouvelle, plus axée sur l’anthropologie et la culture que sur la politique, de la théorie traditionnelle du Sonderweg allemand. Certes, une version plus sophistiquée et admirablement argumentée sur le plan culturel, mais non pas qualitativement distincte du diagnostic apparu au lendemain de la guerre, lorsqu’on commença à interpréter le chemin du Reich wilhelmien vers la modernité comme un éloignement par rapport à un prétendu modèle occidental incarné par la Révolution française et le libéralisme britannique. À partir des années 1970, en revanche, Mosse a commencé à explorer – peut-être sous l’influence de l’École de Francfort – le côté sombre de l’Aufklärung, dont il a analysé la dialectique négative non pas en philosophe, mais en historien de la culture . Au fur et à mesure que le nationalisme absorbait le conformisme bourgeois, l’idéal de la Bildung – l’éducation, la culture et l’auto-perfectionnement conçus comme valeurs universelles – était relégué dans le camp des outsiders, en prenant une coloration de plus en plus juive. Le hiatus nationaliste s’appropriait la respectabilité bourgeoise (Sittlichkeit) et rejetait la Bildung avec son universalisme de coloration juive . Le nationalisme moderne était né de la Révolution française et sa rencontre avec la société de masse, à la fin du XIXe siècle, avait jeté les bases pour la naissance du fascisme, qui aura lieu après la rupture de 1914. Ainsi, le fascisme incarnait-il le rejet d’un certain legs philosophique et culturel des Lumières (l’idéal de la Bildung) et, en même temps, en prolongeait et en radicalisait d’autres traits constitutifs (la nationalisation des masses). Les mythes, les symboles et l’esthétique – les vecteurs essentiels de ce processus – ont ainsi pris une place prépondérante, dans les travaux de Mosse, au détriment d’autres composantes fondatrices du fascisme . Ce dernier a sans doute hérité son style politique du jacobinisme, mais son idéologie et sa vision du monde se sont forgées dans un conflit radical avec la philosophie des Lumières et avec toutes les valeurs proclamées par la Révolution française. Mosse en était conscient, mais ses travaux sont loin de prendre en considération toutes les implications de ce constat.
    L’idéologie fasciste
    De ce point de vue, les travaux de Zeev Sternhell contribuent à rééquilibrer les perspectives. En privilégiant l’histoire des idées, ce dernier saisit le noyau du fascisme dans les anti-Lumières : « un refus total de la vision de l’homme et de la société élaborée de Hobbes à Kant, depuis la révolution anglaise du XVIIe siècle jusqu’aux révolutions américaine et française «. Dans son dernier ouvrage, Sternhell décrit le fascisme comme « une forme exacerbée de la tradition de la contre-révolution «. Avec le fascisme, ajoute-t-il, « l’Europe se donne des régimes et des mouvements politiques dont le projet n’est rien moins que la destruction de la culture des Lumières, de ses principes et de ses structures intellectuelles et politiques «. Mais sa tendance à réduire le fascisme à un « archétype idéologique « et à en capturer l’essence, au sens « platonicien «, dans un processus intellectuel isolé de son contexte social, présente des limites tout aussi considérables, quoique différentes, que celles déjà relevées chez Mosse. L’approche de Sternhell se caractérise non seulement par son indifférence à la mythologie et au symbolisme fascistes, mais, plus en général, par son rejet normatif de tout apport de l’histoire sociale. Le fascisme, explique-t-il contre ses critiques, a « des raisons intellectuelles profondes «, en ajoutant que, pour le comprendre, « l’histoire sociale ne sera pas d’un grand secours «. Dans un ensemble d’ouvrages constamment réédités et enrichis, Sternhell a présenté le fascisme comme un courant idéologique apparu en France à la fin du XIXe siècle, à l’époque de l’affaire Dreyfus, et ayant naturellement débouché dans le régime de Vichy en 1940. Il serait issu de la rencontre et de la fusion de deux traditions politiques jusqu’alors antinomiques, l’une de gauche et l’autre de droite. La « droite révolutionnaire «, première manifestation du fascisme, serait le produit d’une synthèse entre des courants de droite qui, sous l’impact de la société de masse, avaient donné à leur nationalisme une empreinte populiste, et des courants de gauche qui, passés par une révision du marxisme et affranchis de la tradition des Lumières, avaient pris une orientation nationaliste. Le rejet partagé de la démocratie politique et du libéralisme serait la base de cette fusion syncrétique entre droite populiste et gauche nationaliste débouchant sur une forme nouvelle de « socialisme national «. L’essor du darwinisme social, du racisme, de l’antilibéralisme, de l’antisémitisme, de l’élitisme antidémocratique et d’une critique de la modernité hantée par un sentiment de « décadence « auraient créé un humus favorable à la naissance du fascisme, précédé par le boulangisme et finalement par l’affaire Dreyfus. Ses pères spirituels seraient Maurice Barrès, avec sa synthèse d’« autoritarisme, culte du chef, anticapitalisme, antisémitisme et un certain romantisme révolutionnaire «, et Georges Sorel, avec sa révision antimatérialiste du marxisme menée à l’aide de Le Bon, Bergson, Nietzsche et Pareto , aux côtés desquels il faudrait placer Georges Valois et Jules Sury, les premiers théoriciens du « socialisme national «. Le profil idéologique du fascisme aurait donc pris forme « bien avant 1914 « et la France de la IIIe République serait son véritable « laboratoire «. Tout autour de cette constellation intellectuelle, Sternhell place un Zeitgeist marqué par des figures comme Édouard Drumont, l’auteur de La France juive, Charles Maurras, le fondateur d’Action française, le sociologue Gabriel Tarde, l’historien Hyppolite Taine et l’eugéniste Georges Vacher de Lapouge. Le climat intellectuel de l’entre-deux-guerres aurait inévitablement accentué cette tendance au « socialisme national «, lui permettant de s’épanouir et de trouver une assise de masse. La synthèse fasciste aurait connu une deuxième étape avec l’arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, puis une troisième, au cours des années 1930, marquée par des figures telles que le « néosocialiste « Marcel Déat, l’ex-communiste Jacques Doriot, les « spiritualistes « Bertrand de Jouvenel, Thierry Maulnier et Emmanuel Mounier, le « planiste « belge Henri De Man, ainsi qu’une vaste cohorte d’esthètes et de « nationalistes sociaux « tels que l’écrivain Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach.
    Au cours des années 1930, le fascisme français devient un phénomène politique de masse. Il n’est plus incarné par des petits cénacles intellectuels comme le Cercle Proudhon, mais par des partis qui regroupent des dizaines de milliers de membres, à l’instar du Parti Populaire Français de Jacques Doriot et des Chemises vertes de Henry Dorgères. Dans la perspective de Sternhell, Vichy achève la parabole du fascisme français comme le débouché naturel et logique d’un long parcours amorcé lors de l’affaire Dreyfus, quarante ans plus tôt. La netteté avec laquelle cette thèse est défendue dans Ni droite ni gauche (1983), révèle selon certains commentateurs les traces évidentes d’une approche « téléologique «. Mais ces critiques n’ont pas convaincu Sternhell qui, dans un long essai ajouté à la troisième édition de son livre, réaffirme sa thèse : « Tous les principes qui sous-tendent la législation de Vichy sont inscrits dans le programme du nationalisme des années 1890 . «
    La limite fondamentale de la thèse de Sternhell réside, comme de nombreux historiens l’ont indiqué, dans la tendance à réduire l’histoire du fascisme à sa généalogie intellectuelle. Dans le sillage de Mosse, Gentile reste convaincu que le fascisme a besoin, pour naître, de la première guerre mondiale, « sa vraie matrice », la crise de civilisation sans laquelle la synthèse que décrit Sternhell n’aurait jamais dépassé le stade de quelques cercles intellectuels marginaux et impuissants. C’est la Grande Guerre qui provoque l’effondrement définitif de l’ordre européen issu un siècle plus tôt du Congrès de Vienne, remet en cause radicalement l’ordre libéral et confère au nationalisme un caractère nouveau, bien plus agressif, militariste, impérialiste et antidémocratique. En dehors de cette rupture, la naissance du fascisme et du nazisme n’aurait jamais pu se produire, comme le reconnaissaient ses protagonistes eux-mêmes. Bien que Sternhell refuse de prendre en considération « le poids et l’incidence qu’ont eue les baïonnettes sur la pensée », c’est la guerre qui, en Italie, a donné naissance au fascisme. C’est elle qui a permis la rencontre entre un courant socialiste devenu nationaliste (Mussolini) et le syndicalisme révolutionnaire (Sergio Panunzio), le nationalisme radical (Enrico Corradini, Alfredo Rocco), l’irrédentisme (D’Annunzio), le libéralisme conservateur (Giovanni Gentile) et une avant-garde futuriste devenue à son tour belliciste (Marinetti). Emilio Gentile souligne que le nationalisme d’avant 1914 ne voulait pas « régénérer » la civilisation, tandis que, en dépit de ses tendances nationalistes, le syndicalisme révolutionnaire visait encore l’émancipation des producteurs par la grève générale. Ce n’est qu’après la rupture de la Grande Guerre que ce courant abandonna son projet social au nom du nationalisme, en s’impliquant dans une action politique dont le mouvement ouvrier constituait même l’une des cibles privilégiées. Beaucoup plus que le fascisme, pourrait-on remarquer, Sternhell a mis en lumière un pré-fascisme dont les éléments constitutifs ne se seraient articulés, amalgamés et réunis organiquement qu’après le tournant de 1914-1918. Sur la base de son approche privilégiant l’essence idéologique du fascisme plutôt que ses manifestations historiques concrètes, Sternhell donne la même importance aux représentants du Cercle Proudhon qu’aux chefs fascistes des années 1930, non plus animateurs d’une nébuleuse groupusculaire, mais dirigeants de partis de masse. Bref, Sternhell efface les différences qui séparent le pré-fascisme du fascisme, puis le mouvement du régime fasciste, des différences qui ont été au centre de l’attention des historiens depuis des décennies.
    D’autres critiques de Sternhell ont souligné la pertinence limitée de sa conception du fascisme comme synthèse entre deux traditions politiques, l’une issue de la gauche et l’autre de la droite. Cette vision peut certes trouver des points d’appui dans les cas français et italien (avec les précisions chronologiques rappelées), mais ne peut pas être généralisée. On ne trouve aucune composante de gauche à l’origine de deux variantes majeures du fascisme en Europe comme le nazisme allemand et le franquisme espagnol (sans prendre en considération le cas portugais ou ceux de la nébuleuse fasciste d’Europe centrale). Ils s’agit donc d’une conception – certains critiques n’ont pas hésité à la qualifier de « gallo-centrique » – qui transforme en paradigme le fascisme français, c’est-à-dire un fascisme somme toute marginal. Incomparablement plus faible que celui d’autres pays européens, le fascisme français est arrivé au pouvoir sur le tard, pour une très courte période, en vertu d’une défaite et d’une occupation militaire sans lesquelles il est douteux qu’il aurait jamais réussi à s’ériger en régime. Un fascisme, de surcroît, dont les traits étaient restés pendant longtemps essentiellement intellectuels et dont la transformation en régime, sous la forme de la « Révolution nationale » du maréchal Pétain, avait eu lieu au prix d’un syncrétisme singulier avec d’autres courants politiques liés bien davantage à la tradition conservatrice, autoritaire et légitimiste qu’à celle des fascismes européens. C’est pourquoi, selon Robert O. Paxton, le régime de Vichy rentre finalement dans la catégorie des « fascismes d’occupation », auxquels faisait défaut un trait essentiel du fascisme authentique : « une politique expansionniste de grandeur nationale ».
    Révolution ou contre-révolution ?
    Ce que Mosse, Sternhell et Gentile partagent, en revanche, c’est la sous-estimation d’un trait majeur du fascisme : l’anticommunisme. Bien sûr, aucun d’entre eux n’ignore cet aspect, mais aucun ne lui attribue un rôle décisif. Cette sous-estimation a des origines différentes. Dans le cas de Mosse, elle tient surtout à sa dévalorisation de la dimension idéologique du fascisme, à l’avantage de ses aspects culturels, esthétiques et symboliques. Dans le cas de Sternhell, elle découle de son interprétation du fascisme comme réaction purement antilibérale ou, plus précisément, de sa réduction du fascisme à une expression moderne des anti-Lumières, dont l’anticommunisme ne serait qu’une variante. Enfin, Mosse, Sternhell et Gentile sous-estiment l’anticommunisme à cause de leur insistance sur la nature « révolutionnaire « du fascisme. Or, l’anticommunisme façonne le fascisme du début à la fin de sa trajectoire. Il s’agit d’un anticommunisme militant, agressif, radical qui confère un caractère nouveau au nationalisme et transforme sa « religion civile » en guerre de croisade contre l’ennemi. En tant qu’antibolchevisme, le fascisme n’apparaît guère « révolutionnaire », mais plutôt comme un phénomène typiquement contre-révolutionnaire qui prend son essor dans le climat de guerre civile né en Europe après 1917. La répression de la révolte spartakiste à Berlin, des républiques des conseils en Bavière et à Budapest, en 1919, et du biennio rosso (les deux années rouges) italien, en 1919-1920, en sont les moments marquants. La révolution fasciste ne pouvait se définir sinon par opposition radicale à la révolution communiste. Il s’agissait bien, en ce sens, d’une « révolution contre la révolution ». Au fond, c’est cette dimension contre-révolutionnaire qui constitue le socle commun des fascismes en Europe, au-delà de leurs idéologies et de leurs parcours souvent différents. Arno J. Mayer a raison d’affirmer que « la contre-révolution se développa et arriva à maturité à travers toute l’Europe sous les traits du fascisme ». C’est au nom de l’anticommunisme que le fascisme italien, le nazisme et le franquisme convergent dans un front commun lors de la guerre civile espagnole. À plusieurs égards, leur anticommunisme est bien plus fort que leur antilibéralisme. En Italie en 1922, comme en Allemagne dix ans plus tard, c’est la convergence entre le fascisme et les élites traditionnelles, de souche libérale et conservatrice, qui est à l’origine de la « révolution légale » permettant l’arrivée au pouvoir de Mussolini et Hitler. Il ne s’agit certes pas de réduire le fascisme à l’anticommunisme ou, dans le sillage d’Ernst Nolte, à une « copie » négative du communisme. Le fascisme essaie d’articuler dans un système cohérent des éléments idéologiques nés avant la révolution russe de 1917 et il ne fait pas de doute que son anticommunisme se greffe tout naturellement dans le tronc des anti-Lumières. Mais l’anticommunisme demeure indispensable pour amalgamer ces différents éléments et surtout pour transformer une idéologie en politique et une vision du monde en un programme d’action. Autrement dit, le fascisme n’existerait pas sans l’anticommunisme, même s’il ne se réduit pas à ce dernier.
    C’est au fond le concept même de révolution fasciste, largement utilisé par nos trois historiens, y compris dans le titre de leurs travaux, qui soulève une interrogation majeure. S’ils ont raison de souligner les faiblesses des interprétations marxistes du fascisme, ils ont tort de les ignorer complètement, car elles auraient pu les aider à saisir la portée réelle de la « révolution fasciste ». Les fascismes ont bien instauré des régimes nouveaux, en détruisant l’État de droit, le parlementarisme et la démocratie libérale, mais, à l’exception de l’Espagne franquiste, ils ont pris le pouvoir par des voies légales et n’ont jamais bouleversé la structure économique de la société. À la différence des révolutions communistes qui ont radicalement modifié les formes de la propriété, les fascismes ont toujours intégré dans leur système de pouvoir les anciennes élites économiques, administratives et militaires. Autrement dit, la naissance des régimes fascistes implique toujours un certain degré d’« osmose » entre fascisme, autoritarisme et conservatisme. Aucun mouvement fasciste n’est arrivé au pouvoir sans l’appui, ne serait-ce que « par défaut », des élites traditionnelles. Cela vaut sur le plan économique et social, mais aussi, dans une certaine mesure, sur le plan idéologique, si l’on pense à la coexistence de Mussolini et du libéral Giovanni Gentile dans le fascisme italien, des carlistes et des phalangistes dans le franquisme. Quand on parle de « révolution » fasciste, il faudrait toujours utiliser des grands guillemets, si on ne veut pas se laisser aveugler par le langage et l’esthétique du fascisme lui-même. Philippe Burrin vise juste lorsqu’il définit le fascisme comme une « révolution sans révolutionnaires ».
    L’insistance sur cette matrice « révolutionnaire » du fascisme amène nos historiens à sous-estimer, voire à nier la présence d’une composante conservatrice au sein du fascisme. Les trois insistent sur sa dimension moderne, sur sa volonté de bâtir une « civilisation nouvelle » et sur son caractère totalitaire, en oubliant un peu trop vite que le conservatisme accompagne la modernité, dont il est l’un des visages, et que même l’idéologie de la contre-révolution classique – celle de Joseph de Maistre, comme l’avait montré Isaiah Berlin dans un brillant essai – préfigurait certains traits du fascisme .
    Pour Mosse – son accord avec Jacob L. Talmon s’arrête là –, le fascisme est totalitaire dans la mesure où il se rattache à une certaine tradition jacobine. Pour Sternhell, il est totalitaire en tant que critique moderne des Lumières visant à régénérer la communauté nationale. Et pour Gentile, en tant que projet de modernisation de la société, fondé sur le culte de la technique et sur le mythe de l’homme nouveau (ce qui ferait de l’idéologie fasciste « la rationalisation la plus complète de l’État totalitaire »). Or, ces approches sont loin de restituer toute la complexité de la relation entretenue par le fascisme avec le conservatisme. D’autres historiens plus soucieux de ramener la façade idéologique et propagandiste du régime à son contenu social et politique, ont parlé en revanche de « faillite des ambitions totalitaires du fascisme ». Ils ont ainsi souligné, dans le cas italien, la bureaucratisation et la stabilisation conservatrice du régime pendant les années 1930, lorsque le parti fasciste est pratiquement absorbé au sein de l’appareil d’État (à l’envers de ce qui se produit en Allemagne). Le modernisme du nazisme allemand et du fascisme italien n’a pas empêché ces deux régimes d’absorber des courants conservateurs dans leur système de pouvoir. C’est par réflexe conservateur plutôt que par adhésion idéologique que les élites économiques et l’armée allemande soutiennent le régime hitlérien, en devenant des composantes incontournables de sa polycratie. Et c’est en prenant conscience de la nécessité, pour consolider son pouvoir, d’obtenir le soutien des forces conservatrices essentielles de la société italienne que Mussolini accepte d’abord d’ériger son régime à l’ombre de la monarchie de Victor-Emmanuel III et décide ensuite de parvenir à un compromis avec l’Église catholique. Cela vaut bien davantage dans le cas français, au centre de l’analyse de Sternhell. En dépit de ses traits fascistes, le régime de Vichy reste ancré à un projet restaurateur, autoritaire et traditionaliste, celui de la « Révolution nationale » qui, souligne Robert O. Paxton, « se situe manifestement plus près du conservatisme que du fascisme «. Toutes les âmes du nationalisme et de l’extrême droite française convergent, sur la base d’un rejet partagé du parlementarisme, dans le régime de Vichy, en le caractérisant comme un mélange de conservatisme et de fascisme. Emblématique, de ce point de vue, est le cas espagnol, ignoré par nos trois historiens. En Espagne, deux âmes coexistent au sein du franquisme : d’un côté, le national-catholicisme, l’idéologie conservatrice des élites traditionnelles, de la grande propriété foncière jusqu’à l’Église ; de l’autre, un nationalisme d’orientation explicitement fasciste – séculier, moderniste, impérialiste, « révolutionnaire » et totalitaire – incarné par la Phalange. Le premier n’est nullement fasciné par le mythe d’une « civilisation nouvelle », car il veut restaurer une grandeur espagnole projetée non pas dans l’avenir mais dans le passé, dans le Siglo de oro. Le deuxième veut bâtir un État fasciste moderne et puissant, intégré dans une Europe totalitaire aux côtés de l’Italie et de l’Allemagne, prémisse de son expansion impérialiste en Afrique et en Amérique latine. Franco joue un rôle de médiateur entre ces deux pôles durant la guerre civile et les premières années de son régime, qu’il réorganise ensuite, à partir de 1943, lorsque la défaite des forces de l’Axe se profile en Europe, sur des bases clairement national-catholiques. Certains historiens font de ce tournant le point de départ d’une « catholicisation » de la Phalange et d’une « dé-fascisation » du franquisme. Des conflits entre autoritarisme conservateur et fascisme ont bien pu se produire au cours des années 1930 et 1940, comme le prouvent la chute de Dollfuss en Autriche, en 1934, l’élimination de la Garde de fer roumaine par le général Antonescu, en 1941, ou encore la crise survenue entre le régime nazi et une large partie de l’élite militaire prussienne révélée par l’attentat contre Hitler, en 1944. Mais ces conflits sont loin d’éclipser les moments de convergence rappelés plus haut.
    Reste le problème de la violence, relégué à l’arrière-plan par ces trois interprétations du fascisme axées sur l’idéologie, les représentations et la culture. Nos trois auteurs soulignent tous l’importance du militarisme et de l’impérialisme, du culte vitaliste du combat et du nationalisme guerrier au cœur du fascisme. Mosse a consacré des études approfondies à l’essor de l’antisémitisme völkisch, en éclairant ainsi une des prémisses idéologiques de la « Solution finale ». Avec son interprétation de la Grande Guerre, dont il indique une conséquence majeure dans l’accoutumance des sociétés européennes au massacre industriel, il a saisi une clef pour expliquer la violence nazie lors du deuxième conflit mondial. Mais ces intuitions ne sont pas intégrées dans sa définition du fascisme, qui reste limitée à sa base culturelle, mythique et symbolique. Gentile, quant à lui, a souligné l’importance de la création de l’« Empire » pour l’achèvement de l’État totalitaire italien, sans toutefois s’interroger sur le lien existant entre l’idéologie et les pratiques du régime. D’une manière générale, ni Mosse ni Gentile ne prennent la mesure de l’héritage colonial européen dans la formation du fascisme et du nazisme. Cet héritage est pourtant évident tant dans la culture (les concepts d’« espace vital », de « sub-humanité », de « race dominante », etc.) que dans les modalités de leur politique expansionniste (l’agression fasciste contre l’Éthiopie en 1935 et le Blitzkrieg nazi contre l’URSS en 1941 conçus comme des guerres coloniales de conquête et d’extermination). Le problème est en revanche évacué par Sternhell qui, en faisant du nationalisme français de la fin du XIXe siècle la version idéal-typique du fascisme, exclut la violence de ses éléments constitutifs (ou la réduit implicitement à un épiphénomène découlant de façon tout à fait naturelle et immédiate de l’idéologie). Aucun des trois, en substance, ne désigne la violence comme un trait consubstantiel du fascisme, déployé sous forme de répression de masse, de système concentrationnaire ou de pratiques exterminatrices. Il s’agit pourtant d’un aspect massif, fortement présent dans la conscience historique et dans la mémoire collective des sociétés européennes. Peut-on faire abstraction de la violence dans la définition du fascisme italien, dont la parabole historique est encadrée par deux guerres civiles, la première latente (1922-1925) et l’autre particulièrement sanglante (1943-1945), avec au milieu une guerre coloniale qui prit vite les traits d’un génocide (1935) ? Peut-on faire abstraction de la violence dans le cas du nazisme, un régime charismatique qui a connu un processus de radicalisation permanente de sa naissance jusqu’à sa chute, dans une apothéose de terreur et d’extermination ? Peut-on faire abstraction de la violence dans la définition du franquisme, né à son tour d’une guerre civile terriblement meurtrière, suivie d’une répression systématique marquée, pendant dix ans, par des dizaines de milliers d’exécutions, souvent extralégales, et par la création d’un système très étendu de camps de travail forcé ?
    Or, la violence n’est jamais au centre de la réflexion de Mosse. Son ancien disciple Steven E. Aschheim a sans doute raison de préciser que, pour l’historien américain, les camps d’extermination n’étaient au fond qu’un aspect « technique » du nazisme, alors que toute son œuvre s’efforce de comprendre l’arrière-plan mental et culturel de la violence nazie. Entre l’idéologie, la culture et la politique d’extermination reste néanmoins un écart que ses travaux n’ont jamais essayé de combler. Dans son dernier ouvrage, Mosse semble réduire la comparaison entre fascisme et nazisme, sur le plan de la violence, à la « dimension humaine plus marquée » du dictateur italien par rapport à son homologue allemand. À la différence de son maître De Felice, qui soulignait l’exclusion de l’Italie fasciste du « cône d’ombre » de l’Holocauste , Gentile évite ce genre de comparaisons qui, sous la plume d’un Italien, risquent de prendre une coloration apologétique. Il souligne très lucidement l’incapacité de Mosse à voir un des éléments constitutifs du fascisme dans la « militarisation de la politique ». Dans ses propres travaux, cependant, il ne semble guère s’intéresser à la violence du fascisme italien.
    Interpréter le fascisme de l’intérieur, en partant du langage, de la culture, des croyances, des symboles et des mythes de ses protagonistes, permet de comprendre des aspects essentiels de cette expérience historique. Un regard extérieur qui, en rejetant a priori toute empathie entre l’historien et son objet d’étude, remplace l’effort de compréhension par un jugement éthico-politique, est condamné à ne pas saisir la nature du fascisme. C’est la conviction qui a amené De Felice, Mosse et Gentile à rejeter l’interprétation antifasciste du fascisme. Les résultats de cette approche ont été contradictoires, avec des intuitions novatrices et des points aveugles stupéfiants. En réduisant le fascisme à sa culture et à son imaginaire, sa violence demeure symbolique. Pour saisir la portée réelle de la violence fasciste, il est nécessaire d’adopter un autre type d’empathie, dirigée cette fois vers ses victimes. Il va sans dire que cela implique l’adoption d’une posture épistémologique liée, quant à elle, à la tradition de l’antifascisme. Le caractère souvent idéologique de cette tradition et les abus dont elle a été la source dans le passé, lorsqu’elle a pu remplacer l’analyse historique par le jugement moral, ne remettent pas en cause la pertinence d’un grand nombre d’études qui s’y rattachent.
    Sternhell, en revanche, se limite à évoquer un clivage idéologique. À ses yeux, « le fascisme ne saurait en aucune façon être identifié avec le nazisme », fondé sur le déterminisme biologique. Les deux présentent certes des traits communs, mais se séparent sur ce point décisif. Le racisme biologique est incontestablement présent dans le fascisme français, mais c’est seulement avec le nazisme qu’il devient « à lui tout seul l’alpha et l’oméga d’une idéologie, d’un mouvement et d’un régime ». Sur ce point, Sternhell se rapproche de De Felice qui a toujours insisté sur les origines révolutionnaires et de gauche du fascisme italien, opposées à celles romantiques et réactionnaires du nazisme. Dans le sillage de Jacob Talmon, De Felice ramenait le fascisme et le nazisme à deux formes distinctes de totalitarisme, l’un de gauche et l’autre de droite, l’un issu du jacobinisme et l’autre du racisme. Cette remarque de Sternhell s’inscrit cependant dans une vision globale bien problématique. D’un côté, elle permet de saisir la singularité historique de l’antisémitisme nazi, lié à sa vision du monde fondée sur la biologie raciale et débouchant sur une pratique d’extermination industrielle qui demeure sa caractéristique exclusive. De l’autre côté, elle nie l’appartenance du nazisme à la famille politique des fascismes, une famille européenne qui a connu différentes variantes, qui n’exclut certes pas la spécificité de chaque régime, mais qui constitue néanmoins leur matrice commune. Dans l’Europe des années 1930, le fascisme se dessinait tout d’abord comme un « champ magnétique » au sein duquel s’inscrivaient des intellectuels, des mouvements, des partis et des régimes. Chacun y apportait ses propres traditions nationales et dosait à sa guise le mélange entre conservatisme et modernité, révolution et contre-révolution, nationalisme et impérialisme, antisémitisme et racisme, antilibéralisme et anticommunisme qui est au cœur de toute forme de fascisme ; chacun élaborait ses mythes et ses symboles, chacun les traduisait aussi en pratiques politiques. L’« imprégnation » fasciste, pour utiliser les termes de Sternhell, ne prend pas toujours la forme d’un régime, mais lorsque c’est le cas, la violence de masse y est toujours présente.
    Usages publics de l’histoire
    Si l’on aborde ces interprétations du fascisme sous l’angle de leur impact sur la conscience historique et sur la mémoire collective dans les pays où leur réception a été plus importante, le paysage devient contrasté. Mosse a frayé le chemin et l’historiographie est aujourd’hui unanime à lui reconnaître un rôle de pionnier. Ses études ont accompagné l’essor de la mémoire de l’Holocauste dans le monde occidental et ont été reçues comme un effort incontournable pour comprendre le nazisme, sa culture, ainsi que l’arrière-plan historique de ses crimes. Son statut d’intellectuel judéo-allemand exilé ne laissait planer aucune ambiguïté sur la signification de ses efforts de compréhension du fascisme de l’intérieur, en procédant par empathie. Comme il l’affirmait lors d’une interview, peu avant sa mort, l’Holocauste remettait en cause la culture européenne dans son ensemble ; c’est pourquoi, ajoutait-il, « tous mes ouvrages touchent d’une façon ou d’une autre la catastrophe juive de mon époque ».
    Sa défense de la campagne « anti-antifasciste » de De Felice et de ses disciples, en revanche, n’a pas été aussi limpide. En Italie, le renouvellement des paradigmes interprétatifs du fascisme s’est inscrit dans un contexte culturel et politique marqué par la remise en cause de la légitimité éthique et politique de l’antifascisme. Les études axées sur la dimension culturelle et symbolique du fascisme ont accompagné sa dépolitisation en tant qu’objet de mémoire. C’est à l’abri de la revendication néopositiviste d’une étude « scientifique » et dépolitisée de l’histoire du fascisme que s’est produite, en Italie, sous la bénédiction de la droite et des médias, la « réconciliation » de la nation avec son passé. La frontière entre compréhension et légitimation est petit à petit devenue très floue. La liturgie du fascisme a été inscrite au patrimoine national, tandis que l’antifascisme a été disqualifié en tant qu’action d’une minorité. Le fascisme incarnerait ainsi la mémoire nationale tandis que l’antifascisme, né après le 8 septembre 1943, serait un produit de la « mort de la patrie ». Dans la vulgate médiatique – que De Felice a presque toujours encouragée –, la violence du fascisme a été mise entre parenthèses, en gommant ses aspects génocidaires en Afrique et en relativisant sa complicité avec la politique exterminatrice du nazisme. La violence de la République de Salò a été séparée de l’histoire du fascisme et relativisée dans le contexte de la guerre civile italienne des années 1943-1945, où elle s’expliquerait comme réaction à la violence antifasciste (qualifiée, selon les préférences, de communiste, totalitaire ou antinationale). C’est dans ce contexte que s’inscrit la réception de l’œuvre de Gentile. Originale et novatrice, son étude de la culture fasciste risque de se révéler tout aussi unilatérale que les interprétations antifascistes dominantes dans les années de l’après-guerre et qu’elle se propose maintenant de dépasser. Pour comprendre le fascisme, il ne suffit pas d’étudier ses « auto-représentations », de même qu’il ne suffit pas de le réduire à l’image qu’en donnaient ses ennemis. Comme ses critiques lui ont reproché, une telle méthode consistant à privilégier la « littéralité » du discours fasciste risque souvent de tomber dans le piège de « ne plus voir la différence qui existe entre les mots et les faits », en identifiant la société avec le régime et ce dernier avec sa façade extérieure.
    Les travaux de Sternhell ont eu des effets différents en France, où ils ont secoué de façon très salutaire l’ancien consensus historiographique sur l’inexistence d’un fascisme français, en devenant un des moments marquants du réveil du « syndrome » de Vichy. Jusqu’au milieu des années 1970, la thèse de René Rémond sur l’immunité française vis-à-vis du fascisme – considéré comme un phénomène étranger aux trois traditions de la droite nationale (légitimiste, orléaniste et bonapartiste) – avait accompagné l’oubli de Vichy. Avec d’autres historiens, notamment Robert O. Paxton, Sternhell a rouvert le débat. Il a montré que, loin d’être un simple incident de parcours dû à la défaite et à l’occupation allemande, le régime de Vichy était le produit d’une histoire bien hexagonale, dans laquelle convergeaient plusieurs courants de pensée, enracinés dans la culture française depuis presque un demi-siècle. La thèse de Sternhell a marqué un tournant et occupe aujourd’hui une place incontournable dans le débat historiographique. Ce débat est loin d’être épuisé, mais la vision traditionnelle d’une culture française « allergique » au fascisme a graduellement été abandonnée, au bout de plusieurs étapes d’« adaptations », « révisions » et « ajustements ». L’idée d’une origine française du fascisme reste hautement controversée, mais l’existence d’un fascisme français est désormais reconnue. »
    -Enzo Traverso, « Interpreting Fascism: Mosse, Sternhell and Gentile in Comparative Perspective », Constellations, 2008, vol. 15, n° 3, pp. 303-319. https://histoireetsociete.wordpress.com/2013/08/11/interpreter-le-fascisme-enzo-traverso/



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