"Ces logiques foncièrement distinctes du stalinisme et du nazisme excluent l'hypothèse d'un « nœud causal » entre ces deux systèmes politiques. Elles relativisent aussi la portée du concept de totalitarisme, fondé sur leurs analogies formelles. Tant l'interprétation libérale (Furet) que l'interprétation « génétique » (Nolte) du totalitarisme occultent une des sources essentielles du national-socialisme : l'eugénisme, avec ses projets de purification raciale, voire d'euthanasie, dont l'Europe libérale fut un laboratoire, dès la fin du XIXe siècle."
"La terreur froide du stalinisme, matérialisée par la dékoulakisation et par les grandes purges des années trente, ne peut cacher le fait que les bases du totalitarisme soviétique furent jetées sous la dictature de Lénine et Trotski, pendant la guerre civile et le communisme de guerre."
-Enzo Traverso, "De l'anticommunisme. L'histoire du xxe siècle relue par Nolte, Furet et Courtois", L'Homme & la Société, 2001/2 (n° 140-141), p. 169-194. DOI : 10.3917/lhs.140.0169. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2001-2-page-169.htm
"Le « retour à Marx » qui s’est amorcé au cours des dernières années – bien visible dans ce qu’on appelle couramment les nouvelles pensées critiques – n’a pas touché l’histoire. Pour la plupart des jeunes historiens, Marx constitue une sorte de terra incognita ; pour leurs aînés, une figure oubliée, sinon bannie. Certes, nombre d’historiens marxistes restent actifs et prolifiques, surtout dans le monde anglophone, mais l’historiographie, dans son ensemble, n’a pas encore tourné la page de la « crise du marxisme ». Eric Hobsbawm, le plus célèbre des historiens marxistes vivants, constate ce phénomène avec lucidité : « Les vingt-cinq années qui ont suivi le centenaire de la mort de Marx – écrit-il – ont été les plus sombres dans l’histoire de son héritage ». En France, Thierry Aprile a assombri le tableau. Retraçant la trajectoire du marxisme dans l’historiographie, il a souligné, tout d’abord, la reconnaissance de celui-ci, amorcée dans les années 1930 et poursuivie après la Seconde Guerre mondiale – surtout grâce aux Annales, avec son entrée, encore timide, dans le champ universitaire –, puis son hégémonie – Aprile n’hésite pas à parler de « domination » –, qui s’établit dans les années 1960 et 1970, lorsqu’il accompagne l’essor du structuralisme, avant d’entamer son déclin à partir du milieu des années 1970 et, finalement, de disparaître au cours de la décennie suivante, son décès étant symbolisé par le tournant de 1989. Commence alors une période pendant laquelle, selon Aprile, « la référence même au marxisme peut valoir disqualification ».
2Adoptant une approche similaire, Matt Perry a repéré trois principales étapes de l’historiographie marxiste, qu’il identifie un peu trop hâtivement à des « générations ». D’abord, celle des fondateurs, Marx et Engels, auxquels on pourrait ajouter une figure comme Franz Mehring. Ensuite, une étape intermédiaire, qu’il situe entre les deux guerres mondiales, marquée par des théoriciens marxistes qui écrivent et réfléchissent sur l’histoire (Georg Lukács, Léon Trotski, Antonio Gramsci, José Carlos Mariátegui) et par quelques grands historiens (David Riazanov, Arthur Rosemberg, C.L.R. James, Karl A. Wittfogel, W.E.B. Du Bois). Enfin, une troisième étape, celle de la guerre froide (1947-1989), qui voit l’émergence d’une historiographie marxiste originale et puissante, dont les bataillons se lancent à la conquête de l’université (qui les avait toujours exclus, à quelques exceptions près), tout en transformant les paradigmes de leur discipline. Dans cette période, se constituent des nouveaux courants qui bouleversent littéralement, tant par leurs méthodes que par leurs objets, l’atelier de l’historien. Dans le sillage d’Albert Mathiez et de Georges Lefebvre, une pléiade de chercheurs (Albert Soboul, Claude Mazauric, Michel Vovelle) élabore une historiographie marxiste de la Révolution française qui dispute le terrain à l’école conservatrice (Richard Cobb, François Furet), en imposant son hégémonie pendant une longue période. Au Royaume-Uni, la history from below (Eric Hobsbawm, Christopher Hill, E.P. Thompson, Raphael Samuel) revisite l’histoire de la Révolution anglaise et de la Révolution industrielle, découvre la culture ouvrière et repense le concept de classe, tandis que les Cultural Studies (Stuart Hall, Raymond Williams) introduisent l’anthropologie dans le marxisme pour analyser l’imaginaire et les cultures populaires. Aux États-unis, les théoriciens du world-system (Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi) réinterprètent Fernand Braudel à la lumière du marxisme et élaborent une histoire globale du capitalisme. Parallèlement, surgit une new labor history qui réécrit l’histoire du mouvement ouvrier en plaçant au centre de l’analyse l’« ouvrier-masse » (unskilled) à la place des idéologies et des partis politiques (Herbert Gutman, Harry Braverman, ensuite Mike Davis). Dans les pays du socialisme réel, l’école des médiévistes et des modernistes polonais (Witold Kula, Jerzy Topolski) relance la réflexion sur la transition du féodalisme au capitalisme, qui connaît un rebondissement dans les années 1980 avec le Brenner Debate. En Inde, les Subaltern Studies (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty) réinterprètent les concepts gramsciens de subalternité et d’hégémonie pour réécrire l’histoire dans la perspective des dominés, au-delà des visions léguées par les colonisateurs et les élites autochtones. Partout, à partir des années 1960, l’histoire sociale et culturelle connaît un essor impressionnant – marqué par la naissance de revues et d’associations – dans le cadre d’un marxisme ouvert et antidogmatique. L’historiographie dans son ensemble se transforme dans le cadre d’un dialogue et d’une confrontation presque obligatoires avec le marxisme. Tous les nouveaux courants qui la traversent – de l’histoire des femmes à l’histoire orale, de la microhistoire à l’histoire des intellectuels – portent les traces, plus ou moins profondes, de son influence. Ce cycle foisonnant s’est néanmoins épuisé. Il reste aujourd’hui plusieurs représentants de cette troisième étape, mais leur lien avec le marxisme s’est sensiblement atténué et aucun signe annonciateur de l’avènement d’une « quatrième génération », constate Perry, n’est apparu jusqu’à présent à l’horizon ."
"Le recul du marxisme dans l’historiographie a plutôt des causes politiques. L’hégémonie marxiste dans les sciences sociales (dont l’histoire) avait certes été renforcée par l’avènement de l’université de masse dans l’après-guerre, mais elle avait été rendue possible avant tout par une avancée généralisée des luttes sociales et politiques. Entre la Résistance et les années 1970, en passant par la décolonisation et les révolutions en Asie et en Amérique latine, des relations nouvelles s’étaient nouées entre les intellectuels et les mouvements politiques, souvent des partis de masse, qui incarnaient l’héritage de Marx. La révolution conservatrice des années 1980, dont le tournant de 1989 a été l’apogée, a renversé la tendance. L’impact a été brutal et les effets cumulatifs de cette défaite historique sont aujourd’hui particulièrement perceptibles dans une discipline comme l’histoire, par définition tournée vers le passé. Au cours des vingt-cinq dernières années, l’historiographie s’est renouvelée (il suffit de penser à l’histoire culturelle, à l’histoire de genre, à l’histoire de la mémoire) sous le signe de sa dépolitisation. L’histoire politique, quant à elle, a été marquée par le retour à des paradigmes traditionnels – parfois par une véritable régression idéologique."
"Beaucoup d’historiens marxistes ne s’éloignaient guère, sur le plan méthodologique, de leurs collègues conservateurs. Entre les histoires de l’Internationale communiste écrites par le trotskiste Pierre Broué, l’eurocommuniste Paolo Spriano et l’anticommuniste Franz Borkenau, il n’y a pas, quant à la méthode, aux sources et aux catégories analytiques, une grande différence. Leur appréciation des événements et leurs conclusions changent, mais ils partagent tous une vision de l’histoire du mouvement ouvrier plutôt convenue, focalisée sur les appareils et les débats stratégiques lors des congrès. Il s’agit toujours d’une histoire politique, voire idéologique, très peu nourrie de chair et de sang. Bref, pour nombre d’historiens, l’abandon du marxisme ne signifia rien d’autre qu’un changement d’orientation politique ou d’objet de recherche."
"La mémoire de classe a été engloutie avec l’usine fordiste, son cadre social de transmission, et avec les partis qui en avaient été les porte-parole. Elle se perpétue aujourd’hui comme une mémoire marrane, invisible dans l’espace public, où les témoins portent le souvenir d’une humanité blessée, et non celui des hommes et des femmes qui ont mené des luttes de résistance ou de libération. La mémoire de la Shoah a pris la place de la mémoire antifasciste ; la compassion pour les victimes des catastrophes humanitaires a éclipsé le souvenir des luttes contre le colonialisme. La tendance à faire des génocides et des totalitarismes un prisme presque exclusif de lecture du XXe siècle est le symptôme d’une régression de l’intelligibilité du passé."
"Pendant les premières années de ma formation intellectuelle et politique, dans l’Italie des années 1970, le marxisme avait une vocation « totalisante » – au sens hégélien du terme – qui lui conférait un statut non seulement de « science », mais aussi de véritable science maîtresse, une sorte de « science des sciences ». Un article d’Ernest Mandel de 1978 résume assez bien l’esprit de l’époque : « La grande force d’attraction intellectuelle du marxisme réside dans le fait qu’il permet une intégration rationnelle, complète et cohérente de toutes les sciences humaines, sans équivalent jusqu’à présent ». S’affirmant comme une sorte de « dépassement dialectique » des sciences humaines et sociales, le marxisme avait pu s’enrichir en se frottant à tous les champs du savoir et en tirant profit de leur renouvellement épistémologique. Sa symbiose avec l’existentialisme, le structuralisme, la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie l’avait enrichi, lui permettant d’atteindre des résultats considérables."
"Je ne crois pas au marxisme comme arsenal conceptuel autosuffisant."
"Des historiens qui se sont servis, de façon plus ou moins large, de l’apport de Marx sans jamais se demander s’ils devaient se dire « marxistes ». C’est le cas d’un historien de la Grèce ancienne comme Pierre Vidal-Naquet, qui reconnaissait sa dette à l’égard de Moses Finley, ou d’un historien du monde contemporain comme Arno J. Mayer."
"Benjamin a introduit dans le marxisme une mélancolie qui tient à la hantise des défaites accumulées au cours de l’histoire et qui se remémore le souvenir des vaincus. Cette approche est perceptible aujourd’hui chez des historiens qui ont entretenu une relation plus ou moins consciente de complicité avec la pensée de Benjamin, tout en provenant de traditions différentes. Parmi ceux-ci, on pourrait citer Carlo Ginzburg, le fondateur de la microhistoire – auteur d’un ouvrage comme Le Fromage et les vers, qui analyse la culture populaire en restituant la voix des humbles, des anonymes, de ceux qui ont été effacés de l’Histoire."
"Écrire une histoire critique en adoptant la perspective des vaincus – en essayant parfois d’écouter leurs voix souterraines, inaudibles à la surface, ignorées par les archives officielles ou effacées par le discours dominant – est sans doute la manière la plus féconde, pour les historiens, d’accueillir l’héritage de la onzième thèse sur Feuerbach."
-Enzo Traverso, « Marx, l'histoire et les historiens. Une relation à réinventer », Actuel Marx, 2011/2 (n° 50), p. 153-165. DOI : 10.3917/amx.050.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2011-2-page-153.htm
-Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, vol. I, Paris, Folio-Gallimard, 2010, p. 515.
-Matt Perry, Marxism and History, New York, Palgrave, 2002.
"La terreur froide du stalinisme, matérialisée par la dékoulakisation et par les grandes purges des années trente, ne peut cacher le fait que les bases du totalitarisme soviétique furent jetées sous la dictature de Lénine et Trotski, pendant la guerre civile et le communisme de guerre."
-Enzo Traverso, "De l'anticommunisme. L'histoire du xxe siècle relue par Nolte, Furet et Courtois", L'Homme & la Société, 2001/2 (n° 140-141), p. 169-194. DOI : 10.3917/lhs.140.0169. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2001-2-page-169.htm
"Le « retour à Marx » qui s’est amorcé au cours des dernières années – bien visible dans ce qu’on appelle couramment les nouvelles pensées critiques – n’a pas touché l’histoire. Pour la plupart des jeunes historiens, Marx constitue une sorte de terra incognita ; pour leurs aînés, une figure oubliée, sinon bannie. Certes, nombre d’historiens marxistes restent actifs et prolifiques, surtout dans le monde anglophone, mais l’historiographie, dans son ensemble, n’a pas encore tourné la page de la « crise du marxisme ». Eric Hobsbawm, le plus célèbre des historiens marxistes vivants, constate ce phénomène avec lucidité : « Les vingt-cinq années qui ont suivi le centenaire de la mort de Marx – écrit-il – ont été les plus sombres dans l’histoire de son héritage ». En France, Thierry Aprile a assombri le tableau. Retraçant la trajectoire du marxisme dans l’historiographie, il a souligné, tout d’abord, la reconnaissance de celui-ci, amorcée dans les années 1930 et poursuivie après la Seconde Guerre mondiale – surtout grâce aux Annales, avec son entrée, encore timide, dans le champ universitaire –, puis son hégémonie – Aprile n’hésite pas à parler de « domination » –, qui s’établit dans les années 1960 et 1970, lorsqu’il accompagne l’essor du structuralisme, avant d’entamer son déclin à partir du milieu des années 1970 et, finalement, de disparaître au cours de la décennie suivante, son décès étant symbolisé par le tournant de 1989. Commence alors une période pendant laquelle, selon Aprile, « la référence même au marxisme peut valoir disqualification ».
2Adoptant une approche similaire, Matt Perry a repéré trois principales étapes de l’historiographie marxiste, qu’il identifie un peu trop hâtivement à des « générations ». D’abord, celle des fondateurs, Marx et Engels, auxquels on pourrait ajouter une figure comme Franz Mehring. Ensuite, une étape intermédiaire, qu’il situe entre les deux guerres mondiales, marquée par des théoriciens marxistes qui écrivent et réfléchissent sur l’histoire (Georg Lukács, Léon Trotski, Antonio Gramsci, José Carlos Mariátegui) et par quelques grands historiens (David Riazanov, Arthur Rosemberg, C.L.R. James, Karl A. Wittfogel, W.E.B. Du Bois). Enfin, une troisième étape, celle de la guerre froide (1947-1989), qui voit l’émergence d’une historiographie marxiste originale et puissante, dont les bataillons se lancent à la conquête de l’université (qui les avait toujours exclus, à quelques exceptions près), tout en transformant les paradigmes de leur discipline. Dans cette période, se constituent des nouveaux courants qui bouleversent littéralement, tant par leurs méthodes que par leurs objets, l’atelier de l’historien. Dans le sillage d’Albert Mathiez et de Georges Lefebvre, une pléiade de chercheurs (Albert Soboul, Claude Mazauric, Michel Vovelle) élabore une historiographie marxiste de la Révolution française qui dispute le terrain à l’école conservatrice (Richard Cobb, François Furet), en imposant son hégémonie pendant une longue période. Au Royaume-Uni, la history from below (Eric Hobsbawm, Christopher Hill, E.P. Thompson, Raphael Samuel) revisite l’histoire de la Révolution anglaise et de la Révolution industrielle, découvre la culture ouvrière et repense le concept de classe, tandis que les Cultural Studies (Stuart Hall, Raymond Williams) introduisent l’anthropologie dans le marxisme pour analyser l’imaginaire et les cultures populaires. Aux États-unis, les théoriciens du world-system (Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi) réinterprètent Fernand Braudel à la lumière du marxisme et élaborent une histoire globale du capitalisme. Parallèlement, surgit une new labor history qui réécrit l’histoire du mouvement ouvrier en plaçant au centre de l’analyse l’« ouvrier-masse » (unskilled) à la place des idéologies et des partis politiques (Herbert Gutman, Harry Braverman, ensuite Mike Davis). Dans les pays du socialisme réel, l’école des médiévistes et des modernistes polonais (Witold Kula, Jerzy Topolski) relance la réflexion sur la transition du féodalisme au capitalisme, qui connaît un rebondissement dans les années 1980 avec le Brenner Debate. En Inde, les Subaltern Studies (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty) réinterprètent les concepts gramsciens de subalternité et d’hégémonie pour réécrire l’histoire dans la perspective des dominés, au-delà des visions léguées par les colonisateurs et les élites autochtones. Partout, à partir des années 1960, l’histoire sociale et culturelle connaît un essor impressionnant – marqué par la naissance de revues et d’associations – dans le cadre d’un marxisme ouvert et antidogmatique. L’historiographie dans son ensemble se transforme dans le cadre d’un dialogue et d’une confrontation presque obligatoires avec le marxisme. Tous les nouveaux courants qui la traversent – de l’histoire des femmes à l’histoire orale, de la microhistoire à l’histoire des intellectuels – portent les traces, plus ou moins profondes, de son influence. Ce cycle foisonnant s’est néanmoins épuisé. Il reste aujourd’hui plusieurs représentants de cette troisième étape, mais leur lien avec le marxisme s’est sensiblement atténué et aucun signe annonciateur de l’avènement d’une « quatrième génération », constate Perry, n’est apparu jusqu’à présent à l’horizon ."
"Le recul du marxisme dans l’historiographie a plutôt des causes politiques. L’hégémonie marxiste dans les sciences sociales (dont l’histoire) avait certes été renforcée par l’avènement de l’université de masse dans l’après-guerre, mais elle avait été rendue possible avant tout par une avancée généralisée des luttes sociales et politiques. Entre la Résistance et les années 1970, en passant par la décolonisation et les révolutions en Asie et en Amérique latine, des relations nouvelles s’étaient nouées entre les intellectuels et les mouvements politiques, souvent des partis de masse, qui incarnaient l’héritage de Marx. La révolution conservatrice des années 1980, dont le tournant de 1989 a été l’apogée, a renversé la tendance. L’impact a été brutal et les effets cumulatifs de cette défaite historique sont aujourd’hui particulièrement perceptibles dans une discipline comme l’histoire, par définition tournée vers le passé. Au cours des vingt-cinq dernières années, l’historiographie s’est renouvelée (il suffit de penser à l’histoire culturelle, à l’histoire de genre, à l’histoire de la mémoire) sous le signe de sa dépolitisation. L’histoire politique, quant à elle, a été marquée par le retour à des paradigmes traditionnels – parfois par une véritable régression idéologique."
"Beaucoup d’historiens marxistes ne s’éloignaient guère, sur le plan méthodologique, de leurs collègues conservateurs. Entre les histoires de l’Internationale communiste écrites par le trotskiste Pierre Broué, l’eurocommuniste Paolo Spriano et l’anticommuniste Franz Borkenau, il n’y a pas, quant à la méthode, aux sources et aux catégories analytiques, une grande différence. Leur appréciation des événements et leurs conclusions changent, mais ils partagent tous une vision de l’histoire du mouvement ouvrier plutôt convenue, focalisée sur les appareils et les débats stratégiques lors des congrès. Il s’agit toujours d’une histoire politique, voire idéologique, très peu nourrie de chair et de sang. Bref, pour nombre d’historiens, l’abandon du marxisme ne signifia rien d’autre qu’un changement d’orientation politique ou d’objet de recherche."
"La mémoire de classe a été engloutie avec l’usine fordiste, son cadre social de transmission, et avec les partis qui en avaient été les porte-parole. Elle se perpétue aujourd’hui comme une mémoire marrane, invisible dans l’espace public, où les témoins portent le souvenir d’une humanité blessée, et non celui des hommes et des femmes qui ont mené des luttes de résistance ou de libération. La mémoire de la Shoah a pris la place de la mémoire antifasciste ; la compassion pour les victimes des catastrophes humanitaires a éclipsé le souvenir des luttes contre le colonialisme. La tendance à faire des génocides et des totalitarismes un prisme presque exclusif de lecture du XXe siècle est le symptôme d’une régression de l’intelligibilité du passé."
"Pendant les premières années de ma formation intellectuelle et politique, dans l’Italie des années 1970, le marxisme avait une vocation « totalisante » – au sens hégélien du terme – qui lui conférait un statut non seulement de « science », mais aussi de véritable science maîtresse, une sorte de « science des sciences ». Un article d’Ernest Mandel de 1978 résume assez bien l’esprit de l’époque : « La grande force d’attraction intellectuelle du marxisme réside dans le fait qu’il permet une intégration rationnelle, complète et cohérente de toutes les sciences humaines, sans équivalent jusqu’à présent ». S’affirmant comme une sorte de « dépassement dialectique » des sciences humaines et sociales, le marxisme avait pu s’enrichir en se frottant à tous les champs du savoir et en tirant profit de leur renouvellement épistémologique. Sa symbiose avec l’existentialisme, le structuralisme, la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie l’avait enrichi, lui permettant d’atteindre des résultats considérables."
"Je ne crois pas au marxisme comme arsenal conceptuel autosuffisant."
"Des historiens qui se sont servis, de façon plus ou moins large, de l’apport de Marx sans jamais se demander s’ils devaient se dire « marxistes ». C’est le cas d’un historien de la Grèce ancienne comme Pierre Vidal-Naquet, qui reconnaissait sa dette à l’égard de Moses Finley, ou d’un historien du monde contemporain comme Arno J. Mayer."
"Benjamin a introduit dans le marxisme une mélancolie qui tient à la hantise des défaites accumulées au cours de l’histoire et qui se remémore le souvenir des vaincus. Cette approche est perceptible aujourd’hui chez des historiens qui ont entretenu une relation plus ou moins consciente de complicité avec la pensée de Benjamin, tout en provenant de traditions différentes. Parmi ceux-ci, on pourrait citer Carlo Ginzburg, le fondateur de la microhistoire – auteur d’un ouvrage comme Le Fromage et les vers, qui analyse la culture populaire en restituant la voix des humbles, des anonymes, de ceux qui ont été effacés de l’Histoire."
"Écrire une histoire critique en adoptant la perspective des vaincus – en essayant parfois d’écouter leurs voix souterraines, inaudibles à la surface, ignorées par les archives officielles ou effacées par le discours dominant – est sans doute la manière la plus féconde, pour les historiens, d’accueillir l’héritage de la onzième thèse sur Feuerbach."
-Enzo Traverso, « Marx, l'histoire et les historiens. Une relation à réinventer », Actuel Marx, 2011/2 (n° 50), p. 153-165. DOI : 10.3917/amx.050.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2011-2-page-153.htm
-Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, vol. I, Paris, Folio-Gallimard, 2010, p. 515.
-Matt Perry, Marxism and History, New York, Palgrave, 2002.