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    Camille François, De gré et de force. Comment l'État expulse les pauvres

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Camille François, De gré et de force. Comment l'État expulse les pauvres Empty Camille François, De gré et de force. Comment l'État expulse les pauvres

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 28 Mar - 21:29

    https://cessp.cnrs.fr/-FRANCOIS-Camille-

    "Les expulsions locatives jettent chaque année des milliers de familles à la rue. Avec, à la clé, l’entrée dans une pauvreté durable et dans les eaux troubles du mal-logement. Comment garder son emploi quand on a perdu son logement et que l’on doit trouver de toute urgence un abri, souvent éloigné de son ancien domicile ? Comment faire valoir ses droits sociaux quand le courrier n’arrive plus à destination ? Et que devient la scolarité des enfants lorsqu’une famille doit déménager chaque semaine ou chaque mois, ballottée d’un foyer d’hébergement à l’autre ? Les personnes expulsées voient ainsi leur « vie balancée par la fenêtre », pour reprendre les mots du rappeur Youssoupha dans sa chanson « Ma destinée » , où il décrit l’expulsion qu’il a subie avec sa famille lorsqu’il était adolescent, un jour d’octobre 1993."

    "Dans les grandes villes, la spéculation immobilière et l’augmentation des loyers [14]  dégradent le budget des familles modestes [b]  [16] , en même temps qu’elles enrichissent les propriétaires de logements."

    "En cumulé, les loyers ont augmenté de 33 % entre 2000 et 2010, tandis que l’indice général des prix à la consommation augmentait de 21 % sur la même période."

    "En 2010, l’ensemble des ménages locataires consacraient en moyenne 19 % de leurs revenus au paiement du loyer. Mais ce poids du loyer est plus élevé pour les ménages les plus modestes : ceux résidant dans le parc locatif privé y consacraient plus d’un tiers de leurs revenus (soit une augmentation de 9,5 % depuis 1996) et ceux résidant dans le parc social plus d’un cinquième."

    "Et cette mécanique ne cesse de s’emballer, si l’on en croit la hausse du nombre de condamnations judiciaires et d’expulsions réalisées par la police depuis une vingtaine d’années."

    "En 2019, les juges ont prononcé l’expulsion de 130 000 familles endettées (un nombre en augmentation de 11 % depuis 2010) et les policiers en ont expulsé manu militari 16 700 (un nombre en augmentation de 40 % depuis 2010)."

    "Les expulsions ne sont jamais une conséquence mécanique de la pauvreté, auquel cas toutes les familles endettées seraient expulsées. De même, elles ne se résument pas à un huis clos entre des locataires et des propriétaires : elles relèvent toujours, in fine, d’une décision étatique qui possède ses logiques propres. Il est ainsi impossible de dresser le portrait et les destinées des familles en procédure d’expulsion – pourquoi certaines sont expulsées et pas d’autres, comment elles sont amenées à quitter leur domicile – sans étudier le travail des agents officiellement chargés de les expulser. C’est à ces « petites mains » de l’expulsion que mon ouvrage est consacré."

    "La force publique se fait ici plus discrète : portant sur le domicile et la vie privée de personnes pauvres, elle doit être préalablement autorisée par une décision judiciaire puis par une décision administrative. Son usage ne se limite pas à un face-à-face avec les forces de l’ordre, mais fait au contraire intervenir une longue chaîne d’institutions au cours de la procédure d’expulsion : juges, agents de préfecture, policiers, mais aussi élus locaux, agents de recouvrement, ou encore travailleurs sociaux.

    Tout cela renvoie à une fonction classique de l’État, sur laquelle même les économistes les plus libéraux s’accordent : l’exercice du monopole de la violence légitime doit garantir l’application des contrats économiques privés, comme les contrats de location sur le marché du logement. Les expulsions locatives sont en cela les héritières d’une longue histoire, de ce que l’on nommait autrefois la « contrainte par corps », c’est-à-dire l’emprisonnement pour dette civile et commerciale, instauré en 1303 par Philippe le Bel et abrogée en France en 1867 . Elles n’aboutissent pas à une incarcération mais relèvent d’une même logique de sanction judiciaire et d’usage de la force publique contre les personnes qui ne respectent pas leurs engagements financiers (comme payer son loyer), afin de rétablir les conditions de rentabilité du capital (comme le capital immobilier, que met en danger le fait d’occuper un logement sans en payer le prix)."

    "Les expulsions ne rencontrent que rarement l’opposition active des locataires et ne nécessitent qu’exceptionnellement l’emploi de la force physique."

    "Comment les agents de l’État effectuent le travail d’expulsion, et comment parviennent-ils à produire l’obéissance des locataires en dépit des conséquences dramatiques du délogement sur leurs vies ?"

    "Pendant trois ans, j’ai mené une enquête en banlieue parisienne, en parcourant toute la « chaîne de l’expulsion ». J’ai suivi les différentes étapes par lesquelles passent les familles en procédure d’expulsion, depuis leurs premières dettes de loyer jusqu’à leur évacuation par les forces de police. Cette recherche au long cours, mêlant archives, ethnographie et statistiques, s’est déroulée dans plusieurs lieux. Elle m’a amené dans les locaux du service du recouvrement d’un grand bailleur social, où j’ai observé les rendez-vous des locataires avec les chargées de recouvrement qui tentent par diverses manières de leur faire rembourser leur dette et qui, le cas échéant, ont le pouvoir de les assigner au tribunal. Ce premier volet de l’enquête m’a permis de mettre à distance les préjugés sur l’irrationalité ou l’incompétence économique des pauvres [26] , et de comprendre les (bonnes) raisons qu’avaient parfois les familles en manque d’argent de s’endetter sur le loyer, plutôt que de renoncer à d’autres dépenses ou de contracter d’autres types de dettes.

    Je me suis également rendu dans les tribunaux d’instance  où sont jugées les affaires d’expulsion pour dette. J’ai pu observer les audiences de près de deux cents affaires, noter les échanges à la barre entre les propriétaires et les locataires, collecter et analyser 795 jugements prononcés par quatre tribunaux différents, et interroger les magistrats afin de comprendre leur décision. Souhaitant savoir ce que devenaient les familles après le verdict du juge, je suis ensuite allé frapper aux portes du bureau des expulsions de la préfecture et des commissariats de secteur, qui sont chargés d’autoriser et de réaliser le concours de la force publique à l’encontre des familles ne quittant pas les lieux. Si on ne m’a pas autorisé à assister directement aux interventions policières, j’ai pu reconstituer de multiples manières le déroulement précis des expulsions. J’ai observé pendant un an et demi le travail des employées préfectorales chargées de délivrer les autorisations administratives de recours à la force publique, je me suis entretenu avec les brigadiers de police qui réalisent les évacuations et j’ai méticuleusement fouillé dans les archives de leurs services. J’ai ainsi pu analyser 1 166 dossiers de locataires soumis à une réquisition de la force publique. Ces dossiers contiennent l’ensemble des documents de la procédure d’expulsion, comme les rapports de police que rédigent les forces de l’ordre dans le cadre de leur intervention, et permettent de reconstituer précisément l’activité des agents de l’État en la matière."

    "A côté du monde du travail, ce qu’Engels appelait [en 1872] la « question du logement » est toujours au cœur des inégalités et des hiérarchies sociales. Elle constitue l’un des lieux d’observation privilégiés des rapports de domination. Mon intérêt pour la ville et le logement populaires a sans doute à voir avec ma propre trajectoire. J’ai grandi jusqu’à mes dix-sept ans dans une cité HLM de Seine-Saint-Denis : une cité assez calme, où ma mère travaillait comme assistante sociale et s’occupait des familles les plus précaires du quartier, dont certaines étaient celles de mes camarades de classe et de mes amis d’enfance. Nous habitions à une centaine de mètres du service social ; cette confusion des lieux de vie et de travail de ma mère nous donnait un statut de petits notables dans la cité. C’est d’ailleurs grâce à ses relations professionnelles dans le travail social que j’ai pu démarrer mon enquête. Des années plus tard, mon père, un ancien employé de la RATP qui a fini sa carrière comme intermittent du spectacle, a lui-même été assigné au tribunal pour une dette de loyer. Il vit toujours en HLM et a rapidement remboursé ses impayés auprès de son bailleur social, à la différence de nombreuses familles qui, malgré la menace du délogement, n’y parviennent pas. Sa situation a alimenté ma curiosité quant au sort des familles menacées d’expulsion."

    "La fréquence et la gestion des expulsions locatives sont influencées par les réformes néolibérales auxquelles est soumis le secteur public, comme le rétrécissement de l’État social. Que l’on pense aux conditions toujours plus restrictives qu’il faut remplir pour obtenir et conserver des aides sociales, ou à la baisse des aides personnalisées au logement (APL) [a]  [36] . L’administration est aussi soumise à des réformes organisationnelles, comme la généralisation du « nouveau management public », qui impose aux fonctionnaires les normes de la concurrence et de la réduction des dépenses qui guident le secteur privé, et auxquelles n’échappent pas les services de l’État en charge des expulsions. À l’heure où les inégalités de revenus et de patrimoine (notamment immobilier) explosent, les expulsions locatives offrent ainsi un bon observatoire de la contribution de l’État à la reproduction du capital et du marché immobiliers."

    "Revisitant la définition classique de Max Weber, Pierre Bourdieu a montré que le monopole revendiqué avec succès par l’État est avant tout celui de la violence symbolique légitime. Autrement dit, le pouvoir de l’État passe moins par une action directe sur les corps que par une intervention tacite sur les esprits, par l’imposition de catégories de perception et d’entendement à travers lesquelles les individus appréhendent leur place dans le monde social, et en intériorisent les hiérarchies.

    Mais il n’y a rien d’évident à ce que la violence étatique devienne légitime aux yeux des individus. Le consentement à la domination ne va jamais de soi chez les dominés, à l’image des familles en voie d’expulsion, qui risquent de tout perdre, et qui restent souvent dans les lieux malgré leur condamnation judiciaire. Leur obéissance aux ordres, même lorsqu’elle se produit sans heurts, ne signifie pas forcément la reconnaissance du bien-fondé du pouvoir qui s’abat sur elles. La légitimité de la violence étatique n’est pas non plus évidente pour les agents chargés de l’exercer. Comme le rappelle Luc Boltanski, « l’idéologie dominante n’est pas orientée, en priorité, vers la mise en conformité des dominés, qui n’y ont d’ailleurs pas accès et dont la domination peut être assurée par d’autres moyens », mais avant tout vers « le renforcement du moral de la classe dominante elle-même […] et vers l’intégration des différentes fractions qui la composent » . Le travail d’expulsion consiste à utiliser la force publique contre des familles pauvres, à les priver de leur toit, en raison même de leur pauvreté. Pour les petits fonctionnaires qui en ont la responsabilité, cette tâche ressemble a priori à un « sale boulot », dont la charge morale peut paraître élevée et que beaucoup souhaiteraient éviter ou déléguer."

    "Il faut rompre avec le misérabilisme, qui établit un lieu mécanique entre pauvreté et dettes de loyer, réduisant l’ensemble des situations d’endettement à un dilemme entre le loyer ou la vie. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’expérience de nombreuses familles pauvres, que le manque d’argent contraint effectivement à choisir entre se nourrir et se loger. La paupérisation des familles modestes constitue l’une des causes majeures de l’augmentation du nombre de locataires endettés. Selon l’Enquête nationale sur le logement menée par l’Insee, le nombre de ménages présentant au moins deux mois de retard de loyer a ainsi augmenté de 51 % entre 1996 et 2013. [Où il atteignait 493 000, soit 4,5 % de l’ensemble des locataires de France métropolitaine.] Cette hausse découle, dans une large mesure, d’un processus d’appauvrissement des familles populaires dans le domaine du logement, qui s’explique par la diminution des revenus domestiques (par exemple suite à un licenciement ou un problème de santé), par l’augmentation des niveaux de loyer (plus forte que celle des autres prix à la consommation) et par le décrochage des aides au logement (qui ont augmenté moins fortement que les loyers) [Ces trois mécanismes expliquent l’augmentation de la part de revenus que les familles modestes consacrent au logement (le « taux d’effort ») – les locataires appartenant aux 25 % des familles les moins riches (le « premier quartile ») consacrant en moyenne entre un cinquième et un tiers de leurs revenus à ce poste de consommation."

    "Pourtant, il n’existe pas de relation mécanique entre pauvreté et dettes de loyer. De fait, tous les locataires qui s’appauvrissent ne s’endettent pas de la même manière : certains ne répercutent pas leur manque d’argent par l’arrêt du paiement du loyer, quand, pour d’autres, les impayés de loyer constituent la seule forme d’endettement. C’est que la pénurie d’argent impose aux familles des situations d’arbitrage : des arbitrages d’infortune, certes, mais qui obligent toujours les locataires à renoncer à certains postes de dépenses plutôt qu’à d’autres, à privilégier certains types de dettes à d’autres. Et ce sont précisément ces arbitrages, ces capacités de « jonglage »  des familles pauvres entre leurs différentes dettes et dépenses que passe sous silence la vision misérabiliste de la pauvreté."

    "Il faut également rompre avec l’idée reçue d’une incompétence des pauvres en matière économique, comme si leurs dettes ou leurs difficultés financières étaient moins le fruit d’un manque d’argent (en quantité) que d’un défaut de gestion de l’argent (en qualité), d’un déficit de savoir-faire budgétaire. Cette idée a déjà été battue en brèche par de nombreux sociologues des classes populaires qui, patiemment, ont observé et restitué la rationalité économique de ces familles modestes : les manières particulières dont elles comptent, dépensent ou épargnent leur argent. Loin d’être irrationnelles, ces manières possèdent leur logique propre et sont parfaitement adaptées au faible niveau de ressources de ces ménages."

    "Pourquoi, en effet, certains locataires suspendent-ils le paiement de leur loyer lorsqu’ils sont confrontés à un manque de revenus, plutôt que de sacrifier d’autres postes de dépenses ou de recourir à d’autres circuits d’endettement, comme le découvert bancaire, les crédits à la consommation, ou l’emprunt d’argent auprès de proches ? Et ce, en dépit du risque et des conséquences désastreuses de l’expulsion ?

    Pour résoudre cette énigme, j’ai choisi un terrain d’enquête particulier : le service du recouvrement d’un bailleur social fortement touché par les impayés de loyer. Il s’agit de l’office HLM municipal de la ville d’Havremont, qui possède un important parc de logements (près de 8 000) et un statut de bailleur social public, dont les agents titulaires ont le statut de fonctionnaire et dont la comptabilité est placée sous la tutelle du Trésor public municipal (communément appelée la « recette municipale »). Six femmes travaillent dans le service du recouvrement du bailleur : la responsable, Anne-Marie ; les quatre chargées de recouvrement, Faïza, Maryse, Dominique, Lydia ; et la secrétaire, Josiane."

    "Les dettes de loyer offrent une marge de manœuvre financière adaptée aux budgets des familles pauvres, et qu’elles présentent même des avantages comparatifs par rapport aux autres types de crédits. Les locataires en difficultés ont donc, dans certaines conditions, intérêt à recourir à ce type d’endettement."

    "Cette idée de l’incompétence économique des pauvres n’est pas qu’un poncif des responsables politiques dénonçant l’« assistanat » ou la « fraude » des bénéficiaires des aides sociales. Elle est omniprésente chez les agents de l’État chargés de l’accompagnement social des plus pauvres. Par exemple dans les rapports d’enquête que rédigent les travailleurs sociaux pour les commissions du Fonds solidarité logement, qui attribuent des aides financières pour solder la dette des locataires. Voici un florilège des expressions employées dans ces rapports pour qualifier et expliquer les difficultés économiques des familles :

    « Monsieur et Madame présentent une situation budgétaire complètement désorganisée avec tous les postes de consommation en dette. »

    « Madame a du mal à contenir ses dépenses et a contracté de nombreux crédits à la consommation. »

    « Monsieur n’avait pas conscience de la notion de priorité de paiement et présentait une addiction au jeu. L’accompagnement social lui a permis de prendre conscience de son rapport à l’argent et d’enclencher une dynamique d’apprentissage budgétaire. »"
    -Camille François, De gré et de force. Comment l'État expulse les pauvres, Paris, La Découverte, 2022.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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