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    Isabelle Moreau, La Mothe Le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Isabelle Moreau, La Mothe Le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées Empty Isabelle Moreau, La Mothe Le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 13 Avr - 17:48

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_de_La_Mothe_Le_Vayer_(1588-1672)

    https://books.openedition.org/enseditions/175?lang=fr

    "En ce début de XVIIe siècle, c’est entre la Sorbonne, le Parlement, l’Assemblée du clergé et le Conseil du roi, en particulier les services de la chancellerie, que se joue le contrôle de la production et de la circulation des imprimés en France. Jusque-là dominante, l’Université se voit concurrencée dans son activité censoriale par le pouvoir royal. Or la censure ne peut prétendre à l’efficacité si elle n’est appliquée conjointement par toutes les autorités. Nous aurions là un premier lieu de flottement, un premier espace de licence, par manque de législation effective et cohérente.

    Se limiter à ces questions de censure, cependant, serait manquer ce qui fait l’originalité de la position de l’homme de lettres à cette époque. La politique culturelle de Richelieu a instauré un « clientélisme d’État » auquel il apparaît difficile de se soustraire. La plupart des érudits – qu’ils soient ou non libertins – sont dans une position sociale qui ne leur permet pas d’y échapper. Face à un pouvoir affermi, soucieux de contrôler la diffusion des idées en même temps que l’opinion publique naissante, l’homme de lettres doit composer. Soutenir le pouvoir, écrire en faveur de la raison d’État, afficher des positions gallicanes, c’est aussi, à l’occasion, se ménager des appuis et bénéficier de complicités à la Cour. Une protection qui peut s’avérer précieuse lorsque tel écrit récemment paru s’en prend un peu trop à la doxa et suscite l’émoi parmi les apologistes. Entre soumission apparente et liberté relative, c’est dans cette étroite marge de manœuvre qu’il faudrait chercher l’expérimentation de la liberté.

    François de La Mothe Le Vayer – libertin notoire et académicien respecté – est un bon exemple d’une gestion raisonnée de ces dangers. Le traité De la Vertu des payens est un texte de commande paru en 1641, en faveur de la politique menée par Richelieu contre les jansénistes. Nous sommes apparemment aux antipodes d’une liberté de parole. Ce serait mésestimer l’ingéniosité libertine en matière d’expérimentation. Nous nous proposons de montrer comment cet auteur transforme un ouvrage sur la grâce en défense et illustration des philosophes païens réputés athées.

    L’argument général de l’ouvrage, dédicacé au cardinal ministre, est le suivant : se peut-il que des philosophes antiques soient sauvés, par une grâce spéciale de Dieu, dans la mesure où ils se sont approchés des vérités révélées et de la vertu chrétienne autant qu’il leur a été possible par le seul moyen de leur lumière naturelle ? La question de la « vertu des païens » est un cas classique des controverses théologiques, mais elle trouve un regain d’actualité en ces années de polémiques sur la grâce, la prédestination et le libre arbitre. Pour les jansénistes, les défenseurs du salut des païens ne font que réactiver, au travers des thèses molinistes, l’ancienne hérésie de Pélage : sont visés le président Pierre Séguier et ses Éléments de la connaissance de Dieu et de soi-même, le Père Antoine Sirmond, auteur en 1641 d’une Défense de la Vertu, ou encore La Mothe Le Vayer et son traité De la Vertu des payens, paru la même année.

    Nous n’avons pu déterminer si Le Vayer intervenait à la demande expresse de Richelieu ou s’il se contentait de profiter de la conjoncture pour faire paraître son traité sous la bannière du Cardinal. Mais il y a au moins convergence d’intérêts : la position janséniste est inacceptable pour un philosophe qui met à si haut prix la liberté de l’homme. Loin de paraître isolé, le traité s’inscrit pleinement dans la controverse. Il est en butte aux critiques alors qu’il est encore sous presse et suscite une réponse d’Antoine Arnauld l’année même de sa parution. La position défendue par La Mothe Le Vayer, dans la partie « théorique » de son traité, recoupe en effet la position moliniste : Dieu prédestine en prévision des mérites, même si, sans la grâce, l’homme ne peut être justifié ni sauvé."

    "La position du jésuite Molina s’appuie sur les décrets du concile de Trente, notamment celui sur la justification, du 13 janvier 1547 : sans la grâce, l’homme ne peut être justifié ; avec la grâce, les commandements ne lui sont pas impossibles. Dieu a l’initiative, mais l’homme répond librement [...] Parce qu’elle est soucieuse de préserver le rôle du libre arbitre, la position moliniste rejette la prédestination augustinienne qui est une décision divine antérieure à la considération de tout mérite humain. Pour le molinisme, Dieu prédestine en prévision des mérites. De toute éternité, il décide de conférer à tous les hommes une même grâce, qui est suffisante pour que chacun opère son propre salut. Cette grâce devient efficace par le concours de l’homme, rendu ainsi maître de son salut ou de sa perte."

    "La Mothe Le Vayer a beau jeu de montrer comment, par souci de conforter une foi encore naissante, ces « autorités » n’ont pas fait scrupule d’employer les armes de la médisance et de la diffamation – jusqu’à user de faux, si l’on songe à l’imposture des lettres de saint Paul à Sénèque."

    "La mise en regard complaisante des fables païennes et des vérités révélées ne laisse pas indemnes ces dernières. Pour le seul Platon, certains ont trouvé « que la naissance du Monde, étoit bien mieux couchée dans le Timée, que dans la Genese. […]. Et la Fable de l’Androgyne […] sans comparaison mieux inventée que tout ce que Moïse a dit de l’extraction d’Eve de l’un des côtés d’Adam » (p. 156). Certes, s’exclame Le Vayer, « l’ignorance payenne a été grande, & la malice du Diable extrême, qui eût voulut rendre l’Histoire Sainte moins considérable, s’il eût pû, en supposant des Fables agréables au lieu de ses divines Vérités » (p. 157). Plus grave encore, d’autres ont parlé d’une influence du platonisme sur le Christ (p. 156-157) et ont bien osé rapprocher la République de la législation de Moïse (p. 153). Si l’essentiel des préceptes moraux se trouve déjà dans la philosophie antique – l’intégrisme religieux en moins –, le risque n’est pas tant l’indifférence des religions que la mise en évidence de l’inutilité foncière du christianisme face à tant de sagesse. Du motif – acceptable – du païen vertueux, nous sommes passés à celui, autrement contestable, de l’athée vertueux."

    "L’insistance de Le Vayer sur la parfaite intégration sociale de ces philosophes réputés athées qui ont toujours fait profession de suivre les lois et coutumes établies (p. 194), ou encore la mise en évidence de l’absence de querelles au sein d’une secte comme celle d’Épicure, semblable « au corps d’une République bien composée, & dont le bon gouvernement ne souffre aucune sorte de sédition » (p. 190), permettent d’accréditer l’idée qu’une république d’athées serait viable et, sans doute, moins dommageable à la paix civile que l’intolérante religion chrétienne."

    "Un tel tableau, où la philosophie antique se transforme en une histoire de l’athéisme – un peu à la manière de la fresque érudite tracée par le Theophrastus redivivus – est précisément « le contraire de la perspective historiographique proposée par une grande partie de la tradition chrétienne et reprise dans les schèmas humanistes de la pia philosophia ». Aristote est, sur ce plan, une cible de choix, et notre auteur de s’étonner sur sa vogue dans les universités chrétiennes, quand il y a dans sa philosophie « tant de maximes contraires à la piété » (p. 159). Il se contente d’ailleurs de lui accorder le salut au bénéfice du doute.

    Le Vayer se montrera plus libéral pour les autres philosophes, à quelques exceptions près, néanmoins, mais révélatrices. Car si Socrate, Platon, Aristote, Pythagore, Confucius et l’inévitable Julien l’Apostat sont généreusement sauvés, Pyrrhon, Épicure, Sénèque et Diogène sont parmi les philosophes dont le salut est déclaré désespéré19. L’ironie est évidente quand on connaît les goûts philosophiques de l’auteur : nous sommes en présence d’un panthéon inversé."

    "C’est toute l’entreprise de relecture de l’Antiquité par la tradition chrétienne renaissante qui se trouve visée. Si Érasme pouvait encore évoquer la philosophia christi dans son Banquet religieux, en même temps qu’il canonisait Socrate, Le Vayer trouve, pour sa part, « qu’on a raison de reprendre Erasme, d’avoir osé écrire dans un de ses Dialogues, qu’autant de fois qu’il lisoit la belle fin de Socrate, il avoit bien de la peine de s’empêcher de dire, O St. Socrate priés pour nous » (p. 151). L’ironie de la formule tient à la subtilité de l’argumentaire. Notre philosophe ne s’inscrit qu’en apparence dans la ligne de l’Église tridentine, désormais méfiante envers toute tentative de synthèse entre la spiritualité chrétienne et la philosophie païenne. Si Le Vayer trouve les « paroles » d’Érasme « trop hardies », c’est que l’humaniste prétend mettre la philosophie antique au service de la religion. De même, l’exclusion ostensible des philosophes jugés irrécupérables permet d’atténuer le scandale de l’étude de cas : la réhabilitation des autres n’en dessert pas moins le christianisme, puisqu’elle témoigne de son inutilité. Ce panthéon inversé a valeur de clin d’œil libertin. L’apologie de Le Vayer, en adoptant un point de vue historique sur la question confessionnelle, est à l’opposé de la démarche des Pères de l’Église : elle ruine, en en relativisant les enjeux, les acquis théoriques de l’examen théologique de la vertu des païens. En bon politique, le libertin renvoie dos à dos les jansénistes et leurs adversaires, en démontrant à la fois le caractère irréductible de la philosophie antique, conçue comme modèle de réflexion et art de vivre, et son indéniable supériorité sur la religion chrétienne."
    -Isabelle Moreau, "La Mothe Le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées",  in Isabelle Moreau et Grégoire Holtz (dir.), « Parler librement ». La liberté de parole au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, Lyon, 2005, 184 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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