https://www.babelio.com/auteur/Michel-Kail/52392
https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_2000_num_136_2_3045
"Tout en accordant sa confiance à l’activité cognitive, le matérialisme marque, ou devrait marquer, son originalité en récusant la thèse selon laquelle le sujet entrerait en rapport avec l’objet à la seule occasion d’un acte de connaissance, ou, plus précisément, d’un acte de représentation, que la sensibilité, l’imagination ou la pensée discursive en soit la source. Pour la philosophie idéaliste, par exemple, la présence de l’objet n’est que l’occasion de son redoublement, dans la re-présentation, n’est que le stimulus déclenchant de la représentation. La présence ne vaut que d’être redoublée, que d’être dépassée. À l’inverse, le matérialisme s’affirme, ou devrait s’affirmer, de s’arrêter sur la présence, mais non point à la présence. Aussi, la représentation, et donc la pensée, apparaîtrait-elle pour ce qu’elle est, seconde."
"Hume a incontestablement dû sa lucidité au sérieux avec lequel il a considéré l’expérience sensible et « individualisé » chaque perception, qui vaut ainsi en elle-même et ne renvoie qu’à elle-même. Cette atomatisation des perceptions interdit de penser qu’elles contiennent en elles le principe de leur liaison. La mise en extériorité des relations par rapport aux éléments (les perceptions) maintient dès lors ceux-ci dans leur dispersion. Les partisans d’un matérialisme timide, auxquels je viens de faire allusion, n’ont en rien profité de la leçon humienne et ont imaginé, à la manière idéaliste, un monde bardé de l’antériorité logique, qui pouvait alors être conçu comme déployant une nécessité (dont on aperçoit ici l’origine et la nature exclusivement logiques ; le nécessaire n’est que l’attribut de la déduction) dans laquelle le sujet est inscrit et de laquelle il reçoit ses déterminations. Ce pourquoi, un tel matérialisme va lier son sort au déterminisme. Ce dernier n’accorde une caution en apparence matérialiste que sur le fond d’un parti pris « logiciste » préalable qui autorise l’assimilation du réel et du rationnel. Ce soi-disant matérialisme n’a jamais su élaborer une conception convenable du sujet car il lui fallait soutenir, à la fois et contradictoirement, la thèse de la toute-puissance du sujet imposée par le parti pris « logiciste » et la thèse d’un sujet dépendant de conditions matérielles, garantie du sérieux matérialiste. Le déterminisme lui permettait de sauver la face et d’établir un semblant de cohérence puisque la capacité rationnelle du sujet lui offrait le moyen de dérouler la chaîne des déductions dans laquelle il se trouvait lui-même pris sous le poids des circonstances matérielles qui pèsent sur lui ou sous l’effet de la part naturelle qui est en lui. Un sujet déterminant, d’une part, qui projette sur le réel sa rationalité, un sujet déterminé, d’autre part, sur lequel est projetée en retour cette même rationalité. N’est-ce pas rendre compte de l’ordinaire des descriptions sociologiques quel qu’en soit le raffinement méthodologique ? Le matérialisme marxiste ne modifiera en rien ce cadre conceptuel et se contentera d’y ajouter une dimension historique en inventant cette bizarrerie théorique qu’est le matérialisme dialectique.
Or, l’antériorité chronologique du monde ne lui accorde aucune antériorité logique, l’antériorité chronologique de l’être en soi ne contredit en rien l’antériorité logique de l’être pour soi. « La terre avant les hommes » que décrivent les préhistoriens n’a ainsi de sens que pour nous. La terre avant les hommes n’a de sens que dans la mesure où nous nous en absentons. De ces remarques, je retiendrai que le monde et le sujet sont strictement contemporains, quoi qu’il en soit de l’antériorité chronologique de celui-là."
"Tandis que le phénomène kantien est doublement relatif, à un sujet auquel il apparaît, à une chose en soi dont il est l’apparition, le phénomène de la phénoménologie est simplement relatif : en tant que paraître il suppose quelqu’un à qui paraître, mais n’indique pas un être prétendument véritable, essentiel, il réfère seulement à lui-même, il est absolu. C’est bien parce qu’il est simplement relatif, et non plus doublement, que le phénomène peut être absolu, que le paraître est inclus dans le manifeste. Il n’y a ainsi pas d’autre être que celui de l’apparition. Ne faut-il pas dès lors accepter la solution berkeleyenne selon laquelle esse est percipi ? Nullement, car ce serait admettre la primauté de la théorie de la connaissance qui commanderait l’établissement d’une métaphysique à sa mesure. Or l’idéalisme, qui réduit l’être à la connaissance qu’on en prend, présuppose une métaphysique qui interroge l’être même de la connaissance. Autant dire que l’être de la connaissance échappe à la connaissance elle-même, excède la connaissance, est transphénoménal."
"Le matérialisme dans son cours ordinaire n’était guère en mesure, fasciné qu’il était, et qu’il continue d’être, par la normativité épistémologique, par le modèle de la connaissance, de profiter de la distinction sartrienne entre le monde humain, qui est celui vers lequel une conscience se projette par le mouvement de sa transcendance, et le monde anthropomorphique sur lequel un sujet enfermé dans son intériorité affirme sa suprématie en le rapportant à la mesure de sa représentation. Héritant du sujet de la philosophie classique, faute de vigilance critique, le matérialisme est conduit à adopter, conformément à la logique de la représentation, la double relativité du phénomène tout en ne pouvant accepter l’intériorité du sujet, comme une concession irrecevable au spiritualisme. Aussi doit-il procéder à une mise en extériorité du sujet dans les termes du déterminisme. En psychologie, la forme achevée de ce matérialisme est fournie par le béhaviorisme de Watson, qui est salué avec enthousiasme par Pierre Naville, dans la mesure où il permet de fondre l’être humain dans l’objectivité du monde. Si l’homme est, avant d’être ceci ou cela, il faut qu’il soit doué d’une subjectivité ou d’une conscience qui le rendrait définitivement étranger à l’objectivité du monde ; ce qu’une psychologie matérialiste, prévient Naville, ne saurait accepter. Le schéma stimulus-réponse, si cher à Watson qui l’établit sur le modèle du réflexe conditionné pavlovien, est assurément remarquable, non en ce qu’il garantit une stricte objectivité, comme l’affirment péremptoirement son promoteur et son commentateur, mais en ce qu’il dessine « en creux » la place du sujet. Le sujet est toujours là, « boîte noire » à l’intérieur de laquelle Watson interdit d’aller voir. Comme s’il avouait sa crainte (parfaitement justifiée, en effet) qu’on y trouve les traces du sujet. En d’autres termes, le « sujet » est toujours présupposé dans son absence même. Dépassé, conservé, il n’en continue pas moins de hanter le matérialisme qui, armé, bien inefficacement, du couperet objectiviste, s’acharne à encercler le sujet tout en claironnant à tue-tête sa mort. Le déterminisme, qu’il soit économique ou biologique, qui a inspiré et continue d’inspirer nombre d’analyses historiques et sociologiques, est l’effet malencontreux de cette insuffisante critique du sujet. S’il y a apparition, c’est qu’il y a quelque chose pour apparaître, remarquait Kant pour contrer le radicalisme phénoméniste de Berkeley ; de même, s’il y a détermination, c’est qu’il y a quelque chose à déterminer, faut-il objecter à l’encontre du faux radicalisme du matérialisme ordinaire. Le déterminisme ne vit que du sujet présent-absent. Il justifie et rend possible le montage d’une organisation serrée de forces objectives qui ne devraient se combiner qu’entre elles, et qui ne manquent cependant pas de se rejoindre en ce point fantasmé du sujet (la « boîte noire ») dont le matérialisme a prétendu se, et nous, débarrasser. Il faut pourtant qu’il soit bien vivant pour qu’on mobilise tant de forces à seule fin de le déterminer."
"Lénine, lecteur admiratif de Le Bon comme beaucoup d’autres, n’a-t-il pas élevé au rang de dogme la vocation normative (qui s’est rapidement abîmée en vocation normalisatrice) du parti communiste, chargé d’apporter de l’extérieur la conscience révolutionnaire possible à un prolétariat spontanément social-démocrate ?"
-Michel Kail, « Vous avez dit matérialisme ! », L'Homme & la Société, 2003/4-1 (n° 150-151), p. 159-201. DOI : 10.3917/lhs.150.0159. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2003-4-page-159.htm
https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_2000_num_136_2_3045
"Tout en accordant sa confiance à l’activité cognitive, le matérialisme marque, ou devrait marquer, son originalité en récusant la thèse selon laquelle le sujet entrerait en rapport avec l’objet à la seule occasion d’un acte de connaissance, ou, plus précisément, d’un acte de représentation, que la sensibilité, l’imagination ou la pensée discursive en soit la source. Pour la philosophie idéaliste, par exemple, la présence de l’objet n’est que l’occasion de son redoublement, dans la re-présentation, n’est que le stimulus déclenchant de la représentation. La présence ne vaut que d’être redoublée, que d’être dépassée. À l’inverse, le matérialisme s’affirme, ou devrait s’affirmer, de s’arrêter sur la présence, mais non point à la présence. Aussi, la représentation, et donc la pensée, apparaîtrait-elle pour ce qu’elle est, seconde."
"Hume a incontestablement dû sa lucidité au sérieux avec lequel il a considéré l’expérience sensible et « individualisé » chaque perception, qui vaut ainsi en elle-même et ne renvoie qu’à elle-même. Cette atomatisation des perceptions interdit de penser qu’elles contiennent en elles le principe de leur liaison. La mise en extériorité des relations par rapport aux éléments (les perceptions) maintient dès lors ceux-ci dans leur dispersion. Les partisans d’un matérialisme timide, auxquels je viens de faire allusion, n’ont en rien profité de la leçon humienne et ont imaginé, à la manière idéaliste, un monde bardé de l’antériorité logique, qui pouvait alors être conçu comme déployant une nécessité (dont on aperçoit ici l’origine et la nature exclusivement logiques ; le nécessaire n’est que l’attribut de la déduction) dans laquelle le sujet est inscrit et de laquelle il reçoit ses déterminations. Ce pourquoi, un tel matérialisme va lier son sort au déterminisme. Ce dernier n’accorde une caution en apparence matérialiste que sur le fond d’un parti pris « logiciste » préalable qui autorise l’assimilation du réel et du rationnel. Ce soi-disant matérialisme n’a jamais su élaborer une conception convenable du sujet car il lui fallait soutenir, à la fois et contradictoirement, la thèse de la toute-puissance du sujet imposée par le parti pris « logiciste » et la thèse d’un sujet dépendant de conditions matérielles, garantie du sérieux matérialiste. Le déterminisme lui permettait de sauver la face et d’établir un semblant de cohérence puisque la capacité rationnelle du sujet lui offrait le moyen de dérouler la chaîne des déductions dans laquelle il se trouvait lui-même pris sous le poids des circonstances matérielles qui pèsent sur lui ou sous l’effet de la part naturelle qui est en lui. Un sujet déterminant, d’une part, qui projette sur le réel sa rationalité, un sujet déterminé, d’autre part, sur lequel est projetée en retour cette même rationalité. N’est-ce pas rendre compte de l’ordinaire des descriptions sociologiques quel qu’en soit le raffinement méthodologique ? Le matérialisme marxiste ne modifiera en rien ce cadre conceptuel et se contentera d’y ajouter une dimension historique en inventant cette bizarrerie théorique qu’est le matérialisme dialectique.
Or, l’antériorité chronologique du monde ne lui accorde aucune antériorité logique, l’antériorité chronologique de l’être en soi ne contredit en rien l’antériorité logique de l’être pour soi. « La terre avant les hommes » que décrivent les préhistoriens n’a ainsi de sens que pour nous. La terre avant les hommes n’a de sens que dans la mesure où nous nous en absentons. De ces remarques, je retiendrai que le monde et le sujet sont strictement contemporains, quoi qu’il en soit de l’antériorité chronologique de celui-là."
"Tandis que le phénomène kantien est doublement relatif, à un sujet auquel il apparaît, à une chose en soi dont il est l’apparition, le phénomène de la phénoménologie est simplement relatif : en tant que paraître il suppose quelqu’un à qui paraître, mais n’indique pas un être prétendument véritable, essentiel, il réfère seulement à lui-même, il est absolu. C’est bien parce qu’il est simplement relatif, et non plus doublement, que le phénomène peut être absolu, que le paraître est inclus dans le manifeste. Il n’y a ainsi pas d’autre être que celui de l’apparition. Ne faut-il pas dès lors accepter la solution berkeleyenne selon laquelle esse est percipi ? Nullement, car ce serait admettre la primauté de la théorie de la connaissance qui commanderait l’établissement d’une métaphysique à sa mesure. Or l’idéalisme, qui réduit l’être à la connaissance qu’on en prend, présuppose une métaphysique qui interroge l’être même de la connaissance. Autant dire que l’être de la connaissance échappe à la connaissance elle-même, excède la connaissance, est transphénoménal."
"Le matérialisme dans son cours ordinaire n’était guère en mesure, fasciné qu’il était, et qu’il continue d’être, par la normativité épistémologique, par le modèle de la connaissance, de profiter de la distinction sartrienne entre le monde humain, qui est celui vers lequel une conscience se projette par le mouvement de sa transcendance, et le monde anthropomorphique sur lequel un sujet enfermé dans son intériorité affirme sa suprématie en le rapportant à la mesure de sa représentation. Héritant du sujet de la philosophie classique, faute de vigilance critique, le matérialisme est conduit à adopter, conformément à la logique de la représentation, la double relativité du phénomène tout en ne pouvant accepter l’intériorité du sujet, comme une concession irrecevable au spiritualisme. Aussi doit-il procéder à une mise en extériorité du sujet dans les termes du déterminisme. En psychologie, la forme achevée de ce matérialisme est fournie par le béhaviorisme de Watson, qui est salué avec enthousiasme par Pierre Naville, dans la mesure où il permet de fondre l’être humain dans l’objectivité du monde. Si l’homme est, avant d’être ceci ou cela, il faut qu’il soit doué d’une subjectivité ou d’une conscience qui le rendrait définitivement étranger à l’objectivité du monde ; ce qu’une psychologie matérialiste, prévient Naville, ne saurait accepter. Le schéma stimulus-réponse, si cher à Watson qui l’établit sur le modèle du réflexe conditionné pavlovien, est assurément remarquable, non en ce qu’il garantit une stricte objectivité, comme l’affirment péremptoirement son promoteur et son commentateur, mais en ce qu’il dessine « en creux » la place du sujet. Le sujet est toujours là, « boîte noire » à l’intérieur de laquelle Watson interdit d’aller voir. Comme s’il avouait sa crainte (parfaitement justifiée, en effet) qu’on y trouve les traces du sujet. En d’autres termes, le « sujet » est toujours présupposé dans son absence même. Dépassé, conservé, il n’en continue pas moins de hanter le matérialisme qui, armé, bien inefficacement, du couperet objectiviste, s’acharne à encercler le sujet tout en claironnant à tue-tête sa mort. Le déterminisme, qu’il soit économique ou biologique, qui a inspiré et continue d’inspirer nombre d’analyses historiques et sociologiques, est l’effet malencontreux de cette insuffisante critique du sujet. S’il y a apparition, c’est qu’il y a quelque chose pour apparaître, remarquait Kant pour contrer le radicalisme phénoméniste de Berkeley ; de même, s’il y a détermination, c’est qu’il y a quelque chose à déterminer, faut-il objecter à l’encontre du faux radicalisme du matérialisme ordinaire. Le déterminisme ne vit que du sujet présent-absent. Il justifie et rend possible le montage d’une organisation serrée de forces objectives qui ne devraient se combiner qu’entre elles, et qui ne manquent cependant pas de se rejoindre en ce point fantasmé du sujet (la « boîte noire ») dont le matérialisme a prétendu se, et nous, débarrasser. Il faut pourtant qu’il soit bien vivant pour qu’on mobilise tant de forces à seule fin de le déterminer."
"Lénine, lecteur admiratif de Le Bon comme beaucoup d’autres, n’a-t-il pas élevé au rang de dogme la vocation normative (qui s’est rapidement abîmée en vocation normalisatrice) du parti communiste, chargé d’apporter de l’extérieur la conscience révolutionnaire possible à un prolétariat spontanément social-démocrate ?"
-Michel Kail, « Vous avez dit matérialisme ! », L'Homme & la Société, 2003/4-1 (n° 150-151), p. 159-201. DOI : 10.3917/lhs.150.0159. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2003-4-page-159.htm