https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Perreau
"Les violences racistes relèvent, dans les deux pays [USA / France], des mêmes mécanismes de subordination des corps minoritaires . Ces mécanismes s’inscrivent dans une longue histoire coloniale transatlantique dont l’héritage pèse très lourd dans les pratiques contemporaines, parmi lesquelles le contrôle au faciès."
"Devant les images du meurtre de George Floyd, toute personne noire savait que son destin était lié au sien, qu’elle aurait pu être à sa place, à Minneapolis ou ailleurs."
"Être minoritaire, c’est affronter la possibilité de la désingularisation la plus radicale : non pas vivre les mêmes expériences, mais dépendre d’un système de pensée où sa vie même peut être balayée à tout moment, comme n’importe quelle autre vie minoritaire, de la façon la plus arbitraire qui soit. Chaque acte de violence, chaque interpellation contre une personne minorisée est un rappel à l’ordre qui s’inscrit dans le corps de toutes les autres."
"Je soutiens [...] qu’il est possible d’aller au bout de chaque combat minoritaire sans céder aux sirènes essentialistes. Cette démarche implique de passer d’une logique du « commun » à une logique du « comme-un » [dixit Yves Citton] et, pour ce faire, de concevoir la notion de minorité de manière relationnelle."
"Sociologue américain Louis Wirth, membre de l’École de Chicago, dans la première moitié du XXe siècle. Dans un article de 1945, il explique qu’une minorité est un « groupe de personnes qui, en raison de leurs traits physiques ou culturels, sont, dans la société dans laquelle ils vivent, distingués des autres par un traitement différentiel et inégalitaire, et qui, par conséquent, se considèrent objets d’une discrimination collective ». Selon Wirth, le sentiment d’appartenance au groupe minoritaire se déduit de deux éléments objectivables : des caractéristiques propres et l’expérience de la différence de traitement. Sa définition est opérationnelle, aujourd’hui encore, dans les dispositifs de luttes contre les discriminations. C’est ainsi que la loi française protège les individus sur la base de vingt-cinq motifs, pris en compte dans des domaines variés, comme l’emploi, la santé ou l’accès au logement, et pour des actes aussi différents que le refus de service, l’injure ou encore les violences physiques. Les États-Unis disposent d’un dispositif de « catégories protégées » (protected class) très similaire. Ces catégories sont au nombre de neuf et ont été progressivement ajoutées au droit, par la loi et par la jurisprudence, de 1964 à 2008."
"Or les catégories changent au fil du temps et l’identification à ces dernières varie elle-même considérablement. Qu’est-ce qui, par exemple, constitue une minorité sexuelle ? les sentiments amoureux ? les actes sexuels ? Si oui, lesquels ? les identités narratives des individus ? les références culturelles ? les modes de socialisation ? Les catégories juridiques reflètent cette difficulté : les minorités sexuelles ont été désignées, au gré des époques, à l’aide de termes aussi différents que « mœurs », « goûts », « préférences » ou, plus récemment, « orientation ». La fabrique des catégories sexuelles, au-delà du droit, dépend également de transformations sociales plus larges qui n’affectent pas toutes les minorités de la même façon : il en va ainsi de la généralisation du travail salarié des femmes, de l’accès à la contraception, du droit à l’avortement, de la multiplication des naissances hors mariage, de la hausse du célibat, de la lutte contre le VIH, des rencontres en ligne, etc. Par ailleurs, une même personne peut être majoritaire dans un espace donné et minoritaire dans un autre."
"Si le minoritaire ne désigne pas une essence ou un statut mais une relation dans un rapport de pouvoir, relation qui est à la fois complexe, changeante et polysémique, cela implique de reconnaître que l’on dispose toutes et tous d’une part minoritaire en nous, part qui peut être plus ou moins importante."
"Colette Guillaumin l’avait parfaitement identifié : « Être majoritaire (appartenir à la majorité) consiste d’abord à n’être pas (noir, femme, juif, homosexuel, colonisé, étranger, etc.) . »
Le minoritaire n’est donc pas une position dominée, résultat d’une discrimination de groupe sur la base de laquelle fonder une politique de la différence [comme chez Iris Marion Young] ; la différence finit toujours par se fossiliser et par devenir, à son tour, source de discriminations sous l’influence de discours majoritaires contrits. Le minoritaire n’est pas davantage une disposition stratégique à partir de laquelle quiconque pourrait transformer le monde social, ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé le « devenir minoritaire ». Le minoritaire est ce qui résulte de la mise en tension de ces deux polarités : il est à la fois identité et anti-identité."
"La question à se poser est donc moins de savoir qui serait minoritaire et qui ne le serait pas, mais si l’existence d’une relation minoritaire au groupe social engendre ou n’engendre pas un désavantage structurel. Ce changement de perspective permet de mieux comprendre comment nos vies sont entremêlées et pourquoi la présence d’enjeux minoritaires marque l’ensemble de nos existences. Par le terme de présence, je désigne à la fois le fait qu’il existe, autour de chacun.e d’entre nous, à un degré ou à un autre, des personnes et groupes de personnes (les minorités) dont l’identité sociale est surdéterminée par un rapport de domination et, simultanément, le fait que cette présence résonne, en chacun.e d’entre nous, avec tout un ensemble d’autres expériences minoritaires qui, si elles ne forment pas nécessairement une identité et ne sont pas la cause de discriminations, influencent nos comportements et notre sens de la responsabilité pour autrui."
"[Contre Rawls,] Michael Walzer part de l’idée selon laquelle les biens sociaux (qu’il s’agisse de principes moraux, de pratiques culturelles ou d’objets matériels) n’ont ni la même signification ni la même valeur selon les « lieux » où ils sont conçus, produits et répartis, comme la famille, l’espace professionnel, la sphère religieuse, etc. Construire une société plus égalitaire implique de prendre en compte les significations propres à chaque sphère de justice et d’examiner comment la possession d’un bien social dans une sphère donnée peut avoir un impact sur la possession d’autres biens dans d’autres sphères, pourtant gouvernées par des principes de justice différents. C’est ce que Michael Walzer appelle l’« égalité complexe », soit la nécessité d’atteindre l’égalité dans chaque sphère et de trouver un équilibre entre les différentes sphères de justice. Walzer n’est pas relativiste pour autant. Selon lui, « l’idée selon laquelle la justice distributive est relative aux significations des biens à distribuer est elle-même une idée universaliste : elle sert à ordonner, en tous lieux, les règles distributives ». Je souscris à cette idée : il n’est possible de penser la justice qu’en prenant en considération les différentes significations sociales qui lui sont attachées. Toutefois, je propose d’engager cette réflexion moins à partir de la possession de différents biens sociaux qu’à partir de leur privation. Je défends donc un universalisme en creux. Je soutiens que ce qui lie les individus et façonne leur apprentissage de la responsabilité pour autrui relève moins de principes de justice transcendantaux que du spectre de l’injustice, spectre qui caractérise la relation minoritaire."
"Le flou qui entoure la notion de minorité est à la fois sa force et sa faiblesse. Le terme s’adapte à de nombreuses situations mais est devenu l’objet d’un véritable business, d’autant plus qu’il est une ressource discursive très puissante dans le débat public, comme l’atteste la récente polémique sur la « cancel culture » (à savoir le fait, réel ou supposé, de vouer aux gémonies une personne pour un acte ou une parole contraire à une culture minoritaire)."
"Ce qui définit une minorité dans un domaine ou dans un contexte donné n’est pas nécessairement applicable à un autre : dans l’enseignement supérieur, les Américain.es d’origine asiatique ne bénéficient d’aucun traitement préférentiel au vu de leurs performances élevées dans les procédures d’admission. Ils n’en sont pas moins minoritaires et affrontent stéréotypes et discriminations dans la société et au cours de leur scolarité."
"Par égalité complexe, Walzer désigne le fait que l’égalité n’a pas le même sens dans différents domaines de l’existence. Dans la famille, dans la vie publique, au travail, dans les rapports amicaux ou amoureux, à l’école, à l’hôpital, lors de la retraite, dans le sport ou dans les activités de loisir, nous poursuivons des valeurs différentes : compétitivité, empathie, fierté, solidarité, séduction, austérité, modestie, transmission, etc. Parce que l’égalité simple s’applique indifféremment à tous ces domaines, elle entre en contradiction avec des principes moraux, souvent multiséculaires, profondément ancrés dans les systèmes de croyance de chaque communauté. Les politiques néolibérales exploitent ces contradictions pour convaincre de l’inanité du principe d’égalité. Elles peuvent ainsi plus facilement justifier l’abaissement du niveau de protection économique et sociale et, ce faisant, étendre leur contrôle des marchés, du droit et des corps. Pour Walzer, la promesse d’égalité simple n’est pas un barrage suffisant pour empêcher les attaques néolibérales contre la justice sociale. Il recourt donc au concept d’égalité complexe : il ne renonce pas à un principe général d’égalité qui traverse toutes les sphères de la vie sociale, mais il y ajoute un principe d’équilibre entre ces différentes sphères. Les avantages acquis dans une sphère donnée ne doivent pas octroyer des privilèges dans d’autres sphères."
-Bruno Perreau, Sphères d'injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte, Paris, 2023.
"Les violences racistes relèvent, dans les deux pays [USA / France], des mêmes mécanismes de subordination des corps minoritaires . Ces mécanismes s’inscrivent dans une longue histoire coloniale transatlantique dont l’héritage pèse très lourd dans les pratiques contemporaines, parmi lesquelles le contrôle au faciès."
"Devant les images du meurtre de George Floyd, toute personne noire savait que son destin était lié au sien, qu’elle aurait pu être à sa place, à Minneapolis ou ailleurs."
"Être minoritaire, c’est affronter la possibilité de la désingularisation la plus radicale : non pas vivre les mêmes expériences, mais dépendre d’un système de pensée où sa vie même peut être balayée à tout moment, comme n’importe quelle autre vie minoritaire, de la façon la plus arbitraire qui soit. Chaque acte de violence, chaque interpellation contre une personne minorisée est un rappel à l’ordre qui s’inscrit dans le corps de toutes les autres."
"Je soutiens [...] qu’il est possible d’aller au bout de chaque combat minoritaire sans céder aux sirènes essentialistes. Cette démarche implique de passer d’une logique du « commun » à une logique du « comme-un » [dixit Yves Citton] et, pour ce faire, de concevoir la notion de minorité de manière relationnelle."
"Sociologue américain Louis Wirth, membre de l’École de Chicago, dans la première moitié du XXe siècle. Dans un article de 1945, il explique qu’une minorité est un « groupe de personnes qui, en raison de leurs traits physiques ou culturels, sont, dans la société dans laquelle ils vivent, distingués des autres par un traitement différentiel et inégalitaire, et qui, par conséquent, se considèrent objets d’une discrimination collective ». Selon Wirth, le sentiment d’appartenance au groupe minoritaire se déduit de deux éléments objectivables : des caractéristiques propres et l’expérience de la différence de traitement. Sa définition est opérationnelle, aujourd’hui encore, dans les dispositifs de luttes contre les discriminations. C’est ainsi que la loi française protège les individus sur la base de vingt-cinq motifs, pris en compte dans des domaines variés, comme l’emploi, la santé ou l’accès au logement, et pour des actes aussi différents que le refus de service, l’injure ou encore les violences physiques. Les États-Unis disposent d’un dispositif de « catégories protégées » (protected class) très similaire. Ces catégories sont au nombre de neuf et ont été progressivement ajoutées au droit, par la loi et par la jurisprudence, de 1964 à 2008."
"Or les catégories changent au fil du temps et l’identification à ces dernières varie elle-même considérablement. Qu’est-ce qui, par exemple, constitue une minorité sexuelle ? les sentiments amoureux ? les actes sexuels ? Si oui, lesquels ? les identités narratives des individus ? les références culturelles ? les modes de socialisation ? Les catégories juridiques reflètent cette difficulté : les minorités sexuelles ont été désignées, au gré des époques, à l’aide de termes aussi différents que « mœurs », « goûts », « préférences » ou, plus récemment, « orientation ». La fabrique des catégories sexuelles, au-delà du droit, dépend également de transformations sociales plus larges qui n’affectent pas toutes les minorités de la même façon : il en va ainsi de la généralisation du travail salarié des femmes, de l’accès à la contraception, du droit à l’avortement, de la multiplication des naissances hors mariage, de la hausse du célibat, de la lutte contre le VIH, des rencontres en ligne, etc. Par ailleurs, une même personne peut être majoritaire dans un espace donné et minoritaire dans un autre."
"Si le minoritaire ne désigne pas une essence ou un statut mais une relation dans un rapport de pouvoir, relation qui est à la fois complexe, changeante et polysémique, cela implique de reconnaître que l’on dispose toutes et tous d’une part minoritaire en nous, part qui peut être plus ou moins importante."
"Colette Guillaumin l’avait parfaitement identifié : « Être majoritaire (appartenir à la majorité) consiste d’abord à n’être pas (noir, femme, juif, homosexuel, colonisé, étranger, etc.) . »
Le minoritaire n’est donc pas une position dominée, résultat d’une discrimination de groupe sur la base de laquelle fonder une politique de la différence [comme chez Iris Marion Young] ; la différence finit toujours par se fossiliser et par devenir, à son tour, source de discriminations sous l’influence de discours majoritaires contrits. Le minoritaire n’est pas davantage une disposition stratégique à partir de laquelle quiconque pourrait transformer le monde social, ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé le « devenir minoritaire ». Le minoritaire est ce qui résulte de la mise en tension de ces deux polarités : il est à la fois identité et anti-identité."
"La question à se poser est donc moins de savoir qui serait minoritaire et qui ne le serait pas, mais si l’existence d’une relation minoritaire au groupe social engendre ou n’engendre pas un désavantage structurel. Ce changement de perspective permet de mieux comprendre comment nos vies sont entremêlées et pourquoi la présence d’enjeux minoritaires marque l’ensemble de nos existences. Par le terme de présence, je désigne à la fois le fait qu’il existe, autour de chacun.e d’entre nous, à un degré ou à un autre, des personnes et groupes de personnes (les minorités) dont l’identité sociale est surdéterminée par un rapport de domination et, simultanément, le fait que cette présence résonne, en chacun.e d’entre nous, avec tout un ensemble d’autres expériences minoritaires qui, si elles ne forment pas nécessairement une identité et ne sont pas la cause de discriminations, influencent nos comportements et notre sens de la responsabilité pour autrui."
"[Contre Rawls,] Michael Walzer part de l’idée selon laquelle les biens sociaux (qu’il s’agisse de principes moraux, de pratiques culturelles ou d’objets matériels) n’ont ni la même signification ni la même valeur selon les « lieux » où ils sont conçus, produits et répartis, comme la famille, l’espace professionnel, la sphère religieuse, etc. Construire une société plus égalitaire implique de prendre en compte les significations propres à chaque sphère de justice et d’examiner comment la possession d’un bien social dans une sphère donnée peut avoir un impact sur la possession d’autres biens dans d’autres sphères, pourtant gouvernées par des principes de justice différents. C’est ce que Michael Walzer appelle l’« égalité complexe », soit la nécessité d’atteindre l’égalité dans chaque sphère et de trouver un équilibre entre les différentes sphères de justice. Walzer n’est pas relativiste pour autant. Selon lui, « l’idée selon laquelle la justice distributive est relative aux significations des biens à distribuer est elle-même une idée universaliste : elle sert à ordonner, en tous lieux, les règles distributives ». Je souscris à cette idée : il n’est possible de penser la justice qu’en prenant en considération les différentes significations sociales qui lui sont attachées. Toutefois, je propose d’engager cette réflexion moins à partir de la possession de différents biens sociaux qu’à partir de leur privation. Je défends donc un universalisme en creux. Je soutiens que ce qui lie les individus et façonne leur apprentissage de la responsabilité pour autrui relève moins de principes de justice transcendantaux que du spectre de l’injustice, spectre qui caractérise la relation minoritaire."
"Le flou qui entoure la notion de minorité est à la fois sa force et sa faiblesse. Le terme s’adapte à de nombreuses situations mais est devenu l’objet d’un véritable business, d’autant plus qu’il est une ressource discursive très puissante dans le débat public, comme l’atteste la récente polémique sur la « cancel culture » (à savoir le fait, réel ou supposé, de vouer aux gémonies une personne pour un acte ou une parole contraire à une culture minoritaire)."
"Ce qui définit une minorité dans un domaine ou dans un contexte donné n’est pas nécessairement applicable à un autre : dans l’enseignement supérieur, les Américain.es d’origine asiatique ne bénéficient d’aucun traitement préférentiel au vu de leurs performances élevées dans les procédures d’admission. Ils n’en sont pas moins minoritaires et affrontent stéréotypes et discriminations dans la société et au cours de leur scolarité."
"Par égalité complexe, Walzer désigne le fait que l’égalité n’a pas le même sens dans différents domaines de l’existence. Dans la famille, dans la vie publique, au travail, dans les rapports amicaux ou amoureux, à l’école, à l’hôpital, lors de la retraite, dans le sport ou dans les activités de loisir, nous poursuivons des valeurs différentes : compétitivité, empathie, fierté, solidarité, séduction, austérité, modestie, transmission, etc. Parce que l’égalité simple s’applique indifféremment à tous ces domaines, elle entre en contradiction avec des principes moraux, souvent multiséculaires, profondément ancrés dans les systèmes de croyance de chaque communauté. Les politiques néolibérales exploitent ces contradictions pour convaincre de l’inanité du principe d’égalité. Elles peuvent ainsi plus facilement justifier l’abaissement du niveau de protection économique et sociale et, ce faisant, étendre leur contrôle des marchés, du droit et des corps. Pour Walzer, la promesse d’égalité simple n’est pas un barrage suffisant pour empêcher les attaques néolibérales contre la justice sociale. Il recourt donc au concept d’égalité complexe : il ne renonce pas à un principe général d’égalité qui traverse toutes les sphères de la vie sociale, mais il y ajoute un principe d’équilibre entre ces différentes sphères. Les avantages acquis dans une sphère donnée ne doivent pas octroyer des privilèges dans d’autres sphères."
-Bruno Perreau, Sphères d'injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte, Paris, 2023.