"Raffinement est un mot généreux et plein. Il rassure par sa vivacité discrète et par sa légèreté. Ce phonème bien identifié est en outre pourvu d'une souplesse qui lui donne la ductilité nécessaire —disons le dépaysement rare— pour qualifier ce dont on parle, à savoir la transformation progressive des manières, leur élévation, leur finesse." (p.7)
"Lorsqu'on veut approfondir, d’autres termes plus connotatifs viennent à l'esprit. On imagine que le raffiné est bien habillé, soigné, parfumé, élégant, sobre ou excentrique, épicurien et spirituel tout à la fois." (p.7)
"Le raffinement est un cumul équilibré entre deux forces actives, l’aisance matérielle d’une part, la politique de bien-être pratiquée par tel ou tel protagoniste d'autre part. Cependant l’alchimie finale advient plus qu'elle n'existe réellement. [...] Pour les individus privilégiés issus des couches supérieures de la société il agit comme une marque qui les distinguerait du commun." (p.8 )
"Le raffinement est l'intelligence d'une époque, son emblème. En vertu de l'empire qu'il a sur les choses, il est également le miroir à plusieurs facettes qui offre à chacune d'elles la possibilité de se parfaire, une transcendance possible. Ce pourrait être aussi — autre façon de le définir — une musique à part, une polyphonie des sens dont l'équilibre est porté à son plus haut point.
Un Traité du raffinement dans le monde arabe et en Islam se doit d’être également un manuel du « bien-gouverner ». Par la force des choses, dirions-nous, surtout en tant de paix. Compte tenu de ses effets de grande socialisation, le raffinement est l’antidote de la guerre, le garant de la continuité et du mérite d’une culture commune ou d’une convivialité. Il symbolise un type d'épanouissement" (p.9)
"Au tout début de l'islam, soit entre la fin du VII siècle et le début du VIII, alors qu'il aurait pu être le poison anticlérical que toute la société avait vomi, le raffinement est devenu l’allié naturel de la religion naissante. Dans nombre d’épîtres on peut encore lire — autant dire découvrir, tant la mentalité d'aujourd'hui nous paraît déterminée par le siècle des Lumières et la laïcité — que les raffinés de La Mecque ou de Médine — et dans une moindre mesure ceux de Bagdad plus tard, lorsque les ratiocinations théologiques auront déjà entamé la spontanéité de l'islam originel — que les raffinés des villes saintes, donc, pouvaient se targuer d’être des jouisseurs invétérés, de connaître les joies de la vie terrestre et, à l'heure où le muezzin lance son appel du haut de son minaret (qui n'était pas encore aussi imposant qu'aujourd'hui), s’astreindre à la célébration divine, s'acquitter sans rechigner de leurs obligations rituelles, prier, implorer Allah, faire l'aumône ou aller en pèlerinage. Dans Le Livre des chansons (Kitâb al-Aghani), d'Abou al-Faraj al-Isfahani (897-967), immense compilation d’anecdotes, de récits historiques (akhbâr), de fabliaux et de poèmes, il n'est pas rare que la scène rapportée se passe à La Mecque, parfois même au sein du périmètre sacré situé autour de la Kaaba, soit en dehors du pèlerinage légal (hajj), soit au moment du pèlerinage. Le plus étonnant, pour notre vision actuelle, c'est que les historiettes ont parfois des contenus que l'on dirait aujourd’hui « licencieux », car il leur arrive d'évoquer sans aucune pudibonderie un érotisme flatteur et de bonne composition, qui demeure en permanence conforme à la morale collective." (pp.10-11)
"Le raffinement a besoin d’une société au ritualisme avancé [...] Donner un sens aux choses les plus anodines." (p.11)
"La civilisation arabe telle qu'elle a été fécondée par l'islam se prévaut, à juste titre, d'avoir innové dans un certain nombre de domaines, dont les plus importants sont l'art, la science et l'architecture. Si des disciplines moins connues, comme l’hydraulique, la chimie, l'algèbre ou la parfumerie, ont également bénéficié de l'apport arabe, on ne peut comprendre la méconnaissance à peu près générale touchant aux mœurs collectives, aux comportements, à l'étiquette et à la cérémonie des cours orientales.
C'est précisément à la recherche de cette statue magnifique — bien qu'oubliée — que s'attache cet ouvrage." (p.11)
"Le raffinement ne naît pas ex nihilo. Il exige une maturation longue et complexe, des échanges fructueux, une paix civile et politique — surtout une volonté délibérée des individus et leur volonté d'améliorer leur sort. De ce point de vue, le raffinement est une responsabilité inédite et un devoir de l'individu envers lui-même. La question du raffinement s'inscrit dans le mouvement global de la civilisation arabe qui, à son apogée, a placé le savoir au cœur de son système de création. Elle en a fait le motif d'une philosophie pratique que nous suivrons et que nous dégagerons du fatras de considérations idéologiques ou dogmatiques dans lequel elle s’est peu à peu enlisée. Entre le IXe et le XIIIe siècle, la civilisation islamique, alors en pleine expansion, a connu des refontes techniques et philosophiques importantes. L’'épanouissement des industries de l'esprit, ainsi que les protocoles intellectuels qui ont suivi, ont amené des améliorations rapides dans le domaine des relations interpersonnelles. La maîtrise des disciplines de la convivialité en témoigne. Elle correspond au cumul des connaissances de ce temps et à l'assimilation par les élites de mécanismes humains fort élaborés. De fait, l'islam a montré pour les progrès de la pensée une admiration qui ne s’est jamais démentie par la suite, y compris durant les longs siècles où les peuples qui l’incarnent sont entrés en hibernation." (p.12)
"On ne peut ignorer l'intérêt de cette question alors que l'édifice moral et existentiel de l'homme, dès sa naissance, est de tendre vers un état de plus en plus élaboré, tant biologique (la complexification neuronale) que social ou philosophique. Le raffinement pourrait être ce développement optimal non seulement de l'individu isolé, mais de l'individu en interaction, du sujet." (p.13)
"Dans son Vocabulaire d'esthétique, au mot « raffinement/raffiné », Étienne Souriau donne la définition suivante : « Au sens figuré, seul utilisé par l'esthétique, on qualifie de raffiné ce qui, dans une œuvre d'art, est soigné, délicat, élégant, et jouant sur des nuances subtiles ; se dit aussi d’une personne qui sait apprécier ces délicatesses et apercevoir ces nuances. Un raffinement est ce qu’il y a de raffiné dans une œuvre d’art ou dans le travail de l'artiste. Ces mots sont rarement neutres ; plutôt que de se borner à constater des faits, ou bien ils sont laudatifs et valorisent la perfection du travail de l'artiste capable d’une élaboration aussi fine et subtile, ou bien ils sont péjoratifs et sous-entendent qu'il y a quelque chose d’un peu artificiel et trop recherché dans ce qui vise au fin du fin » (Paris, PUF, 1990, p. 1198). L'auteur renvoie à quatre autres termes apparentés, « affinité », « aimable », « esthète », « quintessencié » — « qui qualifie ce qui est trop raffiné, exagérément subtil ou savant. Se dit surtout d'un style, et s'emploie principalement dans le domaine littéraire » (ibid., p. 1195)." (note 1 p.13)
-Malek Chebel, Traité du raffinement, Éditions Payot & Rivages, 1999, 354 pages.