L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

-13%
Le deal à ne pas rater :
(Black Friday) PC portable Gamer- ERAZER Deputy P60i 15,6″ FHD ...
649.99 € 749.99 €
Voir le deal

    Pierre Macherey, “Humanisme et terreur” de Merleau-Ponty : pour une politique de l’ambiguïté ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20845
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Pierre Macherey, “Humanisme et terreur” de Merleau-Ponty : pour une politique de l’ambiguïté ? Empty Pierre Macherey, “Humanisme et terreur” de Merleau-Ponty : pour une politique de l’ambiguïté ?

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 1 Mai - 11:23



    "Humanisme et terreur, Essai sur le problème communiste, ouvrage publié en 1947 aux éditions Gallimard dans la collection « Les Essais », rassemble une série d’articles qui avaient paru l’année précédente dans Les Temps Modernes, dont, depuis sa création en 1945, Merleau-Ponty assurait la direction éditoriale et rédigeait les éditoriaux signés du sigle TM. Dès la parution de ces articles, ceux-ci avaient suscité de violentes polémiques, et ils ont été sans doute l’une des principales raisons du départ de la revue de Raymond Aron qui en avait été l’un des cofondateurs. [...]

    Les intellectuels français ont été mis en demeure de définir une position vis-à-vis de la réalité du communisme soviétique. Humanisme et terreur présente cette position en suivant, dans la ligne d’une « philosophie de l’ambiguïté », la voie du « ni pour ni contre » : ce choix, ramené au refus d’une condamnation unilatérale du communisme, a été interprété sur le moment comme une défense, une justification, voire une apologie du régime soviétique, ce que, bien sûr, il n’était pas."

    "La première partie, consacrée à « La Terreur » propose, en s’appuyant sur les procès-verbaux des débats qui avaient été menés par Vychinski, une « lecture » du procès de Boukharine, lecture effectuée en réaction à la version simplifiée, inacceptable aux yeux de Merleau-Ponty, qui en avait été proposée par Koestler dans son roman Le zéro et l’infini et dans son essai Le yogi et le commissaire. La publication en langue française de ces deux derniers ouvrages, qui avaient été parmi les premiers best-sellers de la littérature antisoviétique, avait fourni leur occasion de départ aux articles publiés dans Les Temps Modernes. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que leurs intitulés étaient également composés à l’aide de la particule de liaison « et », au sens cette fois de l’alternative manichéenne prenant la forme d’un dilemme élémentaire : ou bien le point de vue du « yogi », qui correspond à l’intériorité subjective en quête d’« infini », ou bien celui du « commissaire » qui, s’appuyant sur la reconnaissance objective d’une déterminisme aveugle, ramène tout à « zéro ». C’est cette perspective que Merleau-Ponty récuse, tout d’abord parce qu’elle passe à côté de ce qui donne à l’événement sa paradoxale singularité : à savoir le fait troublant, contradictoire, dialectique ?, que Boukharine, tout en récusant point par point les arguments de l’accusation, s’est néanmoins reconnu coupable. Ce fait appelle une réflexion à caractère général sur le problème des rapports entre culpabilité et innocence dans l’histoire, avec à l’arrière-plan l’idée que l’homme historique pourrait se définir par la possibilité d’être à la fois innocent et coupable, et en tant que tel voué à un destin de « conscience malheureuse »."

    "Expliquer une situation historico-politique, c’est l’objectiver en l’inscrivant dans la perspective récurrente propre à une histoire déjà faite, où sa signification apparaît comme définitivement fixée et arrêtée : par là, l’analyse de la réalité historique se trouve ramenée au modèle de la résolution d’un problème de géométrie, et la signification des phénomènes est présentée comme une propriété attachée une fois pour toutes à leur être objectif, ne restant qu’à découvrir cette propriété par les voies nécessaires du raisonnement ; est ainsi adoptée une perspective extérieure et surplombante sur le champ où se produisent ces phénomènes, ce qui amène à en ignorer la constitutive ambiguïté. À l’opposé, comprendre de tels phénomènes suppose que l’on se place à l’intérieur de la dynamique concrète au fil de laquelle leur signification prend peu à peu forme dans des conditions qui sont celles de la durée vivante en train de se faire et non refermée sur elle-même comme si ses caractères étaient déjà tout constitués. Comme Georges Sorel l’avait fait une cinquantaine d’années auparavant, Merleau-Ponty entreprend donc d’appliquer à la connaissance du marxisme des schèmes de pensée dont certains sont repris à la philosophie bergsonienne."

    "C’est cette première partie de l’ouvrage qui a déclenché les réactions les plus indignées : on y a vu un effort en vue de disculper la terreur soviétique en adoptant à son égard un point de vue, à tous les sens du mot, « compréhensif » justifiant le refus de condamner unilatéralement le communisme, refus appuyé sur le principe du tragique de l’histoire, c’est-à-dire, en clair, sur l’idée selon laquelle le sens de l’histoire est insaisissable. Cette présentation des choses a été interprétée comme une dérobade, expression, arguments philosophiques à l’appui, d’une attitude de repli prudemment spéculative : tout se passe à cet égard, semble-t-il, comme si le discours philosophique digérait la politique pour l’absoudre, en excusant ses anomalies grâce à l’emploi de la méthode compréhensive ; dans ces conditions, il ne reste qu’à suspendre son jugement, et à adopter une position sceptique, finalement désabusée et désengagée. Or, une telle critique ne tient la route que si on fait abstraction du fait que l’ouvrage de Merleau-Ponty comporte une seconde partie, consacrée à « La perspective humaniste », qui répond à des arguments de ce type en poussant plus loin encore l’application de la méthode compréhensive, jusqu’au point où elle permet de dépasser la thèse du tragique de l’histoire, et de s’installer dans une nouvelle perspective qui est, pourrait-on dire, celle d’une phénoménologie de la perception historique. [...]

    Merleau-Ponty évoque ainsi l’idée d’une philosophie capable de tirer l’ordre du désordre par l’opération d’un déchiffrement qui, précisément, découvre son modèle dans l’acte perceptif. En effet, la perception, dans ses actes les plus élémentaires, n’est pas réductible au fonctionnement mécanique d’un appareil enregistreur, mais consiste dans la recherche d’un sens qui n’est pas déjà tout donné : cette recherche doit procéder par une succession d’approches ou d’« esquisses » (Abschattungen). Il s’agit donc de la construction d’un ordre de rationalité ou d’organisation présomptive, analogue à celle dont procède le déchiffrement d’une situation politique : ce dernier a lui aussi à dessiner les contours d’un « paysage », au fur et à mesure qu’est engagée en pratique la dynamique de son exploration qui est à la fois de l’ordre de la découverte et de celui de l’invention."

    "Le flâneur, qui se sent libre d’aller partout parce qu’il ne s’intéresse à rien en particulier, ce qui fait de lui en apparence un oisif, est représentatif d’une existence partagée, voire même déchirée, entre deux orientations de sens contraire : l’une, qui présente un caractère centrifuge, correspond à son point de vue subjectif selon lequel, ses déplacements n’étant soumis à l’obligation de suivre aucune ligne directrice, il dispose de la capacité de réinventer en permanence l’espace à son gré, donc d’y voir et d’en faire un paysage qui lui convient ; mais l’autre, qui présente à l’inverse un caractère centripète, le ramène dans le cadre que lui impose l’environnement objectif dans lequel, qu’il s’en rende compte ou non, il reste prisonnier, comme dans une chambre dont les murs l’entourent et se referment sur lui. Selon la première perspective, il est actif et dans une certaine mesure créatif : en tous cas, il reste en mouvement ; selon la seconde il est passif, et se laisse absorber par telle ou telle particularité du monde extérieur : il est devenu un simple badaud, qu’un rien suffit à arrêter. C’est de cette manière que la condition de l’homme moderne, tiraillée entre ces deux mouvements d’ouverture et de fermeture, est marquée par le tragique, au sens de l’impossibilité de résoudre l’opposition de ces deux tendances auxquelles elle est également soumise.

    Merleau-Ponty, en 1947, créditait le marxisme d’une « perception de l’histoire qui fasse apparaître à chaque moment les lignes de forces et les vecteurs du présent », donc permette de « discerner une orientation des événements » (p. 104-105). Ce qui revient à dire, semble-t-il, que l’action révolutionnaire doit être interprétée comme un effort en vue de donner forme ou d’informer la réalité humaine, de la même façon que la psychologie de la forme reconstitue les opérations élémentaires à travers lesquelles la perception donne elle-même forme au monde."
    -Pierre Macherey, “Humanisme et terreur” de Merleau-Ponty : pour une politique de l’ambiguïté ?, Exposé présenté le 14 octobre 2016 dans le cadre du colloque « Merleau-Ponty politique » organisé par l’université Paris X-Nanterre : https://philolarge.hypotheses.org/1795



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Sam 7 Déc - 15:16