"Merleau-Ponty vient de se signaler à l'attention d'un vaste public, en écrivant un livre de philosophie politique: Les Aventures de la dialectique.
Ce livre relève donc d'une critique politique et philosophique, qui détermine l'articulation exacte de la philosophie de M. Maurice-Ponty avec sa politique [...]
Fait remarquable [cette articulation] n'est pas exposée par M. Merleau-Ponty lui-même dans son livre. Sa position politique se connaît par ailleurs: par sa collaboration à l'organe politique de M. Mendès-France, à savoir L'Express. Dans l'oeuvre philosophique du distingué professeur au Collège de France, la position politique reste inexprimée comme telle, si ce n'est en quelques formules sibyllines et de préférence empruntées à Marx. Par exemple celle-ci:
La limite du Capital est le capital lui-même.
Formule qui, prise hors du contexte, hors de la théorie des contradictions externes et internes du capitalisme, vise à mettre sous le signe de Marx le néo-capitalisme ; et cela en démontrant ce dernier par sa propre idée, par son hypothèse. Si nous imaginons un néo-capitalisme, c'est que nous sommes encore dans les limites du capitalisme, donc le néo-capitalisme est possible ! [...] Singulière justification ou "monstration". Le pur relativisme, la théorie du choix pur sans fondement objectif parmi les possibilités également possibles, entraînent logiquement une telle attitude. [...]
La bourgeoisie française a ses objectifs en politique intérieure, qui cadrent nécessairement avec la politique extérieure. Une fraction de la bourgeoisie substitue le "contrainment" au "roll-back" quand la conjecture de guerre s'atténue. Elle se propose en politique intérieure de coaliser -sous couvert de pure république ou de pure démocratie- les autres classes contre la classe ouvrière. En y joignant si possible une fraction de celle-ci. La classe ouvrière étant par ailleurs surexploitée sous couvert de productivité et d'intérêt général ; réduite en quantité et en qualité ; et enfin submergée sous des couches intermédiaires, chargées de "services" plus ou moins improductifs, voire simplement parasitaires." (pp.44-45)
"La pensée objective, celle de la philosophie classique et de la logique, aurait élaboré le concept d'objet ou de chose, c'est-à-dire les prétendues évidences du "réalisme naïf". Ainsi cette pensée, [selon la Phénoménologie de la perception], s'enferme dans des alternatives et des dilemmes. Elle quitte la conscience pour prendre comme donné un de ses résultats (le concept d'objet ou de chose). Elle se condamne ainsi à osciller sans cesse d'une "objectivité absolue à une subjectivité absolue"." (p.46)
"L'analyse réflexive intellectualiste et la philosophie de la connaissance prolongeraient ainsi l'attitude naturelle ; ou du moins elles n'en dissiperaient que la plus grossière illusion: l'ignorance du sujet comme tel (comme activité) par la pensée naïve et naïvement objective. Mais alors, réagissant contre cette ignorance et posant la conscience en général, ou le "je" pur, ou l' "ego transcendantal", la philosophie classique de la connaissance s'engage dans un problème insoluble: dans un dilemme, celui du matérialisme et de l'idéalisme.
Il y aurait là une fausse alternative à laquelle reste fixée la philosophie [...] et notamment le marxisme-léninisme ; et aussi celle de M. Sartre (celui-ci posant l' "En-soi" et le "Pour-soi", l'un devant l'autre et hors de l'autre, le sujet, le "pour-soi", devenant pur néant ; trou-dans-le-monde).
La science, avec son concept d'objectivité et d'objet -depuis le fameux morceau de cire cartésien -porte sa part de responsabilité, affirme M. Merleau-Ponty, dans cette oscillation entre un résultat de la connaissance et la conscience prise comme subjectivité inauthentique ou transparence pure d'un sujet "qui n'est que ce qu'il pense être". Dans cette perspective, l'objet est objet de part en part -et la conscience de part en part conscience. [...]
Si donc l'on en croit M. Merleau-Ponty, la philosophie marxiste-léniniste retourne en arrière, en deçà de Hegel. En effet, elle cherche pour la dialectique un "fondement absolu dans l'être et dans l'objet pur". Elle pose face à face la conscience et l'être comme des réalités extérieures l'une à l'autre, la conscience se trouvant alors, simple reflet, "frappé d'un doute radical". De sorte que l'effort pour arracher la dialectique au pur relativisme et mettre l'absolu dans le relatif aboutirait à une contradiction, à une auto-destruction de la dialectique. Celle-ci serait vouée au relativisme complet ou pur: donc à l'ambiguïté." (p.47)
"Pour notre auteur, l'œuvre du véritable dialecticien consiste d'abord en un double destruction [...] ou mise entre parenthèses de l'attitude naïve comme de l'attitude réflexive "classique". Elle cesse donc de faire alterner la vue naturaliste des choses et l'idéalisme transcendantal. [...] Ainsi se définirait un domaine pré-objectif et pré-réflexif, un champ, celui d'une "communication vitale avec le monde", lieu où domaine d'un milieu, d'un mélange perpétuellement présent, d'un incessant échange entre la conscience et l'être. Donc d'un mixte, d'une ambigüité." (pp.47-48)
"L'expérience de notre corps permettrait de faire au matérialisme comme à l'idéalisme sa part, en révélant dans ce corps un "mixte". [...] Mixtes et mélanges ambigus la pratique ou "praxis", la vie sociale, l'histoire." (p.48)
" [Le jeune Marx] aurait introduit dans la pensée philosophique "un mode nouveau d'existence et de sens", la praxis, intermédiaire entre le sujet et l'objet, donc mélange de sujet et d'objet. Il aurait découvert précisément l'échange perpétuel entre l'homme et les choses: produits, outils, rapports humains devenant choses et se projetant dans les choses pendant que les choses se personnifient (l'Argent, la marchandise, le capital). Pour Marx donc, la conscience ne se définirait pas comme reflet, mais comme un "singulier milieu où tout est faux et tout est vrai"." (p.49)
"Le progrès se manifesterait non tant par un sens de l'histoire que par l'élimination successive des non-sens. La praxis marxiste accèderait ainsi à un ordre qui ne serait pas celui de la connaissance ni celui d'un sens déterminé de l'histoire, mais celui de l'intersubjectivité. [...]
Marx aurait donc évité -du moins au début de son œuvre- les dilemmes dans lesquels s'enfermait la philosophie antérieure (après Descartes) et qu'ont repris Marx dans sa maturité, puis Engels, et Lénine. Et cela notamment en ce qui concerne le prolétariat. Car, paraît-il, il n'y a difficulté que si l'on considère le prolétariat ou comme pur objet ou comme pur sujet (ou comme sujet pour et par lui-même, avec sa conscience et sa mission historique -ou comme objet pour et par le théoricien). Cependant, d'après Marx, la conscience de classe se définissait, nous dit-on, comme "moins qu'un sujet et plus qu'un objet", comme existence polarisée et comme possibilité. Notion si nouvelle, si originale, que ni Engels ni bien entendu Lénine ne surent la comprendre, que Marx l'abandonna vite, et que seul Lukàcs la reprit pour à son tour la délaisser (et la transmettre, cela va de soi, à M. Merleau-Ponty)."(pp.49-50)
"Il est clair que ma conscience ne présent jamais qu'un mélange ambigu. En ce moment, je suis un tel mélange: conscience d'une certaine pensée qui se cherche et conscience de cette feuille de papier sur laquelle j'essaie de fixer en l'écrivain cette pensée -conscience "réfléchissante" ou reflétante et conscience agissante par l'intermédiaire de ce stylo et du projet de publier un article -conscience de moi, et conscience des mots, et conscience des multiples choses, lumière, arbres, livres, table de travail, etc.
La question, c'est de savoir si l'on a le droit de poser le problème philosophiquement sur ce plan ; si l'on peut transformer en vérité philosophique la complexité confuse d'un moment (lequel par ailleurs relève de multiples sciences, psychologie d'abord, et aussi physiologie ; linguistique ; économie politique [?], etc) ; en un mot si, sur ce plan de l'immédiat, il y a réflexion philosophique et problème." (p.50)
"En fait, M. Merleau-Ponty, dans la mesure où il continue à réfléchir philosophiquement, ne peut se placer sur ce plan de pur empirisme de prise de conscience (phénoménologique ou psychologique). Mais comme il refuse de se placer sur le plan de la connaissance et des concepts élaborés, il reste entre les deux. Et c'est ce qui définit son ambiguïté. Il emploi de pseudo-concepts qui ne sont ni des constatations vraiment immédiates - ni des notions élaborées, formulées comme telles.
Premier pseudo-concept.
Celui de chose (nous disons bien: pseudo-concept ; et ceci nous permettra d'élucider quelques problèmes philosophiques ; car il arrive aussi aux matérialistes de partir de la chose isolée).
Il est clair que la chose séparée et inerte, que l'objet pris isolément, ne peuvent exister. Cette certitude de la philosophie classique, les marxistes l'ont reconnue ; ils font leur point de départ de cette grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme une somme de choses, mais comme un complexe de processus.
Il est clair que ce stylo ne constitue pas un "monde", qu'il ne peut exister "en-soi": il n'existe que dans et par d'innombrables rapports, dont certains (certains seulement) sont des rapports avec les hommes conscients qui l'ont fabriqué, et avec la main qui l'utilise aujourd'hui. Notons d'ailleurs que l'apparence d'objet isolé prise par ce stylo lui vient pour une grande part du travail pratique qui l'a façonné, et qui lui a donné une forme maniable, disponible, protégée autant que possible contre les causes d'altération. Notons aussi que le métal ou la matière plastique de ce stylo possèdent beaucoup d'autres propriétés (connues ou inconnues) que celles actuellement utilisées dans cet objet. En résumé, la connaissance (objective) de cet objet exige que nous abandonnions le point de vue de l'objet ou de la chose isolés, statiquement déterminés.
La même critique de l'objet isolé reste valable si je considère une "chose" non produite, par exemple ce caillou. Déjà la simple perception du caillou le donne dans certains rapports (avec d'autres cailloux sur le chemin, avec moi qui passe sur ce chemin et qui le ramasse). Le considérer isolément, c'est l'abstraire. Demander à la chose isolée si elle existe, c'est demander à une abstraction si elle existe, et c'est détourner complètement la question de l'existence objective de la réalité perçue. Concevoir l'existence objective de ce caillou, c'est le restituer dans des rapports réels de plus en plus vastes, et "finalement", si l'on peut dire, dans la nature infinie tout entière. Demander à une abstraction telle que ce caillou isolé si elle existe, c'est poser une question d'autant plus absurde qu'il s'agit d'une demi-abstraction, à mi-chemin entre la constatation empirique du fait coupé de ses relations, et le concept qui porterait sur l'essence et les lois internes (donc les rapports) de la réalité considérée. De plus, par rapport à un objet matériel quelconque, la notion de matière, comme Engels l'a remarqué [dans l'Anti-Dühring] [n'a pas d'existence sensible].
[Elle] est pure abstraction, pure création de la pensée. Mais par rapport à l'ensemble des objets sensibles, la notion de matière est aussi absolument concrète (à la fois abstraite et concrète) car elle désigne précisément cet ensemble, cette totalité des objets. Et c'est alors et sur ce plan seulement que se pose le problème philosophique de l'existence primordiale.
Pour s'élever aux concepts et aux problèmes philosophiques, il faut donc d'abord critiquer l'objet isolé. Il en va de même (et plus nettement encore) de la conscience isolée, individualiste et séparée du corps, des objets, du monde.
Second pseudo-concept.
La conscience individuelle ne se conçoit ni en dehors de la pratique, ni en dehors de la vie sociale. Elle ne se conçoit donc pas en dehors de l'histoire et du temps. [...] La conscience isolée n'est autre chose que la vieille "âme" dans un vocabulaire moderne. C'est l'âme médiévale en complet-veston !
L'argumentation de M. Merleau-Ponty enfonce avec une vaine violence spectaculaire quelques portes ouvertes, lorsqu'il montre que ni la chose ni la conscience ne peuvent exister. Car à vrai dire, aucun philosophe n'a jamais posé ainsi le problème philosophique. Et pour cause ; s'il est vrai que la pensée philosophique commence par se dégager de ces pseudo-notions vulgaires, extra-philosophiques. M. Merleau-Ponty a inventé ici quelque chose: ramener la philosophie classique à la perception vulgaire et à la réflexion pré-philosophique pour se donner l'air d'inaugurer la philosophie. Mais son argumentation ne prouve en rien qu'il faille inaugurer la philosophie en mélangeant les pseudo-concepts de chose isolée et de conscience isolée, et même ériger en vérité philosophique fondamentale ce mélange ambigu.
Il reste ainsi au seuil de la recherche philosophique: un peu en dehors, devant la porte. Plus exactement, son argumentation prend un sens imprévu. Car c'est précisément parce que la chose et l'objet isolés ne peuvent exister que se pose le problème de l'être des choses, de la nature, de son unité et de sa matérialité ; et c'est parce que les choses ne peuvent rester inertes, statiquement, que se pose le problème du devenir et de ses lois universelles ou spécifiques. Et c'est parce que la conscience ne peut exister isolément que se posent les problèmes généraux relatifs à la pensée et à ses lois. Et c'est ainsi que l'on peut soutenir (ou contester) que la pensée est un élément premier ou primordial par rapport à la nature matérielle. Il en résulte que M. Merleau-Ponty ne s'élève même plus au postulat idéaliste, conçu et formulé de façon cohérente et correcte. La thèse de l'ambigüité ne peut se caractériser que comme dégénérescence de l'idéalisme cohérent, tel qu'il se manifesta dans la grande philosophie classique.
La philosophie de l'ambiguïté prétend déterminer un mode d'existence mixte, à la fois chose et conscience. En fait, elle mélange deux impossibilités : la chose, la conscience. Et cela au nom d'une constatation immédiate, la vie physiologique du corps, constatation empirique qu'elle n'analyse pas, qu'elle n'élabore pas, qu'elle n'élève pas au niveau des concepts philosophiques. Mais qu'elle interprète au nom d'une pseudo-notion précartésienne, médiévale, celle d'âme mêlée à un corps." (pp.51-53)
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(pp.53-
-Henri Lefebvre, « Merleau Ponty et la philosophie de l’ambiguïté (I) », La Pensée, n° 68, 1er juillet 1956, p. 44-58 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58162868/f46
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-Henri Lefebvre, « Merleau Ponty et la philosophie de l’ambiguïté (II) », La Pensée, n° 73, 1957, p. 37-52 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58176310/f39