"Le sociologue et islamologue Houssame Bentabet a consacré une thèse remarquée aux ex-musulmans en France. Intitulée Abandon de l’islam, de l’irréligiosité au reniement de la foi chez les musulmans de France, celle-ci a récemment été publiée chez L’Harmattan.
Dans cette enquête sociologique dense, l’auteur étudie ces personnes qui quittent l’islam pour différentes raisons, tentant de dégager des tendances lourdes, interrogeant tout à la fois la société séculière française dans laquelle ils évoluent et le corpus juridique musulman, à travers la notion épineuse de l’apostasie.
Middle East Eye : Qui sont ceux qui abandonnent l’islam ?
Houssame Bentabet : Certains ont grandi dans des milieux religieux et semblent avoir connu en profondeur l’islam qu’ils ont quitté. D’autres ont quitté l’islam sans avoir jamais pratiqué, sans avoir lu le Coran une seule fois et sans même connaître la différence entre Coran et sunna [les lois islamiques déduites des actes et paroles du prophète Mohammed].
Je distingue donc deux groupes principaux. Le premier groupe concerne des personnes qui quittent l’islam après avoir entamé une recherche sur celui-ci. Le « pourquoi » de l’abandon du croire chez ce premier groupe est le contenu de l’offre religieuse. Les sujets s’adonnent généralement, avant de quitter l’islam, à une recherche profonde sur leur religion pour tenter de répondre à ce qui leur semble être des contradictions.
Les sujets appartenant à ce groupe, à la suite d’un sentiment de contradiction face à une question liée à l’islam –lequel sentiment induit une dissonance cognitive– vont entamer une recherche profonde sur l’islam, un islam qu’ils connaissent.
Le processus d’abandon de l’islam est alors déclenché (six ans en moyenne dans mon panel). Ils finiront par abandonner l’islam et adopter une croyance d’accueil, sous la forme d’un reniement de la notion de Dieu (par exemple l’athéisme, l’agnosticisme) ou sous la forme d’une conversion à une autre religion.
Le sentiment de contradiction est déclenché en général par un élément extérieur : par exemple, une lecture ou une rencontre avec une personne d’une autre religion ou conviction.
MEE : Et le second groupe ?
HB : Le second groupe des ex-musulmans concerne des sujets qui quittent un islam qu’ils ne connaissent pas forcément. Ici, les sujets suivent presque le même processus, mais avec des éléments déclencheurs différents.
Nous pouvons résumer ces éléments en trois grands traits : d’abord, une volonté de se libérer d’un poids culturel. Ici, c’est le dogme culturel qui peut déclencher une distance vis-à-vis de l’ensemble du corpus religieux.
J’ai ainsi rencontré une musulmane qui souhaitait épouser un non-musulman, ce qui est interdit en droit musulman. Dans sa culture, cette prescription religieuse est sélectionnée comme étant une des plus importantes à respecter, qui peut entraîner un rejet de la part de la famille. Son interrogation sur cette question a précédé son abandon de l’islam.
Ensuite, la volonté de se démarquer de certaines fréquentions musulmanes ou leaders religieux. J’ai ainsi rencontré une musulmane qui n’a commencé à se poser des questions sur sa religion qu’après avoir rencontré sa belle-famille, qui appartenait à un « islam rigoriste ». Sa volonté de se démarquer de cette fréquentation l’a conduite, dans la durée, à abandonner son appartenance religieuse initiale pour se définir comme agnostique.
Enfin, une évolution dans un environnement et mode de vie qui sont loin de la religion peut mener également les sujets de ce deuxième groupe à se considérer à un certain âge comme extérieur au groupe musulman. Ces deux groupes évoluent vers un abandon de la religion en tant que système cultuel, culturel et de sens.
MEE : Mais le mot musulman est-il à prendre au sens cultuel ou au sens culturel ?
HB : D’abord, j’entends par « religion » un fournisseur de sens, lequel entre évidemment en concurrence avec d’autres « régimes de vérités », fournissant d’autres sens sur un même marché.
Par abandon de l’islam, j’entends l’abandon du système religieux, à savoir religion et culture. L’offre religieuse s’insère en général dans une culture qui la précède, elle s’y adapte, elle la filtre, adopte certaines pratiques culturelles et rejette d’autres, pour ainsi construire un système religieux qui codifie un ensemble de pratiques. La culture devient ainsi une composante du système religieux.
L’abandon de la religion chez certains ex-musulmans que j’ai rencontrés implique aussi, en général, l’abandon de la pratique culturelle. Mais se note chez d’autres un maintien d’un lien culturel avec l’islam, ce qui me semble dépendre du lien social conservé avec l’entourage (sa famille musulmane par exemple).
Si ce lien est maintenu malgré son abandon de l’islam, le sujet pourra participer à certains rites perçus alors comme culturels, telle la rupture du jeûne de Ramadan avec le groupe, sans avoir jeûné personnellement, la participation à diverses fêtes religieuses mais sans adhésion cultuelle. Si ce lien est rompu, tout le bloc, cultuel comme culturel, est rejeté.
MEE : Quelles sont les raisons les plus avancées de cet abandon ?
HB : Il y a peut-être autant de raisons de quitter l’islam qu’il y a d’ex-musulmans. Car l’abandon est intimement lié à la trajectoire de l’individu. Il y a quelque chose de personnel qui se joue dans cet abandon. Je rappelle que ces ex-musulmans risquent théoriquement une condamnation à mort et, au moins, dans certains cas, un rejet de la famille et du groupe d’appartenance. Donc la décision porte l’individu suffisamment pour affronter tout cela.
Si on veut faire une analyse macrosociale, je distinguerais trois grands facteurs qui agissent sur l’expérience religieuse d’un musulman et le conduisent à la phase d’abandon.
Il s’agit d’abord du contenu de l’offre de la religion. Le dogme religieux figé est perçu comme écrasant la liberté de l’homme. Ce dogme ne semble plus répondre aujourd’hui de manière satisfaisante au besoin de sens du sujet musulman.
Par exemple, prenant la question de l’apostasie [abandon de sa religion] : si on l’analyse dans le corpus islamique, on remarquera rapidement une tension voire des contradictions sur ce sujet dans les différents textes de l’islam.
De la même manière, différentes questions encore problématiques dans ce corpus juridique restent dans une zone de non-dit : lapidations, châtiments corporels, habits et présentations (voile, barbe, etc.).
Certains sujets musulmans aujourd’hui ne prennent plus beaucoup le temps d’aller en profondeur dans une recherche de cohérence entre toutes ces pratiques, ils les rejettent tout simplement et finissent, dans certains cas, par abandonner l’ensemble de l’offre religieuse ainsi que le groupe d’appartenance.
Le deuxième facteur est forcément l’environnement social dans lequel évolue le sujet ex-musulman. Cet environnement, avec son histoire et ses représentations sociales, influence la trajectoire religieuse de l’individu.
Le troisième facteur est la force et fragilité psychologique de chaque ex-musulman, qu’il convient d’analyser selon une approche qualitative, en fonction de sa trajectoire.
En général, ces trois facteurs agissent sur l’expérience religieuse individuelle, qui devient alors, dans la durée, vidée de son sens, une sorte de rite stérile.
MEE : Vous évoquez, avant tout abandon net, une phase que vous qualifiez de « bricolage religieux ». Que recoupe-t-elle ?
HB : Elle est commune aux deux groupes exposés. Elle est précédée par une phase de frustration liée au doute. Le doute est présent mais il est placé à distance car il est trop déstabilisant.
Une fois que le doute est affronté, alors s’enclenche cette phase de bricolage, c’est à dire le fait de chercher des réponses dans d’autres offres de sens ou régimes de vérités (religieuses ou philosophiques). S’observe une recomposition du croire ou du rapport à la religion. Il s’agit de choisir ce qui correspond à son propre désir ou compréhension des dogmes.
Prenez le voile par exemple : certaines musulmanes non voilées vont le refuser pour elles-mêmes sans en rejeter le principe. Dans la phase du bricolage religieux, ces femmes auront tendance à rejeter le principe et à chercher « une cohérence » dans leur rapport à l’islam.
Enfin, quand il n’est plus possible de dépasser ou de concilier les contradictions, s’observe une évolution vers l’irréligiosité, une distance très marquée vis-à-vis du groupe et de la pratique.
MEE : Quand il y a conversion, y a-t-il une tendance vers une religion particulière ?
HB : Dans mon panel, il y a des conversions vers le christianisme (principalement vers le protestantisme). Il y a aussi des conversions vers le bouddhisme et vers l’islam ahmadi [mouvement réformiste musulman messianiste].
La conversion permet au sujet de maintenir la notion de Dieu comme architecte du monde, tout en changeant d’appartenance et de système religieux.
Il est à rappeler que la conversion à une autre religion est considérée aussi comme une apostasie selon les textes de l’islam, même si elle se fait vers une religion reconnue par l’islam, tel le christianisme.
MEE : Vous faites un travail méticuleux d’étude de la question de l’apostasie en islam. La peine de mort est-elle coranique ?
HB : Il existe une tension dans les textes concernant cette question. Je rappelle que nous sommes face à l’une des questions juridiques les plus complexes du droit musulman, et qui n’a pas été réglée de manière définitive par les savants de l’islam.
Dans le Coran, nul verset n’appelle le groupe musulman à condamner à mort l’apostat. Bien au contraire, de nombreux versets vont dans le sens d’une liberté de croire ou de ne pas croire.
Dans les différentes références dites de la sunna, on peut trouver des textes condamnant à mort l’apostat, comme on peut trouver dans les mêmes textes des événements d’apostasie à l’époque du prophète de l’islam où il n’y a eu aucune condamnation. J’ai relevé en effet treize situations à l’époque de Mohammed qui vont dans le sens d’une non-condamnation à mort.
Dans le droit des quatre écoles classiques [VIIe et IXe siècles] de l’islam, à savoir hanafite, malikite, shaféite et hanbalite, à part un savant que j’ai sorti du lot, toutes achèvent cette oscillation entre liberté et condamnation et se mettent d’accord unanimement sur la peine de mort pour apostasie.
Il est vrai qu’on peut trouver quelques nuances chez certains savants, mais qui ne me semblent pas s’éloigner grandement du principe de cette condamnation.
Par exemple, pour l’école hanafite, seul l’apostat homme fait l’objet de cette condamnation à mort ; la femme, quant à elle, est emprisonnée jusqu’à son retour à l’islam ou jusqu’à sa mort en prison. Ces écoles posent que l’apostasie se caractérise soit par la parole, soit par l’acte, ou encore, chez certains, par l’intention.
Dans le droit musulman contemporain, les savants, dans leur ensemble, restent timides sur ces questions sans s’écarter des premiers avis. Certains se sont toutefois clairement distanciés de toute condamnation à mort, mais ce sont des avis individuels.
Un rapport de l’Union internationale humaniste et éthique rappelle que dans treize pays musulmans, la condamnation à mort de l’apostat ou du blasphémateur est inscrite dans le droit. De plus, une vingtaine de pays condamnent aujourd’hui l’apostasie mais pas forcément à mort.
Cette possible condamnation à mort pèse sur les sujets rencontrés. Cela joue évidemment dans leur discrétion. Mais tout autant que la peur du rejet de leur famille et environnement proche.
MEE : Certains sont discrets dans leur abandon mais d’autres sont revendicatifs…
HB : Oui, les revendicatifs sont ceux que j’appelle les militants. Par exemple, Waleed al-Husseini, le fondateur du Conseil des ex-musulmans en France. Cette organisation a évolué beaucoup plus vite que je ne le pensais sur le plan international. Jusqu’à organiser un rassemblement des ex-musulmans en Grande-Bretagne. Je l’explique par une dynamique de revendication des libertés que connaît ce XXIe siècle.
Le 22 août a été fixé par cette association comme le jour international de l’apostasie. La date correspond à une vague de condamnations à mort d’apostats en Iran en 1988. Mais également à la journée internationale de l’ONU de commémoration des victimes de violences en raison de leur religion ou conviction.
MEE : Vous pensez le cheminement des ex-musulmans dans une approche très rationnelle, en coûts et avantages. Pourquoi cette approche pour des questions de transcendance ?
HB : Je pense que ce qui est rationnel pour l’un est irrationnel pour l’autre. Et inversement. Nous avons à faire à une multitude de rationalités subjectives.
Je postule l’existence d’une économie religieuse, avec des fournisseurs de sens concurrents qui agissent sur un même terrain.
Un individu en quête de sens va choisir une offre en fonction d’un calcul rationnel évalué en coûts-bénéfices. L’individu est dans une offre qui ne le satisfait plus. Il découvre une autre offre qui le satisfait davantage. Il va faire un calcul rationnel pour déterminer quels sont les avantages et inconvénients.
MEE : Vous n’utilisez jamais le mot d’intégration pour expliquer le changement de religion…
HB : Je n’utilise effectivement pas ce mot. Pour rester fidèle à mon observation de terrain, j’exprime l’essentiel de ce débat en abordant longuement la question de la culture ou, plus précisément, de la double culture en France. Les musulmans interrogés sont pour la plupart français. Ils se considèrent eux-mêmes comme pleinement français. La culture française, pour eux, fait partie de leur patrimoine culturel tout comme leur culture d’origine.
En revanche, la question de l’intégration reste importante dans l’analyse, mais elle ne ressort que dans les trajectoires de sortie de l’islam des sujets appartenant au deuxième groupe : à savoir ceux qui ont quitté l’islam pour des raisons qui s’attachent à leur environnement social.
Ici, je pense en effet que la volonté de mieux s’intégrer dans la société française (c’est-à-dire, de pencher vers une appartenance culturelle au détriment de l’autre) entraîne certains à faire le choix de « l’humanisme séculier » et par conséquent celui du rejet du dogme religieux.
MEE : Existe-t-il un contexte particulier à la France qui pèse dans la trajectoire de ces ex-musulmans ?
HB : Oui, l’environnement social influence l’expérience et la trajectoire religieuse. Le premier élément est celui de l’Histoire. J’observe les contacts et frictions entre la France et l’islam. Une représentation de l’islam et des musulmans (le Sarrasin) émerge très tôt, représentation qui n’est pas forcément très positive.
Un autre élément joue, la montée de la question de l’islam politique, particulièrement à partir de 1979 et la révolution iranienne. En 1989, l’affaire Rushdie et celle du foulard vont également peser dans la construction d’un imaginaire de l’islam en France.
Ces éléments créent un imaginaire collectif qui pèse sur toute la société. Mais sur le terrain, la réalité n’est pas forcément fidèle à cette idée d’islamisation de la société française ou de radicalisation des musulmans en France. Sur le terrain, la tendance est même inverse.
MEE : Vous allez en effet à contre-sens de l’affirmation selon laquelle il y a aurait une « radicalisation » des musulmans de France ?
HB : Je m’en tiens à ce que j’ai observé et à des études quantitatives. Un rapport de 2016 de l’Institut Montaigne avance le chiffre de 15 % de Français issus de familles musulmanes qui se positionnent en dehors de l’islam. Ce chiffre est deux fois plus important que la part des conversions à l’islam, lequel est de 7 %.
Mais ce chiffre de 15 % est sans doute sous-évalué. Les ex-musulmans ne sont pas tous militants, et ne sont pas tous à l’aise avec l’idée de parler de leur expérience d’abandon.
Il s’agit encore d’un tabou même dans la société française, ce qui nous indique en effet que les chiffres dont nous disposons pourraient même masquer un phénomène plus important qu’on ne le croit.
MEE : Vous évoquez un marché religieux qui va forcément évoluer en France. Dans quel sens ?
HB : Je conclus ma thèse en estimant que de plus en plus de musulmans pourraient quitter l’islam en raison de l’inadéquation entre l’offre religieuse et l’aspiration des demandeurs de sens.
Toute offre s’adapte à la demande. Cette dernière est différente désormais. Elle rejette une partie de l’offre initiale qui date du VIIe siècle.
Je suis curieux de voir ce que la somme de ces démarches individuelles va donner en tant que possible phénomène collectif. Dès lors, le dogme serait face à deux choix : soit suivre la demande, soit mettre la clé sous la porte (c’est-à-dire disparaître).
MEE : En termes politiques, aboutira-t-on à un islam de France ou un islam « sui generis » ?
HB : Je pense intimement que la distance vis-à-vis du dogme est le monde de demain. Plusieurs indicateurs convergent en ce sens. L’islam peine encore mais cela va arriver au regard des démarches individuelles qui s’agglomèrent et sont en train de créer une convergence collective.
Ce corps religieux en agitation, et dont les symptômes peuvent paraître parfois sévères –radicalisation violente, repli identitaire, religiosité excessive, etc.– est en train d’annoncer en réalité une naissance d’un nouveau rapport à l’islam : une individualisation du croire chez des musulmans qui placent l’humain et sa liberté absolue au cœur de leur aspiration de sens.
-Houssame Bentabet, Entretien avec Hassina Mechaï, Middle East Eye, 18 septembre 2020: https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/islam-musulmans-abandon-religion-apostasie-france-bentabet