https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Larr%C3%A8re
"Le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort [1974] . Vite oublié en France, le terme resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvements rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires, communautés agricoles de femmes, mobilisations contre la pollution… [Hache, 2016]. Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale."
"Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée, mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. [...]
L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités."
"Née en 1920, ayant manifesté très tôt des talents littéraires, d’Eaubonne s’engage dans les luttes progressistes de l’après-guerre : avec le Parti communiste (de 1946 à 1956), contre les guerres coloniales (elle signe le Manifeste des 121 en 1960), pour le féminisme (elle participe aux manifestations du Mouvement de libération des femmes – MLF – fondé en 1970 et signe le Manifeste des 343 « salopes » en faveur de l’avortement) et la reconnaissance des minorités sexuelles (avec la fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire). Après la publication d’un premier essai féministe, Le Complexe de Diane. Érotisme ou féminisme [d’Eaubonne, 1951], dans le sillage du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir [1949] qu’elle a lu avec enthousiasme, Le Féminisme ou la mort [d’Eaubonne, 1974] scelle sa rencontre avec les questions écologiques, déjà esquissée dans des écrits intermédiaires [Goldblum, 2019].
Depuis les années 1960, notamment avec la publication de Printemps silencieux, où la biologiste Rachel Carson [1962] dénonce les effets dévastateurs des pesticides sur l’environnement et la santé humaine, la crise écologique est devenue un sujet global qui mobilise les scientifiques, les institutions internationales, et attire aussi bien l’attention de responsables politiques et de chefs d’entreprise, notamment européens, que d’associations militantes issues de la société civile. La parution, à l’instigation du Club de Rome, du rapport Meadows [1972], Halte à la croissance ?, introduit l’idée qu’il ne peut pas y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Le rapport rend compte des résultats d’une simulation par ordinateur d’un modèle établi à partir de cinq variables : population, production alimentaire, industrialisation, pollution, utilisation des ressources naturelles non renouvelables. Il montre que, si on laisse ces variables augmenter indéfiniment, on s’expose à un effondrement. Anticipant la famine provoquée par une démographie galopante, René Dumont (qui sera, en 1974, le premier candidat écologique à une élection présidentielle) publie L’Utopie ou la mort [1973]. Le titre du livre de d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, fait écho à celui de Dumont, comme aux appréhensions catastrophistes qui accompagnent la globalisation du souci écologique : l’horizon, annonce-t-elle, est « la condamnation à mort ou le salut de l’humanité tout entière », et l’objectif, c’est l’« éco-féminisme » [d’Eaubonne, 1974, rééd. 2020, p. 282]. [...]
L’appel à la rencontre entre féminisme et écologie qu’elle avait lancé semble ne pas avoir été entendu en France de son vivant."
"Il en est ainsi avec ceux que l’on qualifie de précurseurs : c’est une fois que l’on sait où il faut arriver que l’on peut les découvrir."
"Ce serait la théologienne féministe Mary Daly qui l’aurait introduit dans son livre Gyn/ecology [1978]. Mais Ynestra King, écrivaine, enseignante, activiste états-unienne vivant à New York, qui participa à la conférence d’Amherst et fut l’une des organisatrices de la marche sur le Pentagone, aurait déjà développé le concept en 1976 à l’Institut d’écologie sociale du Vermont [Merchant, 1996, p. 5]. [...]
L’adoption du terme témoigne d’une rencontre entre féminisme et écologie, que présente, en 1981, un numéro spécial de la revue féministe Heresies. Dans un article intitulé « Feminism and the revolt of nature », King déclare d’emblée que « l’écologie est une cause féministe » [1981, p. 12]. [...] Le numéro d’Heresies contient un hommage à Rachel Carson, cette femme qui a eu le courage de dénoncer les attaques portées contre le vivant et qui fut la cible des industries chimiques. Le livre de l’essayiste et poétesse Susan Griffin, La Femme et la nature [1978], est un long poème en prose qui pousse à s’interroger sur la façon dont femmes et nature sont liées. En 1975, la théologienne féministe Rosemary Radford Ruether, dans New Woman/New Earth, formule la nécessité de l’union entre les deux mouvements : « Les femmes doivent comprendre qu’il ne peut pas y avoir de libération pour elles ni de solution à la crise écologique à l’intérieur d’une société fondée sur la domination. Elles doivent unir les revendications du mouvement des femmes avec celles du mouvement écologique pour envisager une transformation radicale de la base économique des rapports sociaux comme des valeurs de cette société industrielle » [Radford Ruether, 1975, p. 24]. [...]
La Women’s Pentagon Action réunit à Washington, en novembre 1980, deux mille femmes en une manifestation colorée et ludique, joignant l’affirmation politique à la performance artistique d’une façon qui montre les capacités d’invention créatrice de ce mouvement [King, 1989b]. Une nouvelle marche a lieu, toujours à Washington, l’année suivante, ainsi que dans d’autres villes américaines, parmi lesquelles New York et San Francisco [King, 1989a]. Ces manifestations sont pluralistes : s’y retrouvent des militantes du mouvement pour la paix, du mouvement Wicca, du mouvement écologiste, du mouvement de libération des femmes… Tous ces mouvements convergent dans leur opposition au nucléaire, cible principale des années 1980."
"La présence, lors de la marche du Pentagone, de la Wicca, mouvement religieux qui s’inspire d’une réflexion sur les pratiques sorcières en Europe, témoigne de l’importance qu’a la spiritualité dans les pratiques écoféministes. Gaïa, cette déesse grecque d’avant l’implantation du panthéon patriarcal centré sur Zeus, a été redécouverte par Charlene Spretnak [1978] lors d’un séminaire académique d’été. Cet intérêt pour une déesse femme fait partie d’un effort plus général, chez les féministes des années 1970, pour créer une nouvelle forme de spiritualité fondée sur la Terre et enracinée dans des traditions qui révéraient aussi bien la terre que les divinités féminines. Il s’agit d’en retrouver l’esprit à travers des cérémonies, des rituels, de la poésie, un nouveau langage et de nouveaux symboles, et d’établir un autre rapport à la nature que celui qu’impose la société industrielle."
"D’autres groupes de femmes ont tenté des expériences de vie en harmonie avec la nature. Les plus connues de ces « terres de femmes » sont les communautés séparatistes lesbiennes installées dans l’Oregon, entre 1974 et les années 1980 [Flamant, 2016]. Ce faisant, ces femmes continuent une tradition américaine de vie dans la nature, que les écologistes font volontiers remonter à Henry David Thoreau et Walden [1854]."
"Dans les années 1970, un courant académique d’éthique environnementale, qui s’interrogeait sur la dimension morale des rapports entre l’homme et la nature, s’est développé dans les pays de langue anglaise (États-Unis, Canada, Australie, Grande-Bretagne) avec ses différentes tendances, ses revues scientifiques à comité de lecture (Environmental Ethics, notamment), ses associations et ses congrès. L’éthique qui s’élabore ainsi, inscrite dans la tradition, principalement américaine, de protection d’une nature sauvage (wilderness) tenue à l’écart des interventions humaines, est une éthique de la valeur intrinsèque et du respect de la nature [Larrère, 1997 ; Afeissa, 2007]. C’est aux auteurs – masculins pour la plupart – de ce courant éthique que des femmes, philosophes comme l’Américaine Karen Warren ou l’Australienne Val Plumwood, vont poser la question écoféministe : vous voulez reconstruire les rapports entre l’homme et la nature, mais quand vous parlez de l’homme, de qui s’agit-il, exactement ? Elles signifient ainsi que, sans réexamen du rapport entre les hommes et les femmes, la question du rapport à la nature ne sera pas réglée. Dans « The power and the promise of ecological feminism », Warren [1990] dit le besoin réciproque que le féminisme a de l’écologie et l’écologie du féminisme : on ne libérera pas les femmes sans libérer la nature de l’exploitation qu’elle subit, pas plus qu’on ne libérera la nature sans libérer les femmes."
"Ariel Salleh [1984], également australienne, mène dans la revue Environmental Ethics, en parallèle de Jim Cheney [1987], une critique à la fois féministe et sociale, dont elle poursuit la radicalité hors du champ académique."
"Dans les années 1980, un mouvement dit de « justice environnementale » a réuni nombre de ces cas (pollutions et effets sanitaires), principalement dans le sud des États-Unis. Là aussi, il s’agit de mobilisations locales (grassroots movements) composées dans leur énorme majorité de femmes. La mobilisation qui marqua le début de ce mouvement fut celle de la population d’Afton (en Caroline du Sud) contre l’implantation d’un dépôt de déchets toxiques, pour laquelle elle n’avait été en aucune façon consultée. Cette population était à 84 % afro-américaine et le comté de Warren, où se trouvait Afton, était particulièrement frappé par la pauvreté et le chômage [Figueroa et Mills, 2005, p. 429]. D’autres cas semblables ont fait apparaître à quel point les populations défavorisées, surtout les minorités ethniques, étaient exposées à des risques toxiques qui échappaient à leur contrôle. Des enquêtes ont confirmé la réalité de ces discriminations sociales et ethniques, constitutives d’inégalités environnementales. À leur sujet, on a parlé de « racisme environnemental » [Bullard, 1990] et on considère souvent ces mouvements de justice environnementale, auxquels les Églises noires protestantes ont apporté leur soutien, comme une émanation du mouvement pour les droits civiques. Mais ce sont aussi des mobilisations de femmes originaires de la classe ouvrière, noires, latino-américaines ou natives, sur des questions écologiques, si bien qu’à la domination de sexe s’ajoutent celles de classe et de race."
"Dans les pays du Sud, qui souffrent de l’héritage d’une domination coloniale qui a atteint leurs potentialités économiques et souvent profondément dégradé leur environnement, la mondialisation et le développement qui l’accompagne aggravent la situation environnementale, tout en touchant lourdement les femmes : souvent exclues de la révolution verte (censée augmenter la productivité avec des variétés adaptées, mais socialement et écologiquement destructrice), elles voient leurs activités traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau) compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agricole, alors que leur travail est indispensable à la survie de leur famille : les femmes africaines, rapportent Greta Gaard et Lori Gruen [1993, rééd. 2003, p. 280], accomplissent 60 % du travail agricole, et 60 % à 80 % de la production de nourriture. Elles subissent les attaques des entreprises d’extraction minière qui veulent récupérer des terres et cherchent à les intimider. Contraintes à la migration par les conflits militaires ou par la misère économique, elles cherchent à survivre dans les conditions précaires et hostiles de la vie urbaine."
"Le mouvement Chipko (« Enlacer les arbres »), auquel son nom est attaché, a des racines dans les anciennes cultures indiennes, qui vénéraient les arbres, considérés comme sacrés, ainsi que les bosquets et les forêts. Les mouvements les plus anciens, où l’on se rassemblait pour embrasser les arbres, remontent à plus de trois siècles. Ils furent relancés, dans les années 1970, par des villageoises de la région du Garwhal en Inde qui s’opposaient à une exploitation des forêts qui menaçait leurs ressources de combustible et détruisait leur cadre de vie. La mobilisation pour sauver les arbres s’est largement répandue de 1972 à 1978, conduisant parfois à des affrontements directs avec les entrepreneurs forestiers et la police [Mies et Shiva, 1993, trad. 1998, p. 14 et 82-83].
Shiva, dans le prolongement du mouvement Chipko, dénonce un « mal-développement » qui s’attaque aux femmes et à leur autonomie tant productive que reproductive : elles sont la cible d’injonctions autoritaires de contrôle de la démographie, celle-ci étant rendue responsable de la crise écologique. Montrant la collusion de longue date entre certaines agences philanthropiques américaines, les institutions internationales et le monde du développement (à travers les politiques de contrôle de naissance), elle relie, en une ligne de critique centrale, les OGM à l’extractivisme en passant par le corps des femmes et les semences. Elle s’indigne que des transnationales brevettent des semences qui sont, selon elle, la Vie même : le résultat de processus millénaires de sélection attentive dans lesquels les femmes ont toujours joué un rôle important. Shiva dénonce cette piraterie des savoirs et des pratiques des paysans et surtout des paysannes du Sud. Navdanya (« Neuf cultures »), l’organisation non gouvernementale (ONG) qu’elle a fondée en 1987, se donne pour objectif de protéger la nature, de développer l’agriculture biologique et d’aider les paysans à garder le contrôle de leurs semences. Elle a pris peu à peu de l’ampleur, tissant un réseau de paysans à travers une vingtaine d’États en Inde, devenant la vitrine de modes de vie alternatifs dans la lutte menée contre le système agro-industriel, lutte dont Shiva est l’icône altermondialiste."
"Des femmes menant des luttes environnementales, on en trouve aussi bien dans les bidonvilles ou les favelas des mégalopoles, dans les champs de soja transgénique arrosés d’agrotoxiques ou parmi les communautés autochtones dont le territoire est menacé par l’avancée des multinationales [Allard et al., 2017]. D’un pays à l’autre, les conditions politiques varient, mais toute l’Amérique latine est marquée par l’importance des inégalités comme par la violence des conflits et des guerres civiles. Les femmes qui s’engagent dans des luttes écologiques n’y échappent pas : menaces de mort, meurtres, viols… les frappent, les obligeant parfois à s’exiler [Larrère, 2023]. Un mot résume la cible de ces mouvements : l’extractivisme. Commencée lors de la conquête coloniale à l’époque moderne, dont elle fut la motivation (rapporter de l’or – et autres richesses minières – en Europe), l’extraction minière a continué et s’est même renforcée (un quart de la surface de l’Amérique centrale fait actuellement l’objet de concessions minières) [Laugier et al., 2015, p. 9]. Dans leur recherche de nouveaux terrains d’exploitation, les industries extractivistes s’attaquent aux populations autochtones sur le territoire desquelles elles empiètent et dont elles menacent l’existence ou qu’elles contraignent à la migration, tout en s’appropriant, avec les richesses du sous-sol, leur bien commun. Grosse consommatrice d’eau, l’extraction minière est source de sécheresse, justifie des projets de barrages hydroélectriques pour lesquels les populations locales ne sont pas consultées. Cela a conduit dans plusieurs pays à la privatisation de l’eau, autre bien commun et enjeu de luttes. À l’extraction minière, on peut ajouter la déforestation, les plantations arbustives ou agricoles destinées à l’exportation et les pêcheries industrielles pour caractériser l’extractivisme comme un mode d’appropriation capitaliste qui spolie les populations et pille les ressources naturelles sans jamais les renouveler, rendant ces terres inhabitables.
De nombreuses associations de femmes se sont formées, particulièrement dans les communautés indigènes, pour lutter contre l’extractivisme. Ainsi, au Chili, Diva Millapan coordonne un réseau de femmes mapuches qui luttent « pour la reconnaissance, pour l’autonomie, pour leurs droits, contre l’extractivisme et la destruction de leurs territoires, contre le racisme, la discrimination, contre la violence institutionnalisée de l’État chilien, et aussi contre la violence patriarcale qui a imprégné de nombreuses communautés » [Dell’Aquila, 2021]. Les femmes se mobilisent d’autant plus qu’elles sont les premières attaquées : violées, assassinées, déplacées de force pour que soient installés des barrages, des mines à ciel ouvert ou des décharges ; les femmes, explique Lorena Cabnal, une activiste guatémaltèque qui se définit comme « féministe communautaire », « mettent leur corps en jeu et sont en première ligne contre la police, l’armée ou les groupes paramilitaires déployés pour occuper le territoire des futures mines ou barrages » [Cabnal, 2015, p. 82]. D’après l’ONG Global Witness, l’Amérique latine est la région du monde la plus dangereuse pour les militants et militantes écologistes, avec près de 60 % des meurtres ayant lieu dans la région : en témoigne l’assassinat, en 2016, de la militante hondurienne Berta Cáceres. Sa fille Berta Zúñiga Cáceres, qui continue la lutte, voudrait que cet assassinat soit reconnu comme un féminicide politique : ce n’est pas seulement comme militante écologique et membre d’un peuple autochtone que sa mère a été assassinée mais aussi directement comme femme. Pour dire le lien entre les violences faites aux femmes et le saccage de la planète, ces femmes ont inventé l’expression « territoire-corps-terre » et mettent sur le même plan la défense du territoire-corps et du territoire-Terre : nous refusons, déclare Cabnal, que l’on repousse à plus tard la libération des femmes, que « la défense de la Terre invisibilise nos luttes féministes » [p. 80].
Ces luttes exposées à la violence sont des luttes radicales : avec l’extractivisme, c’est le mode d’appropriation – et de destruction – capitaliste qu’elles rejettent. C’est une culture et son matérialisme qui sont mis au ban : « Dans le monde globalisé, on perd le sens du spirituel », affirme Maria Ovidia Palechor, femme leader indigène [Palechor, 2015, p. 95]. Ces mouvements ont ainsi une forte dimension spirituelle, qui passe par la réaffirmation des cosmovisions autochtones. Celles-ci sont parfois résumées dans l’idée du buen vivir (bien vivre), bien que son appropriation par des dirigeants politiques nationaux compromis avec l’extractivisme soulève des réserves [Cabnal, 2015, p. 86]. La spiritualité peut également faire appel à la théologie chrétienne, et certaines écoféministes se sont beaucoup appuyées, dans différents pays d’Amérique latine, sur la théologie de la libération, comme Mary Judith Ress [2006 ; 2010], théologienne écoféministe chilienne."
"Il y a bien, comme l’a montré Joan Martinez-Alier [2014], un écologisme des pauvres et, dans ces luttes de pauvres, les femmes sont en première ligne."
"La Mort de la nature : le livre de Merchant [1980] est considéré comme un des textes fondateurs de l’écoféminisme. Au cœur de son étude, elle place la connexion établie entre les femmes et la nature, dans la façon dont on les voit mais aussi dont on les traite. C’est une métaphore, celle qui associe, dans les mots comme dans les images, femme et nature, qui guide Merchant dans l’étude du changement de visions du monde qui marque, du XVIe au XVIIe siècle, l’émergence de la révolution scientifique et les débuts du capitalisme. Elle peut ainsi trouver le lien entre trois histoires généralement traitées séparément : celle de la révolution scientifique (marquée par le développement d’une physique et d’une mathématique nouvelles), celle du capitalisme (qui transforme les rapports sociaux et les rapports à la nature) et celle des femmes, traditionnellement associées à la Terre. C’est en suivant le lien entre femmes, science et nature et ses transformations que l’on comprend l’importance et la portée du changement culturel qui, avec la modernité, installe la conception mécanique de l’univers à la place de la vision organique du cosmos jusque-là dominante. On peut ainsi mesurer à quel point ce changement atteint les rapports sociaux autant que les rapports à la nature.
En grec (physis), en latin (natura), comme dans les langues européennes qui en dérivent, « nature » est un mot féminin et les allégories les plus fréquentes en sont des femmes. Jeune fille alanguie ou matrone respectable, les représentations sont variées. Elles oscillent autour de deux pôles : celui de la mère nourricière et aimante, celui de la nature rebelle, violente et incontrôlable. Pendant une très longue période, c’est la première image qui a prévalu. De l’Antiquité à la Renaissance, la Terre a été vue comme un grand vivant ou, plus précisément, comme une mère nourricière qui portait la vie en son sein ; même les minéraux étaient considérés comme des produits vivants qui poussaient dans le ventre de la Terre et s’y régénéraient. De fortes contraintes morales étaient associées à cette image positive d’une mère bienveillante : on ne poignarde pas sa mère, on ne lui perce pas les entrailles pour en extraire de l’or, on ne mutile pas son corps [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 40].
Telle est la force normative de l’image : les métaphores ne sont pas seulement descriptives, elles indiquent ce qui peut, ou doit, être fait. Ce sont des programmes d’action. On trouve, dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui est une compilation des savoirs naturalistes de l’Antiquité, des mises en garde contre l’exploitation des profondeurs de la Terre-Mère : elle peut se venger de cette intrusion dans ses entrailles par des tremblements de terre, et c’est à dessein que, offrant généreusement aux humains ce qui pousse à sa surface, elle cache à l’intérieur d’elle-même ce que, dans leur avidité, ils cherchent à lui soustraire. Ces exhortations morales contre l’extraction minière sont reprises, à la Renaissance, par Cornelius Agrippa dans Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences (1530) : il dénonce les mineurs qui creusent les entrailles de la Terre pour en extraire l’or et le fer [p. 78]. C’est que, avec la Renaissance et le développement des activités commerciales, les entreprises minières se multiplient. Autour de l’extraction minière, une querelle se développe. Auteur d’un traité sur l’exploitation minière, De Re Metallica (Traité des métaux, 1556), Georgius Agricola entreprend de retourner les arguments hostiles, en minimisant les méfaits prêtés à l’extraction (les mines sont généralement situées dans des lieux stériles) et en la liant à d’autres valeurs, celles des bienfaits de l’activité minière pour l’humanité [p. 78-80].
Le pas suivant, dans cette tentative pour desserrer les contraintes normatives de la vision organique traditionnelle de la Terre, et réhabiliter les activités humaines violentes à son égard, est accompli par Francis Bacon, l’un des plus célèbres parmi les pères de la modernité, au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Non seulement il justifie directement l’assaut violent contre la nature, mais il en fait le modèle même de la quête de la connaissance. Il compare les scientifiques aux mineurs et aux forgerons : comme eux, ils pénètrent la nature ou la martèlent à l’enclume. Le nouvel homme de science, tel que le prône Bacon, ne doit pas penser que « l’inquisition de la nature est de toute part interdite et défendue » [p. 255]. Bien au contraire : la nature doit être « réduite en servitude » et traitée comme une « esclave », mise « sous contrainte » et « façonnée » par les arts mécaniques [Bacon, 1620, cité in Merchant, 1980, trad. 2021]. Les « chercheurs et espions de la nature » ont pour tâche de découvrir ses complots et ses secrets, affirme-t-il dans le Novum organum [p. 258]. Reprenant l’idée, déjà présente dans l’Antiquité, selon laquelle la procédure judiciaire peut servir de modèle à l’enquête sur les secrets de la nature, Bacon utilise, pour décrire la méthode scientifique d’investigation, le vocabulaire de la violence et même celui de la torture : « Les secrets de la nature se révèlent plutôt sous la contrainte des expériences que lorsqu’ils suivent leur cours naturel » [Bacon, 1620, § 129, cité in Merchant, 1980, trad. 2021 ; Hadot, 2004, p. 107]. À cela s’ajoute, relevée par Merchant, une imagerie sexuelle brutale qui assimile la connaissance de la nature à un viol. Invitant ses contemporains à forcer la nature et à révéler ses secrets, Bacon, le héraut de la science nouvelle, explique, dans De la dignité et de l’accroissement des sciences (1623), que, pour lui arracher la vérité, on peut violer la nature, comme on violente une femme [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 255]. C’est ainsi qu’apparaissent de nouvelles façons de lier femme et nature pour justifier l’utilisation de la violence : la « nature irritée et tourmentée par l’art » est ouverte à la domination humaine, par la maîtrise technique.
À l’ambition dominatrice ainsi formulée par Bacon, la nouvelle science mécanique, qui se développe après lui, va fournir un contenu. C’est qu’une nouvelle métaphore active, celle de la machine, est apparue. Lorsque René Descartes déclare, dans Les Principes de la philosophie, qu’il ne reconnaît « aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose » [Descartes, 1644, rééd. 1996, p. 321], l’identité ainsi posée entre l’artificiel et le naturel peut se lire dans les deux sens, avec un résultat très différent. Quand il affirme, un peu plus loin, que « les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » [p. 321], il énonce une vérité de bon sens : nos artefacts n’échappent pas aux lois physiques de la matière. Mais cela signifie aussi que la nature est agencée comme une machine, ce qui va beaucoup moins de soi. La mécanique n’est plus seulement la science des objets fabriqués par l’homme, comme ce fut le cas dans l’Antiquité et au Moyen Âge, elle est aussi celle des lois des mouvements naturels, et trouve dans les artefacts un modèle heuristique. Alors que se multiplient, depuis la Renaissance, les objets et instruments fabriqués par les humains – moulins à vent et à eau, instruments de levage ou de traction, pompes… mais aussi télescopes et microscopes –, la machine devient la référence d’un savoir qui ne se contente plus de la contemplation du monde mais vise la domination de la nature. La machine est bien le modèle d’un savoir qui ne vaut que par le pouvoir qu’il autorise. Avec le déclin de la vision organique, ce ne sont plus seulement les contraintes restrictives qu’elle imposait qui sont levées, c’est une nouvelle éthique de la domination qui se met en place. Le mécanisme réordonne le monde, naturel autant que social. Ainsi, explique Merchant, « le cadre mécanique et les valeurs de pouvoir et de contrôle qui lui sont associées ont autorisé la gestion de la nature et de la société » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 340].
Les femmes sont prises dans cette mise en ordre. Le lien qui s’établissait, positivement, dans la vision organique, entre les femmes et la Terre-Mère ne disparaît pas avec la mise en question de l’organicisme. Il se maintient et se retourne en piège pour les femmes, comme pour la nature, quand des images de torture sont empruntées aux procès des sorcières pour être appliquées à la nature. Au croisement de l’interrogatoire judiciaire et de la domination sexuelle, il y a la cruelle répression des sorcières, soumises à l’inquisition et à la pratique de la torture pour les obliger à livrer leurs secrets. Bacon, à qui ces pratiques servirent de modèle pour la recherche des vérités naturelles, était très au fait de la chasse aux sorcières qui se livrait en Europe et, avec le roi Jacques Ier, qui fit de lui son chancelier, il fut l’un des artisans du durcissement, sur le modèle continental, de la politique pénale vis-à-vis des sorcières en Angleterre.
Pour que le mécanisme succède à l’organicisme, il a fallu purger le monde de son animisme, et le purger violemment. Les procès qui, dans l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle, se sont abattus sur les sorcières, accusées de jeter des sorts et de s’allier avec le diable, marquent la criminalisation du mode d’action propre à une vision organique du cosmos : la magie. Les sorcières ne sont pas ces pauvres femmes réduites à utiliser les seuls moyens dont elles disposent pour se maintenir en vie, ce sont des êtres à détruire. Aux sorcières sont associées toutes les antivaleurs : puissance maléfique, laideur, stérilité et lubricité (elles n’avaient pas d’enfants mais forniquaient avec le diable)… sans parler de leurs compagnons de prédilection, les chats noirs, que, dans le Paris du XVIIIe siècle, l’on continua à brûler ou à massacrer bien longtemps après qu’elles eurent elles-mêmes disparu dans les bûchers [Darnton, 1986] : avec elles, c’est bien le monde ancien de la magie, de l’âme immanente à une nature de part en part vivante, qui fut mis à mort. Les sorcières étaient accusées de croire, ou de représenter la croyance en un monde dont on ne voulait plus. Si la « mort de la nature » peut être jugée métaphorique, celle des femmes condamnées comme sorcières fut bien réelle.
Sur les bûchers des débuts de l’époque moderne, ce n’est pas seulement l’animisme que l’on brûle, ce sont tous les côtés sombres d’une nature violente et incontrôlée à laquelle sont associées les sorcières que l’on cherche à maîtriser. La sexualité débridée dont les sorcières sont accusées et que l’on redoute comme une menace pour l’ordre social est au centre d’une bataille pour le contrôle de la production et de la reproduction, où se redéfinissent les rapports à la nature comme les rapports sociaux, notamment entre les genres. Cela passe par une réorganisation des savoirs et des pouvoirs, dont les sages-femmes ont, comme les sorcières, mais moins violemment, fait les frais. La promotion d’une nouvelle rationalité passe par une dévalorisation des savoirs traditionnels, dont ceux dont les femmes, du fait de leur place et de leur rôle dans la société, disposent et qu’elles mettent en œuvre : connaissance des simples, savoirs des corps et des pratiques liées à la reproduction (accouchement, soins et éducation des enfants). Particulièrement représentative de cette exclusion de la tradition au nom de la nouvelle rationalité et de la nouvelle répartition des rôles qui s’ensuit est la bataille qui se fit, entre sages-femmes et chirurgiens, autour des forceps, instruments inventés par des hommes et dont l’adoption conduisit à l’exclusion des sages-femmes dans les accouchements au profit des chirurgiens. William Harvey, découvreur de la circulation sanguine (1628, une des rares applications réussies du mécanisme cartésien à la physiologie), prit le parti des chirurgiens et, commente Merchant, « malgré ses évidentes lacunes en matière de savoir obstétrical », ses écrits furent abondamment loués par les historiens de la médecine comme ceux d’un génie capable d’enseigner en même temps « aux plus profonds des médecins et aux plus ignorantes des sages-femmes » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 233]. Les forceps sont restés le symbole d’une intervention violente et mutilante : manifestation de force, bien plus que promesse de vie.
La biologie de la reproduction féminine fut ainsi utilisée pour justifier la dépendance des femmes dans la modernité. La figure légendaire de Bacon perd largement de son éclat. L’aura de l’inventeur de la méthode inductive, champion des sciences, pionnier d’une approche empirique, dont d’Alembert fait, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, le héros des Lumières, diminue fortement quand on en découvre le revers, du côté des femmes comme du côté de la nature. Et, avec la critique de Bacon, comme le note Merchant dans sa préface de 2021, « la déconstruction postmoderne de l’optimisme et du progrès des Lumières » est engagée [p. 21]. En proclamant dans le Novum organum, avec quelque emphase, que « l’ambition d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses […] est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres », Bacon promettait que le genre humain tout entier profiterait des connaissances et du pouvoir que donnerait la domination de la nature fondée « sur les arts et les sciences ». En fait, les bénéficiaires furent réduits à ceux qu’un historien a nommés, en toute ingénuité, les « bourgeois conquérants » [Morazé, 1957]. Conquérants des marchés, c’est-à-dire aussi bien de la nature que des hommes et des femmes soumis par ces conquérants : « La nature, les femmes, les personnes de couleur, et les travailleurs salariés » partagent le même statut de « ressources naturelles et humaines offertes au système mondial moderne » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 417-419]."
"La chasse aux sorcières [...] « ne fut pas le dernier feu d’un monde féodal mourant » [Federici, 2004, trad. 2014, p. 261]. Il n’y eut pas de procès collectifs pour sorcellerie pendant le Moyen Âge et c’est bien un phénomène moderne inséparable de la montée du capitalisme, lié, tout particulièrement en Angleterre, aux enclosures, cette privatisation au profit de quelques-uns des terres utilisées en commun par les collectivités villageoises. Il en a résulté la dissolution de ces communautés et la marginalisation des plus pauvres. Parmi ceux-ci figuraient les femmes âgées, veuves, vivant seules et dépendant de la collectivité pour vivre : voilà des sorcières typiques, représentatives de ces couches paupérisées et réduites au vagabondage, dont on craignait la révolte. En transformant ces pauvres femmes en victimes, leurs persécuteurs révélaient la crainte qu’elles leur inspiraient, car ils y voyaient un danger pour l’ordre social. Ne les entendait-on pas grommeler et proférer des menaces ?
La peur inspirée par la persécution des sorcières devait servir d’exemple pour des persécutions ultérieures. « La chasse aux sorcières a institué un régime de terreur pour toutes les femmes, dont a émergé le nouveau modèle de féminité auquel elles devaient se conformer pour être acceptées socialement dans la société capitaliste en développement : asexuées, obéissantes, dociles, résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère d’activité qui se trouvait totalement dévaluée sous le capitalisme » [Federici, 2021, p. 55].
Avec les bûchers de sorcières, tout un monde de rapports sociaux qui avait été la base du pouvoir social des femmes a été détruit. Non que le Moyen Âge ait ignoré la domination masculine, mais, dans les campagnes comme à la ville, les femmes du peuple étaient plus mélangées aux hommes avec qui elles travaillaient, et avaient des liens d’échange et de solidarité avec d’autres femmes. Ce sont ces liens que le développement du capitalisme a détruits, dévalorisant les solidarités féminines : Federici raconte comment, en anglais, le terme gossip, par lequel, jusqu’au début de l’époque moderne, les femmes désignaient leurs compagnes, particulièrement en lien à la maternité, a été, à l’époque moderne, dévalorisé pour désigner des ragots vains et médisants (comme « commère » et « commérage » en français) [Federici, 2021, p. 59-71]. Les femmes (surtout celles du peuple, mais pas seulement) ont été de plus en plus enfermées dans leur rôle de reproductrices d’une force de travail au service du capital, cantonnées dans les tâches domestiques, et quand elles continuaient à travailler avec leur mari, c’était lui, et seulement lui, qui recevait le salaire. Les femmes se sont retrouvées, par rapport aux hommes, dans la double dépendance, financière et sexuelle, qui caractérise leur situation dans la société capitaliste : filles ou femmes (l’appellation dit le statut conjugal), elles dépendent d’une autorité masculine.
Le capitalisme n’a certes pas inventé le patriarcat, il a hérité de formes antérieures, mais il les a profondément transformées et « les chasses aux sorcières ont construit un ordre patriarcal spécifiquement capitaliste qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, même s’il n’a cessé d’être ajusté en fonction de la résistance des femmes et des besoins du marché du travail » [p. 78]. Les chasses aux sorcières, dans l’Europe moderne, se sont développées dans des conditions déterminées, cependant il ne s’agit pas seulement d’un moment particulier, ni d’un hasard de l’histoire. Leur étude révèle une intrication des rapports de genre et du mode économique, que l’on peut retrouver là où s’impose le capitalisme, et tout particulièrement dans les pays colonisés. Des persécutions de sorcières ont accompagné la progression des Espagnols dans leurs colonies américaines, et elles présentent des traits communs avec les persécutions européennes : une façon d’imposer par la terreur, cette fois sous le contrôle des colonisateurs, une réorganisation des rapports sociaux et une exploitation du sol qui pèsent lourdement sur les femmes [Federici, 2004, trad. 2014, p. 335-370]. Tout en reconnaissant que la situation des esclaves, particulièrement des femmes, importés d’Afrique était pire que celle des sorcières ou des paysans dépossédés, Federici les rapproche cependant : « Si ma lecture de la chasse aux sorcières est juste, une autre analyse historique devient possible, par laquelle les esclaves africain·e·s, les paysan·ne·s exproprié·e·s d’Afrique et d’Amérique latine et la population autochtone massacrée d’Amérique du Nord deviennent toutes et tous des parent·e·s des sorcières européennes des XVIe et XVIIe siècles, qui, comme elles et eux, se sont vu retirer leurs terres communales, ont connu la faim provoquée par le passage à la culture commerciale, et ont été persécuté·e·s pour leur résistance considérée comme le signe d’un pacte diabolique » [Federici, 2021, p. 25].
« Pourquoi parler – encore – de chasses aux sorcières ? » demande Federici [p. 23]. Parce qu’il en existe toujours. Elle montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un environnement propice aux accusations de sorcellerie : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules, sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps. Ces persécutions ne sont pas la manifestation d’une « vision du monde africaine » – il n’y avait pas auparavant de chasses aux sorcières et c’est la christianisation, pas les religions locales, qui alimente les accusations de pacte avec le diable. C’est un produit de la mondialisation, et Federici indique que la résistance des femmes africaines est plus efficace pour y mettre fin que le recours à la loi ou aux organisations internationales qui sont principalement le vecteur d’une libéralisation des rapports économiques [p. 97-137]. En effet, en Afrique, mais aussi en Amérique latine ou en Asie, là où le capitalisme pousse à l’extractivisme, faisant intrusion sur les terres des communautés autochtones, les femmes, qui jouent un rôle important dans l’agriculture de subsistance dont dépendent les communautés, sont prises pour cible. Contre ces violences qui visent leur corps, des femmes s’engagent politiquement dans des luttes à la fois féministes et écologiques [...] L’écoféminisme surgit bien là où la domination sur la nature et la domination sur les femmes se renforcent mutuellement."
"Dans les couples d’opposés qui caractérisent la pensée moderne (nature/culture, nature/société, femme/homme, passif/actif, objet/sujet, émotionnel/rationnel, corps/esprit), [Karen Warren] fait voir les étapes d’un traitement conceptuel de la diversité : la formation, à partir d’une simple distinction, d’un couple d’opposés exclusifs (et non complémentaires et inclusifs), leur hiérarchisation, ou valorisation (une partie est réputée inférieure à l’autre), et, enfin, la subordination qui fait intervenir une logique de la domination (la partie inférieure peut être légitimement subordonnée ou exploitée par la partie supérieure)."
"Comme Merchant, elle juge que les dominations « jumelles » sont un résultat historique, propre au contexte occidental dans lequel il s’est formé et dans lequel les deux dominations croisées se sont mutuellement renforcées. L’association des femmes et de la nature n’ayant pour elle véritablement de sens que dans ce cadre historique, faut-il en supposer d’autres formes ? Ces autres formes existent-elles ?"
"Pour montrer ce que le dualisme apporte au-delà des distinctions dont on ne peut se passer, [Val Plumwood] en détaille les étapes :
1) la « mise à l’arrière-plan » d’un des éléments distingués, qui n’est plus que le faire-valoir de l’élément principal : la nature n’est plus qu’un décor, les femmes sont invisibilisées. C’est comme si les interdépendances entre les deux termes n’existaient pas ;
2) cela conduit à leur « hyperséparation ». Des hommes, on ne retient que les traits les plus virilistes (activité, rationalité), et des femmes, les qualités réputées féminines (passivité, émotivité). Entre la nécessité qui enchaîne la nature et la créativité de la liberté humaine, il n’y a pas de moyen terme ;
3) il reste cependant une forme de « définition relationnelle », mais par exclusion : le terme déchu se définit par ce dont il manque et qui caractérise le terme principal. C’est particulièrement net avec la distinction entre humanité et animalité : ce qui fait l’unité de l’animalité, en dépit de la grande diversité des animaux, c’est une commune opposition à l’humanité ;
4) privé de toute existence propre, le terme déchu n’est envisagé que comme objet (non comme sujet) ou comme moyen (non comme fin) : c’est l’« instrumentalisation » ou « objectivation » ;
5) l’« homogénéisation » enfin : tous les Chinois sont jaunes, on ne peut pas les distinguer. Le terme exclu devient un stéréotype, un nom commun, pas un terme singulier [p. 47-55].
On retrouve donc les « ismes » de la domination qu’énumère Warren, mais il n’est pas nécessaire de faire intervenir une logique de la domination en sus du dualisme. La construction dualiste est une imposition dominatrice : sa logique est celle du maître ou de la maîtrise. C’est le regard du maître qui subordonne les termes en les renvoyant à l’arrière-plan, en niant qu’il en dépende ou qu’il partage avec eux des caractéristiques communes, en les homogénéisant, en les instrumentalisant : je vous appellerai « Marie », dit la patronne à sa domestique, nouvelle arrivée, comme elle le fait pour toutes les domestiques successives, parce que, quelle que soit leur singularité propre, elle en exige les mêmes services, elle ne va pas se fatiguer inutilement à les distinguer."
"[Pour Julia Cook ou Elizabeth Carlassare] En évacuant les courants essentialistes, on prive l’écoféminisme de ce qui fait sa force et sa vitalité. On trouve des positions essentialistes et souvent spiritualistes aussi bien chez celles qui ont introduit les questions écoféministes, comme Daly [1978] ou Griffin [1978], que chez des porte-parole de l’écoféminisme, comme Starhawk ou Shiva."
-Catherine Larrère, L'écoféminisme, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2023.
"Le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort [1974] . Vite oublié en France, le terme resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvements rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires, communautés agricoles de femmes, mobilisations contre la pollution… [Hache, 2016]. Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale."
"Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée, mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. [...]
L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités."
"Née en 1920, ayant manifesté très tôt des talents littéraires, d’Eaubonne s’engage dans les luttes progressistes de l’après-guerre : avec le Parti communiste (de 1946 à 1956), contre les guerres coloniales (elle signe le Manifeste des 121 en 1960), pour le féminisme (elle participe aux manifestations du Mouvement de libération des femmes – MLF – fondé en 1970 et signe le Manifeste des 343 « salopes » en faveur de l’avortement) et la reconnaissance des minorités sexuelles (avec la fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire). Après la publication d’un premier essai féministe, Le Complexe de Diane. Érotisme ou féminisme [d’Eaubonne, 1951], dans le sillage du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir [1949] qu’elle a lu avec enthousiasme, Le Féminisme ou la mort [d’Eaubonne, 1974] scelle sa rencontre avec les questions écologiques, déjà esquissée dans des écrits intermédiaires [Goldblum, 2019].
Depuis les années 1960, notamment avec la publication de Printemps silencieux, où la biologiste Rachel Carson [1962] dénonce les effets dévastateurs des pesticides sur l’environnement et la santé humaine, la crise écologique est devenue un sujet global qui mobilise les scientifiques, les institutions internationales, et attire aussi bien l’attention de responsables politiques et de chefs d’entreprise, notamment européens, que d’associations militantes issues de la société civile. La parution, à l’instigation du Club de Rome, du rapport Meadows [1972], Halte à la croissance ?, introduit l’idée qu’il ne peut pas y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Le rapport rend compte des résultats d’une simulation par ordinateur d’un modèle établi à partir de cinq variables : population, production alimentaire, industrialisation, pollution, utilisation des ressources naturelles non renouvelables. Il montre que, si on laisse ces variables augmenter indéfiniment, on s’expose à un effondrement. Anticipant la famine provoquée par une démographie galopante, René Dumont (qui sera, en 1974, le premier candidat écologique à une élection présidentielle) publie L’Utopie ou la mort [1973]. Le titre du livre de d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, fait écho à celui de Dumont, comme aux appréhensions catastrophistes qui accompagnent la globalisation du souci écologique : l’horizon, annonce-t-elle, est « la condamnation à mort ou le salut de l’humanité tout entière », et l’objectif, c’est l’« éco-féminisme » [d’Eaubonne, 1974, rééd. 2020, p. 282]. [...]
L’appel à la rencontre entre féminisme et écologie qu’elle avait lancé semble ne pas avoir été entendu en France de son vivant."
"Il en est ainsi avec ceux que l’on qualifie de précurseurs : c’est une fois que l’on sait où il faut arriver que l’on peut les découvrir."
"Ce serait la théologienne féministe Mary Daly qui l’aurait introduit dans son livre Gyn/ecology [1978]. Mais Ynestra King, écrivaine, enseignante, activiste états-unienne vivant à New York, qui participa à la conférence d’Amherst et fut l’une des organisatrices de la marche sur le Pentagone, aurait déjà développé le concept en 1976 à l’Institut d’écologie sociale du Vermont [Merchant, 1996, p. 5]. [...]
L’adoption du terme témoigne d’une rencontre entre féminisme et écologie, que présente, en 1981, un numéro spécial de la revue féministe Heresies. Dans un article intitulé « Feminism and the revolt of nature », King déclare d’emblée que « l’écologie est une cause féministe » [1981, p. 12]. [...] Le numéro d’Heresies contient un hommage à Rachel Carson, cette femme qui a eu le courage de dénoncer les attaques portées contre le vivant et qui fut la cible des industries chimiques. Le livre de l’essayiste et poétesse Susan Griffin, La Femme et la nature [1978], est un long poème en prose qui pousse à s’interroger sur la façon dont femmes et nature sont liées. En 1975, la théologienne féministe Rosemary Radford Ruether, dans New Woman/New Earth, formule la nécessité de l’union entre les deux mouvements : « Les femmes doivent comprendre qu’il ne peut pas y avoir de libération pour elles ni de solution à la crise écologique à l’intérieur d’une société fondée sur la domination. Elles doivent unir les revendications du mouvement des femmes avec celles du mouvement écologique pour envisager une transformation radicale de la base économique des rapports sociaux comme des valeurs de cette société industrielle » [Radford Ruether, 1975, p. 24]. [...]
La Women’s Pentagon Action réunit à Washington, en novembre 1980, deux mille femmes en une manifestation colorée et ludique, joignant l’affirmation politique à la performance artistique d’une façon qui montre les capacités d’invention créatrice de ce mouvement [King, 1989b]. Une nouvelle marche a lieu, toujours à Washington, l’année suivante, ainsi que dans d’autres villes américaines, parmi lesquelles New York et San Francisco [King, 1989a]. Ces manifestations sont pluralistes : s’y retrouvent des militantes du mouvement pour la paix, du mouvement Wicca, du mouvement écologiste, du mouvement de libération des femmes… Tous ces mouvements convergent dans leur opposition au nucléaire, cible principale des années 1980."
"La présence, lors de la marche du Pentagone, de la Wicca, mouvement religieux qui s’inspire d’une réflexion sur les pratiques sorcières en Europe, témoigne de l’importance qu’a la spiritualité dans les pratiques écoféministes. Gaïa, cette déesse grecque d’avant l’implantation du panthéon patriarcal centré sur Zeus, a été redécouverte par Charlene Spretnak [1978] lors d’un séminaire académique d’été. Cet intérêt pour une déesse femme fait partie d’un effort plus général, chez les féministes des années 1970, pour créer une nouvelle forme de spiritualité fondée sur la Terre et enracinée dans des traditions qui révéraient aussi bien la terre que les divinités féminines. Il s’agit d’en retrouver l’esprit à travers des cérémonies, des rituels, de la poésie, un nouveau langage et de nouveaux symboles, et d’établir un autre rapport à la nature que celui qu’impose la société industrielle."
"D’autres groupes de femmes ont tenté des expériences de vie en harmonie avec la nature. Les plus connues de ces « terres de femmes » sont les communautés séparatistes lesbiennes installées dans l’Oregon, entre 1974 et les années 1980 [Flamant, 2016]. Ce faisant, ces femmes continuent une tradition américaine de vie dans la nature, que les écologistes font volontiers remonter à Henry David Thoreau et Walden [1854]."
"Dans les années 1970, un courant académique d’éthique environnementale, qui s’interrogeait sur la dimension morale des rapports entre l’homme et la nature, s’est développé dans les pays de langue anglaise (États-Unis, Canada, Australie, Grande-Bretagne) avec ses différentes tendances, ses revues scientifiques à comité de lecture (Environmental Ethics, notamment), ses associations et ses congrès. L’éthique qui s’élabore ainsi, inscrite dans la tradition, principalement américaine, de protection d’une nature sauvage (wilderness) tenue à l’écart des interventions humaines, est une éthique de la valeur intrinsèque et du respect de la nature [Larrère, 1997 ; Afeissa, 2007]. C’est aux auteurs – masculins pour la plupart – de ce courant éthique que des femmes, philosophes comme l’Américaine Karen Warren ou l’Australienne Val Plumwood, vont poser la question écoféministe : vous voulez reconstruire les rapports entre l’homme et la nature, mais quand vous parlez de l’homme, de qui s’agit-il, exactement ? Elles signifient ainsi que, sans réexamen du rapport entre les hommes et les femmes, la question du rapport à la nature ne sera pas réglée. Dans « The power and the promise of ecological feminism », Warren [1990] dit le besoin réciproque que le féminisme a de l’écologie et l’écologie du féminisme : on ne libérera pas les femmes sans libérer la nature de l’exploitation qu’elle subit, pas plus qu’on ne libérera la nature sans libérer les femmes."
"Ariel Salleh [1984], également australienne, mène dans la revue Environmental Ethics, en parallèle de Jim Cheney [1987], une critique à la fois féministe et sociale, dont elle poursuit la radicalité hors du champ académique."
"Dans les années 1980, un mouvement dit de « justice environnementale » a réuni nombre de ces cas (pollutions et effets sanitaires), principalement dans le sud des États-Unis. Là aussi, il s’agit de mobilisations locales (grassroots movements) composées dans leur énorme majorité de femmes. La mobilisation qui marqua le début de ce mouvement fut celle de la population d’Afton (en Caroline du Sud) contre l’implantation d’un dépôt de déchets toxiques, pour laquelle elle n’avait été en aucune façon consultée. Cette population était à 84 % afro-américaine et le comté de Warren, où se trouvait Afton, était particulièrement frappé par la pauvreté et le chômage [Figueroa et Mills, 2005, p. 429]. D’autres cas semblables ont fait apparaître à quel point les populations défavorisées, surtout les minorités ethniques, étaient exposées à des risques toxiques qui échappaient à leur contrôle. Des enquêtes ont confirmé la réalité de ces discriminations sociales et ethniques, constitutives d’inégalités environnementales. À leur sujet, on a parlé de « racisme environnemental » [Bullard, 1990] et on considère souvent ces mouvements de justice environnementale, auxquels les Églises noires protestantes ont apporté leur soutien, comme une émanation du mouvement pour les droits civiques. Mais ce sont aussi des mobilisations de femmes originaires de la classe ouvrière, noires, latino-américaines ou natives, sur des questions écologiques, si bien qu’à la domination de sexe s’ajoutent celles de classe et de race."
"Dans les pays du Sud, qui souffrent de l’héritage d’une domination coloniale qui a atteint leurs potentialités économiques et souvent profondément dégradé leur environnement, la mondialisation et le développement qui l’accompagne aggravent la situation environnementale, tout en touchant lourdement les femmes : souvent exclues de la révolution verte (censée augmenter la productivité avec des variétés adaptées, mais socialement et écologiquement destructrice), elles voient leurs activités traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau) compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agricole, alors que leur travail est indispensable à la survie de leur famille : les femmes africaines, rapportent Greta Gaard et Lori Gruen [1993, rééd. 2003, p. 280], accomplissent 60 % du travail agricole, et 60 % à 80 % de la production de nourriture. Elles subissent les attaques des entreprises d’extraction minière qui veulent récupérer des terres et cherchent à les intimider. Contraintes à la migration par les conflits militaires ou par la misère économique, elles cherchent à survivre dans les conditions précaires et hostiles de la vie urbaine."
"Le mouvement Chipko (« Enlacer les arbres »), auquel son nom est attaché, a des racines dans les anciennes cultures indiennes, qui vénéraient les arbres, considérés comme sacrés, ainsi que les bosquets et les forêts. Les mouvements les plus anciens, où l’on se rassemblait pour embrasser les arbres, remontent à plus de trois siècles. Ils furent relancés, dans les années 1970, par des villageoises de la région du Garwhal en Inde qui s’opposaient à une exploitation des forêts qui menaçait leurs ressources de combustible et détruisait leur cadre de vie. La mobilisation pour sauver les arbres s’est largement répandue de 1972 à 1978, conduisant parfois à des affrontements directs avec les entrepreneurs forestiers et la police [Mies et Shiva, 1993, trad. 1998, p. 14 et 82-83].
Shiva, dans le prolongement du mouvement Chipko, dénonce un « mal-développement » qui s’attaque aux femmes et à leur autonomie tant productive que reproductive : elles sont la cible d’injonctions autoritaires de contrôle de la démographie, celle-ci étant rendue responsable de la crise écologique. Montrant la collusion de longue date entre certaines agences philanthropiques américaines, les institutions internationales et le monde du développement (à travers les politiques de contrôle de naissance), elle relie, en une ligne de critique centrale, les OGM à l’extractivisme en passant par le corps des femmes et les semences. Elle s’indigne que des transnationales brevettent des semences qui sont, selon elle, la Vie même : le résultat de processus millénaires de sélection attentive dans lesquels les femmes ont toujours joué un rôle important. Shiva dénonce cette piraterie des savoirs et des pratiques des paysans et surtout des paysannes du Sud. Navdanya (« Neuf cultures »), l’organisation non gouvernementale (ONG) qu’elle a fondée en 1987, se donne pour objectif de protéger la nature, de développer l’agriculture biologique et d’aider les paysans à garder le contrôle de leurs semences. Elle a pris peu à peu de l’ampleur, tissant un réseau de paysans à travers une vingtaine d’États en Inde, devenant la vitrine de modes de vie alternatifs dans la lutte menée contre le système agro-industriel, lutte dont Shiva est l’icône altermondialiste."
"Des femmes menant des luttes environnementales, on en trouve aussi bien dans les bidonvilles ou les favelas des mégalopoles, dans les champs de soja transgénique arrosés d’agrotoxiques ou parmi les communautés autochtones dont le territoire est menacé par l’avancée des multinationales [Allard et al., 2017]. D’un pays à l’autre, les conditions politiques varient, mais toute l’Amérique latine est marquée par l’importance des inégalités comme par la violence des conflits et des guerres civiles. Les femmes qui s’engagent dans des luttes écologiques n’y échappent pas : menaces de mort, meurtres, viols… les frappent, les obligeant parfois à s’exiler [Larrère, 2023]. Un mot résume la cible de ces mouvements : l’extractivisme. Commencée lors de la conquête coloniale à l’époque moderne, dont elle fut la motivation (rapporter de l’or – et autres richesses minières – en Europe), l’extraction minière a continué et s’est même renforcée (un quart de la surface de l’Amérique centrale fait actuellement l’objet de concessions minières) [Laugier et al., 2015, p. 9]. Dans leur recherche de nouveaux terrains d’exploitation, les industries extractivistes s’attaquent aux populations autochtones sur le territoire desquelles elles empiètent et dont elles menacent l’existence ou qu’elles contraignent à la migration, tout en s’appropriant, avec les richesses du sous-sol, leur bien commun. Grosse consommatrice d’eau, l’extraction minière est source de sécheresse, justifie des projets de barrages hydroélectriques pour lesquels les populations locales ne sont pas consultées. Cela a conduit dans plusieurs pays à la privatisation de l’eau, autre bien commun et enjeu de luttes. À l’extraction minière, on peut ajouter la déforestation, les plantations arbustives ou agricoles destinées à l’exportation et les pêcheries industrielles pour caractériser l’extractivisme comme un mode d’appropriation capitaliste qui spolie les populations et pille les ressources naturelles sans jamais les renouveler, rendant ces terres inhabitables.
De nombreuses associations de femmes se sont formées, particulièrement dans les communautés indigènes, pour lutter contre l’extractivisme. Ainsi, au Chili, Diva Millapan coordonne un réseau de femmes mapuches qui luttent « pour la reconnaissance, pour l’autonomie, pour leurs droits, contre l’extractivisme et la destruction de leurs territoires, contre le racisme, la discrimination, contre la violence institutionnalisée de l’État chilien, et aussi contre la violence patriarcale qui a imprégné de nombreuses communautés » [Dell’Aquila, 2021]. Les femmes se mobilisent d’autant plus qu’elles sont les premières attaquées : violées, assassinées, déplacées de force pour que soient installés des barrages, des mines à ciel ouvert ou des décharges ; les femmes, explique Lorena Cabnal, une activiste guatémaltèque qui se définit comme « féministe communautaire », « mettent leur corps en jeu et sont en première ligne contre la police, l’armée ou les groupes paramilitaires déployés pour occuper le territoire des futures mines ou barrages » [Cabnal, 2015, p. 82]. D’après l’ONG Global Witness, l’Amérique latine est la région du monde la plus dangereuse pour les militants et militantes écologistes, avec près de 60 % des meurtres ayant lieu dans la région : en témoigne l’assassinat, en 2016, de la militante hondurienne Berta Cáceres. Sa fille Berta Zúñiga Cáceres, qui continue la lutte, voudrait que cet assassinat soit reconnu comme un féminicide politique : ce n’est pas seulement comme militante écologique et membre d’un peuple autochtone que sa mère a été assassinée mais aussi directement comme femme. Pour dire le lien entre les violences faites aux femmes et le saccage de la planète, ces femmes ont inventé l’expression « territoire-corps-terre » et mettent sur le même plan la défense du territoire-corps et du territoire-Terre : nous refusons, déclare Cabnal, que l’on repousse à plus tard la libération des femmes, que « la défense de la Terre invisibilise nos luttes féministes » [p. 80].
Ces luttes exposées à la violence sont des luttes radicales : avec l’extractivisme, c’est le mode d’appropriation – et de destruction – capitaliste qu’elles rejettent. C’est une culture et son matérialisme qui sont mis au ban : « Dans le monde globalisé, on perd le sens du spirituel », affirme Maria Ovidia Palechor, femme leader indigène [Palechor, 2015, p. 95]. Ces mouvements ont ainsi une forte dimension spirituelle, qui passe par la réaffirmation des cosmovisions autochtones. Celles-ci sont parfois résumées dans l’idée du buen vivir (bien vivre), bien que son appropriation par des dirigeants politiques nationaux compromis avec l’extractivisme soulève des réserves [Cabnal, 2015, p. 86]. La spiritualité peut également faire appel à la théologie chrétienne, et certaines écoféministes se sont beaucoup appuyées, dans différents pays d’Amérique latine, sur la théologie de la libération, comme Mary Judith Ress [2006 ; 2010], théologienne écoféministe chilienne."
"Il y a bien, comme l’a montré Joan Martinez-Alier [2014], un écologisme des pauvres et, dans ces luttes de pauvres, les femmes sont en première ligne."
"La Mort de la nature : le livre de Merchant [1980] est considéré comme un des textes fondateurs de l’écoféminisme. Au cœur de son étude, elle place la connexion établie entre les femmes et la nature, dans la façon dont on les voit mais aussi dont on les traite. C’est une métaphore, celle qui associe, dans les mots comme dans les images, femme et nature, qui guide Merchant dans l’étude du changement de visions du monde qui marque, du XVIe au XVIIe siècle, l’émergence de la révolution scientifique et les débuts du capitalisme. Elle peut ainsi trouver le lien entre trois histoires généralement traitées séparément : celle de la révolution scientifique (marquée par le développement d’une physique et d’une mathématique nouvelles), celle du capitalisme (qui transforme les rapports sociaux et les rapports à la nature) et celle des femmes, traditionnellement associées à la Terre. C’est en suivant le lien entre femmes, science et nature et ses transformations que l’on comprend l’importance et la portée du changement culturel qui, avec la modernité, installe la conception mécanique de l’univers à la place de la vision organique du cosmos jusque-là dominante. On peut ainsi mesurer à quel point ce changement atteint les rapports sociaux autant que les rapports à la nature.
En grec (physis), en latin (natura), comme dans les langues européennes qui en dérivent, « nature » est un mot féminin et les allégories les plus fréquentes en sont des femmes. Jeune fille alanguie ou matrone respectable, les représentations sont variées. Elles oscillent autour de deux pôles : celui de la mère nourricière et aimante, celui de la nature rebelle, violente et incontrôlable. Pendant une très longue période, c’est la première image qui a prévalu. De l’Antiquité à la Renaissance, la Terre a été vue comme un grand vivant ou, plus précisément, comme une mère nourricière qui portait la vie en son sein ; même les minéraux étaient considérés comme des produits vivants qui poussaient dans le ventre de la Terre et s’y régénéraient. De fortes contraintes morales étaient associées à cette image positive d’une mère bienveillante : on ne poignarde pas sa mère, on ne lui perce pas les entrailles pour en extraire de l’or, on ne mutile pas son corps [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 40].
Telle est la force normative de l’image : les métaphores ne sont pas seulement descriptives, elles indiquent ce qui peut, ou doit, être fait. Ce sont des programmes d’action. On trouve, dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui est une compilation des savoirs naturalistes de l’Antiquité, des mises en garde contre l’exploitation des profondeurs de la Terre-Mère : elle peut se venger de cette intrusion dans ses entrailles par des tremblements de terre, et c’est à dessein que, offrant généreusement aux humains ce qui pousse à sa surface, elle cache à l’intérieur d’elle-même ce que, dans leur avidité, ils cherchent à lui soustraire. Ces exhortations morales contre l’extraction minière sont reprises, à la Renaissance, par Cornelius Agrippa dans Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences (1530) : il dénonce les mineurs qui creusent les entrailles de la Terre pour en extraire l’or et le fer [p. 78]. C’est que, avec la Renaissance et le développement des activités commerciales, les entreprises minières se multiplient. Autour de l’extraction minière, une querelle se développe. Auteur d’un traité sur l’exploitation minière, De Re Metallica (Traité des métaux, 1556), Georgius Agricola entreprend de retourner les arguments hostiles, en minimisant les méfaits prêtés à l’extraction (les mines sont généralement situées dans des lieux stériles) et en la liant à d’autres valeurs, celles des bienfaits de l’activité minière pour l’humanité [p. 78-80].
Le pas suivant, dans cette tentative pour desserrer les contraintes normatives de la vision organique traditionnelle de la Terre, et réhabiliter les activités humaines violentes à son égard, est accompli par Francis Bacon, l’un des plus célèbres parmi les pères de la modernité, au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Non seulement il justifie directement l’assaut violent contre la nature, mais il en fait le modèle même de la quête de la connaissance. Il compare les scientifiques aux mineurs et aux forgerons : comme eux, ils pénètrent la nature ou la martèlent à l’enclume. Le nouvel homme de science, tel que le prône Bacon, ne doit pas penser que « l’inquisition de la nature est de toute part interdite et défendue » [p. 255]. Bien au contraire : la nature doit être « réduite en servitude » et traitée comme une « esclave », mise « sous contrainte » et « façonnée » par les arts mécaniques [Bacon, 1620, cité in Merchant, 1980, trad. 2021]. Les « chercheurs et espions de la nature » ont pour tâche de découvrir ses complots et ses secrets, affirme-t-il dans le Novum organum [p. 258]. Reprenant l’idée, déjà présente dans l’Antiquité, selon laquelle la procédure judiciaire peut servir de modèle à l’enquête sur les secrets de la nature, Bacon utilise, pour décrire la méthode scientifique d’investigation, le vocabulaire de la violence et même celui de la torture : « Les secrets de la nature se révèlent plutôt sous la contrainte des expériences que lorsqu’ils suivent leur cours naturel » [Bacon, 1620, § 129, cité in Merchant, 1980, trad. 2021 ; Hadot, 2004, p. 107]. À cela s’ajoute, relevée par Merchant, une imagerie sexuelle brutale qui assimile la connaissance de la nature à un viol. Invitant ses contemporains à forcer la nature et à révéler ses secrets, Bacon, le héraut de la science nouvelle, explique, dans De la dignité et de l’accroissement des sciences (1623), que, pour lui arracher la vérité, on peut violer la nature, comme on violente une femme [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 255]. C’est ainsi qu’apparaissent de nouvelles façons de lier femme et nature pour justifier l’utilisation de la violence : la « nature irritée et tourmentée par l’art » est ouverte à la domination humaine, par la maîtrise technique.
À l’ambition dominatrice ainsi formulée par Bacon, la nouvelle science mécanique, qui se développe après lui, va fournir un contenu. C’est qu’une nouvelle métaphore active, celle de la machine, est apparue. Lorsque René Descartes déclare, dans Les Principes de la philosophie, qu’il ne reconnaît « aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose » [Descartes, 1644, rééd. 1996, p. 321], l’identité ainsi posée entre l’artificiel et le naturel peut se lire dans les deux sens, avec un résultat très différent. Quand il affirme, un peu plus loin, que « les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » [p. 321], il énonce une vérité de bon sens : nos artefacts n’échappent pas aux lois physiques de la matière. Mais cela signifie aussi que la nature est agencée comme une machine, ce qui va beaucoup moins de soi. La mécanique n’est plus seulement la science des objets fabriqués par l’homme, comme ce fut le cas dans l’Antiquité et au Moyen Âge, elle est aussi celle des lois des mouvements naturels, et trouve dans les artefacts un modèle heuristique. Alors que se multiplient, depuis la Renaissance, les objets et instruments fabriqués par les humains – moulins à vent et à eau, instruments de levage ou de traction, pompes… mais aussi télescopes et microscopes –, la machine devient la référence d’un savoir qui ne se contente plus de la contemplation du monde mais vise la domination de la nature. La machine est bien le modèle d’un savoir qui ne vaut que par le pouvoir qu’il autorise. Avec le déclin de la vision organique, ce ne sont plus seulement les contraintes restrictives qu’elle imposait qui sont levées, c’est une nouvelle éthique de la domination qui se met en place. Le mécanisme réordonne le monde, naturel autant que social. Ainsi, explique Merchant, « le cadre mécanique et les valeurs de pouvoir et de contrôle qui lui sont associées ont autorisé la gestion de la nature et de la société » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 340].
Les femmes sont prises dans cette mise en ordre. Le lien qui s’établissait, positivement, dans la vision organique, entre les femmes et la Terre-Mère ne disparaît pas avec la mise en question de l’organicisme. Il se maintient et se retourne en piège pour les femmes, comme pour la nature, quand des images de torture sont empruntées aux procès des sorcières pour être appliquées à la nature. Au croisement de l’interrogatoire judiciaire et de la domination sexuelle, il y a la cruelle répression des sorcières, soumises à l’inquisition et à la pratique de la torture pour les obliger à livrer leurs secrets. Bacon, à qui ces pratiques servirent de modèle pour la recherche des vérités naturelles, était très au fait de la chasse aux sorcières qui se livrait en Europe et, avec le roi Jacques Ier, qui fit de lui son chancelier, il fut l’un des artisans du durcissement, sur le modèle continental, de la politique pénale vis-à-vis des sorcières en Angleterre.
Pour que le mécanisme succède à l’organicisme, il a fallu purger le monde de son animisme, et le purger violemment. Les procès qui, dans l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle, se sont abattus sur les sorcières, accusées de jeter des sorts et de s’allier avec le diable, marquent la criminalisation du mode d’action propre à une vision organique du cosmos : la magie. Les sorcières ne sont pas ces pauvres femmes réduites à utiliser les seuls moyens dont elles disposent pour se maintenir en vie, ce sont des êtres à détruire. Aux sorcières sont associées toutes les antivaleurs : puissance maléfique, laideur, stérilité et lubricité (elles n’avaient pas d’enfants mais forniquaient avec le diable)… sans parler de leurs compagnons de prédilection, les chats noirs, que, dans le Paris du XVIIIe siècle, l’on continua à brûler ou à massacrer bien longtemps après qu’elles eurent elles-mêmes disparu dans les bûchers [Darnton, 1986] : avec elles, c’est bien le monde ancien de la magie, de l’âme immanente à une nature de part en part vivante, qui fut mis à mort. Les sorcières étaient accusées de croire, ou de représenter la croyance en un monde dont on ne voulait plus. Si la « mort de la nature » peut être jugée métaphorique, celle des femmes condamnées comme sorcières fut bien réelle.
Sur les bûchers des débuts de l’époque moderne, ce n’est pas seulement l’animisme que l’on brûle, ce sont tous les côtés sombres d’une nature violente et incontrôlée à laquelle sont associées les sorcières que l’on cherche à maîtriser. La sexualité débridée dont les sorcières sont accusées et que l’on redoute comme une menace pour l’ordre social est au centre d’une bataille pour le contrôle de la production et de la reproduction, où se redéfinissent les rapports à la nature comme les rapports sociaux, notamment entre les genres. Cela passe par une réorganisation des savoirs et des pouvoirs, dont les sages-femmes ont, comme les sorcières, mais moins violemment, fait les frais. La promotion d’une nouvelle rationalité passe par une dévalorisation des savoirs traditionnels, dont ceux dont les femmes, du fait de leur place et de leur rôle dans la société, disposent et qu’elles mettent en œuvre : connaissance des simples, savoirs des corps et des pratiques liées à la reproduction (accouchement, soins et éducation des enfants). Particulièrement représentative de cette exclusion de la tradition au nom de la nouvelle rationalité et de la nouvelle répartition des rôles qui s’ensuit est la bataille qui se fit, entre sages-femmes et chirurgiens, autour des forceps, instruments inventés par des hommes et dont l’adoption conduisit à l’exclusion des sages-femmes dans les accouchements au profit des chirurgiens. William Harvey, découvreur de la circulation sanguine (1628, une des rares applications réussies du mécanisme cartésien à la physiologie), prit le parti des chirurgiens et, commente Merchant, « malgré ses évidentes lacunes en matière de savoir obstétrical », ses écrits furent abondamment loués par les historiens de la médecine comme ceux d’un génie capable d’enseigner en même temps « aux plus profonds des médecins et aux plus ignorantes des sages-femmes » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 233]. Les forceps sont restés le symbole d’une intervention violente et mutilante : manifestation de force, bien plus que promesse de vie.
La biologie de la reproduction féminine fut ainsi utilisée pour justifier la dépendance des femmes dans la modernité. La figure légendaire de Bacon perd largement de son éclat. L’aura de l’inventeur de la méthode inductive, champion des sciences, pionnier d’une approche empirique, dont d’Alembert fait, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, le héros des Lumières, diminue fortement quand on en découvre le revers, du côté des femmes comme du côté de la nature. Et, avec la critique de Bacon, comme le note Merchant dans sa préface de 2021, « la déconstruction postmoderne de l’optimisme et du progrès des Lumières » est engagée [p. 21]. En proclamant dans le Novum organum, avec quelque emphase, que « l’ambition d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses […] est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres », Bacon promettait que le genre humain tout entier profiterait des connaissances et du pouvoir que donnerait la domination de la nature fondée « sur les arts et les sciences ». En fait, les bénéficiaires furent réduits à ceux qu’un historien a nommés, en toute ingénuité, les « bourgeois conquérants » [Morazé, 1957]. Conquérants des marchés, c’est-à-dire aussi bien de la nature que des hommes et des femmes soumis par ces conquérants : « La nature, les femmes, les personnes de couleur, et les travailleurs salariés » partagent le même statut de « ressources naturelles et humaines offertes au système mondial moderne » [Merchant, 1980, trad. 2021, p. 417-419]."
"La chasse aux sorcières [...] « ne fut pas le dernier feu d’un monde féodal mourant » [Federici, 2004, trad. 2014, p. 261]. Il n’y eut pas de procès collectifs pour sorcellerie pendant le Moyen Âge et c’est bien un phénomène moderne inséparable de la montée du capitalisme, lié, tout particulièrement en Angleterre, aux enclosures, cette privatisation au profit de quelques-uns des terres utilisées en commun par les collectivités villageoises. Il en a résulté la dissolution de ces communautés et la marginalisation des plus pauvres. Parmi ceux-ci figuraient les femmes âgées, veuves, vivant seules et dépendant de la collectivité pour vivre : voilà des sorcières typiques, représentatives de ces couches paupérisées et réduites au vagabondage, dont on craignait la révolte. En transformant ces pauvres femmes en victimes, leurs persécuteurs révélaient la crainte qu’elles leur inspiraient, car ils y voyaient un danger pour l’ordre social. Ne les entendait-on pas grommeler et proférer des menaces ?
La peur inspirée par la persécution des sorcières devait servir d’exemple pour des persécutions ultérieures. « La chasse aux sorcières a institué un régime de terreur pour toutes les femmes, dont a émergé le nouveau modèle de féminité auquel elles devaient se conformer pour être acceptées socialement dans la société capitaliste en développement : asexuées, obéissantes, dociles, résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère d’activité qui se trouvait totalement dévaluée sous le capitalisme » [Federici, 2021, p. 55].
Avec les bûchers de sorcières, tout un monde de rapports sociaux qui avait été la base du pouvoir social des femmes a été détruit. Non que le Moyen Âge ait ignoré la domination masculine, mais, dans les campagnes comme à la ville, les femmes du peuple étaient plus mélangées aux hommes avec qui elles travaillaient, et avaient des liens d’échange et de solidarité avec d’autres femmes. Ce sont ces liens que le développement du capitalisme a détruits, dévalorisant les solidarités féminines : Federici raconte comment, en anglais, le terme gossip, par lequel, jusqu’au début de l’époque moderne, les femmes désignaient leurs compagnes, particulièrement en lien à la maternité, a été, à l’époque moderne, dévalorisé pour désigner des ragots vains et médisants (comme « commère » et « commérage » en français) [Federici, 2021, p. 59-71]. Les femmes (surtout celles du peuple, mais pas seulement) ont été de plus en plus enfermées dans leur rôle de reproductrices d’une force de travail au service du capital, cantonnées dans les tâches domestiques, et quand elles continuaient à travailler avec leur mari, c’était lui, et seulement lui, qui recevait le salaire. Les femmes se sont retrouvées, par rapport aux hommes, dans la double dépendance, financière et sexuelle, qui caractérise leur situation dans la société capitaliste : filles ou femmes (l’appellation dit le statut conjugal), elles dépendent d’une autorité masculine.
Le capitalisme n’a certes pas inventé le patriarcat, il a hérité de formes antérieures, mais il les a profondément transformées et « les chasses aux sorcières ont construit un ordre patriarcal spécifiquement capitaliste qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, même s’il n’a cessé d’être ajusté en fonction de la résistance des femmes et des besoins du marché du travail » [p. 78]. Les chasses aux sorcières, dans l’Europe moderne, se sont développées dans des conditions déterminées, cependant il ne s’agit pas seulement d’un moment particulier, ni d’un hasard de l’histoire. Leur étude révèle une intrication des rapports de genre et du mode économique, que l’on peut retrouver là où s’impose le capitalisme, et tout particulièrement dans les pays colonisés. Des persécutions de sorcières ont accompagné la progression des Espagnols dans leurs colonies américaines, et elles présentent des traits communs avec les persécutions européennes : une façon d’imposer par la terreur, cette fois sous le contrôle des colonisateurs, une réorganisation des rapports sociaux et une exploitation du sol qui pèsent lourdement sur les femmes [Federici, 2004, trad. 2014, p. 335-370]. Tout en reconnaissant que la situation des esclaves, particulièrement des femmes, importés d’Afrique était pire que celle des sorcières ou des paysans dépossédés, Federici les rapproche cependant : « Si ma lecture de la chasse aux sorcières est juste, une autre analyse historique devient possible, par laquelle les esclaves africain·e·s, les paysan·ne·s exproprié·e·s d’Afrique et d’Amérique latine et la population autochtone massacrée d’Amérique du Nord deviennent toutes et tous des parent·e·s des sorcières européennes des XVIe et XVIIe siècles, qui, comme elles et eux, se sont vu retirer leurs terres communales, ont connu la faim provoquée par le passage à la culture commerciale, et ont été persécuté·e·s pour leur résistance considérée comme le signe d’un pacte diabolique » [Federici, 2021, p. 25].
« Pourquoi parler – encore – de chasses aux sorcières ? » demande Federici [p. 23]. Parce qu’il en existe toujours. Elle montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un environnement propice aux accusations de sorcellerie : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules, sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps. Ces persécutions ne sont pas la manifestation d’une « vision du monde africaine » – il n’y avait pas auparavant de chasses aux sorcières et c’est la christianisation, pas les religions locales, qui alimente les accusations de pacte avec le diable. C’est un produit de la mondialisation, et Federici indique que la résistance des femmes africaines est plus efficace pour y mettre fin que le recours à la loi ou aux organisations internationales qui sont principalement le vecteur d’une libéralisation des rapports économiques [p. 97-137]. En effet, en Afrique, mais aussi en Amérique latine ou en Asie, là où le capitalisme pousse à l’extractivisme, faisant intrusion sur les terres des communautés autochtones, les femmes, qui jouent un rôle important dans l’agriculture de subsistance dont dépendent les communautés, sont prises pour cible. Contre ces violences qui visent leur corps, des femmes s’engagent politiquement dans des luttes à la fois féministes et écologiques [...] L’écoféminisme surgit bien là où la domination sur la nature et la domination sur les femmes se renforcent mutuellement."
"Dans les couples d’opposés qui caractérisent la pensée moderne (nature/culture, nature/société, femme/homme, passif/actif, objet/sujet, émotionnel/rationnel, corps/esprit), [Karen Warren] fait voir les étapes d’un traitement conceptuel de la diversité : la formation, à partir d’une simple distinction, d’un couple d’opposés exclusifs (et non complémentaires et inclusifs), leur hiérarchisation, ou valorisation (une partie est réputée inférieure à l’autre), et, enfin, la subordination qui fait intervenir une logique de la domination (la partie inférieure peut être légitimement subordonnée ou exploitée par la partie supérieure)."
"Comme Merchant, elle juge que les dominations « jumelles » sont un résultat historique, propre au contexte occidental dans lequel il s’est formé et dans lequel les deux dominations croisées se sont mutuellement renforcées. L’association des femmes et de la nature n’ayant pour elle véritablement de sens que dans ce cadre historique, faut-il en supposer d’autres formes ? Ces autres formes existent-elles ?"
"Pour montrer ce que le dualisme apporte au-delà des distinctions dont on ne peut se passer, [Val Plumwood] en détaille les étapes :
1) la « mise à l’arrière-plan » d’un des éléments distingués, qui n’est plus que le faire-valoir de l’élément principal : la nature n’est plus qu’un décor, les femmes sont invisibilisées. C’est comme si les interdépendances entre les deux termes n’existaient pas ;
2) cela conduit à leur « hyperséparation ». Des hommes, on ne retient que les traits les plus virilistes (activité, rationalité), et des femmes, les qualités réputées féminines (passivité, émotivité). Entre la nécessité qui enchaîne la nature et la créativité de la liberté humaine, il n’y a pas de moyen terme ;
3) il reste cependant une forme de « définition relationnelle », mais par exclusion : le terme déchu se définit par ce dont il manque et qui caractérise le terme principal. C’est particulièrement net avec la distinction entre humanité et animalité : ce qui fait l’unité de l’animalité, en dépit de la grande diversité des animaux, c’est une commune opposition à l’humanité ;
4) privé de toute existence propre, le terme déchu n’est envisagé que comme objet (non comme sujet) ou comme moyen (non comme fin) : c’est l’« instrumentalisation » ou « objectivation » ;
5) l’« homogénéisation » enfin : tous les Chinois sont jaunes, on ne peut pas les distinguer. Le terme exclu devient un stéréotype, un nom commun, pas un terme singulier [p. 47-55].
On retrouve donc les « ismes » de la domination qu’énumère Warren, mais il n’est pas nécessaire de faire intervenir une logique de la domination en sus du dualisme. La construction dualiste est une imposition dominatrice : sa logique est celle du maître ou de la maîtrise. C’est le regard du maître qui subordonne les termes en les renvoyant à l’arrière-plan, en niant qu’il en dépende ou qu’il partage avec eux des caractéristiques communes, en les homogénéisant, en les instrumentalisant : je vous appellerai « Marie », dit la patronne à sa domestique, nouvelle arrivée, comme elle le fait pour toutes les domestiques successives, parce que, quelle que soit leur singularité propre, elle en exige les mêmes services, elle ne va pas se fatiguer inutilement à les distinguer."
"[Pour Julia Cook ou Elizabeth Carlassare] En évacuant les courants essentialistes, on prive l’écoféminisme de ce qui fait sa force et sa vitalité. On trouve des positions essentialistes et souvent spiritualistes aussi bien chez celles qui ont introduit les questions écoféministes, comme Daly [1978] ou Griffin [1978], que chez des porte-parole de l’écoféminisme, comme Starhawk ou Shiva."
-Catherine Larrère, L'écoféminisme, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2023.