"La notion de Professional Managerial Class utilisée par Catherine Liu ne correspond pas à une classe sociale présente dans le vocabulaire sociologique français. Ce concept, forgé par John et Barbara Ehrenreich en 1977, désigne une classe supérieure de travailleurs intellectuels salariés et diplômés, mais qui ne possèdent pas les moyens de production. En termes démographiques, cette classe renvoie peu ou prou aux “Cadres et professions intellectuelles supérieures” (CPIS) dans la nomenclature des professions et des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE. [...]
Au sein de la gauche américaine, l’utilisation de l’expression “ PMC ” s’inscrit dans un débat politique entre la tendance socialiste représentée par Bernie Sanders et la tendance centriste représentée par Hillary Clinton et Joe Biden."
-Avant-propos des traducteurs de Catherine Liu, Le monopole de la vertu. Contre la classe managériale, Allia, 2022 (2021 pour la première édition américaine).
"Aussi loin que la plupart d’entre nous s’en souviennent, la classe managériale a toujours mené une lutte des classes, non pas contre les capitalistes et le capitalisme, mais contre les classes populaires. Les membres de cette classe ont certes en mémoire une époque où ils étaient plus progressistes, tout particulièrement pendant la période appelée “ère progressiste”. Il fut un temps où ces personnes soutenaient le militantisme ouvrier et les luttes héroïques des travailleurs face aux grands magnats et aux capitalistes qui les exploitaient : Mrs Leland Stanford Jr, Andrew Carnegie, John D. Rockefeller, ou encore Andrew Mellon… [...]
S’ils sont toujours aussi convaincus d’être les héros de l’histoire et de défendre des victimes innocentes face à leurs persécuteurs malveillants, les classes populaires ne leur paraissent cependant plus dignes d’être sauvées, car elles sont desservies –selon les normes des CPIS– par leur comportement : trop passives politiquement ; ou trop en colère pour rester courtoises."
"Dans leurs goûts personnels, dans leurs préférences culturelles, ils trouvent la justification de leur inébranlable sentiment de supériorité vis-à-vis des simples ouvriers. Si, en matière de politique, ils se contentent essentiellement de pointer du doigt tout écart à la vertu, rien ne leur plaît tant que les situations de panique morale, qui incitent les membres de leur classe à des formes encore plus vaines de pseudo-politique et d’hypervigilance. Vivement décriée, Hillary Clinton disait en toute franchise son mépris des petites gens lorsque, en 2016, elle qualifiait sans détour les électeurs de Trump de “déplorables”. [...] Après avoir réduit les effectifs de cols bleus, les managers cols blancs dénigrent à présent leurs mauvais goûts littéraires, leurs régimes alimentaires malsains, leurs familles instables et leurs pratiques déplorables en matière d’éducation."
"À l’ époque où la classe managériale compatissait à la détresse des masses laborieuses, elle fut également l’instigatrice de normes de recherche établies dans le cadre d’organisations professionnelles telles que l’Association médicale américaine, l’Association des professeurs d’Université et l’ensemble des organisations professionnelles qui aujourd’hui encore dominent le milieu universitaire. En réglementant ainsi la vie professionnelle, les CPIS souhaitaient protéger l’intégrité des spécialistes et des experts face au pouvoir des capitalistes et des marchés. De Jane Addams à John Dewey, les membres de la classe managériale américaine à ses débuts ont institué le principe d’une université indépendante et valorisé le rôle de la recherche dans la définition des politiques publiques, y voyant un facteur crucial pour le développement de la démocratie industrielle. Ce faisant, les premiers travailleurs sociaux, les premiers muckrakers – ces journalistes déterreurs de scandale – ainsi que les plus radicaux des chercheurs en sciences sociales se rangeaient aux côtés des ouvriers américains et du parti socialiste, alors dirigé par Eugene Debs, dans leur lutte millénaire pour donner le pouvoir aux ouvriers.
Cette époque glorieuse où les CPIS faisaient preuve d’héroïsme est bel et bien révolue. Les CPIS , dotés d’une grande rigueur professionnelle et auréolés d’un apparent désintéressement, s’en sont fort bien tirés au cours de la Grande Dépression, de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre, en bénéficiant de l’expansion des universités ainsi que de la complexité grandissante du tissu socio-économique américain. [...]
Après 1968 , la loyauté des CPIS à l’égard de la classe ouvrière laissa progressivement place à une loyauté à l’égard du capital. Depuis cette époque, les éléments les plus brillants et les plus visibles de la classe managériale ont diligemment mis leurs cerveaux au service du patronat. Dans les thèses de Marx, la lutte des classes était le moteur du changement historique et le prolétariat son agent politique ; la classe managériale, dans son incarnation la plus récente, cherche au contraire à changer le monde en affaiblissant le pouvoir des ouvriers et en ignorant leurs intérêts. L’élite managériale d’après soixante-huit a acquis la conviction idéologique qu’elle occupe une position inattaquable, car elle rassemblerait en son sein les individus les plus évolués que notre planète ait jamais connus. En réalité, ces personnes ont fait de leur avant-gardisme une vertu. En reprenant à leur compte l’héritage de la contre-culture et sa prédilection pour les innovations technologiques et spirituelles, les élites managériales veulent nous expliquer comment nous devrions vivre."
"Les figures médiatiques de droite ont entendu la colère des gens ordinaires, mais ils instrumentalisent ce ressentiment à des fins réactionnaires. Donald Trump a su mieux que quiconque mobiliser l’animosité du peuple à l’encontre des CPIS . Il lui a suffi de capitaliser sur plusieurs décennies d’une adroite propagande conservatrice présentant le progressisme des CPIS comme l’ennemi du peuple et de l’intérêt du plus grand nombre. Trump n’a jamais cherché à faire croire qu’il était vertueux : au contraire, sa politique pulsionnelle et son manque de self-control l’ont rendu séduisant auprès d’un public qui se sentait dédaigné par le surmoi progressiste. Pour vaincre les politiques réactionnaires qui se cachent sous le masque du populisme, il nous faut mener à gauche une lutte des classes contre les CPIS et refuser cette politique des identités qui leur permet d’exhiber leur vertu. Le parti démocrate, cependant, n’est pas l’organe politique qui nous guidera dans cette lutte contre le capitalisme, contre ce système fondamentalement destructeur caractérisé par l’exploitation et la quête effrénée de profits."
"Tandis que chez Siegfried Kracauer et C. Wright Mills, les cols blancs étaient des employés épargnés par les tâches physiques travaillant dans la vente ou dans des bureaux, la classe managériale se compose pour les Ehrenreich de professionnels diplômés détachés de leurs racines sociales, tels que les créatifs de l’industrie de la culture, les journalistes, les ingénieurs informaticiens, les scientifiques, les professeurs d’Université, les médecins, les banquiers et les avocats, qui occupent tous d’importants postes de direction ou d’encadrement au sein de grandes organisations."
"Vous qui lisez ce livre, vous êtes sans doute comme moi un ou une membre ambivalent(e) de la classe managériale. Je suis une personne appartenant tout au plus à la deuxième génération de cette classe, mais ce que j’en perçois me déplaît, et je suis déterminée à lutter pour redonner une dimension commune à toutes les choses que la classe managériale cherche à monopoliser : la vertu, le courage, la détermination, l’érudition, les connaissances spécialisées, le prestige et le plaisir, ainsi que le capital culturel et le capital réel. Tracer les contours changeants de la classe à laquelle on appartient suppose d’entamer un difficile processus politique d’autocritique. Celui-ci commence par une redéfinition et une mise en perspective historique de ses propres valeurs, de ses sensibilités et de ses affects, en une démarche aussi brutale que revigorante."
"Plus que jamais, les intérêts de la classe managériale sont désormais davantage liés aux grandes entreprises auxquelles elle se rattache qu’aux combats de la majorité des Américains, dont les souffrances servent de prétexte aux actes de philanthropie tant prisés par l’élite. S’ils sont conscients des difficultés du plus grand nombre, les membres de la classe managériale atténuent la violence de leur sentiment de culpabilité en contemplant leurs diplômes et en se persuadant qu’ils sont meilleurs et plus qualifiés que les autres lorsqu’il s’agit de diriger et de guider.
Le centrisme de la classe managériale est une idéologie puissante. Ses priorités en matière de recherche et d’innovation, établies dans une perspective de profit, sont de plus en plus façonnées par les intérêts des grandes entreprises, tandis que dans les humanités et les sciences sociales, des enseignants-chercheurs sont favorisés par les fondations privées pour leur mépris de l’exactitude historique ; sans parler du matérialisme historique. Les récompenses offertes par la classe dominante pour obéir à ses directives sont simplement trop belles."
"Barbara Ehrenreich expliquait que l’hostilité de classe croissante des CPIS envers les personnes des classes populaires était animée par une angoisse économique grandissante, résultant de la mise à mal des services publics et sociaux par la droite ; cette angoisse se combinait désormais à un certain mépris des gens ordinaires , caractéristique de la contre-culture. Au cours de l’ère Reagan, les hippies s’étaient en effet transformés en yuppies, de jeunes diplômés urbains qui affichaient un profond attachement aux plaisirs incomparables et aux satisfactions immédiates que pouvait leur procurer leur American Express. Au moment où prenait fin le rêve d’une redistribution économique du sommet vers la base, au moment où les capitalistes assoiffés de profits n’étaient plus tant décriés dans l’imagination populaire, le yuppie en vint brièvement à occuper une place centrale dans l’imaginaire américain sous la forme d’un personnage montrant la voie vers un avenir clinquant où l’on ne se refuserait aucun plaisir. Pour Ehrenreich, le yuppie réconciliait l’hédonisme des années 1960 avec le consumérisme des années 1980 , alimenté par l’endettement."
"Sous Reagan, à mesure que le filet de sécurité sociale s’effilochait, les pauvres apparaissaient aux yeux de cette fragile classe moyenne sous les traits de doubles cauchemardesques, soit ce qu’ils risquaient de devenir s’ils venaient à perdre leur respectabilité bourgeoise. Les CPIS observaient les classes inférieures avec les yeux de la classe dominante, sans toutefois pouvoir se distancer suffisamment des pauvres qui sombraient dans la misère. Le déclassement social devenait une réalité terrifiante, et par conséquent les pauvres étaient perçus comme une monstrueuse altérité. Dans les éléments de langage de la droite, on ne cessait de rattacher la pauvreté à la race et de diaboliser les pauvres. C’est sous le mandat de Reagan qu’un nouveau discours sur la pauvreté émergea : les pauvres ne savaient pas gérer leurs impulsions. Ils ne vivaient pas selon leurs moyens. Ce type de propos était apparu dans les années 1960 , lorsque Daniel Moynihan avait affirmé que la pauvreté était une question de “culture”.
Dans les années 1980 , la classe moyenne américaine vivait dans l’angoisse de tomber dans la classe inférieure."
"Aujourd’hui encore, l’affaire Sokal est étudiée par les physiciens, les mathématiciens et les jeunes scientifiques qui travaillent dans les domaines de la physique ou de la chimie quantique. Du côté de la théorie critique et des humanités, on essaie tant bien que mal de l’oublier. Quoi qu’il en soit, cela n’a entraîné aucune conséquence sur les carrières respectives des éditeurs de la revue. Bien au contraire, les réputations de Ross, Aronowitz et Robbins en sortirent renforcées dans les cercles postmodernes dans la mesure où ils affirmaient mener un juste combat contre les réactionnaires qui s’opposaient à la théorie postmoderne et à la politique des identités. Les trois éditeurs étaient les hérauts d’une position identitaire qui, avec l’approbation de la classe managériale, allait devenir dominante au sein du monde universitaire. Il convient de remarquer que l’affaire Sokal est survenue à un moment où la guerre culturelle battait son plein au sein de l’Université américaine, alors que la nouvelle vague de théoriciens issus du postmodernisme ou des cultural studies présentait tout opposant à ses innovations épistémologiques comme un réactionnaire incapable de se défaire d’idées obsolètes comme l’objectivité ou – pire encore – l’universalisme."
"Le 10 septembre 2008 , Hank Paulson, secrétaire au trésor de George W. Bush, ainsi que Ben Bernanke, directeur de la Réserve fédérale, prirent la parole devant le Congrès pour exhorter les parlementaires à renflouer un secteur bancaire alors en plein effondrement. En 2009 , sous l’administration Obama récemment élue, Timothy Geithner mettait en place le TARP (pour Troubled Asset Relief Program ), qui offrait aux banques 700 millions de dollars de fonds publics pour revenir à l’équilibre financier. Selon l’analyse de Tooze, la Réserve fédérale a transféré 5000 milliards de dollars additionnels aux banques non américaines dans l’objectif de garantir la liquidité financière à l’échelle planétaire. Dans le même temps, entre 2007 et 2016, 8 millions d’Américains se sont vu saisir leur maison. La crise économique et le renflouement qui s’ensuivit exacerbèrent les inégalités à tous les niveaux et ne conduisirent à aucune réforme significative du secteur financier. Les banques tirées d’affaire continuèrent à faire saisir les propriétés des familles les plus pauvres tout en refusant aux emprunteurs solvables l’octroi de nouveaux crédits. Sous la présidence d’un Africain-Américain formé dans les universités les plus prestigieuses, la richesse des familles africaines-américaines s’était effondrée. En effet, il a été maintes fois démontré que les propriétaires africains-américains et latinos furent les plus durement touchés par la crise financière de 2008 : en 2018 , pour 100 dollars d’actifs détenus par une famille blanche, une famille africaine - américaine en possédait. Jamais la politique des identités menée par Obama ne se traduisit sur le plan économique par des mesures profitant aux minorités et aux classes populaires."
"La procréation terrifie tout autant les CPIS qu’elle les ravit, car les enfants ne peuvent qu’amplifier les angoisses liées à la concurrence. Pour Paula Fass, la peur constitue l’une des caractéristiques distinctives de la parentalité au sein de la classe moyenne, car les parents appartenant à cette classe “imaginent ce que devra endurer un enfant à l’avenir s’il ne réussit pas dans la vie ”. Même lorsqu’ils engagent une aide à plein temps, les parents CPIS qui travaillent demeurent tiraillés par l’angoisse que leur enfant ne puisse pas bénéficier de la bonne pédagogie et qu’il ne soit pas correctement stimulé ; dans le même temps, cette éducation fait peser une charge importante sur leurs deux salaires, qui leur permettaient de conserver des habitudes de consommation propres à la classe moyenne supérieure. On sait bien que les nourrissons sont des êtres sensuels, à la fois dépendants et hédonistes. Leur dépendance, en même temps que leur soif de plaisir, représente une menace existentielle pour le puritanisme des élites américaines. Il n’est donc pas surprenant que la gestion du bon développement des enfants – pour faire d’eux des adultes brillants – soit un élément central de la parentalité chez les CPIS. Selon leur vision, les quelque 40 % d’enfants américains conçus en dehors du mariage ou en dehors de la classe moyenne supérieure ne sont pas considérés comme des êtres dignes de l’intérêt de la collectivité ni de la sollicitude de l’État. Nul besoin d’être socialiste pour constater que la puériculture, la santé et l’éducation des enfants constituent les domaines où les privilèges de classe sont reproduits de la manière la plus extrême et la plus spectaculaire. [...]
Les parents CPIS perfectionnistes partent en croisade pour éduquer les classes inférieures : ils n’hésitent pas à humilier les nounous, les babysitters, les grand-mères ainsi que les autres parents en leur démontrant les effets néfastes des vaccins, du temps passé sur les écrans, des chatouilles, des poupées, des jeux vidéo, des friandises en forme de cigarette ou du sucre en général. En cette époque de pandémie de coronavirus, les enfants des Américains les plus fortunés, inscrits dans des écoles privées, bénéficient de professeurs particuliers à plein temps ainsi que de cours en effectif réduit sur Zoom et/ou en présentiel, ce qui réduit les risques et favorise la stimulation intellectuelle et l’éducation.
Vers 1900 , à l’époque où la classe managériale émergea, les CPIS s’intéressèrent aux politiques publiques capables d’améliorer le bien-être des enfants. Comme l’a remarqué Judith Sealander, les mouvements sociaux réformistes défendaient la vision d’un État fort, capable d’apporter des solutions aux maux de la société, tout particulièrement en matière de puériculture et de santé maternelle. Or, un siècle plus tard, les élites managériales allaient entièrement glisser du côté du néolibéralisme pour se joindre au concert de critiques contre l’“étatisme” et contre un “assistanat” jugé contre-productif. Promulguée par Bill Clinton, la loi dite de Personal Responsibility and Work Opportunity, ou réforme des aides sociales, déclarait une guerre sans merci aux citoyens les plus jeunes, les plus pauvres et les plus vulnérables. Pour être éligible aux aides sociales, la mère de famille américaine la plus pauvre devait trouver un emploi et le conserver, quand bien même son maigre salaire ne lui permettrait pas de s’offrir une solution de garde pour ses enfants. L’austérité et la “responsabilité de chacun” ont été les deux rengaines qui ont servi à justifier les politiques de rigueur visant à restreindre l’accès aux aides publiques. Dans une société pourtant riche, ces politiques s’acharnaient sur les plus démunis. Aux États-Unis, on a toujours assez d’argent pour réduire l’imposition des riches, mais jamais assez pour les programmes sociaux en faveur des enfants et de ceux qui s’en occupent. En matière de bien-être infantile, l’élite managériale estime que le surplus collectif, soit la marge excédentaire dégagée par la totalité de l’activité économique, devrait profiter aux enfants d’une poignée de grandes fortunes."
"Dans les années 1970 , au moment où les baby-boomers CPIS s’essayaient à la spiritualité “orientale”, valorisaient l’exploration de soi contre la tradition et s’aventuraient dans de nouvelles formes de sentimentalité et de sexualité, ils voyaient les ouvriers comme des partisans de l’autorité, en retard sur le progrès, se mariant pour la vie et suivant un modèle familial traditionnel biparental. Aujourd’hui, après des décennies d’austérité, les foyers des classes populaires et leurs cercles familiaux se trouvent à un point de rupture. Jefferson Cowie et Jennifer Silva ont montré que la vie familiale des ouvriers et employés américains actuels se caractérise par une instabilité plus forte ainsi qu’une proportion plus importante de divorces et de familles monoparentales que leurs homologues CPIS. La probabilité de se marier et de ne pas divorcer est beaucoup plus grande chez les CPIS , qui se marient rarement – voire jamais – avec une personne non issue de leur classe. La famille CPIS est devenue un bastion de reproduction des privilèges de classe."
"22 % des enfants américains vivent dans la pauvreté, tandis que 38 , 8 % ont fait l’expérience d’une forme ou d’une autre de pauvreté au cours de leur vie. Les chiffres pour les enfants africains-américains sont encore plus désastreux : 38 , 5 % d’entre eux vivent dans la pauvreté et 75 , 5 % ont déjà vécu dans la pauvreté."
"Il nous semble difficile d’imaginer qu’à une époque, on considérait la richesse du vécu des enfants comme un bien commun. [...] Dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, Winnicott accueillait favorablement la redistribution du surplus social, qui devait permettre au plus grand nombre de Britanniques de profiter de la richesse et de la santé de sa propre enfance privilégiée. Il admet ouvertement que son enfance heureuse lui a permis d’accroître ses capacités en matière d’observation, d’empathie et de jeu. Ces qualités et ces compétences s’inscrivent dans un héritage humain dont chaque nourrisson sur la planète devrait pouvoir bénéficier. Winnicott a toujours défendu l’idée selon laquelle l’accompagnement des parents constitue une responsabilité sociale et collective. L’État suffisamment bon, tel serait l’accompagnement infrastructurel – certes peu charmant -d’une parentalité suffisamment bonne : un système démocratique d’accompagnement redistributif pour les gens qui prennent soin des êtres humains les plus dépendants et les plus vulnérables."
"Tout comme il s’en prenait aux enseignants lorsqu’il était gouverneur de l’Arkansas, Clinton s’en est pris aux aides sociales et à leurs bénéficiaires une fois élu président. En créant des systèmes d’allocations davantage axés sur la sanction, Clinton, tout comme Harper Lee, défendait l’idée selon laquelle les aides sociales favorisent les situations de dépendance et la corruption parmi les pauvres."
"L’empathie livresque d’Obama avait clairement ses limites. En effet, il expulsa davantage d’immigrants clandestins que tout autre président avant lui."
"Au cours de la guerre culturelle des années 1970 et 1980 , en réaction aux ambitions colossales du mouvement féministe, les stratèges conservateurs instillèrent une panique morale, mettant en garde contre l’effondrement imminent du mariage et de la famille. Pourtant, les années passaient et les CPIS issus de la contre-culture – hommes comme femmes – ne se transformaient aucunement en libertins. De fait, la majorité des Américains diplômés abandonnèrent la promiscuité sexuelle et les arrangements amoureux atypiques à mesure qu’ils avançaient dans leurs carrières. Avec l’augmentation de leurs revenus et de leur patrimoine, on les incita à se caser et à cesser la valse des partenaires. La protection du statut socio-économique des CPIS fut à la source de sacrifices et de compromis que les classes populaires précaires réprouvaient. En 2020 , c’est parmi les personnes non diplômées que les taux de divorces et de familles monoparentales ne cessent de grimper. Cette inversion des valeurs a quelque chose d’ironique, car la guerre culturelle se joue désormais à front renversé : les familles CPIS, qu’elles soient hétéro- ou homosexuelles, font le choix de la monogamie et des valeurs familiales avec bien plus de zèle que leurs concitoyens des classes populaires."
"La rareté des places au sein des établissements d’éducation supérieure ainsi que la difficulté croissante à rejoindre la classe managériale ne peuvent-elles pas expliquer cette panique sexuelle qui nous rend tous un peu plus bêtes ? Dans une société qui voit l’éducation comme un bien relevant du domaine privé, ou bien comme un avantage concurrentiel au sein d’un monde de plus en plus précaire et incertain, la curiosité ou la recherche du plaisir paraissent impensables pour la plupart des jeunes dans le cadre de leur cursus universitaire. Les libertés intellectuelles et érotiques auxquelles Kipnis attache tant d’importance s’inscrivent dans une vision aristocratique et libertine qui a été l’apanage de l’Amérique d’après-guerre et de sa politique économique redistributive et égalitaire. Pour les administrations universitaires d’aujourd’hui, ces choses ne paraissent ni concevables ni souhaitables."
"La coercition sexuelle et l’insécurité économique s’allient pour produire un terrain propice aux agressions. En matière de sexe, il ne peut exister aucun plaisir ni aucune liberté tant que nous ne serons pas affranchis de l’angoisse économique que représente la survie au quotidien, à laquelle nombre d’entre nous sont réduits. La manipulation sadique des femmes à laquelle se livrait Weinstein était le corollaire de sa domination professionnelle et économique sur toute une industrie."
"Au sein des professions libérales, la surveillance mutuelle permet d’imposer la conformité sociale et intellectuelle qu’exige l’appartenance à cette classe profondément fragmentée par la compétition et l’individualisme."
"En dépit de la sophistication et du détachement qu’ils affectent, les CPIS versent volontiers dans le mélodrame et le sentimentalisme lorsqu’il s’agit de parler des inégalités. Ils se représentent les personnes plus démunies comme d’innocentes victimes qu’ils ne peuvent qu’“aider”."
"La construction d’un avenir socialiste suppose que l’on s’engage dans une lutte permanente pour sortir des impasses politiques dans lesquelles nous ont conduits le centrisme et la pensée pseudo-radicale. Partout dans le monde, des gens ordinaires non diplômés ont désavoué la technocratie managériale et lui ont préféré l’autoritarisme populiste, car ils n’adhéraient plus à un récit néolibéral du monde où tout n’est qu’austérité et compétition. Pour la majorité de la population n’ayant pas fait d’études supérieures, les CPIS apparaissent de plus en plus comme une classe pédante, hypocrite et oppressante : chez les dirigeants conservateurs autoritaires niant la science, ils retrouvent leur propre colère sans issue et leur propre ignorance. Dans les démagogues agressifs, ils voient l’incarnation d’une souveraineté qu’on leur a refusée. Le soutien qu’ils apportent à des milliardaires populistes et à leurs laquais est tout à fait réactionnaire, cela va sans dire, mais le réformisme libéral ou le centrisme modéré ne sauraient constituer des réponses adéquates au populisme. La solution, c’est un socialisme de combat."
-Catherine Liu, Le monopole de la vertu. Contre la classe managériale, Allia, 2022 (2021 pour la première édition américaine).