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    André Lalande, Progrès et destruction

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    André Lalande, Progrès et destruction Empty André Lalande, Progrès et destruction

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 27 Mai - 13:52



    "Il faut [...] contrarier l'œuvre de la nature, si l'on veut réaliser ce que toutes les morales s'accordent à louer. Par nature, j'entends le jeu des instincts peu conscients qui nous sont communs avec l'ensemble des êtres vivants, et qui nous poussent à nous développer en nous appropriant ce qui nous entoure, au moyen de la nutrition, elle-même multipliée par la reproduction de l'espèce. Cette nature va sans cesse, sous la poussée de la vie, à une plus grande différenciation, à une organisation plus condensée, à la fabrication d'individus plus irréductibles et plus vigoureux. On ne peut enlever à M. H. Spencer le grand mérite de l'avoir mis en lumière. Mais où il échoue, c'est quand il réduit l'histoire du monde à cette intégration ; car la raison une fois apparue, son grand principe, qui est celui de l'identité, se met aussitôt à travailler en sens inverse et à miner sourdement l'édifice : 1) par ses pourquoi ? car toute différence réclame une explication, et il ne suffit plus de répondre à un esprit cultivé que les Brahmanes sont sortis de la tête de Brahma, les guerriers de ses bras, les artisans de son ventre ; 2) par ses exemples : car le propre de la pensée logique est d'assimiler la multiplicité sensible en ramenant l'individu à une espèce (et non à un organisme), l'espèce à un genre, et le tout, s'il se peut, à quelque unité d'essence, comme l'ont rêvé toutes les métaphysiques ; 3) par ses applications : car dans une société où l'intelligence commence à jouer un rôle pratique, les hommes de valeur se trouvent entraînés à travers les couches sociales, dont ils entament l'immutabilité ; 4) et enfin par son existence : car la raison qui se retrouve la même dans tous les hommes, donne à tous ceux qui y participent une communauté de nature et même une identification partielle. Un enfant qui a fait exactement l'addition de deux nombres en sait autant sur le total, dit Descartes, que le plus grand calculateur du monde, et ce n'est pas à tort qu'Archytas, apercevant des figures de géométrie sur le sable où il venait d'aborder, se félicitait de rencontrer des hommes semblables à lui. Cette identité de la raison dans les tempéraments, les caractères, les conditions les plus différentes, qui permet aux hommes de constituer une science acquise et transmissible, voilà ce que divinisent les chrétiens, à la suite de Platon, quand ils font du [logos], verbe de Dieu, l'objet de leur adoration et l'archétype commun de la pensée humaine. - Tous les hommes destinés au salut, et non plus seulement le peuple de Dieu destiné à gouverner les autres, c'est le mot d'ordre de la religion nouvelle le jour où elle se constitue véritablement en se répandant sur le monde avec l'apôtre des Gentils ; tous les hommes destinés à la lumière et à l'égalité, c'est le mot d'ordre de la Révolution française, le jour où, comme une religion, elle s'élance pour conquérir les peuples. Tous ces effets de la raison vont donc à la destruction des organismes inégalitaires, où l'homme est traité comme un organe, donc un moyen pour autre chose que lui-même, et non comme une fin en soi.

    Si vous analysez l'idée de la liberté telle qu'elle est donnée dans les actes de ceux qui prétendent à la réaliser, vous voyez qu'elle consiste essentiellement dans la rupture des cadres que la vie a construits et en aucune façon dans le libre arbitre des philosophes. L'homme libre est l'homme affranchi : il porte le bonnet phrygien. Affranchi de la vieille organisation dont il a rompu les pièces ; affranchi en même temps des instincts et des préjugés qui ne peuvent pas être transformés en idées claires de l'entendement ; non plus bourgeois, ouvrier, marchand, gentilhomme, mais homme uniformément. L'idée de la raison, toujours semblable à elle-même, ayant en elle sa valeur propre en vertu de son universalité, idée que Kant recevait comme principe de sa raison pratique, les théoriciens de la révolution pendant ce temps essayaient de la faire descendre dans leurs lois. Ils brisent les vieilles provinces individuelles, pour en faire des départements uniformes ; ils apportent toutes faites aux peuples de l'Europe leur déclaration des droits et leur constitution. Ils émiettent la famille, en supprimant le droit d'aînesse qui en faisait la continuité et l'unité. Ils se comportent en un mot de la façon la plus absurde au point de vue de la vie, qui ne se laisse pas manier et refaire au premier commandement. Mais c'est que précisément la Raison et la liberté sont les réformatrices de la vie et ne se réalisent qu'en détruisant certains produits de la nature." (pp.227-228)

    "Avec ces grands élans du monde moderne, comme avec les enthousiasmes du christianisme naissant, qui frappe à coups redoublés sur la patrie, la famille, la propriété, pour ne retenir que la communion des âmes, nous sommes déjà dans l'utopie : je veux dire dans cette partie de la vérité morale qui ne peut se réaliser actuellement parce que la matière à laquelle ces idées s'appliquent, contient encore trop de données irrationnelles pour être en état de les recevoir. Mais d'autres ont été plus loin. Ils ont fait d'abord le raisonnement suivant. La seule chose qui ait une valeur dans l'homme, de l'aveu de tous, est sa qualité d'homme, c'est-à-dire la raison, par laquelle il ne diffère en rien de ses semblables. Tous les êtres humains, en ce sens, sont donc moralement égaux et rigoureusement équivalents. Et non seulement la raison est actuellement identique entre les hommes, mais elle tend à identifier les choses en les ramenant à des principes simples. [...] Si donc la Raison est chose bonne, le Bien sera aussi la destruction de toutes les différences ; et dans l'ordre social en particulier, il exigera l'indépendance absolue de chaque sujet pensant à l'égard de toute organisation, quelle qu'elle soit, religieuse, économique, politique ou même morale, puisqu'il ne peut y avoir organisation que par quelque genre de subordination et d'inégalité.

    C'est ce raisonnement, développé de bien des façons, que les nihilistes et les anarchistes appellent mystérieusement la doctrine et pour lequel ils éprouvent la même confiance fervente que jadis les chrétiens briseurs d'idoles pour la venue prochaine du règne de Dieu." (pp.229-230)

    "Il est presque impossible pour l'intelligence qui se développe sous la seule direction de la raison de ne pas se sentir d'abord quelque peu entraînée dans cette voie. En principe, tout rationalisme, comme je l'ai montré plus haut, est naturellement un grand destructeur, et cela par une nécessité logique. En fait, jamais les partisans de l'ordre, défenseurs du trône ou du capital, évolutionnistes, inégalitaires, nationalistes ou racistes, n'ont cessé de former un groupe conservateur en face des partisans de la raison pure, dont les spéculations même les plus étrangères à la politique, aboutissent toujours à démolir quelque pan de mur dans le vieil édifice organisé sans leur avis. Depuis le temps de Socrate, les premiers ont toujours traité les seconds d'anarchistes et d'ennemis de l'État. Descartes est obligé de s'en défendre dans son Discours de la méthode, quand en ruinant le corps traditionnel de la science et de l'enseignement, au nom du Sens Commun identique chez tous les hommes, il s'imposait d'arrêter sa critique devant le corps social, trop difficile à relever une fois abattu, ou même à retenir une fois ébranlé." (p.230)

    "Tant que l'anarchie s'en prend à l'organisation automatique et créée par la vie, dérivant de la conquête, de l'exploitation, des lois ingénieuses qui profitent aux plus forts et qui continuent l'œuvre de la nature en facilitant la sélection et la différenciation sociales, elle est donc irréprochable. Elle perd toute valeur quand elle étend ce même esprit de négation à une contrainte humaine, faite en vue d'affranchir la raison ; ou même primitivement violente, mais devenue en fait un instrument de rationalisation, comme sont par exemple les gouvernements des nations civilisées ; car l'origine des choses est souvent fort distincte de leur fonction présente. En un mot la raison a droit à une liberté absolue ; mais non l'instinct. Donc l'individu réel et concret, moins fait de raison que d'instinct, est légitimement soumis à la force collective, en tant qu'elle représente une volonté impersonnelle et réfléchie. Il convient qu'il y obéisse, même par contrainte, dans la mesure où sa propre raison est encore au dedans de lui-même, dépendante et dominée. Ceux-là seuls auraient droit à une absolue liberté extérieure et à une égalité complète qui auraient réalisé en eux la liberté intérieure, c'est-à-dire qui auraient affranchi leur raison des habitudes, des appétits, des suggestions, des préjugés et des passions, qui n'abattraient jamais l'arbre pour avoir les fruits et se conduiraient en tout temps comme nous le faisons dans nos meilleurs moments de prévoyance et de lucidité. Il n'y a pas de doute que ceux-là feraient fleurir en même temps, par l'accord de leurs intelligences, une parfaite fraternité. Quand tous les citoyens en seront là, ils seront fondés à supprimer les constitutions et les codes." (pp.231-232)
    -André Lalande, "Progrès et destruction", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 49 (JANVIER A JUIN 1900), pp. 225-23.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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