"Reconnaître une place à G. Fessard, puis plus longuement à Cl. Bruaire dans ce vaste mouvement. Le premier lisait la Phénoménologie dans les années 20 et il en avait traduit au moins la Préface ; le second commentait la Logique et la Philosophie de l'Esprit dans les années 60." (p.13)
"Cl. Bruaire ne fut pas le premier Français à mesurer la portée de la dialectique théologique et de la philosophie de la religion dans la pensée spéculative de Hegel. Janet, Vera (un Napolitain protestant) et Noël, Wahl, Koyré et Kojève, Weil et Hyppolite étaient passés par là." (p.16)
"L'étude de la représentation, c'est-à-dire de la théologie chrétienne, a été menée par Hegel d'une manière puissante. Même si elle est fortement inspirée de Luther, son originalité a forcé l'admiration de Barth et après lui de Bruaire." (p.17)
"Le catholique qui ne s'est pas fait protestant peut-il tout de même connaître en vérité la pensée spéculative ? Hegel ne lui donnait aucune chance, pas plus qu'il ne croyait les catholiques capables d'une organisation rationnelle de l'Etat. N'ayant pas réformé leur foi, les catholiques français étaient tout juste capables de révolutionner et de bouleverser leur royaume, sans pouvoir constituer un Etat de droit constitutionnel." (p.19)
"Place de l'Etat dans l'objectivité de l'Esprit : il est Dieu sur terre, l'universalité même du rationnel dans l'histoire. L'Etat hégélien (à l'intelligence duquel nul n'accède en dehors du Savoir absolu) est l'effectuation concrète de l'Esprit. En dehors de la révélation et de la tradition chrétienne de l'Absolu qui est Esprit, l'histoire n'a accédé ni à l'universalité de la raison ni à la liberté singulière, c'est-à-dire à l'Etat de droit." (p.21)
"Le règne de l'Esprit en ce monde « s'accomplira au moyen d'un dépassement de toute église particulière, de toute église différente de la communauté universelle des hommes. Tel est, tel doit être, selon Hegel, l'Etat réalisant la religion chrétienne ». L'Etat « prend le relais de l'Eglise pour clore l'histoire... et constituer le Royaume effectif de l'Esprit ». Ainsi, poursuit Bruaire en citant Hegel : « L'Etat est la volonté divine comme Esprit présent et actuel qui se développe dans l'organisation du monde. » C'est pourquoi l'Etat et l'Eglise, tout comme la philosophie et la religion, « ne s'opposent pas quant au contenu de la vérité et de la raison, mais seulement quant à la forme ». Et Bruaire commente : « La raison (...) sécularise en cet Esprit objectif de l'Etat la logique divine à laquelle la religion révélée doit nous conduire. ». Selon le principe de la conscience protestante et hégélienne, l'intimité de la pensée pure et de son contenu absolu peut et doit être exercée par le philosophe dans la vie séculière. De même, selon l'ecclésiologie protestante, la coïncidence effective de la raison et de son contenu historique peut et doit s'exercer dans l'Etat en sa réalité temporelle. « L'Etat accomplit la religion » et « réalise l'Eglise ». Ce ne sont pas là deux domaines séparés. Selon Hegel, la séparation de l'Eglise et de l'Etat est nécessaire là où la religion n'est pas celle du Christ, accomplie et absolue, et lorsque l'Etat n'a pas atteint sa forme parfaite et universelle, celle d'un Etat de droit. Mais là où l'Eglise est réellement libre et spirituelle (entendez dans le protestantisme), et l'Etat rationnel et constitutionnel (comme en Allemagne), il n'est plus possible d'assigner à l'un et à l'autre de domaines séparés (cf. Enc, § 552 Rem.).
Telle est, selon Hegel, la sécularisation du religieux engagée par la conception luthérienne de l'Eglise : elle est passée dans la philosophie et réalisée par l'Etat de droit. Hors du christianisme, pense Hegel, pas d'Etat rationnel possible : le catholique peut à la limite en tomber d'accord. Dans le protestantisme, poursuit Hegel, pas de distinction de « contenu », de domaines ou de compétences entre l'Eglise et l'Etat. Mais ici le catholique se réjouit d'être gardé de la confusion par une conception sacramentelle de l'institution ecclésiale." (pp.22-23)
"Hegel reconnaît à l'Etat pouvoir sur la moralité des sujets ; il discerne en lui la volonté et la puissance de l'Absolu. L'Etat est institué norme de la moralité publique et il implique en sa substance l'Absolu de l'Esprit. L'Etat est maître de morale et temple de l'Esprit. La conscience éthique y semble privée de règle effective hors la loi de l'Etat, et la conscience religieuse n'y trouve plus de vérité réelle que dans la raison politique." (p.24)
"En quoi cet Etat souverain se distingue rationnellement du pouvoir totalitaire et anarchique qui fatalement gouverne la société sans classes. Ou plutôt si la raison politique doit faire abstraction de la singularité des personnes et des convictions morales particulières pour se réduire à la raison d'Etat, si de surcroît, seule sur la terre, cette raison d'Etat porte, en son universalité effective, les traits de l'Absolu de l'Esprit, en quoi cette puissance se distingue-t-elle d'une dictature sans droit ? Quel contenu garde- t-elle si elle n'a plus personne ni à gouverner ni à respecter ? Ne se réduit-elle pas à l'administration des choses ? Sans doute, et Bruaire le sait, le libéralisme protestant de Hegel se représentait les églises comme les gardiennes de la moralité subjective, de ses valeurs, de ses sentiments et de ses symboles. Mais là où la raison d'Etat prétend signifier et effectuer par elle-même la vérité réelle du christianisme, n'est-il pas simplement logique de ne plus voir dans cet Etat, où se sont absorbées église et religion, qu'un pur universel, contraire et indistinct de la société civile (ce qu'a fait Marx entre autres) ? A moins de ne plus reconnaître dans l'Etat, son pouvoir et son droit, que le lieu transitoire où se réalisent la puissance de l'histoire et son sens représentés non plus par une église et son signe mais par un parti et sa science. Le rapport de l'Etat au parti devient alors l'inversion séculière du rapport d'une Eglise à l'Etat.
Ces dernières considérations sur l'Eglise et l'Etat viennent de Fessard comme de Bruaire. Celui-ci a pour sa part souligné l'abstraction de l'Etat hégélien et le passage dialectiquement nécessaire de son universalité formelle à la société sans classes du marxisme." (pp.24-25)
-A. Chapelle, "Présence de Hegel en France : G. Fessard et Cl. Bruaire", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 1, CLAUDE BRUAIRE (JANVIER-MARS 1990), pp. 13-26.
« C'est un jésuite français, poursuit Bruaire, le P. G. Fessard, qui a sans doute offert la pensée philosophique et théologique la plus originale et la plus féconde, parmi les héritiers de la dialectique de Hegel. Pionnier, en France, des études hégéliennes, Fessard était sans doute le seul théologien spéculatif à bien connaître le matérialisme dialectique. Constamment soucieux de notre temps, de ses infortunes, de ses servitudes et de ses promesses, il n'a cessé de débattre avec les adversaires de la liberté de l'esprit, toujours au cœur de l'actualité politique et intellectuelle. Il était précisément un redoutable « dialecticien », au sens traditionnel de la controverse conceptuelle. Mais, plus particulièrement, toute sa pensée tentait de mettre à jour la dialectique historique telle que l'éclairé la pensée du christianisme. Sans concession sur le langage, systématique et inventif, il nous livre certainement la théologie « dialectique » - où tous les sens de ce mot se rassemblent - la plus éprouvée par la foi, autant que par un commerce incessant avec les meilleurs penseurs de notre époque, en particulier Raymond Aron. »
-Cl. Bruaire, La Dialectique, 1985, p. 109-110.