"À la fin du xixe siécle, on pouvait esquisser un profil de la pensée de Hegel avec ces mots célèbres de Virgile (Énéide, III, 658) : « Monstrum horrendum, ingens, cui lumen ademptum » (« un monstre horrible, immense, à qui la lumière du jour a été ravie »). Ainsi, avec la rhétorique de Foucher de Careil (Hegel et Schopenhauer, Paris, Hachette, 1862, p. 53), semblait se terminer l’histoire de la première réception de Hegel dans le milieu francophone. Déboutée autour des années 1820-1840, cette présence avait atteint son zénith avec la publication de l’Introduction à la philosophie de Hegel et les courageuses traductions d’Auguste Vera (respectivement : en 1855 et à partir de 1859). Après une période d’obscurcissement – qui n’interdisait pas, toutefois, l’émergence de certains éclats de lumière – il faudra attendre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième pour assister à un retour de Hegel sur la scène philosophique française.
2Les néo-hégélianismes de langue anglaise, allemande et italienne, avec le débat du milieu marxiste, réveillent progressivement l’attention de la culture francophone. Les premières traces sont connues : l’article de Lucien Herr pour la Grande Encyclopédie (1893-1894), la série d’articles de Georges Noël (1894-1896), le livre de Charles Andler sur le socialisme d’état en Allemagne (1897) et celui de Victor Basch sur Stirner (1904). Toutefois, on le sait bien, le débat devint majeur seulement à partir des années 1920, dans des « laboratoires » et des « ateliers » intellectuels destinés à acclimater définitivement Hegel en France (et à en changer radicalement l’image). La liste des ouvriers est célèbre : on peut indiquer Meyerson, Wahl, Koyré, Kojève, Hyppolite – pour ne citer que les majeurs. Le phénomène était tellement remarquable que des observateurs contemporains en restèrent surpris : Benedetto Croce (qui dédiait, en 1949, une petite note, très polémique, à la « renaissance existentialiste de Hegel » en France) ou Norberto Bobbio (son article sur les « Études hégéliennes » françaises paraît en 1950 dans la revue « Belphagor »), pour n’en rester qu’aux italiens.
3Une riche littérature critique a analysé ce renouveau hégélien et ses implications : il nous suffira d’évoquer ici les livres – certes très différents – de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière (De Kojève à Hegel. Cent-cinquante ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel 1996) et de Judith Butler (Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France, daté de 1987, paru en langue française dans la traduction de Philippe Sabot en 2011) ; mais aussi les travaux de Michael Roth (Knowing and History : Appropriations of Hegel in Twentieth Century France, paru en 1988 aux Cornell University Press) ou de Bruce Baugh (French Hegel : From Surrealism to Postmodernism, New York and London, Routledge, 2003), qui attestent tout deux l’intérêt anglosaxon pour ce moment majeur de la pensée « continentale » du vingtième siècle.
4La richesse de la littérature critique montre que la reconnaissance de ce mouvement de renouveau hégélien de l’entre-deux-guerres, y compris l’articulation de ses moments essentiaux, peut être considérée comme une tâche accomplie (au moins au sens relatif que ce mot peut acquérir dans le champ historiographique). On doit certes élargir notre connaissance aux figures « mineures » qui sont récemment rentrées dans le débat, comme Benjamin Fondane (on pense ici à la nouvelle édition de son livre La conscience malheureuse, paru en 1936, imprimé à nouveau par Verdier en 2013), mais le tableau général est désormais dessiné.
5Le discours pour la période suivant la seconde guerre mondiale est tout autre. Rendre compte de la dynamique de la présence de Hegel en France depuis 1945 devient très difficile, pour des raisons évidentes de manque de « distance historique » ; mais aussi parce qu’y étant désormais assumée comme une source classique, la pensée hégélienne ne cesse de féconder un territoire intellectuel dont la variété semble échapper à tout résumé.
6Après la deuxième guerre mondiale, il ne s’agit plus d’acclimatation ou d’entrée, mais de vraie dissémination de l’hégélianisme à tous azimuts. Comme le disait Dominique Janicaud, peut-être rapidement mais très efficacement, « l’histoire de la pensée philosophique n’a jamais été constituée d’une suite de représentations glissant sur un unique vecteur ; l’histoire de la pensée philosophique contemporaine, en particulier française, est encore moins aisément schématisable qu’aux époques précédentes » (Le tournant théologique de la phénoménologie française, Editions de l’éclat, Paris 1991, p. 7). Trouver la place (ou les places) de Hegel dans ce plateau sans « unique vecteur » est une tâche qui pourrait sembler impossible.
7Le chercheur peut toutefois se rendre le travail plus facile en résumant la multiplicité de la présence hégélienne en France, selon trois registres principaux : 1/ d’un côté celui de la simple Hegel-Forschung, en suivant la recherche érudite et l’analyse académique autour de la pensée hégélienne, qui se développe avec une articulation tout à fait riche et surprenante (on ne citera ici que trois noms : Jacques D’Hondt, Bernard Bourgeois et Jean-Louis Vieillard-Baron) ; 2/ ensuite, on pourrait indiquer la tendance agitée par des questions qui remontent essentiellement au débat autour de l’hégélo-marxisme (notamment avec Althusser) ; 3/ enfin, une certaine coaction à faire de Hegel le « bouc émissaire » à sacrifier pour sortir de la métaphysique (et on pourrait classer dans cette famille des personnalités très différentes, mais appartenant toutes à la communauté-sans-communauté des apatrides post-métaphysiques…). Avec ces trois rubriques, on pourrait considérer le classement (certes, comme toute classification, de simple survol) terminé ; en revanche, la tentative de reconstruire l’apport positif et réel de Hegel, c’est-à-dire rendre compte des confrontations créatives et individuelles avec sa pensée, serait plus difficile. Pour cela il faudrait une analyse ponctuelle et pointue des figures singulières, tâche laborieuse mais nécessaire, dont l’historien de la philosophie doit se charger avec patience.
8Ce dossier d’études critiques a une coupe précise (car le premier geste de l’historien, comme du philosophe, est toujours celui d’un partage et d’une décision) : elle s’oriente sur des figures particulières de la philosophie francophone, visées dans leur individualité, mais aussi dans leur appartenance à une certaine « famille » de pensée, c’est-à-dire plus précisément, au courant phénoménologique. Pourquoi la phénoménologie ? Tout d’abord parce qu’elle représente le moment créatif le plus remarquable de la pensée d’expression francophone contemporaine ; mais aussi parce que la phénoménologie a vécu, dès son entrée en France (qui a été aussi l’« invention » des stylèmes et de thèmes nouveaux par sa démarche), une histoire d’entrelacement avec la réception novatrice de la pensée hégélienne.
9L’histoire de Hegel en France au vingtième siècle est impossible à séparer de nombreuses autres histoires (de Marx, Freud et de Kierkegaard) ; mais elle serait totalement incompréhensible sans prendre en compte le noeud qui la relie à l’entrée en scène de Husserl et Heidegger. Il nous suffit de rappeler au lecteur deux passages de Koyré et de Kojève. Le premier, écrit, dans un essai justement célèbre de 1934, Hegel à Iéna, que « la méthode de Hegel est avant tout phénoménologique » (Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971, p. 152). Cela va sans dire, Koyré pensait ici à la phénoménologie au sens husserlien. Thèse confirmée par Kojève, qui, au milieu de son séminaire, déclarait que la « méthode husserlienne » était « phénoménologique au sens husserlien du terme » (Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 449). Et on ne se trompera pas en disant que c’est sur le fond de cette familiarité plus ou moins solidement établie entre hégélianisme et phénoménologie que Maurice Merleau-Ponty pourra louer la dialectique comme « manière de déchiffrer l’être avec lequel nous sommes en contact, l’être en train de se manifester » (Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 125).
10Les citations, les références plus ou moins inattendues, pourraient se multiplier ; mais dessiner les détails n’est pas notre tâche actuelle, car ici nous devons juste introduire un horizon. Il sera toutefois utile d’apporter une précision : on pourrait croire que le nouement entre phénoménologie et hégélianisme s’est rapidement épuisé, comme une sorte de passion amoureuse fondée sur un malentendu. L’affaire, en réalité, est bien plus compliquée : dans les registres du refus critique ou de l’assimilation créative, Hegel a continué à être présent dans le courant phénoménologique. Qu’on pense, par exemple, à Henry Maldiney et à sa confrontation avec le « faux départ de la Phénoménologie de Hegel » (dans Regard, parole, espace, daté de 1973, récemment paru dans une nouvelle édition : Paris, Cerf, 2012, p. 322-399). Mais cela est aussi vrai pour la dernière génération de phénoménologues, dans laquelle on retrace l’émergence inattendue de certains thèmes hégéliens : dans L’événement et le monde de Claude Romano (1997) nous trouvons une constante évocation du thème hégélien de l’Erfahrung (peut-être à justifier par l’exemple de l’intérêt heideggérien pour cette notion de la Phénoménologie de l’esprit).
11Notre thèse de fond est donc la suivante : s’il existe un « courant phénoménologique de langue française » (expression à préférer à celle, un peu simpliste mais plus utilisée, de « phénoménologie française »), alors il serait difficile de ne pas y reconnaître une certaine dette hégélienne. Et cela est vrai dans un sens – qui déborde la finalité de ce dossier – qui n’est pas rétrospectif (ce que la phénoménologie a été), mais aussi prospectif (ce qu’elle peut encore être). Qu’on pense, par exemple, au fait que Koyré indiquait dans la notion d’« auto-constitution » de la chose le point de contact méthodologique entre Hegel et la phénoménologie (Études d’histoire de la pensée philosophique, op. cit., p. 175) ; ou au grand thème de la « vie du contenu » (cité par Jean Hyppolite dans ses premiers articles sur Hegel), dont la puissance d’évocation ne peut laisser indifférente une pensée authentiquement phénoménologique. Y a-t-il, encore aujourd’hui, la possibilité de faire dialoguer la phénoménologie avec « die Erfahrung der Sache selbst », dont Hegel parlait dans sa Phénoménologie de l’esprit ? La relation vivante avec certains thèmes hégéliens ne pourrait-elle aider le mouvement phénoménologique à ne pas glisser vers une tendance à l’empirisme sans critères logiques ? Questions importantes, loin d’être épuisées. Mais tout cela – on doit le répéter – déborde amplement le travail que nous présentons ici, qui reste d’ordre essentiellement historique.
12Les essais de ce dossier donnent une première exposition de la présence hégélienne dans le courant phénoménologique. Les analyses menées concernent Paul Ricoeur (G. Marmasse), Jacques Derrida (T. Gress), Michel Dufrenne (L. Possati) et Michel Henry (J. Hernandez-Dispaux et G. Jéan). Bien sûr, il ne s’agit ici d’aucune « complétude », car on aurait pu évoquer d’autres auteurs, d’autres expériences de pensée phénoménologique, certes très intéressants et sans aucun doute majeurs (qu’on pense ici, à titre de simple rappel, à Merleau-Ponty, que nous avons déjà cité, ou Emmanuel Levinas)."
-Andrea Bellantone, Présentation du dossier "Hegel en France depuis 1945", Cahiers critiques de philosophie, 2015/1 (n°14), p. 63-67. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-philosophie-2015-1-page-63.htm
https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-philosophie-2015-1-page-69.htm
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-philosophie-2015-1-page-89.htm
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