"Au début du XIXe siècle, dans le milieu de la philosophie francophone, il y avait une question douée d’une urgence difficile à évaluer dans toutes ses nuances : le savoir métaphysique était-il encore possible après l’aboutissement sceptique des Lumières, après le désespoir gnoséologique de David Hume et le phénoménisme attribué à Emmanuel Kant ? Cette question s’était déjà présentée dans le milieu francophone de l’Académie de Berlin, comme le démontrait, par exemple, l’anxiété avec laquelle le sage Louis-Frédéric Ancillon soutenait que le criticisme avait réduit la connaissance à « un progrès à l’infini de nullités pures, sans que jamais rien de réel se présente à l’esprit. Victor Cousin, maître trop souvent ignoré et méprisé de la pensée française de l’époque, avait fait de la restauration de la métaphysique la question de sa pensée ; ou, si on préfère, de toute la pensée française de son époque."
"Ravaisson, comme toute sa génération, a participé au cursus académique créé par Cousin. [...] Le rapport sur Ravaisson était rédigé par Cousin, à l’époque président du jury d’agrégation."
"C’est à partir de ce cadre que Félix Ravaisson, lui aussi influencé de manière déterminante par le magistère de Cousin, élabora sa réponse au problème de la possible renaissance de la métaphysique. Il ne s’agissait pas d’une simple répétition de la réponse cousinienne, mais d’une réélaboration radicale des possibilités de la métaphysique comme philosophie première, qui ouvrait une nouvelle route à la pratique de pensée de celle qu’il nous faut désormais appeler l’école spiritualiste du XIXe siècle français."
"Pour Cousin, recommencer la métaphysique signifiait d’abord éloigner le risque d’une raison incapable de saisir le réel, c’est-à-dire neutraliser le prestige de la pensée kantienne. Dans une page de son Cours de philosophie de 1828, il avait écrit que Kant, « après avoir commencé par un peu d’idéalisme », avait « abouti au scepticisme ». Déjà en 1820, dans ses leçons consacrées à la philosophie kantienne, Cousin n’avait pas épargné ses critiques : responsable d’avoir condamné la « raison humaine » à la « subjectivité », la pensée criticiste avait dissous la métaphysique dans le « scepticisme absolu ». De ce point de vue, la pensée de Kant était parfaitement en continuité avec l’aboutissement sceptique des Lumières, contre lequel Cousin saluait avec complaisance le nouvel idéalisme allemand de Schelling et Hegel en s’engageant dans une entreprise vouée à « ôter le caractère de subjectivité » des principes de la raison.
C’était dans ce contexte antikantien que naissait la théorie cousinienne de l’impersonnalité de la raison : formule synthétique d’un idéalisme peut-être prétentieux, employée dans la tentative de donner une réponse positive et forte à l’élan métaphysique né entre les deux siècles et destinée finalement à s’enraciner à travers un efficace magistère intellectuel. C’est la cinquième des leçons cousiniennes de 1828, dans le milieu d’un dispositif orienté à affirmer l’accès de la raison aux principes universels et éternels, qui avait soutenu que « la raison n’est pas individuelle », dès qu’« elle n’est pas nôtre, elle ne nous appartient pas, elle n’est pas humaine ». Il s’agissait de chasser le fantôme de tout subjectivisme, en reconnaissant l’accès de la raison humaine à la « manière d’être de la raison éternelle ».
Avec ces intentions très déterminées, Cousin avait rouvert le discours spéculatif en France, en imposant une restauration de la philosophie qui était une réaffirmation de la métaphysique, c’est-à-dire d’un savoir capable de s’élever aux « conceptions de cette raison universelle et absolue que nous ne constituons pas, mais qui apparaît en nous ». Selon Cousin, la métaphysique était possible : entendue comme analyse rationnelle de la conscience et de l’histoire, elle était orientée à la connaissance des « idées absolues », des « vérités nécessaires et universelles » douées d’une « évidence complète ». Cette perspective, bientôt critiquée de plusieurs côtés, sera toutefois le point de référence, qu’elle soit polémique ou positive, de la plus grande partie la pensée française du XIXe siècle."
"Quand la philosophie française voudra se libérer de l’influence cousinienne, elle trouvera son ressort dans une certaine intransigeance kantienne : cela sera le cas de Charles Renouvier, dont la pensée est née à une époque où la domination de l’éclectisme cousinien était encore bien forte et qui fera du concept de « phénomène » son mot d’ordre
La montée du kantisme français, pendant la IIIe République, qui eut lieu dans un milieu de résistances articulées et d’ambiguïtés variées, aura dans la figure de Renouvier son représentant le plus authentique et radical : comme il l’écrivait en 1857, « je me place au point de vue du connaître, non à celui de l’être sans le connaître, lequel m’échappe entièrement ».
Il est peut-être superflu de remarquer que le mépris de la pensée spéculative manifesté par le néocriticisme de Renouvier se dressait contre l’inclination toute cousinienne à la restauration de la métaphysique : il s’agissait en effet de se placer d’un point de vue rigoureux et sévère, après l’avancée, peut-être un peu cavalière, de la pensée « impersonnelle » du milieu éclectique. Si Cousin avait reproché à Kant d’avoir, « avec sa raison subjective », « invinciblement renfermé » la pensée dans « les limites du sujet », Renouvier aurait à son tour reproché à l’éclectisme sa prétention à l’ontologie.
En 1857, en s’adressant à son lecteur dans l’avant-propos des Essais de critique générale, Renouvier rappelait que le travail du « criticisme » avait apporté des « changements » capables d’interdire « tout caractère scientifique » à l’« ontologie scolastique » et à la prétendue « évidence rationnelle ». Le lecteur de l’époque n’avait pas de difficultés à reconnaître dans la métaphysique cousinienne le vrai fétiche polémique de cette rancune : l’éclectisme était défini sans pitié comme un « soi-disant rationalisme » qui s’était appuyé sur les « philosophes plus anciens » pour dépasser cette « limite infranchissable aux prétentions chroniques du savoir ».
Si, à l’époque où Renouvier écrivait, Cousin s’était déjà retiré de l’enseignement actif, ses élèves les plus connus, Paul Janet et Émile Saisset, étaient installés à l’université, engagés dans la continuation du geste philosophique inauguré par leur maître : d’un côté en renouvelant la lecture de Leibniz et de l’autre en relançant une interprétation spiritualiste du platonisme. Janet, en écrivant sa belle biographie intellectuelle de Cousin, avait reconnu à son vieux mentor le mérite d’avoir reconstruit la tradition de la métaphysique en France.
Vis-à-vis de cette prétention de Cousin et de ses épigones, Renouvier était toutefois tranchant, rappelant que dans la pensée de cette école « l’affirmation ou la négation arbitraires, et les petits arrangements dogmatiques, se partagent la scène de la philosophie ». La conclusion était sévère, aigre jusqu’à la méchanceté : « L’éclectisme est le bouffon qui s’occupe des intermèdes »
Contre les rêveries et les tentations de ce dogmatisme métaphysique, Renouvier rappelait donc le phénoménisme infranchissable que la pensée de Kant avait implanté solidement dans le milieu de la philosophie. De l’horizon restreint du « phénomène » on ne pouvait pas sortir, car on « arrive à définir la chose par la représentation après avoir défini la représentation par la chose », en restant ainsi enfermé dans un « cercle inévitable ». Cousin, qui avait prétendu analyser dans la conscience les principes ontologiques, avait oublié la distorsion opérative de la subjectivité : il avait assimilé « la philosophie » à une discipline classificatoire, à une sorte de « botanique. »."
"L’antipathie de Renouvier pour les formes de spiritualisme ontologique en fera une des cibles polémiques préférées de Louis Lavelle, exposant le plus éminent de ce courant de pensée. Cf. par exemple la critique par Lavelle des phénoménismes dans les premières pages de De l’être, Paris, Aubier, 1937, p. 11."
"C’est au cœur de cette même école éclectique que s’était engendrée une réaction contre la méthode rationaliste choisie par Cousin. Il ne s’agissait pas d’une réaction phénoméniste à la tentative de restauration de la métaphysique, comme dans le cas de Renouvier ou de Tissot, mais de son approfondissement spiritualiste.
Jules Lachelier, dans sa précieuse correspondance, nous a laissé une trace de cette polémique : dans une lettre à Janet datée du 25 novembre 1879, il rappelait que dans la pensée cousinienne il y avait un résidu « trop empirique ». Selon Lachelier, donc, il fallait abandonner les suggestions cousiniennes, trop liées à la méthode « psychologique » empiriste et coupables enfin de reporter l’analyse de la conscience « à la philosophie de Locke ».
Le fond de ces critiques, on pourrait le retrouver aussi dans un autre écrit : il s’agit de l’article « Psychologie et métaphysique » publié par la Revue philosophique en mai 1885, où Lachelier explicitait les raisons de son opposition à l’éclectisme. Il y accusait Cousin d’avoir substitué à « un fait » de la psychologie empirique une triade de « trois faits », sans d’autre part sortir des vices de la philosophie du XVIIIe siècle. L’accusation de Lachelier contre Cousin, enfin, était d’avoir réduit le fait de la conscience à un formalisme stérile, en oubliant ainsi l’activité essentielle de la subjectivité, la vérité que toute conscience est en soi action de créativité, « volonté. ».
En 1887, toujours dans sa correspondance, Lachelier avait indiqué la personnalité qui avait permis à la philosophie française de sortir de l’impasse en lui ouvrant de nouveaux horizons : Ravaisson. À propos de ce philosophe, il écrivait que « c’est lui qui nous a appris, ce me semble, à tous, à concevoir l’être non sous les formes objectives de substance ou de phénomène, mais sous la forme subjective d’action spirituelle […]. Je crois que vous retrouviez cette idée chez M. Bergson, et même chez M. Ribot, aussi bien que chez M. Boutroux, et chez moi-même. C’est peut-être même la seule qui nous soit commune à tous et qui fasse l’unité du mouvement philosophique de ces vingt dernières années ». Sans trop hésiter, donc, Lachelier donnait l’impression d’enrôler toute la philosophie française de son époque dans l’école de Ravaisson, dont un célèbre article de 1840 dans la Revue des deux mondes était présenté comme un « point de départ » pour toute la pensée postérieure.
« Ne serait-il pas juste, se demandait Lachelier, de signaler la grande part qu’a eue Ravaisson dans le mouvement philosophique dont il s’agit » Il fallait donc reconnaître, comme alternative à la ligne cousinienne, le parcours d’une deuxième voie de la renaissance de la métaphysique en France. Cette pensée ne passait pas par la route de ce qu’Adriano Tilgher appellera l’« idéalisme abstrait » de la philosophie de Cousin, mais par une tout autre généalogie, dont la pensée de Ravaisson était le pivot et le centre dynamique principal."
"Le choix de l’article ravaissonien de 1840 n’était pas fortuit : il s’agissait en effet de sa prise de distance officielle par rapport à l’enseignement cousinien. L’éloignement de Ravaisson de l’orthodoxie éclectique s’était esquissé depuis quelques années, mais ce sera aux alentours de cette date que la différence deviendra insurpassable. C’était la révélation des critiques schellingiennes de Cousin et de l’idéalisme hégélien qui avait ouvert à Ravaisson – et à une partie signifiante de la pensée française – sa nouvelle route : son idée de l’« expérience spirituelle », nouveau territoire de la métaphysique, aurait été la manifestation française de l’exigence schellingienne d’un empirisme « assumé dans le sens le plus élevé" .
En 1835, devenu presque accidentellement le traducteur du Jugement de Schelling sur la philosophie de Cousin, confié originairement aux soins de Joseph Willm, Ravaisson avait découvert les critiques du formalisme métaphysique cousinien présentées par le philosophe allemand. Dans sa note introductive à la traduction, parue dans la Nouvelle Revue germanique du mois d’octobre 1835, il définissait Schelling comme « le plus grand philosophe de notre siècle ». En 1839, ainsi que le révèlent avec clarté ses lettres adressées à Edgar Quinet, il s’était rendu en Allemagne « surtout afin de voir Schelling. À Munich, il avait enfin éprouvé un étonnement profond devant la nouvelle philosophie professée par le philosophe allemand, une pensée qu’il qualifiait de « libre et substantielle » et « véritablement positive ».
Il s’agissait d’une vision spirituelle du monde que Ravaisson sentait en accord profond avec ses intuitions les plus intimes : en 1837, il avait écrit à ce propos une lettre très claire au même Schelling, à laquelle son correspondant avait répondu avec sympathie et avec un éloge prononcé pour la « direction nouvelle » que Ravaisson proposait à la pensée française. C’était un véritable imprimatur, confirmé par les mots admiratifs que Schelling avait écrits à Cousin : « Le jeune homme ira plus loin […]. Déjà il a touché une grande vérité »
Il semble donc que c’était grâce à la connaissance du travail de Schelling, dans la période de 1834 à 1839, que Ravaisson avait envisagé l’idée d’une métaphysique différenciée par rapport à celle décrite par le dispositif historique et conceptuel mis en place par Cousin. Si le mémoire historique sur la Métaphysique d’Aristote, couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, avait été publié dans un recueil académique dès 1834, la publication des deux volumes de l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote n’eut lieu qu’entre 1837 et 1846, c’est-à-dire quand l’horizon schellingien avait déjà sollicité la nouvelle perspective de Ravaisson.
En suivant les traces méthodologiques de son maître et la puissante suggestion schellingienne, Ravaisson avait enfin élaboré une vraie synthèse de vision historique de la métaphysique et de révision de son concept, en appliquant cette circularité de l’œuvre théorique et de l’œuvre historiographique qui a été un des traits distinctifs de la pensée du XIXe siècle. Il s’agissait en effet de renverser le modèle du maître pour accomplir un empirisme métaphysique opposé à tout rationalisme abstrait, un empirisme capable de reconnaître la positivité et la consistance du réel comme « tendance à persévérer dans l’acte même qui constitue l’être ». C’était ainsi que Ravaisson se mettait à la recherche d’une généalogie de ce nouvel empirisme, dont la plus belle manifestation aura été le Rapport sur La Philosophie en France au XIXe siècle, où le récit de la naissance du spiritualisme français s’entrelaçait avec un regard ample sur toute l’histoire de la philosophie, entendue comme préambule et préparation à la nouvelle « idée expérimentale » du suprasensible."
"Ravaisson accusait Cousin d’avoir appliqué la méthode abstraite à la psychologie, en condamnant ainsi « tout ce que nous pouvons connaître », même quand il s’agissait des données du sens intime, à de simples « faits » sans vie ou à des « phénomènes que nous observons ». D’une certaine manière, Cousin était lui aussi resté emprisonné dans la logique de ce sensualisme qu’il avait voulu combattre, retombant ainsi dans un phénoménisme dangereux pour la vocation réaliste de la métaphysique. [...]
" [Cousin] avait continué à ignorer la différence essentielle entre l’observation, qui ne pourrait donner que des phénomènes et des abstractions, et la véritable puissance du sens intime. Ainsi, sa pensée était tombée dans une faute typique de tout rationalisme formaliste, celle d’avoir érigé « en principes des abstractions créées par l’entendement ».
Fondée sur cette forme de rationalisme, la pensée cousinienne aurait été incapable de distinguer entre la simple « perception » des faits et la vraie « aperception » des forces. Emprisonnée dans une conception intellectualiste du sens intime, dominée par les « éléments » abstraits de l’entendement, la psychologie éclectique était restée un formalisme : son élévation vers la métaphysique aurait toujours été limitée et désorientée par cette faute originaire. Cousin n’avait pas reconnu le fait que « la pensée n’est donc réellement telle », c’est-à-dire « différente d’une simple et passive impression », que « par la conscience intime qu’a le sujet de l’action unifiante et synthétique qui est lui-même ».
Contre cette faute de l’éclecticisme, Ravaisson remarquait que la vérité de « la conscience » était en réalité le « sentiment actuel de l’activité » : il ne s’agissait pas de donner forme, mais de révéler la puissance d’une action, la radicalité d’une force personnelle et individuelle. Le mérite d’avoir compris cette vérité n’allait pas à Cousin, mais à l’ouvrage de Pierre Maine de Biran, car c’était lui qui avait « supérieurement établi » que tous les « phénomènes internes » n’étaient pas de simples « phénomènes subjectifs de la conscience du moi ». Le principe supérieur établi par Maine de Biran était le fait que la métaphysique ne pouvait pas se bâtir sur un ensemble de formes, mais qu’elle devait se fonder sur une énergie d’individualisation. Le véritable mérite du principe biranien, le « je veux, donc je suis », était le fait que la singularité y affirmait son primat métaphysique vis-à-vis de la forme, des abstractions et des généralités. Cousin, qui s’était occupé de l’édition des Œuvres philosophiques de Maine de Biran, en le définissant pour sa part comme « le premier métaphysicien français de notre temps », n’avait évidemment pas saisi la véritable valeur de cette pensée.
Dans sa lettre de 1887, Lachelier aurait en effet remarqué que le tournant de la pensée française effectué par Ravaisson à partir de 1840 s’était accompli grâce à son rattachement à « la philosophie de Maine de Biran ». Dans la confession de Lachelier se révélait le sentiment d’une époque : une génération philosophique entière refusait son enracinement dans l’enseignement cousinien et s’apprêtait plutôt à reconstruire sa généalogie en reconnaissant Maine de Biran comme son propre maître idéal."
"Lachelier et Boutroux construiront leur perspective à partir d’un dépassement interne du criticisme. Il s’agira donc d’ouvrir une perspective authentiquement spiritualiste en passant à travers le travail et les difficultés de l’analyse critique. Cette tendance passera par l’approfondissement des thèmes de l’élargissement pratique de l’usage de la raison, que l’on trouve traité par exemple dans De la contingence des lois de la nature de Boutroux, là où il écrivait qu’« il appartiendrait à la métaphysique de combler le vide laissé par la philosophie de la nature, en cherchant s’il ne serait pas donné à l’homme de connaître, par une autre voie que l’expérience, non plus des essences et des lois, mais des causes véritables ». Cf. É. Boutroux, De la contingence des lois de la nature [1874], Paris, PUF, 1991, p. 152. Dans le cours de 1896-1897 dédié au kantisme, Boutroux n’épargnera pas ses critiques à Kant, montrant que la seconde génération spiritualiste ne pensait pas rester emprisonnée dans la négation de la métaphysique (cf. La Philosophie de Kant. Cours de M.É. Boutroux professé à la Sorbonne en 1896-1897, Paris, Vrin, 1965, p. 166)."
"Cette hostilité de Ravaisson pour le kantisme sera d’autre part un des héritages les plus importants de ce philosophe pour Bergson."
"Dans l’article de 1840 sur la philosophie contemporaine, l’éloge de Maine de Biran s’accompagnait du mépris du kantisme, qui « avait cru établir que l’intelligence humaine n’a pour objet que des phénomènes et leurs lois ». Des années plus tard, dans son texte sur la philosophie de Pascal, daté de 1887, Ravaisson ne sera pas tendre avec le criticisme : « Kant a cru, après Hume et Locke, que l’esprit ne saurait rien saisir hors du champ de l’imagination » Il s’agissait du même reproche que Cousin aurait pu faire à Kant, tiré directement de l’arsenal de la polémique éclectique contre la philosophie des Lumières : Kant était placé dans la même tradition que Locke et Hume, à savoir cet empirisme des impressions qui aurait amené au scepticisme et à la banqueroute de toute prétention à la métaphysique."
"Maine de Biran avait découvert que, « tandis que la science du monde extérieur n’a pour objet immédiat que des phénomènes, l’expérience de conscience, l’aperception, est l’expérience d’une cause ». Ainsi, il avait pu proposer une « science de l’esprit » en imposant à la philosophie le rôle de « science par excellence des causes et de l’esprit de toute chose». Il s’agissait d’une idée que Maine de Biran avait développée, mais qui appartenait à tout un courant de la pensée francophone, qui avait identifié dans l’expérience intime le lieu du « passage naturel et sûr de l’univers visible […] à l’univers invisible des forces et des substances.
Il ne s’agissait pas, comme dans le cas de Cousin, d’observer le sujet pour y découvrir des formes, des idées, des principes, mais de suivre Maine de Biran en reconnaissant au fond de toute subjectivité la condensation d’une activité ou d’une force. De ce point de vue, la pensée cousinienne était restée dans la position de « l’entendement », qui méconnaît toute vraie « unité réelle naturelle, qui donne aux réalités l’action qui le fait être » et « l’imite » avec l’unité « factice et artificielle » de ses formes abstraites.
Encore une fois, toutefois, la différence essentielle qui distinguait les positions de Ravaisson et de Cousin ne regardait pas l’horizon du problème, mais la direction de la réponse. Dans les Fragments philosophiques de 1826 et dans son cours de 1828, Cousin avait bien indiqué sa foi dans la possibilité d’un passage de la psychologie à l’ontologie. La psychologie était déclarée « la condition et comme le vestibule de la philosophie ». L’analyse de la conscience était la « base » de toute « ontologie », capable d’ouvrir la pensée au savoir de la réalité en tant que telle. Ainsi, Cousin reconnaissait dans le rôle ontologique de la psychologie la contribution essentielle de la pensée française à la modernité, en pensant évidemment à Descartes ; mais en se reliant aussi à cette fondation des catégories de la pensée à partir de l’expérience psychologique qui avait été une des bases de l’idéologie de Destutt de Tracy et de la psychologie de Laromiguière . La « réalité » dont il s’agissait dans l’analyse psychologique n’était toutefois pas la même pour Ravaisson et pour Cousin : la découverte apportée par l’analyse psychologique était désormais très différente et entre ces deux déclinaisons de spiritualisme français s’était créé un clivage essentiel.
La réponse de Ravaisson était donc différente par rapport à l’éclectique : si la psychologie restait sans doute le « vestibule » de l’ontologie, elle apportait toutefois à la métaphysique la découverte du principe de la réalité comme force d’action singulière, comme actuositas individuelle. Cousin, en revanche, avait pensé à la psychologie comme lieu de découverte des idées éternelles et des formes a priori et, en dernière analyse, générales et abstraites. Ainsi, Ravaisson pouvait dire, en citant Aristote, que « l’être proprement dit, c’est le sujet », car à l’« action » seulement « appartient partout et toujours la priorité ». Au spiritualisme « abstrait » de Cousin se substituait finalement une métaphysique fondée sur la découverte biranienne du sens intime personnel et sur la priorité de l’acte de singularisation proclamée par Aristote."
"La structure fondamentale de cette vision polémique de l’histoire de la métaphysique était la distinction entre le paradigme aristotélicien et platonicien. Il s’agissait d’une distinction mûrie par Ravaisson dès son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, mais qui trouvait son application de plus en plus percutante dans les ouvrages suivants, jusqu’aux pages du Testament philosophique, là où on peut lire que tout platonisme prendrait « pour des causes de simples modes, extraits que fait des choses l’entendement, et qui n’ont que dans les individus une existence réelle », là où Aristote avait affirmé qu’on connaît tout par « intuition et par analogie ». La « nature spirituelle » qui était donc l’« objet propre » de la philosophie n’était pas une forme, mais la concrétisation des figures individuelles, actives et jaillissantes.
Dans l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, Ravaisson avait écrit que la pensée platonicienne, « en s’élevant de genre en genre, s’éloigne de plus en plus des réalités, en perd de vue les limites spécifiques, et en confond les différences dans une unité vaine ». Un texte très tardif, Métaphysique et morale, précisait : « Platon prit pour les types indiqués par Socrate des qualités qui subsistaient par elles-mêmes […]. Ces qualités ou formes, ces idées, sous lesquelles s’agitait la matière, étaient de véritables êtres dont tout le reste, dans sa mutabilité, n’était qu’imparfaite imitation ; et dans la dernière période de son enseignement, réduisant ces qualités à des quantités, à des nombres, Platon retournait, quoique avec mainte réserve, au pythagorisme » Le long de son parcours, de ses origines jusqu’aux derniers ouvrages, la tension essentielle de l’histoire de la métaphysique tracée par Ravaisson devenait un rythme ou une conflictualité entre un modèle platonisant, fondé sur l’essence et l’abstraction, et un modèle aristotélicien, fondé sur l’action et l’individualité.
Selon Ravaisson, « après Aristote, la civilisation grecque incline vers sa décadence ». Mais c’était toute la tradition de la pensée occidentale qui, après l’ouvrage du Stagirite, serait devenue un conflit entre les philosophies formelles, issues du platonisme, et les philosophies du concret spirituel. La pensée de la scolastique avait pris « pour les objets favoris de ses spéculations des formalités vides, produits logiques de l’entendement » ; le criticisme, aboutissement du processus, était coupable de se refuser « à admettre aucune connaissance immédiate, ou intuitive, de réalités invisibles. C’était ainsi que Ravaisson créait son propre paradigme de l’histoire de la métaphysique, fait d’intégrations et d’exclusions : d’un côté les philosophies reliées au « pythagorisme » et au « platonisme » ; de l’autre la tradition fondée par la séquence d’« Aristote, Descartes, Pascal » et à laquelle il faudrait ajouter sans doute Leibniz, avec sa monadologie, mais aussi Maine de Biran, véritable créateur d’une métaphysique de la conscience immédiate.
La tradition de la métaphysique que Cousin avait voulu restaurer était bâtie précisément sur ce platonisme que Ravaisson condamnait de toutes ses forces. Il s’agissait d’une tradition fondée sur l’idée de la « raison » comme « médiateur nécessaire entre Dieu et l’homme », incarnée historiquement par le « logos de Pythagore et de Platon », qui se serait continuée dans le néoplatonisme, le cartésianisme et la pensée allemande, de Leibniz jusqu’à Hegel. Vis-à-vis de cette tradition, Ravaisson avait choisi un tout autre enracinement : si, « à partir de Socrate », la philosophie « roule tout entière sur les formes », c’était avec Aristote que la pensée avait subi une transformation vers le concret. Aristote avait écrit que, « de la forme logique à la réalité, du général à l’individuel, il y a un abîme » et que la philosophie, emprisonnée dans la formalité, ne pourrait jamais saisir la vérité de l’être. La pensée du Stagirite devenait alors la ressource archaïque et fondamentale de toute autre métaphysique possible, soutenable vis-à-vis des malédictions sceptiques, mais opposée au rationalisme proposé par l’éclectisme.
C’était à partir de ce renouvellement de l’aristotélisme que Ravaisson avait voulu accomplir son projet de restauration de la métaphysique. On comprend alors pourquoi, en se mouvant le long de la même route, au début du XXe siècle, Émile Boutroux avait pu soutenir que le vrai « fondateur » du spiritualisme n’était pas Platon mais Aristote. Le spiritualisme, nouvelle métaphysique réaliste, était donc un nouvel aristotélisme."
"Si Ravaisson propose donc un tournant du spiritualisme vers la singularité, c’est Augusto Vera, le plus orthodoxe des hégéliens francophones du XIXe siècle, qui propose un formalisme quelquefois étouffant. Vera, lui aussi lié étroitement à l’enseignement de Cousin, continuera la marche de l’éclectisme jusqu’à un hégélianisme platonisant et rationaliste."
"Il ne s’agissait pas de produire un nouvel activisme irrationaliste, mais de revendiquer que le caractère véritable de l’acte n’était que celui d’individualiser : « L’individu est la substance primaire, qui ne suppose rien, et par conséquent la seule vraie substance » [Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote]. Le modèle aristotélicien, encore une fois, se révélait décisif, capable d’enraciner profondément l’élan de la nouvelle métaphysique : « Aristote était familier avec toutes les réalités, avec la nature et l’histoire, avec les sciences biologiques, morales et politiques : les constructions dialectiques et mathématiques du platonisme, ces généralisations derrière lesquelles disparaissait la vie, ne pouvaient le contenter. » Pour Aristote, continuait Ravaisson, « la nature est toute mouvement » et « le mouvement est une sorte de vie », c’était ainsi que « pour expliquer les êtres » il avait invoqué la puissance de l’« âme ».
La véritable métaphysique devenait donc pour Ravaisson l’effort pour « découvrir le secret » de l’« individualité », c’est-à-dire de la force immanente à toute réalité. Cette « âme » dont Aristote avait parlé était la force substantielle de tout individu, sa puissance de singularité. Ainsi, la vraie philosophie première aurait dû se tourner vers le mystère de l’individualité car « l’être ne consiste donc ni dans les catégories générales de l’être, ni dans aucun des genres qu’elles renferment […] ; c’est l’être particulier qui n’existe qu’en soi, d’une existence indépendante, l’individu, objet de l’expérience, ou de l’intuition ».
C’était dans ce virement vers l’individu comme prius de toute ontologie que Ravaisson faisait se rencontrer l’inspiration biranienne, qui révélait le primat de l’individualité comme donnée originaire de la conscience, et l’inspiration aristotélicienne, comme découverte du primat ontologique de l’individualité en tant que substance première. Entre la dimension du sens intime et la dimension ontologique se créait donc une solidarité qu’on verra exercée dans toute sa richesse dans L’Évolution créatrice de Bergson, là où dans l’idée de la vie s’incarnera la synthèse capable de penser l’« Absolu » à partir d’une « essence psychologique », en abandonnant les ontologies fondées sur le modèle « mathématique » ou « logique ».
À partir de cette double inspiration, Ravaisson pouvait donc tracer son interprétation du rôle et de la fonction de la métaphysique comme philosophie première, la plus excellente et la plus précieuse des disciplines. Sa supériorité ne résidait pas dans sa connaissance quantitativement plus étendue par rapport aux autres savoirs, mais dans sa capacité à pénétrer jusqu’au fond la racine de la réalité comme puissance d’individualisation : « le véritable être » est « objet individuel d’intuition », c’est-à-dire « l’acte »."
-Andrea Bellantone, « Ravaisson : le « champ abandonné de la métaphysique » », Cahiers philosophiques, 2012/2 (n° 129), p. 5-21. DOI : 10.3917/caph.129.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2012-2-page-5.htm