"Dans l’abondante littérature suscitée par l’opuscule de Kant Pour la paix perpétuelle (1795), l’« Essai sur le concept de républicanisme21 » de Friedrich Schlegel est l’un des textes les plus étonnants. Cette recension, parue dans la revue Deutschland dirigée par Johann Friedrich Reichardt en août 1796 (Schlegel a alors vingt-quatre ans), renchérit avec passion sur le républicanisme de Kant. Certes, Schlegel reprend l’assertion kantienne selon laquelle l’instauration d’un régime républicain en chaque État est la condition de la paix entre les nations. Toutefois, dénonçant ce qui lui apparaît comme une série de fautes logiques dans l’argumentation du philosophe de Königsberg, il accentue la thèse et soutient notamment que l’État n’est véritablement républicain que s’il est démocratique, et que les rapports internationaux ne garantiront la paix qu’à la condition d’être basés, non pas sur le droit fédératif, mais sur la fraternité de tous les républicains.
Citons, en vrac, quelques formules qui montrent le contraste entre les deux auteurs. Pour Kant, « le républicanisme est le principe politique de la séparation des pouvoirs » (AK VIII, 352) ; « c’est la volonté générale donnée a priori qui détermine ce qui est de droit parmi les hommes » (AK VIII, 378) ; « la démocratie est nécessairement un despotisme » (AK VIII, 352) et « le caractère injuste de la rébellion est évident » (AK VIII, 383). Pour Schlegel, « la souveraineté [de la communauté politique] ne peut être cédée » [aux gouvernants] (KFSA VII, 16)."
Pour Schlegel, « la souveraineté [de la communauté politique] ne peut être cédée » [aux gouvernants] (KFSA VII, 16) ; « la volonté de la majorité doit avoir valeur de succédané de la volonté générale » (ibid.) ; « le républicanisme est nécessairement démocratique » (ibid.) et « toute insurrection dont le but est […] l’organisation du républicanisme est conforme au droit » (KFSA VII, 23). Comment comprendre les thèses de Schlegel dans leur contexte intellectuel et quelle est leur force ? […]
Pour Schlegel, les impératifs transcendantaux imposent de reconnaître à chaque membre de la communauté la faculté d’exercer l’entièreté de ses prérogatives de citoyen. Ce qui implique, par exemple, que « la pauvreté et […] la féminité […] ne sont […] pas des raisons légitimes d’exclure totalement tel ou tel du droit de vote » (ibid.) – alors que Kant, comme on le sait, soutient que, pour être électeur, le citoyen majeur doit être son propre maître, c’est‑à-dire posséder une quelconque propriété qui lui permette de vivre , et que « la gens féminine tout entière » est dépourvue de personnalité civile."
"La volonté majoritaire, dit le texte, est reconnue comme valant pour la volonté générale par une fictio juris. La fiction juridique, comme on le sait, est un artifice de technique juridique, un « mensonge de la loi » consistant à supposer un fait contraire à la réalité en vue de produire un effet de droit. Il y a lieu alors de se demander quelle est la justification d’une telle fiction. Faire reposer la décision politique sur la volonté majoritaire, n’est-ce pas abandonner la volonté générale ? Précisément, on l’a vu, Schlegel parle d’un abîme infranchissable entre la volonté générale et la volonté empirique. Cette dernière n’est-elle pas particulière par définition, donc impropre à assurer le caractère républicain du régime ? À cette objection, Schlegel répond en deux temps. En premier lieu, il est tout à fait possible que la volonté majoritaire soit despotique et opprime la minorité. Nous sommes alors dans un cas d’ochlocratie, c’est‑à-dire de pouvoir de la masse. Car, en second lieu, la volonté majoritaire n’est le succédané de la volonté générale que pour autant qu’elle présente un « esprit républicain »."
"Certes, dit-il, la constitution ne saurait prescrire une insurrection, car cette dernière abolirait la constitution, ce qui rendrait du même coup l’obligation caduque. En revanche, elle peut définir théoriquement le cas où elle est permise – à savoir quand un dictateur provisoire prolonge indûment son mandat, ou quand le pouvoir constitué tend à abolir la constitution, ou encore, plus simplement, quand on est dans une situation de despotisme absolu. Si, dans l’Essai, Schlegel critique la révolution permanente et l’anarchie, en revanche il admet la révolution comme alternative au despotisme, voire l’encourage.
Quel modèle Schlegel a-t‑il cependant en tête lorsqu’il défend une république démocratique ? La référence à la Grèce est explicite et centrale."
-Gilles Marmasse, « Le jeune Friedrich Schlegel, un démocrate radical ? », Revue de métaphysique et de morale, 2018/4 (N° 100), p. 551-567. DOI : 10.3917/rmm.184.0551. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-4-page-551.htm
Citons, en vrac, quelques formules qui montrent le contraste entre les deux auteurs. Pour Kant, « le républicanisme est le principe politique de la séparation des pouvoirs » (AK VIII, 352) ; « c’est la volonté générale donnée a priori qui détermine ce qui est de droit parmi les hommes » (AK VIII, 378) ; « la démocratie est nécessairement un despotisme » (AK VIII, 352) et « le caractère injuste de la rébellion est évident » (AK VIII, 383). Pour Schlegel, « la souveraineté [de la communauté politique] ne peut être cédée » [aux gouvernants] (KFSA VII, 16)."
Pour Schlegel, « la souveraineté [de la communauté politique] ne peut être cédée » [aux gouvernants] (KFSA VII, 16) ; « la volonté de la majorité doit avoir valeur de succédané de la volonté générale » (ibid.) ; « le républicanisme est nécessairement démocratique » (ibid.) et « toute insurrection dont le but est […] l’organisation du républicanisme est conforme au droit » (KFSA VII, 23). Comment comprendre les thèses de Schlegel dans leur contexte intellectuel et quelle est leur force ? […]
Pour Schlegel, les impératifs transcendantaux imposent de reconnaître à chaque membre de la communauté la faculté d’exercer l’entièreté de ses prérogatives de citoyen. Ce qui implique, par exemple, que « la pauvreté et […] la féminité […] ne sont […] pas des raisons légitimes d’exclure totalement tel ou tel du droit de vote » (ibid.) – alors que Kant, comme on le sait, soutient que, pour être électeur, le citoyen majeur doit être son propre maître, c’est‑à-dire posséder une quelconque propriété qui lui permette de vivre , et que « la gens féminine tout entière » est dépourvue de personnalité civile."
"La volonté majoritaire, dit le texte, est reconnue comme valant pour la volonté générale par une fictio juris. La fiction juridique, comme on le sait, est un artifice de technique juridique, un « mensonge de la loi » consistant à supposer un fait contraire à la réalité en vue de produire un effet de droit. Il y a lieu alors de se demander quelle est la justification d’une telle fiction. Faire reposer la décision politique sur la volonté majoritaire, n’est-ce pas abandonner la volonté générale ? Précisément, on l’a vu, Schlegel parle d’un abîme infranchissable entre la volonté générale et la volonté empirique. Cette dernière n’est-elle pas particulière par définition, donc impropre à assurer le caractère républicain du régime ? À cette objection, Schlegel répond en deux temps. En premier lieu, il est tout à fait possible que la volonté majoritaire soit despotique et opprime la minorité. Nous sommes alors dans un cas d’ochlocratie, c’est‑à-dire de pouvoir de la masse. Car, en second lieu, la volonté majoritaire n’est le succédané de la volonté générale que pour autant qu’elle présente un « esprit républicain »."
"Certes, dit-il, la constitution ne saurait prescrire une insurrection, car cette dernière abolirait la constitution, ce qui rendrait du même coup l’obligation caduque. En revanche, elle peut définir théoriquement le cas où elle est permise – à savoir quand un dictateur provisoire prolonge indûment son mandat, ou quand le pouvoir constitué tend à abolir la constitution, ou encore, plus simplement, quand on est dans une situation de despotisme absolu. Si, dans l’Essai, Schlegel critique la révolution permanente et l’anarchie, en revanche il admet la révolution comme alternative au despotisme, voire l’encourage.
Quel modèle Schlegel a-t‑il cependant en tête lorsqu’il défend une république démocratique ? La référence à la Grèce est explicite et centrale."
-Gilles Marmasse, « Le jeune Friedrich Schlegel, un démocrate radical ? », Revue de métaphysique et de morale, 2018/4 (N° 100), p. 551-567. DOI : 10.3917/rmm.184.0551. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-4-page-551.htm