"En France, 80 % des adultes mangent du pain quotidiennement, la consommation moyenne par habitant s’établit à 130 grammes par jour. Le pain concerne donc chacun de nous. « C’est un plaisir accessible à tout le monde », m’a dit un jour l’un de mes interlocuteurs. Le pain est un aliment populaire, banal, extrêmement présent dans nos habitudes alimentaires, mais aussi dans notre imaginaire. [...]
Pourtant, pas plus que le reste de notre alimentation il n’a échappé à l’industrialisation. Qu’il vienne du supermarché ou du boulanger, qu’on le trouve bon ou mauvais, le pain est le plus souvent issu d’une standardisation que l’on cache à coups de marketing en mettant en avant l’artisan. Dans le même temps, le contexte évolue : les industriels savent désormais fabriquer des pains parfois meilleurs que ceux du boulanger, des chaînes de boulangeries se développent au rythme d’une ouverture par semaine, les artisans traditionnels souffrent de ce renouvellement de la concurrence, et les moulins se concentrent entre les mains d’une poignée de groupes agro-industriels. À l’opposé, quelques passionnés tentent de renouer le lien entre le pain et la terre. Le paysage de la filière se recompose, notre pain avec."
"Je suis arrivée en avance, mais un comité d’accueil m’attend déjà. Le directeur marketing national de la chaîne s’est déplacé, de même que le « responsable de secteur » – c’est-à-dire de ce magasin et de onze autres dans la zone. Chemise et chaussures pointues, avec leur dégaine de commerciaux, ils alignent les chiffres, me font l’article : l’enseigne a dépassé les 300 boutiques en France fin 2015, en ouvre environ une par semaine depuis quatre ans. « On n’a jamais fermé une seule de nos boulangeries », se félicitent-ils. Rien qu’à Bagnols-sur-Cèze, ville de 18 000 habitants, on en trouve deux. Clés de cette réussite : une installation en périphérie urbaine, de grands parkings à disposition, du pain chaud à toute heure, une offre large de restauration rapide avec pizzas et sandwichs, et des promotions tous les jours. De la quantité, donc, mais aussi un certain niveau de qualité. Car, attention, ici nous ne sommes pas dans un « point chaud », qui ne fait que décongeler du pain fabriqué en usine. Le Groupe Bernard Blachère, à l’origine du concept, a choisi de marcher sur les plates-bandes des artisans : le pain étant pétri, façonné et cuit dans la boutique, sans aucun processus de congélation ou surgélation, le groupe peut légalement utiliser le terme « boulangerie » pour ses enseignes Marie Blachère, et utiliser l’argument « fait maison ».
Le fournil est d’ailleurs exposé à la vue des clients, séparé de l’espace de vente par une simple vitre. Pour discuter boulange, les deux directeurs me laissent entre les mains d’un autre responsable, lui aussi présent – par hasard, m’affirme-t-on – dans le magasin ce matin-là. Alexandre Rozier est « relais-métier » chez Marie Blachère, c’est-à-dire qu’il contrôle la régularité des produits et le respect des « process » dans une dizaine de magasins. Un pas dynamique, l’accent du Sud, le cinquantenaire me fait passer sans hésiter de l’autre côté de la caisse.
Là, les fournées s’enchaînent. On se faufile entre les bacs débordants de pâte en fermentation et les chariots chargés de pains déjà façonnés qui attendent leur passage au four. « On n’a plus de place dans les frigos », s’excuse Alexandre. Il les ouvre les uns après les autres pour me montrer leur contenu. « Pour avoir du pain chaud toute la journée, on stocke les pâtes à + 4 degrés, et on les sort au fur et à mesure pour les cuire », poursuit-il. Les pétrins, bols géants qui mélangent les ingrédients de la pâte, ne désemplissent jamais. Les salariés se relaient à chaque poste tout au long de la journée. La cadence est soutenue aussi pour le matériel : « Le four est allumé en continu de 4 heures du matin à 19 heures. Chez nous les pétrins sont tellement utilisés qu’ils ne durent que six ans, alors que chez un artisan le même modèle fait quarante ans. »
Ici, « on travaille comme chez un artisan, sauf qu’on applique les recettes de la chaîne », explique Pierrick. La trentaine, les cheveux bruns parsemés de farine, une stature imposante qui inspire le calme, le boulanger est le « responsable production » de la boutique. Chaque pain est élaboré selon un diagramme, comprenez une recette, qui doit être respecté à la lettre pour garantir la constance de la production. Sont indiqués quantité de farine, température et nombre de litres d’eau, temps de repos, forme du pâton et même emplacement des « grignes », c’est-à-dire des coups de lame apposés par le boulanger sur la pâte juste avant de l’enfourner. Des machines viennent accélérer le mouvement – une diviseuse pour séparer la pâte en morceaux de même poids, une balancelle pour les laisser reposer, une façonneuse pour former des baguettes ou des boules.
Ce matin, Pierrick s’inquiète de la présence de petites cloques inhabituelles sur la croûte du « pain oriental ». Il repasse le film de la préparation, avec Alexandre. « J’inspecte une boulangerie par jour, pour garantir qu’on trouve la même qualité partout », explique ce dernier. Pierrick s’en réjouit : « Dès que j’ai un souci, une question sur une production, je peux l’appeler : on est bien encadrés. » Rapidité, débit, standardisation de la production, chez Marie Blachère on est presque à l’usine.
Dans l’arrière-boutique, les sacs de farine estampillés du logo de la chaîne s’empilent en palettes de 800 kilos. J’aperçois une étiquette comportant une longue liste d’ingrédients, mais je n’ai pas le temps de la lire, Alexandre m’en écarte. En plus du blé, les farines contiennent des « améliorants », pour les rendre plus faciles à travailler, mieux contrôler l’aspect ou le goût du pain. Les mélanges sont réalisés par les Moulins Soufflet, l’un des trois plus gros meuniers français, selon des recettes dictées par Marie Blachère. Seuls les pains sont vraiment fabriqués de A à Z en boutique. Les viennoiseries et fonds de tartes arrivent, eux, surgelés, depuis les usines des sous-traitants, qui doivent respecter le cahier des charges de la marque."
"Éric attend patiemment son tour. Il apprécie « l’emplacement, parce qu’en centre-ville c’est galère pour se garer ! Et puis dans la boulangerie de mon village, quand vous prenez le pain le midi, le lendemain c’est de la biscotte. Alors que, celui-ci, il se garde trois jours ». « Venir ici, c’est la facilité », reconnaît Marie, un peu plus loin derrière. Et pourtant, « je ne sais pas si c’est facile pour le personnel car il change souvent. Je suis plutôt pour les petits commerçants »."
"La majorité des clients expliquent venir des villages alentour, la plupart repartent avec au minimum un lot de quatre baguettes.
La « baguette de Marie » : le produit d’appel a été savamment travaillé par la chaîne. Sa taille, plus courte que la moyenne, permet de la faire rentrer aisément dans le congélateur. « On met du levain pour qu’elle se conserve bien, et on propose trois cuissons dont une plus courte : comme ça les gens congèlent et peuvent terminer de la cuire chez eux », détaille Alexandre. Y a-t-on ajouté des additifs pour assurer sa résistance à la congélation, ou améliorer sa conservation ? « On met le minimum », assure le relais-métier, évitant d’en dire plus. Mais alors, pourquoi la baguette de Marie n’est-elle pas de « tradition française » ? L’appellation, qui se veut un gage de qualité, n’autorise qu’une courte liste d’ajouts dans la farine. Si la baguette de Marie ne la revendique pas, c’est donc qu’elle utilise d’autres ingrédients. Par trois fois, je pose la question, par trois fois, Alexandre et ses collègues me répondent à côté.
En tout, dans cette journée de vendredi, la boulangerie aura écoulé 3 000 baguettes, débit record pour une ville de taille moyenne. L’enseigne affirme vendre 200 millions de baguettes par an dans l’Hexagone. « Marie Blachère, c’est l’avenir », est convaincu Pierrick, qui a préféré venir travailler là plutôt que chez un artisan indépendant. Alexandre renchérit : « J’avais une boulangerie à quelques kilomètres d’ici. Je l’ai vendue juste avant que Marie Blachère s’installe. Heureusement ! » Pour eux, soit les artisans boulangers s’adaptent, soit ils disparaissent : « Ils doivent faire des promos, de la cuisson toute la journée et s’installer en périphérie de ville avec des parkings », conseille Alexandre. Mais il admet aussi que la course est faussée : « On n’a pas les mêmes prix des matières premières quand on fait les achats pour trois cents boulangeries ou pour une seule. »
La formule de ce McDo de la boulange inspire d’autres chaînes partout en France : Boulangerie Ange a dépassé les 60 points de vente, Boulangerie Louise est en passe de les atteindre, Le Pétrin Ribeïrou en compte à peu près autant. Parmi les challengers avec une trentaine de boutiques, on trouve Moulin de Païou ou Le Grenier à pain. La marque Paul avait été la première à lancer une chaîne de boulangeries, suivie par La Mie Câline, Brioche Dorée ou Éric Kayser. Mais ces enseignes ont surtout développé l’aspect restauration rapide et café, sont souvent des points chauds plutôt que des boulangeries, et préfèrent s’installer en ville. Les nouvelles chaînes de boulangeries, elles, ont choisi le créneau du consommateur périurbain et rural.
En quelques années, elles ont réussi à semer le trouble. Chez le consommateur d’abord, qui ne sait pas ce qui distingue une boulangerie Marie Blachère d’une boutique tenue par un boulanger traditionnel. Est-on dans l’industriel ? Pourtant le pain est fabriqué sur place, sous l’œil du client, par des salariés ayant obtenu le diplôme d’artisan boulanger. Dans l’artisanat alors ? Mais l’enseigne compte plus de 300 magasins, utilise des recettes formatées, et une bonne partie des produits proposés sont fabriqués en usine et décongelés sur place.
Le trouble chez les boulangers traditionnels, ensuite. Ils ne sont plus les seuls à proposer du pain frais fait maison et n’ont plus le monopole de l’enseigne « boulangerie ». Le modèle de l’indépendant qui gère une seule boutique ne suffit plus à définir l’artisan boulanger."
"De retour à Bagnols-sur-Cèze, il faut s’aventurer dans le centre historique pour trouver des boulangers de quartier. Plusieurs devantures de commerces définitivement fermés bordent les rues pavées. En ce samedi après-midi, je ne croise quasiment personne, c’est l’heure de la sieste. Justement, Jean-Baptiste Etcheverry vient de s’en réveiller. Le petit bonhomme aux cheveux en bataille m’attend devant son fournil en fumant sa cigarette d’un air mi-endormi, mi-nerveux, et me propose un café tout en me faisant entrer sous les voûtes du vieux bâtiment. Installée sous l’arcade voisine, la boutique est fermée, il n’y a déjà plus de pain. Sur une des vitres a été scotché un carton à gâteaux blanc, sur lequel est écrit à la main : « Pain made in à l’intérieur. »
37 ans, fils de boulanger, Jean-Baptiste a commencé à apprendre le métier à 13 ans avec son père. Salarié chez divers artisans, il s’est un jour retrouvé au chômage. Cela lui a laissé le temps de trouver un fonds de commerce pour lancer sa propre boulangerie. « C’était il y a cinq ans. Marie Blachère venait de s’installer, une seule banque a accepté de me faire confiance. Aujourd’hui si je revends mon fonds, je perds de l’argent », lâche-t-il avec amertume.
Malgré tout, « je ne pourrais pas faire un autre métier », assure-t-il. En attendant des temps meilleurs, il prépare chaque après-midi la fournée du lendemain. Il se saisit d’un sac de farine de 25 kilos pour le déverser dans le bol du pétrin, « coule » le nombre de litres d’eau correspondant, pèse sel et levure, ajoute de l’« améliorant », puis lance le pétrissage. Une sorte de gros batteur à deux branches mélange peu à peu les ingrédients. Bientôt, le tout s’agglomère pour former une boule de pâte qui tournoie dans la cuve.
La dose de sel me semble élevée. « C’est vrai qu’on aurait dû passer de 20 à 17 grammes par kilo mais personne n’applique cette norme, car sinon le pain n’a plus de goût ! » dit-il. Quant à l’améliorant, il s’agit d’acide ascorbique (E300 dans la classification européenne), un des additifs préférés des boulangers. « C’est pour la tenue de la pâte », m’explique-t-il dans son langage. En fait, cet ajout permet de rendre la pâte plus résistante au passage dans le pétrin, surtout quand celui-ci tourne vite et longtemps. Ce qui est le cas chez Jean-Baptiste, qui laisse l’opération durer vingt-cinq bonnes minutes. Le tout permet de donner plus de volume au pain.
Pourtant, pour améliorer le goût et la conservation du pain, n’est-il pas désormais recommandé de moins pétrir ? « En vingt-deux ans de métier, j’ai tout testé », me répond-il. Fermentations longues et courtes, pétrissage intensif ou réduit, pain à la levure ou au levain. Il en est finalement revenu à ce qu’il appelle la « recette de base » du pain, apprise de son père. « Je fais le pain que j’aime », m’explique-t-il.
Entre le pétrissage et le façonnage, le programme nous laisse un temps de pause. On s’enfonce sous les voûtes du fournil, quelques grands sacs en papier Kraft sont rangés sur des palettes. « Les farines se valent toutes au niveau travail, mais je trouve que la marque Festival a meilleur goût », dit le boulanger. On regarde les composants et, surprise !, même la farine de la baguette basique comporte de l’acide ascorbique, du gluten ou des enzymes (ces protéines accélèrent les réactions chimiques tout au long de la fabrication du pain) : « Si vous voulez une belle baguette, il en faut ! » lâche Jean-Baptiste, comme une évidence. Un autre sac contient un mélange pour pain aux graines prêt à l’emploi. C’est ce que les meuniers et boulangers appellent les « mixs ». Le boulanger n’a qu’à suivre le mode d’emploi, tous les ingrédients sont déjà assemblés.
Dans la liste, encore plus de produits inconnus pour moi, destinés à accentuer le goût, ou rendre plus moelleuse la texture du pain. « Les mixs, j’ai toujours connu ça », assure Jean-Baptiste, qui ne voit aucun problème à les utiliser. Il me présente le joli petit panier de bois, agrémenté d’un ruban aux couleurs de la marque, dans lequel il présente ce pain brun, censé avoir des vertus nutritives. « Mais les gens m’en prennent peu. »
Sa boulangerie a pourtant été une institution : « Dans les années 1980, ils vendaient 1 200 baguettes par jour ! » Aujourd’hui le fournil est trop grand, le four jamais rempli, il n’en sort plus que 170 baguettes quotidiennes. Tout juste de quoi rembourser le prêt, pas assez pour un salaire décent.
Pour s’en sortir, il s’acharne à fabriquer ses viennoiseries maison, propose ce qu’il estime être un pain de qualité. Mais sa clientèle vieillissante ne se renouvelle pas. « J’ai dix clients qui sont morts en cinq ans, c’est dix clients de moins », constate-t-il."
"« Les gens veulent pouvoir se garer partout ! » D’ailleurs, il s’inquiète des intentions de la mairie, qui voudrait supprimer la place de parking devant sa boutique. Pour lui, ce serait la fin. Alors, il espère pouvoir bientôt s’échapper de ce morne centre-ville pour rouvrir une boulangerie de village, quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans les montagnes cévenoles.
Jean-Baptiste ? C’est le boulanger du village, du quartier, d’à côté, d’en bas, du coin de la rue. Les mains dans le pétrin, la tête dans les papiers, il est absorbé par la gestion quotidienne de son entreprise et a rarement le temps de relever la tête. Il fabrique un pain parfois meilleur, parfois moins bon, que celui des chaînes de boulangeries et des grandes surfaces. Si la boutique est bien placée, l’affaire tourne.
Mais, comme Jean-Baptiste, beaucoup d’artisans sont fragiles : il suffit d’un village qui se dépeuple, d’un concurrent qui s’installe, d’une rue commerçante qui se vide, ou d’un incident de vie personnel pour basculer."
"Les temps sont durs pour la boulangerie traditionnelle. Particulièrement dans les petites villes et les campagnes. Le hard discount mène une guerre des prix ; les industriels qui fabriquent le pain en usine savent désormais faire du surgelé aussi bon que le pain frais et se lancent dans le créneau du haut de gamme et du bio ; au milieu, les chaînes concurrencent les artisans boulangers sur leur terrain.
La part de marché des boulangeries traditionnelles, menées par des artisans indépendants, diminue d’environ 1 % par an, même si elles fabriquent encore 58 % du pain consommé en France. On en compterait 32 000, soit environ une pour 2 000 habitants. Mais, pour certains pessimistes, on serait plus proche de 30 000 et leur part de marché se rapprocherait plutôt des 50 %. Les industriels (chaînes, points chauds, usines fournissant du pain surgelé à la grande distribution ou aux collectivités) sont eux en croissance constante, à 32 %. Les fournils des grandes surfaces, qui fabriquent donc le pain sur place, stagnent pour leur part autour de 9 %.
« La boulangerie-pâtisserie artisanale est en train de vivre une mutation historique », estime La Toque, journal très lu dans la profession, dans un dossier sur « Ces chaînes de boulangeries qui bousculent le marché », paru en janvier 2013. Il invite les artisans à « balayer devant [leur] porte ». L’utilisation « de solutions facilitantes atteint des sommets en artisanat, y lit-on également. […] De multiples chaînes sont en fait plus artisanales que de nombreux petits artisans ». Le problème ? Beaucoup de boulangers traditionnels ont cédé à la magie des machines et produits qui permettent de faire le pain plus vite, avec moins d’efforts. Et pour le reste de leur gamme, ils se sont peu à peu tournés vers le surgelé.
Ils se sont aussi habitués à des farines stabilisées, faciles à utiliser grâce aux « améliorants » qu’elles contiennent. Même fonctionnement pour les mixs, qui dispensent les boulangers de créer leurs propres recettes. Les gammes de pains se sont standardisées en même temps que la matière première. Sans s’en rendre compte, les boulangers traditionnels ont préparé le terrain pour les chaînes et les industriels, qui n’ont eu qu’à appliquer à grande échelle des techniques déjà utilisées par les boulangers."
"Les indépendants rappellent aussi les horaires contraignants du métier, l’arbitrage cornélien entre des conditions de travail difficiles et la course aux machines, aux additifs et aux mixs qui améliorent le quotidien. Ils pointent les 35 heures qui ont bouleversé l’organisation de ceux qui emploient des salariés, l’augmentation des charges sociales, et la mode qui a poussé les boulangers à étendre toujours plus leur gamme de pains et de produits."
"Remarque de Daniel Testard, un boulanger breton qui aime observer les habitudes de ses clients : « Les intellectuels vont prendre du pain de campagne parce qu’ils ont besoin de s’enraciner, et les ouvriers ou salariés du pain blanc parce qu’ils veulent s’élever. On se projette dans le pain que l’on achète. »"
"Avant de devenir insipide, le pain blanc était pourtant synonyme de pain de qualité, une garantie que la farine ne contenait que du blé et n’était pas coupée avec d’autres ingrédients douteux. D’abord réservé aux classes sociales supérieures, il a commencé à se répandre dans les classes ouvrières parisiennes dès le XVIIIe siècle, pour continuer à se propager dans les villes et jusque dans les campagnes durant la première moitié du XIXe siècle. Le phénomène s’est poursuivi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : « Au moment de la débâcle, la France était massivement sinon entièrement un pays à pain blanc. L’Occupation allait changer tout cela, ramenant l’Hexagone à un niveau qu’il n’avait pas connu depuis bien longtemps », écrit Steven Kaplan dans Le Retour du bon pain. Le pain noir de la guerre avait marqué les esprits. Une fois le conflit terminé, les Français voulaient l’oublier.
C’est au milieu des années 1950 qu’a commencé ce que l’historien a appelé « le western du pain blanc ». Depuis l’ouest de la France s’est répandue une nouvelle technique permettant d’obtenir un pain très blanc et très aéré. Principal ingrédient de la recette magique : une nouvelle technique de pétrissage. Il doit être impérativement effectué en machine, est plus long et plus rapide. Les grands professeurs de boulangerie de l’époque notaient une « perte de sapidité » du pain, mais qu’importe, les Français adoptèrent ce nouveau pain, ainsi que les meuniers, les fabricants de pétrins mécaniques et les premiers fournisseurs d’améliorants. L’acide ascorbique, un additif qui permet à la pâte de résister au pétrissage intensif, ainsi que la farine de fèves, qui la rend plus blanche et améliore le volume du pain, devinrent courants. La profession s’engouffrait dans l’ambiance de progrès et de modernisation d’après-guerre, c’était sa façon de participer aux Trente Glorieuses. Les fournils s’équipèrent et se mécanisèrent pour délaisser le pétrissage puis le façonnage à la main ; le travail se réorganisa pour s’adapter à cette nouvelle méthode. Toute la profession, y compris la formation, fut amplement remodelée. Philippe Roussel, enseignant à l’école de meunerie, raconte : « J’ai passé mon CAP de boulanger en 1978, en pleine période du pain blanc. C’était la caricature d’une boulangerie automatisée : pas de première fermentation [c’est justement celle qui permet de développer les goûts2], façonnage à la machine. J’ai voulu le faire à la main et on m’a dit que j’allais perdre du temps ! » C’est lors de cette période que les artisans deviennent dépendants des améliorants et des farines stabilisées des meuniers. Le savoir-faire se perd, le goût aussi.
Le miracle était donc un mirage. Ce beau pain blanc n’a pas endigué un phénomène continu : la baisse de la consommation de pain, passée d’environ 750 à 900 grammes par jour à la fin du XIXe siècle à 125 grammes quotidiens aujourd’hui. Il n’a pas empêché non plus l’arrivée de la concurrence des industriels qui fabriquent du pain en usine, vendu ensuite aux collectivités, aux points chauds ou aux supermarchés qui le décongèlent en magasin, ni celle de la grande distribution – certaines grandes surfaces créent leur propre fournil dans le magasin. Peu à peu les artisans ont perdu du terrain. Selon les chiffres rassemblés par Steven Kaplan, leur nombre est passé de 49 000 boulangeries en 1950 à 39 000 en 1984. À la même date, les industriels représentaient plus de 8 % du marché du pain. Un autre événement va marquer fortement la filière : en 1978, le prix du pain est libéralisé. Au début les boulangers se sont réjouis de ne plus voir le prix de leur produit fixé par l’État. Puis ils se sont rendu compte que les supermarchés en profitaient pour baisser les prix et accentuer la concurrence.
Au début des années 1980, les artisans et meuniers sont inquiets. Ces derniers prennent l’initiative de relancer un pain « de qualité ». Un meunier marseillais, Alain Storione, est à l’origine d’un regroupement de moulins de taille moyenne, d’abord autour d’un laboratoire pour améliorer la qualité des farines, puis d’une marque : « Banette ». La formule proposée aux boulangers est une farine de qualité supérieure, une recette qui demande moins de pétrissage, un façonnage à la main, et une marque qui s’impose à l’échelle nationale – notamment à travers des publicités à la télévision. Les boulangers se sont d’abord indignés que les meuniers leur disent comment faire le pain, mais la marque a gagné du terrain, au point d’entraîner toute la filière dans son sillage au début des années 1990.
Autre marque d’un retour vers la qualité, en 1993, après des années de discussion, est publié le décret qui crée « le pain de tradition française ». Il s’agit de la réglementation la plus restrictive sur la composition du pain dans l’Union européenne. L’acide ascorbique est proscrit. Seuls cinq « adjuvants naturels » sont admis (farines de fève, de soja et de malt de blé, gluten, levure désactivée), ainsi qu’une enzyme (amylase fongique). Cela permet d’afficher une baguette « sans additifs ». Pour faire face à la concurrence, les boulangers obtiennent également, en 1995, un arrêté, transformé en loi en 1998, qui réglemente l’utilisation du terme « boulangerie », désormais réservé aux professionnels assurant eux-mêmes « les différentes étapes de la fabrication de pains : pétrissage, façonnage de la pâte, fermentation et cuisson sur le lieu de vente au consommateur final ». Cela permet d’empêcher les « points chauds » d’utiliser le mot « boulangerie »."
"Certes, une élite boulangère de plus en plus nombreuse cherche à retrouver le goût du bon pain. Mais les mêmes phénomènes d’industrialisation et de standardisation perdurent dans la plus grande partie de la filière."
"Au-delà des derniers éparpillements de la périphérie parisienne, une fois quittée l’autoroute, je traverse en voiture des collines recouvertes d’un puzzle de carrés verts et bruns. C’est dans ce coin de campagne de carte postale que se nichent les Moulins Bourgeois, à un peu plus d’une heure à l’est de Paris, en Seine-et-Marne. Les hauts bâtiments de tôle et de bois dominent le village de Verdelot, faisant concurrence au clocher de l’église. Au pied des installations, la rivière le Petit Morin coule sous un saule pleureur. Les anciennes meules de pierre sont exposées devant les bâtiments restaurés d’un ex-corps de ferme. Le décor soigné rappelle que l’entreprise créée en 1895 est restée familiale. David et Julien Bourgeois sont la quatrième génération de la lignée.
Fierté du passé, mais aussi du présent. Toujours souriant, pressé comme le dirigeant de PME qu’il est, David Bourgeois n’a pas hésité un instant à m’ouvrir grand les portes de son usine dernier cri. « Nous sommes l’un des moulins les plus modernes d’Europe. On l’a reconstruit en 2011, après un incendie », raconte ce quarantenaire dynamique. Un camion débordant de grains arrive. Un petit bras télescopique en prélève un échantillon, direction le laboratoire. Les caractéristiques du produit sont analysées en quelques minutes : taux de protéines, qualité du gluten, absence d’insectes. « Si c’est bon, le rideau s’ouvre », explique le meunier. Le contenu de la remorque tombe dans une trappe. « Tout est aspiré vers les silos », poursuit-il. La maison revendique une qualité supérieure : les blés viennent des régions céréalières de la périphérie de Paris et sont stockés dans des silos sans pesticides, même pour les blés conventionnels. Pour le bio, tout est français, ce qui n’est apparemment pas une évidence dans la filière. « En France, il existe des farines bio faites avec des blés kazakhs, c’est une aberration totale, estime-t-il. Mais ils coûtent 30 ou 40 % moins cher que les blés français. »
Le directeur s’éclipse pour un rendez-vous, laissant le soin à l’un des responsables du moulin, Luc Peinturier, de poursuivre la visite. D’un coup de badge, il ouvre la porte de l’un des hauts bâtiments, qui se referme sur une ambiance tamisée. Qui n’a jamais mis les pieds dans un moulin contemporain risque d’être surpris. Murs blancs, sols en lino. Au poste de contrôle, une série de grands écrans affiche en permanence l’activité de chaque machine et les caractéristiques de la farine. Derrière la vitre, deux longues lignes de moulins enfermés dans des caissons se font face. On pénètre dans la salle, le niveau de décibels assourdit d’un coup. Chaque appareil est équipé d’une vitre à travers laquelle on voit les grains arriver à toute vitesse, avant d’être écrasés entre deux cylindres de métal. Au fur et à mesure de la rangée, la matière obtenue à la sortie de chaque moulin devient de plus en plus blanche, pour aboutir à la farine.
Les machines sont connectées au plafond par un labyrinthe de tubes pneumatiques de métal coloré dans lequel céréales et farine circulent à toute allure. Pour suivre leur parcours, nous montons dans les étages supérieurs. À nouveau dans le vacarme, je découvre les plansichters : d’énormes armoires dans lesquelles sont superposés des tamis, sans cesse secoués. Le dispositif permet de trier la mouture afin d’éliminer le son, l’enveloppe du grain. Le reste est renvoyé vers le bas, pour un nouveau passage à travers les cylindres. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’enveloppe du grain soit parfaitement séparée de son cœur, réduit en une fine poudre blanche. De toute la visite, nous n’avons croisé qu’un seul employé derrière son ordinateur. « C’est vrai qu’il y a des moulins qui ont plus d’âme, reconnaît Luc Peinturier. Ici, la farine entre et sort sans que la main intervienne. »"
"« Nous sommes une industrie lourde au service des artisans », dit David Bourgeois. Sans être un géant, son entreprise fait tout de même partie du top 20 des moulins français. Un succès bâti à partir d’un choix commercial clair et engagé : les Moulins Bourgeois ne vendent qu’aux artisans boulangers, ils refusent de servir la grande distribution et les chaînes de boulangeries. « On a choisi [ce] camp parce qu’elles prennent des parts de marché à la boulangerie artisanale », explique l’entrepreneur. Parmi leur millier de clients boulangers, de grands noms parisiens (Christophe Vasseur, qui a créé la boulangerie Du Pain & Des Idées dont nous avons goûté le pain lors de la dégustation, Dominique Saibron, qui tient l’une des boulangeries les plus réputées et fréquentées de Paris), mais aussi une myriade de petits boulangers de la capitale et de l’Est parisien. David Bourgeois et son frère les connaissent quasiment tous par leurs prénoms. « Nous avons un relationnel très, très fort avec nos clients », insiste-t-il.
« Meuniers, et bien plus encore », clame le slogan des Moulins Bourgeois : en plus de la vente de farine, toute une série de services sont fournis aux boulangers. Les moulins les aident à trouver un fonds de commerce et les financent quand ils s’installent (souvent en échange d’un contrat qui lie le boulanger au meunier pendant quelques années), leur proposent des formations, leur prodiguent conseils et recettes pour l’utilisation de la farine, fournissent une enseigne personnalisée pour mettre en valeur leur boutique, offrent sachets et matériel de communication pour mieux vendre chaque nouveau pain ajouté à la gamme, etc.
À des degrés divers, cette stratégie est adoptée par la majorité des minotiers aujourd’hui, même les plus modestes. La Minoterie Girardeau, encore dirigée par la famille du même nom, propose « un conseil et un soutien financier, comptable et technique » aux boulangers qui sont souvent meilleurs au fournil qu’à la gestion de l’entreprise. Pour les mêmes raisons, la Minoterie Forest met à disposition son analyste financière. Certains traquent les fonds de commerce pour leurs futurs clients, comme les Moulins Soufflet, qui ont créé le site d’annonces immobilières ruedesboulangers.com il y a deux ans. Une façon de prendre les boulangers au berceau, qui resteront souvent fidèles au meunier qui les a aidés à s’installer. [...]
Les meuniers ont voulu à tout prix sauver les boulangers traditionnels, car ils sont leurs meilleurs clients : ce sont eux qui payent la farine le plus cher, alors que les industriels négocient les prix, réduisant au minimum la marge du meunier. L’idée était donc de tirer les boulangers vers le haut, de leur permettre de proposer autre chose que ce pain blanc trop gonflé.
Dans un premier temps, la qualité du pain s’est améliorée, notamment grâce à la baguette de tradition française. [...] À des degrés divers, les boulangers artisans sont devenus dépendants de leurs meuniers. Des services qu’ils leur prodiguent, mais surtout de la farine qu’ils leur fournissent."
-Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?, Seuil / La Pile, 2016.