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    Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marie Astier, Quel pain voulons-nous ? Empty Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 31 Mai - 14:39



    "En France, 80 % des adultes mangent du pain quotidiennement, la consommation moyenne par habitant s’établit à 130 grammes par jour. Le pain concerne donc chacun de nous. « C’est un plaisir accessible à tout le monde », m’a dit un jour l’un de mes interlocuteurs. Le pain est un aliment populaire, banal, extrêmement présent dans nos habitudes alimentaires, mais aussi dans notre imaginaire. [...]

    Pourtant, pas plus que le reste de notre alimentation il n’a échappé à l’industrialisation. Qu’il vienne du supermarché ou du boulanger, qu’on le trouve bon ou mauvais, le pain est le plus souvent issu d’une standardisation que l’on cache à coups de marketing en mettant en avant l’artisan. Dans le même temps, le contexte évolue : les industriels savent désormais fabriquer des pains parfois meilleurs que ceux du boulanger, des chaînes de boulangeries se développent au rythme d’une ouverture par semaine, les artisans traditionnels souffrent de ce renouvellement de la concurrence, et les moulins se concentrent entre les mains d’une poignée de groupes agro-industriels. À l’opposé, quelques passionnés tentent de renouer le lien entre le pain et la terre. Le paysage de la filière se recompose, notre pain avec."

    "Je suis arrivée en avance, mais un comité d’accueil m’attend déjà. Le directeur marketing national de la chaîne s’est déplacé, de même que le « responsable de secteur » – c’est-à-dire de ce magasin et de onze autres dans la zone. Chemise et chaussures pointues, avec leur dégaine de commerciaux, ils alignent les chiffres, me font l’article : l’enseigne a dépassé les 300 boutiques en France fin 2015, en ouvre environ une par semaine depuis quatre ans. « On n’a jamais fermé une seule de nos boulangeries », se félicitent-ils. Rien qu’à Bagnols-sur-Cèze, ville de 18 000 habitants, on en trouve deux. Clés de cette réussite : une installation en périphérie urbaine, de grands parkings à disposition, du pain chaud à toute heure, une offre large de restauration rapide avec pizzas et sandwichs, et des promotions tous les jours. De la quantité, donc, mais aussi un certain niveau de qualité. Car, attention, ici nous ne sommes pas dans un « point chaud », qui ne fait que décongeler du pain fabriqué en usine. Le Groupe Bernard Blachère, à l’origine du concept, a choisi de marcher sur les plates-bandes des artisans : le pain étant pétri, façonné et cuit dans la boutique, sans aucun processus de congélation ou surgélation, le groupe peut légalement utiliser le terme « boulangerie » pour ses enseignes Marie Blachère, et utiliser l’argument « fait maison ».

    Le fournil est d’ailleurs exposé à la vue des clients, séparé de l’espace de vente par une simple vitre. Pour discuter boulange, les deux directeurs me laissent entre les mains d’un autre responsable, lui aussi présent – par hasard, m’affirme-t-on – dans le magasin ce matin-là. Alexandre Rozier est « relais-métier » chez Marie Blachère, c’est-à-dire qu’il contrôle la régularité des produits et le respect des « process » dans une dizaine de magasins. Un pas dynamique, l’accent du Sud, le cinquantenaire me fait passer sans hésiter de l’autre côté de la caisse.

    Là, les fournées s’enchaînent. On se faufile entre les bacs débordants de pâte en fermentation et les chariots chargés de pains déjà façonnés qui attendent leur passage au four. « On n’a plus de place dans les frigos », s’excuse Alexandre. Il les ouvre les uns après les autres pour me montrer leur contenu. « Pour avoir du pain chaud toute la journée, on stocke les pâtes à + 4 degrés, et on les sort au fur et à mesure pour les cuire », poursuit-il. Les pétrins, bols géants qui mélangent les ingrédients de la pâte, ne désemplissent jamais. Les salariés se relaient à chaque poste tout au long de la journée. La cadence est soutenue aussi pour le matériel : « Le four est allumé en continu de 4 heures du matin à 19 heures. Chez nous les pétrins sont tellement utilisés qu’ils ne durent que six ans, alors que chez un artisan le même modèle fait quarante ans. »

    Ici, « on travaille comme chez un artisan, sauf qu’on applique les recettes de la chaîne », explique Pierrick. La trentaine, les cheveux bruns parsemés de farine, une stature imposante qui inspire le calme, le boulanger est le « responsable production » de la boutique. Chaque pain est élaboré selon un diagramme, comprenez une recette, qui doit être respecté à la lettre pour garantir la constance de la production. Sont indiqués quantité de farine, température et nombre de litres d’eau, temps de repos, forme du pâton et même emplacement des « grignes », c’est-à-dire des coups de lame apposés par le boulanger sur la pâte juste avant de l’enfourner. Des machines viennent accélérer le mouvement – une diviseuse pour séparer la pâte en morceaux de même poids, une balancelle pour les laisser reposer, une façonneuse pour former des baguettes ou des boules.

    Ce matin, Pierrick s’inquiète de la présence de petites cloques inhabituelles sur la croûte du « pain oriental ». Il repasse le film de la préparation, avec Alexandre. « J’inspecte une boulangerie par jour, pour garantir qu’on trouve la même qualité partout », explique ce dernier. Pierrick s’en réjouit : « Dès que j’ai un souci, une question sur une production, je peux l’appeler : on est bien encadrés. » Rapidité, débit, standardisation de la production, chez Marie Blachère on est presque à l’usine.

    Dans l’arrière-boutique, les sacs de farine estampillés du logo de la chaîne s’empilent en palettes de 800 kilos. J’aperçois une étiquette comportant une longue liste d’ingrédients, mais je n’ai pas le temps de la lire, Alexandre m’en écarte. En plus du blé, les farines contiennent des « améliorants », pour les rendre plus faciles à travailler, mieux contrôler l’aspect ou le goût du pain. Les mélanges sont réalisés par les Moulins Soufflet, l’un des trois plus gros meuniers français, selon des recettes dictées par Marie Blachère. Seuls les pains sont vraiment fabriqués de A à Z en boutique. Les viennoiseries et fonds de tartes arrivent, eux, surgelés, depuis les usines des sous-traitants, qui doivent respecter le cahier des charges de la marque."

    "Éric attend patiemment son tour. Il apprécie « l’emplacement, parce qu’en centre-ville c’est galère pour se garer ! Et puis dans la boulangerie de mon village, quand vous prenez le pain le midi, le lendemain c’est de la biscotte. Alors que, celui-ci, il se garde trois jours ». « Venir ici, c’est la facilité », reconnaît Marie, un peu plus loin derrière. Et pourtant, « je ne sais pas si c’est facile pour le personnel car il change souvent. Je suis plutôt pour les petits commerçants »."

    "La majorité des clients expliquent venir des villages alentour, la plupart repartent avec au minimum un lot de quatre baguettes.

    La « baguette de Marie » : le produit d’appel a été savamment travaillé par la chaîne. Sa taille, plus courte que la moyenne, permet de la faire rentrer aisément dans le congélateur. « On met du levain pour qu’elle se conserve bien, et on propose trois cuissons dont une plus courte : comme ça les gens congèlent et peuvent terminer de la cuire chez eux », détaille Alexandre. Y a-t-on ajouté des additifs pour assurer sa résistance à la congélation, ou améliorer sa conservation ? « On met le minimum », assure le relais-métier, évitant d’en dire plus. Mais alors, pourquoi la baguette de Marie n’est-elle pas de « tradition française » ? L’appellation, qui se veut un gage de qualité, n’autorise qu’une courte liste d’ajouts dans la farine. Si la baguette de Marie ne la revendique pas, c’est donc qu’elle utilise d’autres ingrédients. Par trois fois, je pose la question, par trois fois, Alexandre et ses collègues me répondent à côté.

    En tout, dans cette journée de vendredi, la boulangerie aura écoulé 3 000 baguettes, débit record pour une ville de taille moyenne. L’enseigne affirme vendre 200 millions de baguettes par an dans l’Hexagone. « Marie Blachère, c’est l’avenir », est convaincu Pierrick, qui a préféré venir travailler là plutôt que chez un artisan indépendant. Alexandre renchérit : « J’avais une boulangerie à quelques kilomètres d’ici. Je l’ai vendue juste avant que Marie Blachère s’installe. Heureusement ! » Pour eux, soit les artisans boulangers s’adaptent, soit ils disparaissent : « Ils doivent faire des promos, de la cuisson toute la journée et s’installer en périphérie de ville avec des parkings », conseille Alexandre. Mais il admet aussi que la course est faussée : « On n’a pas les mêmes prix des matières premières quand on fait les achats pour trois cents boulangeries ou pour une seule. »

    La formule de ce McDo de la boulange inspire d’autres chaînes partout en France : Boulangerie Ange a dépassé les 60 points de vente, Boulangerie Louise est en passe de les atteindre, Le Pétrin Ribeïrou en compte à peu près autant. Parmi les challengers avec une trentaine de boutiques, on trouve Moulin de Païou ou Le Grenier à pain. La marque Paul avait été la première à lancer une chaîne de boulangeries, suivie par La Mie Câline, Brioche Dorée ou Éric Kayser. Mais ces enseignes ont surtout développé l’aspect restauration rapide et café, sont souvent des points chauds plutôt que des boulangeries, et préfèrent s’installer en ville. Les nouvelles chaînes de boulangeries, elles, ont choisi le créneau du consommateur périurbain et rural.

    En quelques années, elles ont réussi à semer le trouble. Chez le consommateur d’abord, qui ne sait pas ce qui distingue une boulangerie Marie Blachère d’une boutique tenue par un boulanger traditionnel. Est-on dans l’industriel ? Pourtant le pain est fabriqué sur place, sous l’œil du client, par des salariés ayant obtenu le diplôme d’artisan boulanger. Dans l’artisanat alors ? Mais l’enseigne compte plus de 300 magasins, utilise des recettes formatées, et une bonne partie des produits proposés sont fabriqués en usine et décongelés sur place.

    Le trouble chez les boulangers traditionnels, ensuite. Ils ne sont plus les seuls à proposer du pain frais fait maison et n’ont plus le monopole de l’enseigne « boulangerie ». Le modèle de l’indépendant qui gère une seule boutique ne suffit plus à définir l’artisan boulanger."

    "De retour à Bagnols-sur-Cèze, il faut s’aventurer dans le centre historique pour trouver des boulangers de quartier. Plusieurs devantures de commerces définitivement fermés bordent les rues pavées. En ce samedi après-midi, je ne croise quasiment personne, c’est l’heure de la sieste. Justement, Jean-Baptiste Etcheverry vient de s’en réveiller. Le petit bonhomme aux cheveux en bataille m’attend devant son fournil en fumant sa cigarette d’un air mi-endormi, mi-nerveux, et me propose un café tout en me faisant entrer sous les voûtes du vieux bâtiment. Installée sous l’arcade voisine, la boutique est fermée, il n’y a déjà plus de pain. Sur une des vitres a été scotché un carton à gâteaux blanc, sur lequel est écrit à la main : « Pain made in à l’intérieur. »

    37 ans, fils de boulanger, Jean-Baptiste a commencé à apprendre le métier à 13 ans avec son père. Salarié chez divers artisans, il s’est un jour retrouvé au chômage. Cela lui a laissé le temps de trouver un fonds de commerce pour lancer sa propre boulangerie. « C’était il y a cinq ans. Marie Blachère venait de s’installer, une seule banque a accepté de me faire confiance. Aujourd’hui si je revends mon fonds, je perds de l’argent », lâche-t-il avec amertume.

    Malgré tout, « je ne pourrais pas faire un autre métier », assure-t-il. En attendant des temps meilleurs, il prépare chaque après-midi la fournée du lendemain. Il se saisit d’un sac de farine de 25 kilos pour le déverser dans le bol du pétrin, « coule » le nombre de litres d’eau correspondant, pèse sel et levure, ajoute de l’« améliorant », puis lance le pétrissage. Une sorte de gros batteur à deux branches mélange peu à peu les ingrédients. Bientôt, le tout s’agglomère pour former une boule de pâte qui tournoie dans la cuve.

    La dose de sel me semble élevée. « C’est vrai qu’on aurait dû passer de 20 à 17 grammes par kilo mais personne n’applique cette norme, car sinon le pain n’a plus de goût ! » dit-il. Quant à l’améliorant, il s’agit d’acide ascorbique (E300 dans la classification européenne), un des additifs préférés des boulangers. « C’est pour la tenue de la pâte », m’explique-t-il dans son langage. En fait, cet ajout permet de rendre la pâte plus résistante au passage dans le pétrin, surtout quand celui-ci tourne vite et longtemps. Ce qui est le cas chez Jean-Baptiste, qui laisse l’opération durer vingt-cinq bonnes minutes. Le tout permet de donner plus de volume au pain.

    Pourtant, pour améliorer le goût et la conservation du pain, n’est-il pas désormais recommandé de moins pétrir ? « En vingt-deux ans de métier, j’ai tout testé », me répond-il. Fermentations longues et courtes, pétrissage intensif ou réduit, pain à la levure ou au levain. Il en est finalement revenu à ce qu’il appelle la « recette de base » du pain, apprise de son père. « Je fais le pain que j’aime », m’explique-t-il.

    Entre le pétrissage et le façonnage, le programme nous laisse un temps de pause. On s’enfonce sous les voûtes du fournil, quelques grands sacs en papier Kraft sont rangés sur des palettes. « Les farines se valent toutes au niveau travail, mais je trouve que la marque Festival a meilleur goût », dit le boulanger. On regarde les composants et, surprise !, même la farine de la baguette basique comporte de l’acide ascorbique, du gluten ou des enzymes (ces protéines accélèrent les réactions chimiques tout au long de la fabrication du pain) : « Si vous voulez une belle baguette, il en faut ! » lâche Jean-Baptiste, comme une évidence. Un autre sac contient un mélange pour pain aux graines prêt à l’emploi. C’est ce que les meuniers et boulangers appellent les « mixs ». Le boulanger n’a qu’à suivre le mode d’emploi, tous les ingrédients sont déjà assemblés.

    Dans la liste, encore plus de produits inconnus pour moi, destinés à accentuer le goût, ou rendre plus moelleuse la texture du pain. « Les mixs, j’ai toujours connu ça », assure Jean-Baptiste, qui ne voit aucun problème à les utiliser. Il me présente le joli petit panier de bois, agrémenté d’un ruban aux couleurs de la marque, dans lequel il présente ce pain brun, censé avoir des vertus nutritives. « Mais les gens m’en prennent peu. »

    Sa boulangerie a pourtant été une institution : « Dans les années 1980, ils vendaient 1 200 baguettes par jour ! » Aujourd’hui le fournil est trop grand, le four jamais rempli, il n’en sort plus que 170 baguettes quotidiennes. Tout juste de quoi rembourser le prêt, pas assez pour un salaire décent.

    Pour s’en sortir, il s’acharne à fabriquer ses viennoiseries maison, propose ce qu’il estime être un pain de qualité. Mais sa clientèle vieillissante ne se renouvelle pas. « J’ai dix clients qui sont morts en cinq ans, c’est dix clients de moins », constate-t-il."

    "« Les gens veulent pouvoir se garer partout ! » D’ailleurs, il s’inquiète des intentions de la mairie, qui voudrait supprimer la place de parking devant sa boutique. Pour lui, ce serait la fin. Alors, il espère pouvoir bientôt s’échapper de ce morne centre-ville pour rouvrir une boulangerie de village, quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans les montagnes cévenoles.

    Jean-Baptiste ? C’est le boulanger du village, du quartier, d’à côté, d’en bas, du coin de la rue. Les mains dans le pétrin, la tête dans les papiers, il est absorbé par la gestion quotidienne de son entreprise et a rarement le temps de relever la tête. Il fabrique un pain parfois meilleur, parfois moins bon, que celui des chaînes de boulangeries et des grandes surfaces. Si la boutique est bien placée, l’affaire tourne.

    Mais, comme Jean-Baptiste, beaucoup d’artisans sont fragiles : il suffit d’un village qui se dépeuple, d’un concurrent qui s’installe, d’une rue commerçante qui se vide, ou d’un incident de vie personnel pour basculer."

    "Les temps sont durs pour la boulangerie traditionnelle. Particulièrement dans les petites villes et les campagnes. Le hard discount mène une guerre des prix ; les industriels qui fabriquent le pain en usine savent désormais faire du surgelé aussi bon que le pain frais et se lancent dans le créneau du haut de gamme et du bio ; au milieu, les chaînes concurrencent les artisans boulangers sur leur terrain.

    La part de marché des boulangeries traditionnelles, menées par des artisans indépendants, diminue d’environ 1 % par an, même si elles fabriquent encore 58 % du pain consommé en France. On en compterait 32 000, soit environ une pour 2 000 habitants. Mais, pour certains pessimistes, on serait plus proche de 30 000 et leur part de marché se rapprocherait plutôt des 50 %. Les industriels (chaînes, points chauds, usines fournissant du pain surgelé à la grande distribution ou aux collectivités) sont eux en croissance constante, à 32 %. Les fournils des grandes surfaces, qui fabriquent donc le pain sur place, stagnent pour leur part autour de 9 %.

    « La boulangerie-pâtisserie artisanale est en train de vivre une mutation historique », estime La Toque, journal très lu dans la profession, dans un dossier sur « Ces chaînes de boulangeries qui bousculent le marché », paru en janvier 2013. Il invite les artisans à « balayer devant [leur] porte ». L’utilisation « de solutions facilitantes atteint des sommets en artisanat, y lit-on également. […] De multiples chaînes sont en fait plus artisanales que de nombreux petits artisans ». Le problème ? Beaucoup de boulangers traditionnels ont cédé à la magie des machines et produits qui permettent de faire le pain plus vite, avec moins d’efforts. Et pour le reste de leur gamme, ils se sont peu à peu tournés vers le surgelé.

    Ils se sont aussi habitués à des farines stabilisées, faciles à utiliser grâce aux « améliorants » qu’elles contiennent. Même fonctionnement pour les mixs, qui dispensent les boulangers de créer leurs propres recettes. Les gammes de pains se sont standardisées en même temps que la matière première. Sans s’en rendre compte, les boulangers traditionnels ont préparé le terrain pour les chaînes et les industriels, qui n’ont eu qu’à appliquer à grande échelle des techniques déjà utilisées par les boulangers."

    "Les indépendants rappellent aussi les horaires contraignants du métier, l’arbitrage cornélien entre des conditions de travail difficiles et la course aux machines, aux additifs et aux mixs qui améliorent le quotidien. Ils pointent les 35 heures qui ont bouleversé l’organisation de ceux qui emploient des salariés, l’augmentation des charges sociales, et la mode qui a poussé les boulangers à étendre toujours plus leur gamme de pains et de produits."

    "Remarque de Daniel Testard, un boulanger breton qui aime observer les habitudes de ses clients : « Les intellectuels vont prendre du pain de campagne parce qu’ils ont besoin de s’enraciner, et les ouvriers ou salariés du pain blanc parce qu’ils veulent s’élever. On se projette dans le pain que l’on achète. »"

    "Avant de devenir insipide, le pain blanc était pourtant synonyme de pain de qualité, une garantie que la farine ne contenait que du blé et n’était pas coupée avec d’autres ingrédients douteux. D’abord réservé aux classes sociales supérieures, il a commencé à se répandre dans les classes ouvrières parisiennes dès le XVIIIe siècle, pour continuer à se propager dans les villes et jusque dans les campagnes durant la première moitié du XIXe siècle. Le phénomène s’est poursuivi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : « Au moment de la débâcle, la France était massivement sinon entièrement un pays à pain blanc. L’Occupation allait changer tout cela, ramenant l’Hexagone à un niveau qu’il n’avait pas connu depuis bien longtemps », écrit Steven Kaplan dans Le Retour du bon pain. Le pain noir de la guerre avait marqué les esprits. Une fois le conflit terminé, les Français voulaient l’oublier.

    C’est au milieu des années 1950 qu’a commencé ce que l’historien a appelé « le western du pain blanc ». Depuis l’ouest de la France s’est répandue une nouvelle technique permettant d’obtenir un pain très blanc et très aéré. Principal ingrédient de la recette magique : une nouvelle technique de pétrissage. Il doit être impérativement effectué en machine, est plus long et plus rapide. Les grands professeurs de boulangerie de l’époque notaient une « perte de sapidité » du pain, mais qu’importe, les Français adoptèrent ce nouveau pain, ainsi que les meuniers, les fabricants de pétrins mécaniques et les premiers fournisseurs d’améliorants. L’acide ascorbique, un additif qui permet à la pâte de résister au pétrissage intensif, ainsi que la farine de fèves, qui la rend plus blanche et améliore le volume du pain, devinrent courants. La profession s’engouffrait dans l’ambiance de progrès et de modernisation d’après-guerre, c’était sa façon de participer aux Trente Glorieuses. Les fournils s’équipèrent et se mécanisèrent pour délaisser le pétrissage puis le façonnage à la main ; le travail se réorganisa pour s’adapter à cette nouvelle méthode. Toute la profession, y compris la formation, fut amplement remodelée. Philippe Roussel, enseignant à l’école de meunerie, raconte : « J’ai passé mon CAP de boulanger en 1978, en pleine période du pain blanc. C’était la caricature d’une boulangerie automatisée : pas de première fermentation [c’est justement celle qui permet de développer les goûts2], façonnage à la machine. J’ai voulu le faire à la main et on m’a dit que j’allais perdre du temps ! » C’est lors de cette période que les artisans deviennent dépendants des améliorants et des farines stabilisées des meuniers. Le savoir-faire se perd, le goût aussi.

    Le miracle était donc un mirage. Ce beau pain blanc n’a pas endigué un phénomène continu : la baisse de la consommation de pain, passée d’environ 750 à 900 grammes par jour à la fin du XIXe siècle à 125 grammes quotidiens aujourd’hui. Il n’a pas empêché non plus l’arrivée de la concurrence des industriels qui fabriquent du pain en usine, vendu ensuite aux collectivités, aux points chauds ou aux supermarchés qui le décongèlent en magasin, ni celle de la grande distribution – certaines grandes surfaces créent leur propre fournil dans le magasin. Peu à peu les artisans ont perdu du terrain. Selon les chiffres rassemblés par Steven Kaplan, leur nombre est passé de 49 000 boulangeries en 1950 à 39 000 en 1984. À la même date, les industriels représentaient plus de 8 % du marché du pain. Un autre événement va marquer fortement la filière : en 1978, le prix du pain est libéralisé. Au début les boulangers se sont réjouis de ne plus voir le prix de leur produit fixé par l’État. Puis ils se sont rendu compte que les supermarchés en profitaient pour baisser les prix et accentuer la concurrence.

    Au début des années 1980, les artisans et meuniers sont inquiets. Ces derniers prennent l’initiative de relancer un pain « de qualité ». Un meunier marseillais, Alain Storione, est à l’origine d’un regroupement de moulins de taille moyenne, d’abord autour d’un laboratoire pour améliorer la qualité des farines, puis d’une marque : « Banette ». La formule proposée aux boulangers est une farine de qualité supérieure, une recette qui demande moins de pétrissage, un façonnage à la main, et une marque qui s’impose à l’échelle nationale – notamment à travers des publicités à la télévision. Les boulangers se sont d’abord indignés que les meuniers leur disent comment faire le pain, mais la marque a gagné du terrain, au point d’entraîner toute la filière dans son sillage au début des années 1990.

    Autre marque d’un retour vers la qualité, en 1993, après des années de discussion, est publié le décret qui crée « le pain de tradition française ». Il s’agit de la réglementation la plus restrictive sur la composition du pain dans l’Union européenne. L’acide ascorbique est proscrit. Seuls cinq « adjuvants naturels » sont admis (farines de fève, de soja et de malt de blé, gluten, levure désactivée), ainsi qu’une enzyme (amylase fongique). Cela permet d’afficher une baguette « sans additifs ». Pour faire face à la concurrence, les boulangers obtiennent également, en 1995, un arrêté, transformé en loi en 1998, qui réglemente l’utilisation du terme « boulangerie », désormais réservé aux professionnels assurant eux-mêmes « les différentes étapes de la fabrication de pains : pétrissage, façonnage de la pâte, fermentation et cuisson sur le lieu de vente au consommateur final ». Cela permet d’empêcher les « points chauds » d’utiliser le mot « boulangerie »."

    "Certes, une élite boulangère de plus en plus nombreuse cherche à retrouver le goût du bon pain. Mais les mêmes phénomènes d’industrialisation et de standardisation perdurent dans la plus grande partie de la filière."

    "Au-delà des derniers éparpillements de la périphérie parisienne, une fois quittée l’autoroute, je traverse en voiture des collines recouvertes d’un puzzle de carrés verts et bruns. C’est dans ce coin de campagne de carte postale que se nichent les Moulins Bourgeois, à un peu plus d’une heure à l’est de Paris, en Seine-et-Marne. Les hauts bâtiments de tôle et de bois dominent le village de Verdelot, faisant concurrence au clocher de l’église. Au pied des installations, la rivière le Petit Morin coule sous un saule pleureur. Les anciennes meules de pierre sont exposées devant les bâtiments restaurés d’un ex-corps de ferme. Le décor soigné rappelle que l’entreprise créée en 1895 est restée familiale. David et Julien Bourgeois sont la quatrième génération de la lignée.

    Fierté du passé, mais aussi du présent. Toujours souriant, pressé comme le dirigeant de PME qu’il est, David Bourgeois n’a pas hésité un instant à m’ouvrir grand les portes de son usine dernier cri. « Nous sommes l’un des moulins les plus modernes d’Europe. On l’a reconstruit en 2011, après un incendie », raconte ce quarantenaire dynamique. Un camion débordant de grains arrive. Un petit bras télescopique en prélève un échantillon, direction le laboratoire. Les caractéristiques du produit sont analysées en quelques minutes : taux de protéines, qualité du gluten, absence d’insectes. « Si c’est bon, le rideau s’ouvre », explique le meunier. Le contenu de la remorque tombe dans une trappe. « Tout est aspiré vers les silos », poursuit-il. La maison revendique une qualité supérieure : les blés viennent des régions céréalières de la périphérie de Paris et sont stockés dans des silos sans pesticides, même pour les blés conventionnels. Pour le bio, tout est français, ce qui n’est apparemment pas une évidence dans la filière. « En France, il existe des farines bio faites avec des blés kazakhs, c’est une aberration totale, estime-t-il. Mais ils coûtent 30 ou 40 % moins cher que les blés français. »

    Le directeur s’éclipse pour un rendez-vous, laissant le soin à l’un des responsables du moulin, Luc Peinturier, de poursuivre la visite. D’un coup de badge, il ouvre la porte de l’un des hauts bâtiments, qui se referme sur une ambiance tamisée. Qui n’a jamais mis les pieds dans un moulin contemporain risque d’être surpris. Murs blancs, sols en lino. Au poste de contrôle, une série de grands écrans affiche en permanence l’activité de chaque machine et les caractéristiques de la farine. Derrière la vitre, deux longues lignes de moulins enfermés dans des caissons se font face. On pénètre dans la salle, le niveau de décibels assourdit d’un coup. Chaque appareil est équipé d’une vitre à travers laquelle on voit les grains arriver à toute vitesse, avant d’être écrasés entre deux cylindres de métal. Au fur et à mesure de la rangée, la matière obtenue à la sortie de chaque moulin devient de plus en plus blanche, pour aboutir à la farine.

    Les machines sont connectées au plafond par un labyrinthe de tubes pneumatiques de métal coloré dans lequel céréales et farine circulent à toute allure. Pour suivre leur parcours, nous montons dans les étages supérieurs. À nouveau dans le vacarme, je découvre les plansichters : d’énormes armoires dans lesquelles sont superposés des tamis, sans cesse secoués. Le dispositif permet de trier la mouture afin d’éliminer le son, l’enveloppe du grain. Le reste est renvoyé vers le bas, pour un nouveau passage à travers les cylindres. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’enveloppe du grain soit parfaitement séparée de son cœur, réduit en une fine poudre blanche. De toute la visite, nous n’avons croisé qu’un seul employé derrière son ordinateur. « C’est vrai qu’il y a des moulins qui ont plus d’âme, reconnaît Luc Peinturier. Ici, la farine entre et sort sans que la main intervienne. »"

    "« Nous sommes une industrie lourde au service des artisans », dit David Bourgeois. Sans être un géant, son entreprise fait tout de même partie du top 20 des moulins français. Un succès bâti à partir d’un choix commercial clair et engagé : les Moulins Bourgeois ne vendent qu’aux artisans boulangers, ils refusent de servir la grande distribution et les chaînes de boulangeries. « On a choisi [ce] camp parce qu’elles prennent des parts de marché à la boulangerie artisanale », explique l’entrepreneur. Parmi leur millier de clients boulangers, de grands noms parisiens (Christophe Vasseur, qui a créé la boulangerie Du Pain & Des Idées dont nous avons goûté le pain lors de la dégustation, Dominique Saibron, qui tient l’une des boulangeries les plus réputées et fréquentées de Paris), mais aussi une myriade de petits boulangers de la capitale et de l’Est parisien. David Bourgeois et son frère les connaissent quasiment tous par leurs prénoms. « Nous avons un relationnel très, très fort avec nos clients », insiste-t-il.

    « Meuniers, et bien plus encore », clame le slogan des Moulins Bourgeois : en plus de la vente de farine, toute une série de services sont fournis aux boulangers. Les moulins les aident à trouver un fonds de commerce et les financent quand ils s’installent (souvent en échange d’un contrat qui lie le boulanger au meunier pendant quelques années), leur proposent des formations, leur prodiguent conseils et recettes pour l’utilisation de la farine, fournissent une enseigne personnalisée pour mettre en valeur leur boutique, offrent sachets et matériel de communication pour mieux vendre chaque nouveau pain ajouté à la gamme, etc.

    À des degrés divers, cette stratégie est adoptée par la majorité des minotiers aujourd’hui, même les plus modestes. La Minoterie Girardeau, encore dirigée par la famille du même nom, propose « un conseil et un soutien financier, comptable et technique » aux boulangers qui sont souvent meilleurs au fournil qu’à la gestion de l’entreprise. Pour les mêmes raisons, la Minoterie Forest met à disposition son analyste financière. Certains traquent les fonds de commerce pour leurs futurs clients, comme les Moulins Soufflet, qui ont créé le site d’annonces immobilières ruedesboulangers.com il y a deux ans. Une façon de prendre les boulangers au berceau, qui resteront souvent fidèles au meunier qui les a aidés à s’installer. [...]

    Les meuniers ont voulu à tout prix sauver les boulangers traditionnels, car ils sont leurs meilleurs clients : ce sont eux qui payent la farine le plus cher, alors que les industriels négocient les prix, réduisant au minimum la marge du meunier. L’idée était donc de tirer les boulangers vers le haut, de leur permettre de proposer autre chose que ce pain blanc trop gonflé.

    Dans un premier temps, la qualité du pain s’est améliorée, notamment grâce à la baguette de tradition française. [...] À des degrés divers, les boulangers artisans sont devenus dépendants de leurs meuniers. Des services qu’ils leur prodiguent, mais surtout de la farine qu’ils leur fournissent."
    -Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?, Seuil / La Pile, 2016.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Marie Astier, Quel pain voulons-nous ? Empty Re: Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 1 Juin - 19:22

    "« Quasiment n’importe lequel de mes clients, si je lui fournis une farine non corrigée, me la renvoie en me disant “c’est de la merde” », m’a un jour lâché avec franchise un jeune meunier. J’avais laissé un message sur son répondeur quelque temps plus tôt, et son appel m’a surprise un après-midi. On a discuté presque deux heures. Avouons-le, je n’ai pas eu le temps d’aller voir son moulin, qui fonctionne encore à l’énergie hydraulique, à Bruz, en Ille-et-Vilaine. Mais notre conversation m’a marquée. Emmanuel Pivan parle vite, a les idées claires. À la sortie de l’École nationale supérieure de la meunerie et des industries céréalières, la seule en France à former des meuniers, il a préféré reprendre le petit moulin familial plutôt que d’entamer une carrière chez un fabricant d’additifs.

    « Aujourd’hui, ce n’est plus le boulanger qui s’adapte à la farine, mais l’inverse », a-t-il poursuivi. Les caractéristiques d’une farine peuvent dépendre de la météo de l’année, de l’agriculteur, de la parcelle, de la variété de blé, de la durée de stockage du grain. Le métier du meunier est de prendre en compte les spécificités des divers lots de blé qu’il achète, pour les mélanger afin d’obtenir une farine panifiable, de qualité relativement constante. Mais stabiliser une farine à l’aide d’acide ascorbique, d’ajout de gluten ou d’enzymes, est bien plus simple. « Nous en mettons le moins possible, car ça coûte cher », m’ont assuré tous les meuniers.

    Emmanuel Pivan ne dit pas autre chose. Mais il l’admet : « L’essentiel des boulangers en France ne savent pas et ne veulent pas panifier une farine non corrigée. Ils vous diront qu’ils n’ont pas le temps de s’adapter à chaque nouveau sac. Ils veulent une farine régulière, qui convient à des recettes standardisées. » Il faut que les proportions soient tous les jours les mêmes, que la pâte lève vite, ou résiste au passage au frigo. Bref, que la farine réagisse toujours de la même manière pour ne pas bouleverser le planning serré.

    Sans ce produit de base standardisé, sans les mélanges prêts à l’emploi, bien des boulangers sont désormais incapables de produire tous les jours une gamme de pains diversifiée. Ce sont les meuniers et les fabricants d’additifs qui conceptualisent dans leurs bureaux et leurs laboratoires les pains que l’on trouve sur les présentoirs de bien des boulangeries. Les artisans boulangers ont été dépossédés d’une partie de leur savoir-faire, d’une partie de ce qui faisait d’eux des artisans. L’industrialisation de l’après-guerre a entraîné, progressivement, une rupture dans la transmission du savoir-faire. Les apprentis ont continué de se former dans les fournils, mais on y apprend désormais à utiliser des produits standardisés."

    "Impossible de refaire le réglage des machines à chaque livraison de farine, impossible d’expliquer en direct au client pourquoi le produit change d’un lot à l’autre, et difficile d’assurer la résistance d’une pâte à la congélation sans quelques béquilles technologiques."

    "J’ai rencontré Marc Dewalque, un boulanger belge qui a trouvé le temps entre ses fournées de mener un immense travail de documentation sur le pain, disponible gratuitement sur son site internet boulangerie.net. Désormais à la retraite, il continue d’enrichir cette encyclopédie.

    « Les améliorants sont un produit de confort, estime-t-il. Ils ne sont pas faits pour améliorer la qualité du pain mais la qualité de vie du boulanger. Pour faire plus vite. » La perte de savoir-faire qu’ils ont entraînée chez les boulangers le désespère. « Il y en a dans la farine, et, après, le boulanger peut encore en ajouter, parfois il ne sait même pas qu’il y en a déjà dans la farine », note-t-il. Avec la barbe blanche et le débit tranquille du sage, il explique volontiers. Un peu de vocabulaire, d’abord. Les mots « améliorants », « correcteurs » ou « régulateurs » désignent tous la même chose, c’est-à-dire l’ensemble des produits pouvant être introduits dans une farine pour modifier ses caractéristiques.

    Dans ce grand sac, on trouve beaucoup de catégories, et notamment les fameux « additifs ». Destinés à améliorer le goût, la consistance, l’aspect ou la conservation d’un aliment, ils sont faciles à reconnaître, car désignés et classés selon les codes européens (E100 pour les colorants, E200 pour les conservateurs, etc.). « La France est le pays qui a la réglementation la plus stricte sur le pain », nous rassure le boulanger belge. Il fait notamment référence au pain de tradition française, dont nous avons déjà parlé, qui est celui contenant le moins d’améliorants – six au maximum, dont aucun additif. Vient ensuite le « pain courant français », autrement dit la baguette ordinaire, qui ajoute quatorze additifs à la liste des améliorants autorisés dans le pain de tradition. Puis, pour le reste, l’Union européenne est passée par là. Les pains spéciaux (justement ceux qui sont livrés en mélanges prêts à l’emploi) et les produits de viennoiserie ont droit aux produits laitiers, au sucre et à plus d’une centaine d’additifs. Tout dépend alors de la liste des ingrédients… plus elle s’allonge, plus vous avez de chances d’y trouver des composants indésirables.

    J’ai listé, cherché : a priori aucun des additifs les plus couramment utilisés dans le pain n’a été recensé comme potentiellement dangereux pour la santé. Ouf. « Mais les fabricants d’améliorants, voyant que les additifs inquiétaient le consommateur, ont évolué vers les enzymes », observe Marc Dewalque. Il les a découvertes presque par hasard, en lisant un journal destiné aux meuniers. Elles s’appellent alpha-amylase, hémicellulase, glucose-oxydase, etc. Ces protéines sont des catalyseurs de réactions chimiques, elles permettent de faciliter et d’orienter la fermentation. Elles entrent dans une autre catégorie d’améliorants, les « auxiliaires technologiques ». Ceux-ci sont censés disparaître à la cuisson, il n’est donc pas obligatoire de les faire figurer sur l’étiquette du produit final. On les verra sur l’étiquette du sac de farine, pas forcément dans la composition du pain. « Cela a séduit les fabricants d’améliorants, parce qu’ils peuvent ainsi s’inscrire dans la mode du produit naturel et éviter de mettre des E100, E300 en présentant leurs pains », raconte notre boulanger.

    Cependant, ces enzymes posent deux problèmes. Le premier est qu’elles ne sont pas si « naturelles » que cela. Il est possible de les faire fabriquer par des micro-organismes, qui peuvent ainsi devenir des « usines à enzymes ». Or, il faut reprogrammer ces micro-organismes, les manipuler génétiquement. Ce sont donc des organismes génétiquement modifiés (OGM) qui fabriquent certaines enzymes présentes dans le pain. Maîtrise-t-on vraiment l’impact de cette manipulation ? Que se passerait-il si ces micro-OGM se répandaient dans la nature ?

    Le second tient à leur développement rapide et incontrôlé : « Le nombre d’enzymes augmente très vite, et il y a de plus en plus de mélanges complexes que les fabricants tiennent secrets, les boulangers ne maîtrisent plus rien », s’inquiète le retraité. Ces cocktails d’enzymes ont-ils un effet sur la santé ? Comme beaucoup de protéines, les enzymes ont un potentiel allergène. Et tiens, tiens, justement, chez les boulangers une maladie professionnelle très répandue est… l’allergie à la farine. Un comble ! Un des symptômes de cette allergie est l’asthme. Or les boulangers font le métier où l’asthme professionnel est le plus important en France : un quart des cas recensés. La plupart des acteurs de la filière minimisent le problème et rappellent que c’est la farine elle-même qui est la première cause d’allergie. Mais les enzymes ajoutées dans les sacs seraient à l’origine d’un cas d’asthme du boulanger sur quatre. Évolution révélatrice d’une inquiétude : la moindre nocivité de certains mélanges améliorants devient un argument de vente. Ainsi Millbaker propose une gamme d’améliorants « à faible pulvérulence », AIT Ingrédients vante « une formulation soucieuse de la santé » pour son améliorant Perfeckt, avec « 25 % de particules inhalables en moins ». De son côté, la médecine du travail, en guise de prévention, conseille de ventiler les fournils pour diminuer au maximum les émissions de poussières de farine, mais jamais d’y mettre moins de correcteurs.

    Enfin, il faut signaler un ingrédient que l’on trouve ajouté dans presque toutes les farines : le gluten. La farine de blé en contient naturellement, sa qualité et sa quantité sont déterminantes pour l’aspect final du pain. Le gluten est un assemblage de protéines tissées en un fin réseau élastique qui permet de retenir les gaz qui font gonfler le pain – ouvrez votre baguette sur la longueur (cela marche particulièrement bien avec les traditions) et observez les très fines parois de certaines bulles : c’est du gluten. Selon la récolte, le blé peut contenir plus ou moins de protéines, et donc de gluten. Pour maintenir un taux élevé et constant de gluten dans la farine, les meuniers se sont donc mis à en ajouter. L’augmentation des doses auxquelles nous sommes exposés peut-elle nous avoir rendus hypersensibles au gluten ? La science n’a pas encore tranché, mais cela fait partie des multiples pistes explorées pour tenter d’expliquer la montée de l’intolérance au gluten."

    "Quand j’évoque le pain blanc de l’après-guerre, [Christian Rémésy, nutritionniste, ancien chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique] s’emporte contre ce qu’il considère comme une horreur nutritionnelle : « Trop blanc, trop pétri, trop salé, trop vite fait, trop d’additifs, pas assez cuit ! » L’attaque est rude. Et elle est surtout lancée envers les processus de fabrication du pain, qui l’auraient rendu plus difficile à digérer."

    "Une deuxième évolution en cours est celle de la composition de la farine. Celle-ci est classée en fonction de son « type » : de T45 à T150. Ces chiffres ne correspondent pas à la grosseur des particules de farine, mais à la quantité de minéraux qu’elle contient. Plus une farine contient de particules de l’enveloppe du blé, le son, plus son type augmentera. La T150 est ainsi appelée la farine « intégrale », car elle contient presque tout le grain de blé : intérieur et enveloppe. « Plus le type est élevé, plus il y a de minéraux, mais aussi de fibres, de nutriments, etc., donc meilleure est la qualité nutritionnelle de la farine », indique Christian Rémésy, qui conseille d’éviter les calories « vides » : celles qui n’apportent que de l’énergie, mais aucun minéral ni vitamine. « Les farines utilisées pour la baguette blanche – de la T50 par exemple – sont trop blanches, trop raffinées et ne contiennent plus de nutriments, poursuit-il. Au début des années 2000, j’ai fait une campagne pour passer à la farine T80. Grâce à ce discours, on a vu progressivement des pains moins blancs en France. »

    Si vous écoutez les puristes, le top du top, c’est la farine écrasée sur meule de pierre. Elle déroule délicatement le grain entre deux roues de silex ou de granit, depuis le centre jusqu’à la périphérie du cercle. La farine obtenue contient alors deux éléments très intéressants du point de vue nutritif. D’abord le germe, qui contient des matières grasses et des nutriments intéressants, puis une fine couche située entre le son et l’intérieur du grain (qui s’appelle la couche à aleurone), qui a elle aussi une concentration élevée en nutriments, en matières grasses et en protéines. À l’inverse, une farine écrasée sur cylindres, comme cela est fait dans l’immense majorité des moulins aujourd’hui, ne conserve pas ces deux éléments."

    "Pourtant, là encore, il faut faire attention, car plus la farine contient d’enveloppe du grain de blé, plus elle a de risques de contenir des pesticides. « La production de blé est trop intensive et trop accompagnée de pesticides, même après récolte. Au moment du stockage du grain, il arrive encore que l’on ajoute dans les silos des pesticides qui peuvent se retrouver ensuite dans la farine et le pain », regrette le scientifique. Alors pour lui, qui dit pain coloré, doit dire pain bio.

    Enfin troisième évolution vers le pain idéal du nutritionniste : la fermentation au levain plutôt qu’à la levure. Quelle différence ? La levure de boulangerie est constituée d’un seul micro-organisme (il répond au doux nom de saccharomyces cerevisiae), fait pour vivre heureux dans la pâte à pain et qui y produit quantité de CO2, un gaz ensuite stocké dans les bulles de gluten. C’est ainsi que le pain gonfle. Mais la levure telle qu’on la connaît aujourd’hui n’a commencé à se répandre en France qu’au XIXe siècle, quand on a appris à la fabriquer en quantité.

    Avant cela, c’est le levain qui permettait de faire lever le pain. Au départ, c’est tout simple : le levain est un mélange de farine et d’eau incorporé dans la pâte. Ensuite ça se complique : ce mélange est fermenté et il s’y développe à la fois des bactéries et des levures. Une potion dont la composition dépend de la température, de la farine utilisée, de l’ambiance de la pièce, etc. Chaque changement de ces conditions peut encourager un micro-organisme à se développer plutôt qu’un autre. Au fur et à mesure, le boulanger apprend à connaître son levain et peut obtenir un pain de qualité régulière. L’inconvénient, c’est qu’il demande plus de temps de travail que la levure, qu’il peut être capricieux et que les micro-organismes qu’il contient ne sont pas tous de grands producteurs de gaz : un pain au levain risque d’être moins gonflé, moins léger qu’un pain à la levure.

    L’avantage, c’est que « le levain comporte des bactéries lactiques qui acidifient la pâte, ce qui permet l’activation d’un certain nombre d’enzymes naturelles », explique Christian Rémésy. Ces enzymes facilitent de nombreuses réactions : elles permettent de prédigérer le gluten ; et elles libèrent les minéraux présents dans la farine complète, pour nous permettre de les assimiler. Sans une bonne fermentation, manger un pain brun est donc inutile."

    "Enfin, un pain bon pour la santé peut-il être industriel ? Là encore, difficile de généraliser. Le pain Poilâne, une miche complète au levain, est travaillé sans additifs, cuit au four à bois, puis exporté dans le monde entier. À l’opposé, le pain blanc décongelé vendu dans beaucoup de supérettes et de supermarchés, souvent objet de promotions, est sans doute moins intéressant, tant du point de vue nutritionnel (en particulier la farine utilisée a de bonnes chances d’être de moins bonne qualité que celle fournie aux boulangers) que du point de vue gustatif."

    "Au cœur de la Beauce, au bout de l’Essonne, à Boigneville, ingénieurs et techniciens étudient les grandes cultures. Des milliers d’échantillons de blé sont testés chaque année. [...]
    « Ils sont choisis en fonction de leur rendement, de leur résistance aux maladies et de leur valeur technologique » – comprenez leur intérêt commercial : les meuniers ou les exportateurs voudront-ils bien de ce blé-là ? Depuis les serres du semencier jusqu’aux tests d’Arvalis, « il faut dix à onze ans de sélection », insiste Adeline. À la fin, les meilleures variétés de blé tendre (celui qui sert au pain) gagnent le droit d’être inscrites au « catalogue officiel des semences », pour être commercialisées. Une trentaine obtiennent le Graal chaque année. Le laboratoire d’Adeline et Sonia intervient en bout de course, leurs tests vont permettre de déterminer si un blé a plutôt des qualités pour faire du pain, des biscuits ou de la nutrition animale. [...]

    Ce pain blanc de l’après-guerre : très volumineux, trop blanc, qui ne se garde pas. Les blés sont donc sélectionnés en fonction de leur aptitude à réaliser ce pain.

    Qui donc a décidé que les critères du bon blé pour le bon pain seraient ceux-là ? « La filière a commencé à y travailler dans les années 1970 », raconte Philippe Roussel. Ce spécialiste de la technologie meunière et boulangère, croisé au chapitre deux, a participé à l’élaboration du test de panification. « À l’époque, l’industrie n’existait quasiment pas, on s’est calés sur les pratiques artisanales. » On était en pleine période du pain blanc et moderne des Trente Glorieuses. Depuis, le test s’est normalisé, généralisé, et les critères, qui convenaient aussi très bien aux industriels, sont restés.

    « Pour moi, ce n’est pas un problème que les industriels fassent leurs tests et sélectionnent les blés en fonction de leurs besoins, poursuit l’ingénieur. En revanche, ce qui me choque, c’est que ce soit le seul test qui permette d’obtenir la commercialisation des blés. Ceux qui voudraient d’autres tests avec d’autres critères de qualité – par exemple pour une panification à la main ou au levain – ne sont pas reconnus. »

    Chez les semenciers et dans les labos, la règle reste donc de chercher la protéine."

    "En ce mois de mars, le blé vert clair mesure une trentaine de centimètres. Christophe Robin, trentenaire, a repris la ferme de ses parents il y a quatre ans. 200 hectares de grandes cultures à Sonchamp, dans les Yvelines, dont 130 hectares de blé tendre cette année. Il est aussi président des Jeunes Agriculteurs du canton de Saint-Arnoult et fait la fierté des journaux locaux, car il a remporté des prix. Mais quand on lui demande comment il gagne sa vie, il secoue la tête : « Cette année, le blé se vend 130 euros la tonne alors que mes charges sont à 150-170 euros la tonne. » Il faut payer les machines, les engrais, les « produits phyto » – les pesticides. Il doit aussi rembourser la ferme, qu’il a rachetée à ses parents. Il ne dit pas le prix, mais lâche quelques chiffres. En faisant l’addition, on arrive au million d’euros.

    « Cette année, les rendements en blé ont été très bons, tout le monde en avait trop et les prix ont baissé. Aujourd’hui, mon revenu, ce sont les aides européennes de la Politique agricole commune », regrette-t-il. Et encore, il se considère comme chanceux, il a un grand hangar dans lequel il peut stocker ses blés : « On peut attendre le meilleur moment pour vendre. Si j’avais su, cette année, j’aurais tout vendu dès juillet quand le cours était à 200 euros la tonne. Les cours sont mondiaux, c’est un peu du poker. » Quand il vend, un camion vient, se remplit de blé et repart. « Je ne sais pas où il va, avoue l’agriculteur. Pour moi, il part à Rouen, à l’export. » En France, la moitié de la production de blé est en effet vendue à l’étranger et c’est, toujours, le fameux taux de protéines qui compte le plus."

    "« Les cahiers des charges sont de plus en plus exigeants, explique-t-il. Il faut que je sorte de la protéine. Or pour avoir de la protéine, faut apporter de l’azote. » Mais l’azote, c’est compliqué : « Déjà, ça a un coût. Et surtout, c’est très encadré. » Les normes européennes limitent la quantité d’azote que peut apporter un agriculteur à chacune de ses parcelles, car les engrais azotés se transforment en nitrates qui polluent les nappes phréatiques. La France a déjà été plusieurs fois condamnée par la Cour de justice de l’Union européenne, parce qu’elle n’arrive pas à respecter la directive sur le sujet. « Les normes peuvent être bloquantes », regrette le jeune céréalier.

    L’affaire n’inquiète pas que lui. Chez Arvalis, Sonia m’en a parlé : « Depuis quelques années, la teneur en protéines des blés diminue. » La filière céréales et les pouvoirs publics ont même mis en place depuis deux ans un « plan protéines blé tendre ». Le problème : le rendement est le principal critère des céréaliers quand ils choisissent les variétés de blé qu’ils sèment. « Or, plus il y a de rendement, plus il y a dilution : la concentration en protéines baisse », explique aussi Adeline. Arvalis tente donc de changer cet état d’esprit, et de convaincre les agriculteurs de semer des variétés produisant plus de protéines, quitte à perdre en rendement.

    Un discours auquel Christophe est réceptif. « Chez nous, on ne fait que du 80-85 quintaux l’hectare. Les voisins ont de meilleures terres, ils vont jusqu’à 100 quintaux », dit-il. Pour s’en sortir, il essaie d’avoir le maximum de cultures « sous contrat » : leur achat est garanti. « Il faut qu’on apprenne à mieux maîtriser notre filière, estime-t-il. Moi, par exemple, l’année prochaine, je vais planter 40 hectares de blé améliorant, c’est-à-dire riche en protéines, que je suis sûr de vendre. »

    N’a-t-il jamais pensé au bio ? Je lui parle d’un céréalier en agriculture biologique dont les rendements ne sont « qu’à » 40 quintaux l’hectare, mais qui vend son blé trois fois plus cher que lui, alors qu’il ne lui coûte quasiment rien à produire. Là où Christophe perd de l’argent, son confrère gagne 1 500 euros nets à l’hectare. « Si je faisais du bio ici, ça durerait deux ans, puis le blé serait étouffé par les mauvaises herbes, conteste Christophe. Les pesticides, c’est un faux débat, les gens refusent le progrès. Il faut savoir que quand j’interviens, d’abord je vais voir dans le champ, ensuite ça me coûte de l’argent, et enfin je fais attention aux doses. Alors je veux bien qu’on interdise les pesticides, mais qu’on nous donne d’autres moyens ! » Il reste coincé entre une logique productiviste, la nécessité de rembourser ses investissements et les cours mondiaux du blé. Un peu comme nos boulangers, qui doivent investir pour proposer toujours plus de produits, faire tourner la boutique pour payer salaires et remboursements de prêts et, du coup, cèdent aux solutions facilitantes du meunier. À chaque bout de la chaîne, toute une partie des boulangers et agriculteurs se trouvent piégés par leur filière."

    "Au début du XXe siècle, la France comptait environ 40 000 moulins. En 1950, il y en avait encore 6 000. En 2015, l’Association nationale de la meunerie française en recense 439, possédés par 372 entreprises. En un peu plus d’un siècle, le nombre de moulins en France a été divisé par cent. Pas mal, pour un peu moins de cent cinquante ans d’histoire. La meunerie a connu une vraie révolution industrielle et un processus de concentration qui se poursuit aujourd’hui sous de nouvelles formes. Comment a-t-il et va-t-il transformer notre pain ?

    Revenons aux origines de cette évolution. Elle a commencé à la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée d’un nouveau procédé technologique : la mouture sur cylindres, qui vient remplacer les meules de pierre. Cette technique – encore utilisée aujourd’hui dans quasiment toutes les meuneries – permet d’écraser beaucoup plus de grain, plus rapidement. L’ère industrielle transforme les bucoliques moulins à vent et à eau en productives usines : les minoteries. De cette époque, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, datent de nombreux « grands moulins », impressionnants bâtiments industriels, hauts de plusieurs étages. Vous avez peut-être déjà vu les Grands Moulins de Pantin, de Corbeil, de Paris, de Strasbourg, etc. Pour la myriade de petits moulins à meule qui parsèment alors la France, cette concurrence signe le début d’une première vague de fermetures. Une deuxième s’amorce après 1945. L’exode rural vide les campagnes, s’en vont les clients des derniers moulins. Signe de leur fin, au début des années 1950 la dernière fabrique de meules de silex de la Ferté-sous-Jouarre ferme définitivement.

    La meunerie se répartit désormais entre des moulins encore possédés par de véritables dynasties qui s’étendent sur plusieurs générations et d’autres qui sont gérés par des coopératives agricoles – précisons que ces organisations, au départ créées par les agriculteurs, leur ont bien souvent échappé et sont désormais des géants de l’agro-industrie. Les moulins d’aujourd’hui se distinguent selon qu’ils peuvent distribuer leur farine au niveau départemental (300 environ), régional (une cinquantaine), multirégional (14 entreprises), et enfin national, voire international (4 groupes). Ces quatre-là produisent à eux seuls 57 % de la farine fabriquée en France. Si l’on étend le compte aux 18 plus gros, on atteint 80 % des volumes. Des pourcentages qui augmentent un peu chaque année."

    "Concentration va le plus souvent avec intégration. Ces grands groupes fournissent donc la semence, les pesticides et engrais pour cultiver le blé, puis ils le collectent, le vendent ou le transforment en farine. Et le but est d’aller jusqu’au pain. D’abord en investissant dans des écoles de formation. Rémi Héluin cite l’historique École de boulangerie de Paris, fondée par les Grands Moulins de Paris. L’école sert « de caution morale de leur engagement pour la boulangerie », dénonce-t-il sur son blog, et « de vitrine pour leurs produits ». Elle permet de vendre de la farine ou ses croissants surgelés aux jeunes boulangers passés par l’école. « Soufflet est en train de suivre le même chemin, avec l’inauguration récente d’un laboratoire de boulangerie-pâtisserie au sein de l’école Ferrandi », écrit encore Rémi.

    Ensuite, en s’insérant toujours plus en aval de la filière, NutriXo comprend le traiteur en viennoiseries-pâtisseries surgelées Délifrance, qui fournit les boulangers français mais alimente aussi 400 boutiques de cette marque dans le monde, sortes de boulangeries à la française qui fonctionnent comme des points chauds. Quant au Groupe Soufflet, il a racheté en 2014 une entreprise leader en Europe de la boulangerie-viennoiserie-pâtisserie industrielle : Neuhauser. Il fabrique notamment la « rustiguette », que vous pouvez trouver dans plusieurs enseignes de la grande distribution.

    Dans le billet évoqué, Rémi signale également une transaction troublante : le président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie, syndicat des boulangers, a récemment vendu sa propre boulangerie à Pierre Guez, président de la coopérative Dijon Céréales. Celle-là même qui est, on l’a vu, propriétaire du quatrième meunier français. « Ne voyez-vous pas un léger problème quand le président de la boulangerie française réalise une transaction de ce type avec un acteur majeur du marché ? » s’interroge Rémi, avant de répondre : « Personnellement, si. »

    Mais les plus gros ne sont pas les seuls à se livrer au jeu de la concentration et de l’intégration. « D’autres acteurs, de plus petite taille, ont choisi de les suivre dans cette dynamique, au risque de se faire happer par cette grosse machine », note Rémi. Des groupes meuniers plus modestes rachètent aussi des moulins. Ou se mettent à faire du pain. C’est, par exemple, le cas de la Minoterie Forest, qui se fait une place sur le même créneau que les chaînes de boulangeries, avec son enseigne Moulin de Païou, qui compte pour l’instant 28 magasins.

    Pourquoi ces grands groupes suivent-ils cette stratégie d’intégration ? Aucun n’a accepté de me répondre. Les demandes de reportage ont vogué de service en société, et n’ont jamais abouti malgré les relances. Mais, dans la meunerie, tout le monde se connaît, j’ai donc pu découvrir comment joindre Serge Paul, qui a enchaîné plusieurs postes chez Dijon Céréales. Je l’ai saisi sur son portable, dans sa voiture, entre deux rendez-vous : « Chez Dijon Céréales, on sait que, parmi les blés que l’on collecte, il y en a déjà un quart qui va directement dans nos moulins, c’est une sécurité. À l’export, vous êtes tributaire du marché international. De plus, les clients demandent des protéines, passent des contrats qualité, et ne donnent pas de primes. Alors qu’en meunerie il y a des primes pour les blés de qualité supérieure, c’est mieux valorisé », explique-t-il. Deuxième raison de la recherche de l’intégration, ces groupes veulent récupérer la marge. Elle est faible sur le blé et la farine, beaucoup plus importante sur le produit fini, le pain. Incidemment, Serge Paul m’avait proposé de venir en reportage. Mais quand je l’ai relancé, je n’ai pas eu de réponse.

    Dans un monde idéal, cette stratégie devrait permettre une traçabilité parfaite, pour un produit de meilleure qualité, moins cher. En fait, ce contrôle de la filière par des acteurs peu nombreux pose plusieurs questions. « Préfèrent-ils vendre de la farine ou des produits finis, à plus forte marge ? Préfèrent-ils garder des valeurs d’artisanat ou poussent-ils la profession à renoncer au fait maison, que ce soit pour des croissants… ou pour du pain ? » interroge Rémi. J’ajouterai : l’intérêt de ces grands groupes n’est-il pas de vendre la farine en grande quantité aux industriels et chaînes de boulangeries, afin de ne pas s’embêter à la détailler aux artisans ? Car fournir de la farine aux artisans coûte cher : cela suppose des commerciaux qui sillonnent le terrain et des services adaptés, personnalisés. Or l’intérêt de ces groupes serait plutôt du côté de la quantité que de la qualité : écraser du blé dans de grandes usines, pour fournir de la farine à de gros clients, voire pour approvisionner une chaîne de magasins ou des usines à pain. Ceux qui privilégient ces logiques sont en train de prendre le pouvoir dans la filière.

    Rémi avertit donc les boulangers : « Un meunier qui ne livre que des artisans achètera un blé de meilleure qualité et fera de la meilleure farine qu’un meunier qui livre des industriels. C’est à chaque boulanger de choisir son meunier en connaissance de cause. »"

    "Le [centre de formation des apprentis] de Vitry[sur-Seine, Val de Marne], établissement public, ne sélectionne pas ses élèves. « On est là parce qu’on en avait marre de l’école », lance Emyn, un brun désinvolte. Je profite de la récré – dix minutes – pour discuter davantage. Beaucoup ont déjà redoublé, ont 17 ans, et sont passés par une troisième « prépa-pro » : lors de leur dernière année de collège, ils ont effectué plusieurs stages en entreprise pour s’orienter vers une formation professionnalisante. « Boulanger, faut juste savoir faire, puis c’est tranquille comme boulot », estime Nathan. « Et puis y a beaucoup de travail », ajoute Sylvain. Seul Quentin, 15 ans, a terminé son collège général sans problème. « Mon père est boulanger, j’ai toujours voulu faire ça », dit-il. Autre profil, ceux de Mamadou et Djibril, venus du Mali il y a peu de temps. Eux sont là pour bosser et « gagner de l’argent ».

    « On reprend ! Pour le pain de campagne vous me façonnez trois formes différentes ! » demande M. Houdayer. Il soupire, me regarde d’un air complice : « Ah, ils sont fatigants ! » Il les secoue, les challenge, les félicite sans se lasser. « On voit la boulange comme une voie de garage, mais ils peuvent continuer les études jusqu’au niveau bac », tempère-t-il.

    En attendant, il faudrait déjà qu’ils aient le CAP. Pour cela, il rabâche le programme : pain courant, pain spécial, pain tradition, viennoiserie et brioche ou pain au lait. Façonnage, coup de lame au moment de mettre le pain dans le four, ce sont les gestes techniques qui prennent le plus d’importance. À la fin, on évalue l’aspect, mais on ne prend pas le temps de goûter. Il y a peu de place pour la créativité ou pour étudier la subtilité des processus de fermentation. Le levain est à peine évoqué, la levure domine. « Ils apprendront en travaillant », estime Jean-Luc Houdayer. Lui n’a pas le temps. « Les jeunes n’ont que sept heures de travaux pratiques à l’école, une fois toutes les trois semaines. C’est en entreprise qu’ils passent le plus de temps. Les meilleurs, ce sont ceux qui ont de bons patrons. »

    En 2014, plus de 4 000 apprentis ont obtenu leur CAP de boulanger, 1 000 autres jeunes un baccalauréat professionnel. Des chiffres en augmentation, se félicite la Confédération nationale de la boulangerie, « notamment grâce à toutes les émissions culinaires à la télévision », explique Hervé Benoist-Gironière, responsable de la formation pour le syndicat. Mais, selon lui, 20 % abandonnent le métier au bout de la première année. Et, si l’on regarde pour cette même année les diplômes de niveaux supérieurs, moins de 10 % font une « mention complémentaire » pour approfondir leurs compétences, en pains spéciaux par exemple, et à peine plus de 10 % vont jusqu’au brevet professionnel, le diplôme au-dessus du CAP, équivalent du bac. Les années d’apprentissage et les premiers emplois salariés sont donc cruciaux pour l’avenir du futur boulanger. Le métier s’enseigne sur le modèle de la transmission du savoir-faire du patron boulanger à l’apprenti. Or si la majorité des boulangers travaillent sans se poser de questions, comment la nouvelle génération pourrait-elle échapper aux farines « améliorées » et aux mélanges prêts à l’emploi ? Sur cette base peu approfondie du CAP, les marchands de farine et d’améliorants ont tout loisir d’apporter leurs propres solutions et produits."

    "Quelques boulangers se distinguent de l’ensemble. Parmi lesquels ceux qui choisissent de suivre le cursus proposé par les Compagnons du Devoir et du Tour de France. Une fois leur CAP ou leur bac pro en poche, les jeunes voyagent pendant plusieurs années d’un patron à l’autre, en France et désormais aussi à l’étranger, effectuant un parcours initiatique. Ces expériences cumulées permettent à l’aspirant compagnon de prendre du recul sur les différentes pratiques de sa profession et d’acquérir une variété de savoir-faire qui lui laisse l’opportunité de s’éloigner des codes, des solutions toutes prêtes, et de devenir créatif.

    Durant ces années, les jeunes sont logés dans les maisons des compagnons, où cours et réflexion collective permettent d’acquérir des savoirs théoriques et une formation technique supérieure. « Les compagnons font la différence entre l’exercice du métier, qui consiste à effectuer correctement les recettes du patron, et le cœur de métier, qui est l’acquisition des connaissances qui permettent de le maîtriser », explique Philippe Roussel. L’enseignant et ingénieur en technologie meunière et boulangère, que nous avons déjà croisé, intervient auprès des compagnons. « Par exemple, ils étudient les notions scientifiques qui permettent de comprendre les défauts d’un pain. »

    L’aventure du compagnonnage n’est pas seulement professionnelle, elle est aussi humaine, voire philosophique. Les patrons qui accueillent les aspirants leur inculquent une culture de l’effort et de la remise en question permanente. C’est ce que met en avant Louis Tortochot, désormais compagnon « sédentarisé » installé près de Dijon : « Le plus grand avantage du compagnonnage est l’acquisition d’une grande capacité d’adaptation, d’une grande valeur ajoutée en termes de quotient émotionnel quant à la gestion des situations, des mentalités, cultures et produits différents. Et puis on ne se contente pas d’appliquer une recette comme en CAP. Pour les examens, par exemple, on doit être capable d’argumenter nos choix pour chaque pain », assure-t-il.

    Une formation approfondie, pour un diplôme de niveau supérieur : une licence professionnelle, validée grâce au partenariat des Compagnons du Devoir avec le Conservatoire national des arts et métiers. Forts de ces compétences, les compagnons sont très recherchés, tant par les industriels et les meuniers, pour créer de nouveaux produits, que par les artisans. Certains vendent même très bien leurs conseils pour la création de produits boulangers. D’autres, comme Louis Tortochot, ouvrent leur boulangerie et rencontrent souvent le succès."

    "En 2014, plus de quatre cents personnes inscrites à l’examen en « candidats libres » ont obtenu leur CAP boulanger, la plupart après des formations intensives dans diverses écoles : École de boulangerie de Paris, École Banette, Institut national de la boulangerie-pâtisserie, ou même École internationale de boulangerie, entièrement dédiée au pain bio au levain. Le CAP boulanger étant obligatoire pour exercer le métier, il s’est même créé un petit business de la reconversion. Ces cursus intensifs coûtent entre 8 000 et 9 000 euros pour quatre mois d’école, puis un stage, et peuvent souvent être financés par des organismes de formation.

    Reste que ceux qui en sortent, bien que nouveaux venus dans la profession, cherchent la qualité, et bouleversent parfois les codes de la boulangerie traditionnelle : certains n’ont pas de baguettes sur leurs présentoirs, d’autres ne font que du pain au levain, beaucoup tendent vers des farines de qualité supérieure, voire bio, ou inventent des pains inédits. « La plupart, après avoir obtenu leur CAP, passent quelques mois comme salariés dans une boulangerie, puis montent leur entreprise, réalisent leur projet, et ça cartonne. Ils ont un passé professionnel qui peut leur servir, avancent avec passion, et assument un choix bien mûri », résume Hervé Benoist-Gironière.

    Points communs de cette élite boulangère : elle a bien plus de compétences que celles exigées pour le seul CAP, que ce soit grâce à une formation plus longue ou une expérience professionnelle dans un autre domaine ; souvent elle connaît mieux l’amont de la filière, va au moulin et aux champs. Ces boulangers d’avant-garde portent le discours sur le pain dans les pages des magazines et les émissions de télévision, instillant ainsi un message d’excellence auprès des boulangers de demain."

    "Nous sommes à la fin de notre semaine de formation avec des paysans boulangers de l’association Triptolème et nous allons réaliser nous-mêmes la fournée pour le marché du lendemain, sous sa supervision. Dans la petite salle, aucune machine, simplement un grand pétrin de bois rectangulaire, des tables de façonnage, elles aussi en bois, et des étagères pour ranger les pains façonnés en train de lever.

    On déverse un sac de farine de meule dans le pétrin. « Repoussez la farine sur les côtés », indique notre patronne du jour. Puis on ajoute au centre l’eau chaude, le sel, un peu de farine pour refroidir le liquide, et le levain. Plusieurs paires de mains se plongent dans le récipient pour y mélanger les différents ingrédients. Déjà, les questions de notre bande d’apprentis pleuvent : « Combien de farine, d’eau, de levain ? », « Quelle température pour les différents ingrédients ? »… On incorpore la farine petit à petit. « À quoi reconnaît-on la bonne consistance ? »

    Sous ses cheveux noirs coupés court, la paysanne aux yeux verts nous regarde d’un air à la fois désolé et amusé. « Je ne sais pas ! » avoue-t-elle. Carole ne mesure que la quantité d’eau et sa température (en plus du sel). Pour le reste, c’est au jugé, elle se fie à ses sens. Elle jette un coup d’œil sur le pétrin : « Ce n’est pas homogène ! » Quelques minutes plus tard, alors que nous commençons à fatiguer de mélanger ces quelque 50 kilos de pâte, elle la touche : « Il manque encore un peu de farine. » Peu à peu, sous nos paumes, la masse prend forme, commence à se tenir. Carole travaille sur « pâte molle », c’est-à-dire qu’elle introduit beaucoup d’eau, ce qui donne non pas une boule tenace mais plutôt un lourd édredon paresseux que nous finissons par plier sur un côté du pétrin."

    "Ils sont à part dans le monde du pain, apportent un point de vue qui remet radicalement en cause certaines pratiques et se diffuse peu à peu auprès de certains boulangers. Leur démarche, en circuit ultra-court, apporte un contrepoint à l’industrialisation de la filière et des éléments de réflexion pour repenser notre pain. J’ai donc décidé de m’attarder chez des paysans boulangers, Florian Marteau et Julie Bertrand, rencontrés lors de ma semaine avec l’association Triptolème, dans leur ferme à Molac, non loin de Vannes, dans le Morbihan.

    Écolo, attirée par la terre, Julie est tombée dans le pain grâce à sa rencontre avec un réseau de semeurs de blés anciens. « J’ai démarré en faisant des jardins de blé, puis j’ai construit un four ambulant pour faire du pain », raconte-t-elle d’une voix douce. Même hasard pour Florian, dynamique fils de boulanger ayant envie de vivre en plein air : « J’ai rencontré Julie, elle avait une opportunité pour avoir des terres, on s’est installés. »

    En arrivant chez eux on remarque d’abord le grand hangar de bois qui abrite les machines de meunerie, puis le fournil attenant, avec l’un de ses murs en arc de cercle. Tout autour, le bocage est parsemé de haies, de petits bois et de parcelles plantées de céréales. « Quand on est arrivé, tout était plein de ronces et de bosquets, se souvient Florian, son regard décidé posé sur ses champs. On défriche les terres au fur et à mesure. » En ce mois de mars, les pousses vertes des blés ne sont pas encore bien hautes.

    Florian et Julie n’ont pas assez de terres pour produire les 24 tonnes de blé annuelles nécessaires aux 350 kilos de pain qu’ils vendent par semaine, en plus de la farine au détail. « Quand j’ai commencé à faire du pain, il était inconcevable pour moi d’utiliser d’autres blés que ceux-là », explique pourtant Julie. Ceux-là, ce sont les blés anciens dont nous a parlé Florent Mercier, abandonnés parce que inadaptés à l’agriculture industrielle."

    "Chaque année, le couple produit donc sa semence qu’il demande ensuite à des agriculteurs, en contrat avec eux, de cultiver selon les méthodes de l’agriculture biologique. Puis les grains sont récoltés et triés pour être débarrassés des cailloux et autres graines indésirables. Sous le grand hangar, Florian fait visiter avec enthousiasme les machines de triage en bois patiné, pour certaines plus que cinquantenaires, récupérées de-ci, de-là. D’ici un an, elles devraient être en fonctionnement, et il n’aura plus besoin de faire appel à un « trieur à façon », un professionnel du triage parfois peu précautionneux.

    Non loin des silos, deux petites meules de pierre d’un mètre de diamètre sont installées. C’est l’atelier meunerie, la passion de Florian : « J’ai des process inhabituels pour la meunerie. Mon laboratoire est entre mes deux maxillaires. Je croque un grain, et tout de suite je repère s’il est sucré, tendre, s’il va coller à la meule, si je dois mélanger différents blés, etc. Et quand la farine sort, je la prends dans la main, j’ai déjà une idée du pain que ça va donner, s’il va falloir beaucoup hydrater ou pas, par exemple. » Une compétence peut-être héritée de ses jeunes années ? « Quand mon père allait chez le meunier, il lui montrait quels blés il avait. C’est le boulanger qui faisait les mélanges et le meunier avait un rôle de conseil », se souvient-il.

    Autre particularité, Florian et Julie fabriquent la farine au maximum quarante-huit heures avant de panifier. Car la meule permet de conserver le germe, plein de vitamines et d’anti-oxydants, mais ceux-ci se dégradent vite. « Nous, on veut une qualité nutritionnelle, une farine vivante », explique Florian.

    Au fournil, ils utilisent du levain, « parce qu’il suffit de farine et d’eau pour en faire, et qu’ainsi nous ne dépendons de personne, et parce qu’il nous aide à digérer le blé », poursuit Florian. Le couple compose à partir de son levain, plus ou moins acide, de ses farines, plus ou moins parfumées en fonction des variétés de blé, et des autres céréales. Il utilise également du seigle, de l’avoine et du maïs. « C’est de la cuisine ! » résume Florian. En bout de chaîne, « on vend tout notre pain dans un rayon de dix kilomètres autour de chez nous », se félicite Julie. La majorité de la production part sur les deux marchés voisins.

    Grâce à ce circuit court, en valorisant le blé en pain, Florian et Julie peuvent vivre de leur petite ferme de 16 hectares. Car, ils ne s’en cachent pas, ils sont avant tout des paysans qui transforment leur produit. Ici, du sol au levain en passant par la farine, tout a une vie, tout passe par une main humaine avant d’arriver sur la table du mangeur.

    La formule fonctionne si bien que de plus en plus de paysans boulangers s’installent partout en France."

    "L’industrialisation ne permet pas d’entretenir cette diversité. Elle oriente la filière vers une partition entre pain haut de gamme et pain bas de gamme. Entre pain des riches et pain des pauvres. Elle ne laisse plus le choix aux consommateurs qui n’ont pas les moyens et elle divise, au sein même de la filière pain. Une petite élite fabriquerait le pain des riches, et une majorité d’agriculteurs, meuniers et boulangers ne seraient plus que les exécutants de quelques grands groupes. Refuser la standardisation et l’industrialisation telles qu’elles se jouent aujourd’hui dans la filière pain, c’est donc aussi refuser l’augmentation des inégalités sociales. Là se joue un choix de société."
    -Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?, Seuil / La Pile, 2016.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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