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    Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire Empty Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 2 Juin - 18:47

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent-Michel_Vacher

    "On raconte dans le collège où j’enseigne l’anecdote suivante, peut-être inventée. X s’étant engagé devant sa classe de philosophie dans une argumentation destinée à démontrer la nécessité de révoquer en doute la croyance (« naïve ») en l’existence du monde des apparences sensibles, des élèves, las d’être traités de représentants bornés du « sens commun », s’emparèrent d’une chaise qu’ils firent mine de jeter vers lui, lui faisant une peur bleue, après quoi ils tentèrent de discuter plus avant le sujet, ce à quoi le professeur indigné se refusa.
    Mésaventure exemplaire: ces élèves ont agi de façon judicieuse et leur conduite me paraît traduire une compréhension de la vie et des choses infiniment plus profonde que celles de Platon, de Descartes, de Berkeley, de Fichte, de Hegel, de Bergson, de Husserl et de Heidegger réunis." (pp.13-14)

    "Cet exemple est d’un genre généralement peu apprécié par les philosophes. Une exception notable est Charles S. Peirce, qui objecte à l’idéaliste le cas où un inconnu lui flanquerait un coup de poing." (note 1 p.151)

    "Tout se passe comme si la scène des idées se réduisait alors au triste guignol suivant: côté cour, les conformismes (spiritualismes religieux, idéalismes se réclamant de quelque «grand philosophe» classique, rationalismes de la modération, pessimismes du juste milieu, redécouvreurs de traditions ésotériques, fabricants de nouveaux paradigmes holistes, fonctionnaires des dogmes dialectiques — esprit de sérieux, ordre et ennui): côté jardin, les sensationalismes (subjectivismes de l’absence, théologies négatives, déconstructions hypercritiques, utopismes libidinaux, nietzschéismes schizanalytiques ou autres, ludismes sémiotiques et métalangages évanouissants — frivolité arrogante, surenchère et affabulation).

    Ma thèse est que, dans cette distribution des rôles, c’est le meilleur de la modernité qui est éclipsé par la pression conjointe des angoisses revanchardes et des appétits tapageurs, les premières rapetassant sans relâche les oripeaux de l’absolu, les seconds agitant sans cesse les miroirs aux alouettes de la négativité. La place du "matérialisme enchantée", du sensualisme vagabond, de l’empirisme du possible, du réalisme émancipateur s’est ainsi étriquée dans l’insouciance générale.

    Tout un faisceau de tendances convergentes (réalisme ontologique, rationalisme critique, empirisme épistémologique, athéisme, naturalisme méthodologique, relativisme culturel, scepticisme idéologique, optimisme anthropologique, égalitarisme politique, progressisme social), qui forment ce qu’il y a de plus vif et de plus réjouissant dans l’esprit des Lumières, s’est trouvé soudain, pour des motifs opposés, dévalorisé — relégué par la résurgence patiente des vieux mythes de la plénitude et par l’attrait inédit des attrapes en abyme du néant, au rang de curiosité historique (quand ce n’est par surcroît chargé de tous les malheurs du siècle).

    État de choses d’autant plus déplorable si l’on envisage les débats d’idées comme une manifestation privilégiée de la concurrence sociale des attitudes, des intérêts, des tempéraments et des forces collectives, car il aboutit au retrait de l’intelligentsia censément la plus audacieuse sur un théâtre symbolique voué à de douteux concours de mode, plus rentables sur le marché de la compétition pour le contrôle du capital culturel et du pouvoir idéologique que dans une participation agissante, constructive et démocratique, à l’évolution collective." (pp.18-19)

    "Postulat du réalisme: il y a, dans le « ça » donné au travers des apparences sensibles, le plus-de-réel auquel il nous soit donné de prétendre. Hypothèse réductionniste: ne jamais renoncer à décrire et à expliquer ce qui passe pour autre, supérieur, complexe, sur le mode élémentaire du « ça »-de-réel des apparences sensibles. Il n’y a pas de raison de poser des arrière-mondes; on peut rendre compte du supérieur et du complexe au sein de l’inférieur et du simple." (p.20)

    "Il est devenu de bon ton de faire remonter aux Lumières les racines des totalitarismes contemporains, et de plaider conséquemment pour une réaction pro-religieuse." (note 6 p.152)

    "Le Rasoir d’Occam est un précepte régulateur qui stipule, à des fins d’économie théorique, qu’une explication n’exigeant qu’un petit nombre d’hypothèses conformes à l’expérience est préférable à une autre faisant appel à un plus grand nombre de facteurs postulés par raison. Il n'est pas bon d'invoquer plus d'entités qu'il n'est strictement nécessaire d'après l'expérience.

    Est-il besoin d’ajouter que, comme on pouvait s’y attendre, il existe un inverse de cette maxime, généralement admis tacitement par les métaphysiciens qui s’en inspirent et qui dirait à peu près ceci: « N’hésite pas à multiplier les entités symboliques autant que tu le juges nécessaire pour satisfaire les exigences de la pensée. »

    Cette querelle méthodologique n’aurait ni enjeu ni importance si n’existaient un potentiel de dérive au gré du principe de plaisir et une aptitude au délire imaginaire au centre même de tout projet de discours, ce qui se traduit par une propension de la pensée à produire, selon les plus diverses motivations, des fantasmes conceptuels en tout genre. Peu de choses semblent aussi bien avérées dans le cours des idées universelles que cette aisance avec laquelle en viennent à proliférer des entités appelées et portées avant tout par un désir. Ce n’est qu’après-coup et du dehors (historique ou culturel) que le caractère insatisfaisant ou la vacuité anthropomorphe de telles productions peuvent quelquefois être suspectés. L’histoire et la critique de ces excroissances explicatives seraient, aujourd’hui encore, parmi les plus instructives entreprises. C’est en songeant aux sceptiques, aux libres-penseurs, aux rationalistes dispersés de l’antiquité à nos jours, à cette déontologie du soupçon qui travaille, souterrainement puis de manière de plus en plus combative, à sortir des contes de fées régressifs que sont les grandes constructions métaphysiques, qu’il faut raviver la tension entre les directions opposées prises par la pensée: pour ou contre le Rasoir d’Occam. [...]

    Ce qu’ont en commun ces deux formes de discours, c’est de céder à une même tentation du sacré, selon ses deux modalités les plus classiquement reconnues: diurne (c’est le spiritualisme des gens sérieux — autorité, ordre, résignation, vertu, honneur, salut ; nocturne (c’est l’exaltation esthétique des mystiques et des sorciers — excès, transe, terreur, orgie, extase). Dans les deux cas, une même conviction virtuellement délirante hante le discours: que le « ça »-de-réel apparent ne soit qu’écran ou émanation par rapport à un ordre bien plus grandiose et puissant, l’important étant que la banalité tangible de l’expérience quotidienne ne soit pas le dernier mot de la vie, qu’il y ait un arrière-monde fascinant et énigmatique (spécialité du clerc, diurne ou nocturne).

    Dans une vieille culture savante comme celle de l’Occident actuel, ces deux variétés complémentaires de la projection thétique d’un sacré peuvent revêtir d’innombrables expressions plus subtiles les unes que les autres, particulièrement lorsqu’on considère leurs métamorphoses discursives les plus abstraites, comme c’est le cas avec la production philosophique contemporaine. Sur cette scène-là, chacun ne s’avance que derrière un dispositif de dissimulation rhétorique d’une telle perfection érudite que l’annonce d’une équivalence symbolique entre le Dieu de Gabriel Marcel et la trace de Derrida, ou l’être de Heidegger et le désir de Deleuze, fera sans doute à la plupart l’effet d’une mauvaise plaisanterie. [...]

    Appliquer le Rasoir d’Occam serait ici dévastateur: la différance qu’invoque le grammatologue comme (non)-fondement d’une archi-écriture, comme (non)-principe de la présence, n’y survivrait pas plus que l'Être du métaphysicien traditionnel dans son rôle de fondement des êtres ou le sujet transcendantal dans le sien de condition de possibilité de la phénoménalité des choses, pour la raison que le « concept » même de fondement en serait le premier victime, entraînant dans sa perte celui de (non)-fondement. Bien loin, en effet, que le « ça »-de-réel apparent ne requière un fondement, c’est l’idée de condition de possibilité, d’origine, de principe, de fondement, aussi modifiée ou inversée qu’on voudra, qui s’avérerait un prolongement inutile de la réalité des choses.

    Telle est l’équivalence des discours classiques et subversifs, dont l’enjeu partagé est toujours la dépréciation ontologique du monde de l’expérience, de l’univers sensible, de la matière et de l’existence naturelle de l’espèce humaine, renvoyés à l’opération préalable tantôt d’une mystérieuse plénitude créatrice (magie blanche), tantôt d’une énigmatique absence efficace (magie noire). Ces discours ont pour finalité de maintenir à tout prix l’absurde renversement par lequel on prétend ramener la facticité du monde matériel à n’être que l’effet d’une entité (généralement reconductible à une propriété de la subjectivité, abstraite par pure rhétorique), hypostasiée, autonomisée de manière arbitraire puis investie d’une certaine puissance occulte d’engendrement: différance ou don, désir ou création, le fond de l’affaire est bien d’affirmer que le « ça »-de-réel apparent ne serait possible que par l’opération sous-jacente d’un quelque chose qui participe de l’ordre symbolique [...]

    Seule une adhésion passionnée au Rasoir d’Occam peut conduire, aujourd’hui comme au moyen âge, à se garder de tout renvoi ontologique et à mettre à l’épreuve l’hypothèse que l’idée de fondement ne fonctionne que comme produit d’une exigence éperdue de déréalisation du champ de l’expérience sensible. Il n’y a que des événements, pas d’avènement, et la question « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien » n’est alors qu’un mauvais jeu de langage, effet conjugué de motivations libidinales, d’intérêts sociaux et d’une légère ivresse verbale. Dieu inscrit par l’onto-théologie ou différance par la déconstruction grammatologique ne sont pas seulement flatus vocis mais se donnent comme figures de désir [...]

    La seule philosophie moderne ne serait-elle pas justement celle qui tendrait le mieux à nous libérer de tout complexe fondateur (fondement de la connaissance, de la matière, de la perception ou de l’être)? La quasi-totalité de la production actuelle, tant dans son régime traditionnel que dans ses variantes négatives, ne faisant que le perpétuer, n’aurait aucun motif de se prétendre moderne, s’il est vrai que le noyau de la modernité demeure la stratégie de réduction matérialiste contre toute projection métaphysique. Bref: passéiste est tout résultat d’une pratique discursive par laquelle le « ça »-de-réel (qu’on le vise sous les termes de nature à telle époque, monde à telle autre) se voit déclassé au rang de sous-ordre dérivé d’une soi-disant opération, qu’elle soit création ou retrait. Contre ces discours, la modernité a brandi dès sa naissance le Rasoir d’Occam — au sujet duquel décidément tout le monde est d’une exemplaire discrétion." (pp.23-30)

    "Accusation constante de s’aveugler sur une prétendue dimension métaphysique, tactique commune pour abaisser le réductionnisme en prétendant qu’il est illégitime de traiter comme des propositions ordinaires portant sur des faits d’expérience les énoncés métaphysiques, censés relever d’un « autre ordre » (la grammatologie n’est pas une pensée comme les autres, c’est « une pensée de la non-présence »). Un exposé significatif de cette attitude est celui, entre cent autres, de Vladimir Jankélévitch dans sa Philosophie première: il y parle, dès les premières pages, d’une « science radicalement hétérogène » (dont il baptise avec bonheur le domaine « métempirie ») et aussi d’un « tout-autre-ordre » dont l’objet serait le mystère de la quoddité et la découverte, derrière le fait d’être, d’un « Faire-être », « origine vraiment radicale », « pure position », « active opération », « primauté créatrice », « jaillissement créateur », « opération thétique », fondement en un mot. (Et, comme chez Derrida, «le faire-être est impensable », naturellement.)

    À question idiote: «Qu’est-ce qui fait être l’être ? », réponse idiote: « le Faire-être » — telle est « l’altérité radicale » de toute pensée métempirique, dont la petitio principii est le ressort logique." (pp.32-33)

    "[Jean Granier] est parvenu à la reconnaissance de l’institution philosophique française par son travail monumental d’interprète de Nietzsche. Malgré un côté solitaire et vaguement anarchiste, c’est un prototype de bon élève qui a voulu et su se plier aux exigences de l’érudition, de la subtilité, de la rhétorique qui sont les signes extérieurs de l’aristocratisme philosophique. Désireux de dépasser l’étape de l’interprétation, il a résolu récemment, selon un plan de vie désormais classique, de formuler sa propre pensée, de produire une synthèse personnelle. Son entreprise, maladroitement baptisée « intégralisme », présente la complexité tortueuse et méta-philosophique que sa formation et sa carrière pouvaient laisser prévoir.

    Il réussit malgré tout un exploit notable — pour un philosophe, s’entend — celui [que son discours] « accueille sans réserve le fait de la matérialité et se présente hardiment comme un matérialisme, [qui] réhabilite les sens et le sensible. »

    Mais quel aveu, quel lapsus révélateur que cet "hardiment" enfantin et intempestif, auquel on ne saurait trouver de sens qu’à l’intérieur de l’imperceptible clôture institutionnelle des discours philosophiques reconnus. Un sens où se trahit le secret constitutif, où se dévoile l’interdit et où déjà s’assume le prix à payer pour la rupture avec les bonnes manières obligées. Hors de ce cercle, il n’y aurait aucun courage à affirmer que les choses existent exactement comme elles en ont l’air. Au pays de Diderot, pour qui a choisi de mettre en jeu son investissement culturel sur ce marché dûment codé, c’est un faux pas, une audace.

    Car la suprême transgression inscrite dans la logique de l’institution philosophique, on la chercherait en vain du côté du désir ou de l’écriture, de la structure ou de l’inconscient, du jeu ou de la dépense, de la trace ou du sexe, de la violence ou de Dieu. Elle est là, sous nos mains, devant nos yeux. Le tabou majeur, celui dont ce cher auteur était vraiment bien placé pour désirer le défier, c’est tout bonnement le « ça »-de-réel de l’apparence sensible, le monde matériel." (pp.36-37)

    "« Ontologie » voudrait désigner seulement, en marge de toute théorie régionale, la place d’un discours général sur ce qu’il y a — articulant ce qui se peut dire de plus commun des réalités (de ce qu’il y a, et non du fait que cela soit, dont il n’y a rien à dire) ainsi que leurs divers genres les plus universels (les principaux types connus de choses-qui-sont) et du statut des entités abstraites les plus élémentaires actuellement concevables (relations, grandeurs, systèmes, ensembles, niveaux, procès, etc.). Discours sur ce qu’il y a et comment ça se pense, l’ontologie ne prétendrait à rien de plus qu’à dresser le constat présent de notre apprentissage d’un-peu-de-réel, le relevé global de notre état de familiarité relative avec le « ça »-de-réel de l’apparence." (pp.38-39)

    "Ce quelque chose que ne rattrape jamais aucun texte, cet irrésistible « ça »-de-réel, envisagé dans son actualité, se donne comme brut, impénétrable, massif, inintelligible, opaque, obstiné, troué, contraignant, fuyant, dense — absurde. « Ça » se présente en un magma mobile, indéfini, multiforme, en procès — amalgame multidimensionnel, irréductible, chatoyant, manifeste, continûment en cours, qui nous résiste et persiste." (p.41)

    "On pourrait par exemple appeler tout ça l'être, ce terme désignant seulement ici le concept limite d’un ensemble virtuel, constitué de la totalité des êtres (des « choses »)." (p.42)

    "« Matière » dit de surcroît, avec des connotations vulgaires, brutales, ouvrières, pratiques, que notre « réalité objective » a peu de chances de se renverser à l’usage en quelque entité symbolique, forme idéale, sujet spirituel, essence divine, absence différente, négativité productrice — mais plutôt de s’effondrer dans la peur. Car « matière » évoque heureusement ce qu’il y a de moins subtil dans le « ça »-de-réel de l’apparence sensible en tant qu’incoerciblement récalcitrant — la terre qui tremble, la flamme qui brûle, le poids qui écrase, l’eau qui asphyxie, la lame qui coupe, les rayons qui aveuglent, les neiges qui ensevelissent, les sables qui engloutissent, et ainsi de suite à l’infini. L’impuissance, la peur et la souffrance physiques sont des modalités irréductibles de l’insistance du « ça »-de-réel. Le matérialisme vulgaire, au lieu de la refouler et de la sublimer, élève la trouille au rang de philosophie — une philosophie simpliste, grossière, primaire, terre-à-terre comme elle — et c’est très bien ainsi.

    « Matière », c’est la marque pour l’heure la plus rétive à tout détournement, la plus crue et la moins complaisante pour pointer dans la théorie ce qu’il y a là de réel tel que ça affleure dans l’expérience primaire d’une menaçante irréductibilité : la matière, c’est ce dans quoi partout la mort guette, indifférente et introuvable. Le matérialisme, donc: philosophie de vivant." (pp.43-44)

    "Rien à vrai dire, ni dans les spéculations métaphysiques, ni dans la dénonciation des caractères conventionnel, social, arbitraire, relatif ou construit ni de la perception, ni des langages, ni des savoirs n’est, même de loin, capable d’affecter la conviction commune de l’existence matérielle de la réalité.

    Déconstructeurs, relativistes, spiritualistes ou autres, lorsqu’ils mettent en cause le primat ontologique du « ça »-de-réel comme matière, feignent que des affirmations thétiques primaires (« les objets matériels existent ») pourraient être incertaines ou insignifiantes sans que soient frappés davantage d’incertitude ou d’insignifiance des énoncés ridicules comme « le réel est le produit des synthèses passives du désir »[Deleuze], « pour atteindre l'autre il faut passer par l'infini »[Lévinas], «la différance est le mouvement de jeu qui produit des effets de différence »[Derrida], «le néant néantise dans l'être »[Sartre ?], « le monde est inséparable du sujet qui n'est rien d'autre que projet du monde » [Sartre ou un autre phénoménologue] et autres propositions vraiment très distinguées dont la pseudo-modernité regorge." (pp.44-45)

    "Les suppositions connues d’un autre ordre ontologique (non matériel), jamais n’ont inscrit que ce qu’un désir d’abolition de « ça » invoque." (p.47)

    "Matière: ce que désigne le geste d’une indication ostensive. [...]
    Ne pas oublier de procéder à la monstration de quelque partie du corps, un pied ou l’autre main. Ne pas hésiter à frapper quelques coups contre un arbre ou un mur. Quand on pleure sans savoir pourquoi, l’expérience peut être considérée comme suffisante. Se pourrait-il que ce qu’elle a d’amer et d’obscène soit ce que tente d’occulter et de réduire la tradition métempirique ? Et que ce qu’il y a aussi en elle de sensualité et de richesse ait à voir avec la persistance d’un courant souterrain de matérialisme, qui hante l’histoire des idées comme une revendication intempestive, fascinante et insoutenable ?" (pp.48-49)

    "Un matérialisme grossier ne suppose aucune chose-en-soi, aucune réalité transcendante étrangère par nature à l’expérience humaine, aucune structure absolue à jamais inaccessible dans une intériorité métempirique des choses, ni aucune « théorie vraie » idéale susceptible de copier un être nouménal avec une définitive adéquation.

    La matière est donc considérée non plus comme substrat hypothétique derrière les apparences, mais bien plutôt comme ce « ça »-de-réel qui nous entoure et nous fait, au sein même duquel s’effectue tout renvoi à divers niveaux ou régions de réalité. Matière ne peut rien dire de mieux que ce milieu lumineux, mécanique ou énergétique, que nous appréhendons effectivement en nous comme autour de nous." (pp.50-51)

    "Il y a tout « ça »-de-réel que rien n’a à rendre possible. Ce n’est pas qu’il faudrait penser contre l’intérêt envers le négatif, l’oubli, l’absence, le vide, la différence, le manque, la distance, l’impossible, la béance, la séparation ou l’innommable. Le risque, c’est de dire qu’ils soient ce qui « rend possible » ou « produit » le plein, la présence, l’être et l’identité — ou tout autant l’inverse. La « condition de possibilité » et la «production» ontologiques sont le piège-à-con de la métaphysique. N’importe quoi de suffisamment universel peut être énoncé comme ce qui « rend possible » ou « produit » n’importe quoi d’autre. Que ces habiletés rhétoriques soient d’un sens ou de l’autre ne change rien." (pp.51-52)

    "La totalité des organismes vivants, humains ou non, ne rencontre qu’une partie des choses, proches ou lointaines, avec lesquelles un contact direct ou indirect serait possible. Lorsque de telles rencontres se produisent, les organismes traitent certains aspects de ces interactions comme des éléments d’information pertinents pour la constitution d’une connaissance de ces choses [...]

    Notre survie implique que la saisie que nous en prenons soit essentiellement conforme à ce qu’elles sont (qu'elles soient et ce qu'elles sont ne pouvant en outre manquer de contribuer à cette saisie même, et à ce qu’elle soit telle et non autre)." (pp.61-62)

    "Inverser le rapport entre ontologie et épistémologie: il ne s’agit pas de dire à quoi nous conduit l’étude (phénoménologique ou transcendantale) de la conscience que nous avons des choses, car nous savons que cette approche débouche sur quelque inévitable détournement métempirique. Il s’agit de voir que la connaissance trouve place dans une analyse où l’ontologie englobe l’épistémologie: il y a le monde naturel des choses matérielles (« ça »-de-réel existe), et la connaissance s’explique comme un processus parmi d’autres d’interaction entre systèmes matériels." (p.67)

    "L’objection classique à tout réalisme direct (celle qui, par exemple, a servi de point de rupture entre les « néo-réalistes » et les « réalistes critiques » au début du siècle aux U.S.A.), c’est bien sûr l’erreur. Le réalisme qui négligerait cette difficulté verserait facilement dans un dogmatisme du savoir intuitif absolu: par l’appréhension sensible, toute la chose elle-même se donnerait littéralement en une fusion du monde avec la conscience." (p.68)

    "L’accent mis sur la réalité objective d’une continuité interactive matérielle, exemplifiée dans les sens comme canaux informatifs, n’entraîne pas que chaque sensation soit isolée comme un atome psychique privé de tout contexte. L’appréhension sensible d’un « ça »-de-réel comme matérialité est inséparable de la vie et du devenir des populations passées et présentes d’animaux et d’humains ; elle est intégrée comme moment à l’expérience et à l’action en tant qu’ensemble de processus ouverts, publics, temporels et finalement symboliques, sociaux et culturels. Invoquer une théorie biologique de la connaissance ne veut pas dire croire que chaque acte individuel de sensation soit nécessairement porteur d’informations ayant à tout coup valeur de survie: c’est au contraire inscrire les appareils cognitifs (animaux et humains) dans une chaîne de développements populationnels à grande échelle, tissue d’essais et d’échecs, dont la ligne résultante est celle d’un précaire mais sûr et croissant apprentissage des réalités. Le matérialisme ne devrait donc pas manquer, tout en défendant la véracité de principe du sensible, d’affirmer que l’erreur a été et demeure un des instruments de la réussite. Il se présente alors comme discours sur l’expérience, la praxis et le devenir collectif — pragmatisme dont le concept central est recherche." (pp.70-71)

    "Il n’y a pas de « sujet » de la connaissance, l’organisme est un système matériel et la conscience une fonction organique." (note 51 p.157)

    "Avec Whitehead, Dewey ou, plus près de nous, Richard Rorty, il n’est pas mauvais de dénoncer le primat des conceptions « visuelles » de la réalité (image, représentation, reflet, miroir) : c’est tout sens confondus que se fait l’appréhension." (note 59 p.158)

    "L’aristocratisme métempirique qui domine les traditions européennes ne s’y est pas trompé: dans le pragmatisme philosophique américain, il a vu le spectre du réalisme commun, contre lequel c’est sa vocation première d’imposer quelque élitisme. La modernité n’a pas su empêcher la poursuite d’une histoire qui semblerait ne jamais vouloir finir: élitisme nietzschéen, élitisme léniniste, élitisme heideggérien, élitisme dérridéen. Le mépris général envers John Dewey hors des U.S.A. est un symptôme de civilisation." (note 60 p.158)

    "Les diverses morphologies et sémiologies « scientifiques » sont des prolongements modélisants de l’activité corporelle, des rapports pathiques et praxiques entre organismes humains et environnements: tout discours référentiel (et en particulier les discours dits scientifiques) est inscrit dans un réseau de rapports pratiques. [...]

    Toute proposition est « du semblant », aucun signe ne saurait se confondre avec la chose, il n’y a pas de vérité absolue. Mais il y a des rencontres : il y a même des procédures éprouvées pour maximiser la plausibilité, la vraisemblance et la probabilité de ces rencontres — c’est ce qu’on appelle la méthode expérimentale, ensemble de pratiques qui convergent vers le maximum d’épreuve de réalité. Le réalisme implique qu’une théorie est d’autant plus vraie qu’elle est, directement ou indirectement, confirmée (et non infirmée) par la pratique expérimentale: la croissance des savoirs est aussi attestée (de biais) par la progression des techniques.

    Affirmer d’une construction théorique qu’elle est empiriquement adéquate, c’est-à-dire qu’elle est satisfaisante du point de vue de l’expérience et de l’observation, c’est y reconnaître cette convergence pratique au sein du complexe matériel organisme/environnement qui est le seul sens matérialiste du terme vérité." (pp.72-73)

    "Les invariants de la connaissance étant une espèce vivante (matérielle) et son univers environnant (matériel), les effets de connaissance sont relatifs au système de référence constitué par les particularités du type d’organisme considéré, l’environnement dans lequel l’espèce se trouve et les variétés d’interaction entre organisme et environnement. Il n’y a pas de système de référence privilégié: c’est le principe de relativité. Mais il n’y a pas de connaissance sans système de référence — et dans un système de référence donné, il y a connaissance: c’est le réalisme. Un réalisme qu’on pourrait dire interactionnel, ancré qu’il se veut dans l’exploration physique d’un environnement, dans la recherche des objets du besoin, dans le travail, la praxis et l’action." (pp.79-80)

    "Ce qu’il y a eu de plus dangereux dans la modernité, c’est souvent ce qui la rattachait au passé, religieux en particulier: messianisme, dogmatisme, fanatisme, autoritarisme centralisateur, paternalisme, élitisme." (note 65 p.159)

    "S’il y a une convergence dans les thèses matérialistes, c’est bien vers l’énoncé que la matière ne va pas sans mouvement, activité, dynamisme — et en particulier une forme d’auto-construction. La matière trouve en elle-même sa propre énergie, les corps matériels sont en devenir, le changement est inhérent à la matérialité telle qu’appréhendée dès le simple passage des événements. Le champ de la matérialité primaire se donne comme réseau de réactions et d’interconnexions, d’associations, d’organisations ou d’édifications de systèmes — dont chaque type exhibe des propriétés que les parties isolées ne montrent pas. La matière des matérialistes implique mouvement, énergie, devenir, procès, construction, et non certain substrat inerte." (pp.81-82)

    "Le matérialisme vulgaire est indifférent à la stratégie fondationniste (davantage même qu’à la substantification d’entités abstraites, qui n’en est qu’un moyen)." (p.83)

    "De l’expérience sensible comme des expérimentations scientifiques, le matérialisme vulgaire conclut que peuvent se dire attributivement des réalités matérielles, pour ce que nous en savons: a) le devenir: il n’est de réalités qui ne se puissent caractériser par quelque passage; b) l’intensité: il n’est de réalités qui ne se puissent caractériser par quelque activité (énergie, force, dynamisme, potentiel) ; c) l’organisation: il n’est de réalités qui ne se puissent caractériser comme composantes de quelque système (interaction, structure, association, réseau, etc.) ; d) la diversité: il y a une variété d’organisations faisant chacune surgir des propriétés spécifiques (hypothèse du pluralisme ontique) »." (p.86)
    -Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire, Les Herbes rouges, 1984, 171 pages.

    "There is no question of how we are to « get outside the circle of our own ideas and sensations ». Merely to have a sensation is already to be outside that circle. It is to know something which is as truly and really not a part of my expérience as anything which I can ever know."
    -G.E. Moore.




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 9 Juin - 13:47, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire Empty Re: Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 3 Juin - 21:28

    "Comme l’espace et le temps, les formes et toutes les relations émergent du magma comme concrescences d’un « ça »-de-réel saisi dans l’apparence sensible comme matière. Propriétés, formes, relations, états de chose, cours des événements ne sont que des modalités abstraites de la matière comme « ça »-de-réel de l’apparence sensible, n’y ayant rien de plus-réel que la chose entière en procès telle qu’elle y surgit. Rien de plus dans une forme que combinaisons, agencements de « ça » de matière: « une distribution, plus ou moins stable, d'énergie-impulsion dans l'espace-temps ». Hors de ce donné empirique brut d’un « ça »-de-réel, aucune propriété, aucune entité conceptuelle, aucune construction théorique ne désignerait rien qu’imaginairement elle-même." (p.88)

    "Point n’est utile de faire appel à des notions comme celle de dialectique ou d’émergence: il suffit au matérialisme vulgaire de prendre comme donnée d’expérience la multiplicité des formes spécifiques d’arrangements offerte par les divers stades de l’évolution cosmique et terrestre. Il n’y aura pas lieu non plus de parler de hiérarchie pour décrire les arrangements d’arrangements, ni de discontinuité pour admettre qu’un arrangement (B) d’arrangements (A) produise des conséquences, des fonctions, des propriétés, des processus ou des effets systématiques d’un type (B) qu’on ne rencontre pas dans les arrangements (A) isolés. On postulera plutôt que les aspects (B) peuvent s’expliquer sur la seule base des faits de la région ontique (A) augmentés des effets des processus résultant de l’arrangement (B). Il n’y a guère d’avantage autre que polémique à nommer cela « réduction du supérieur à l’inférieur », mais c’est un motif suffisant, qui permet de n’avoir pas à introduire de biais les thèses que « vie » ou « conscience » sont des formes de matière. On ne s’étonnera pas non plus d’avoir à reconnaître que les agencements qui en présupposent d’autres sont par là-même plus précaires, la plus grande force de détermination et de subsistance résidant dans les agencements les plus élémentaires.

    Soit dit au passage, c’est aussi pourquoi un matérialisme vulgaire ne pourrait faire autrement que d’être mécaniste sans se vouloir jamais exclusivement mécaniciste, puisqu’on ne voit pas pourquoi les complexes (« choses ») matériels n’auraient pas d’autres propriétés que celles, apparemment élémentaires, que désignent les modèles mécaniques." (pp.95-96)

    "Le matérialisme vulgaire propose une image de la réalité dans ce qu’elle a de plus général, pas une théorie de telles ou telles réalités: seules des recherches régionales peuvent prétendre ajouter au squelette ontologique une chair ontique. [...] À chaque fois que la philosophie prétend se substituer aux recherches des sciences, elle court le risque du ridicule, qu’elle soit matérialiste ou non." (pp.97-98)

    "Le marxisme, comme toute entreprise visant à arrêter un discours (le texte de Karl Marx) pour en tirer une doctrine, portait en lui dès le début un germe de mort dont on veut croire que c’est ce qui faisait dire à l’intéressé ce « Je ne suis pas marxiste » que l’on s’obstine à ne pas comprendre (particulièrement ceux qui, après la découverte enthousiaste du texte de Marx, reculent devant la tâche d’avoir à leur tour à penser par eux-mêmes).

    Le concret et l’abstrait, l’unité des contraires, le qualitatif et le quantitatif, l’essence et le reflet, le mécanique et le dialectique, l’idéologie et le scientifique, la contradiction surtout et son dépassement — toutes les catégories (dont on aurait tort de se réjouir trop vite qu’elles soient des emprunts à l’idéalisme, de Hegel en particulier, comme si cela seul expliquait qu’elles aient pu mal tourner) du matérialisme dialectique sont malades. À la fois théorique, sociale et politique, leur gaucherie mortelle est le stigmate d’un arrêt et d’une oppression dans la pensée.

    L’intention dialectique, pour autant qu’on puisse la ressaisir, c’est de s’opposer à une ontologie qui fige, sépare, isole — ce qu’Engels décrit dans l'Anti-Dühring comme le « mode de pensée métaphysique » — pour lui substituer une vision dynamique, évolutive, qui souligne et exploite les tensions et les changements. Ceci implique à la fois une position ontologique (les réalités sont en devenir interactif et productif) et des principes méthodologiques (rattacher les éléments à des ensembles, chercher des interconnexions, des relations). Sur l’esprit ou l’attitude en question, il est parfaitement possible d’être aujourd’hui d’accord. Mais la doctrine va plus loin ; elle prétend pouvoir énoncer les « lois » d’une logique particulière, applicable à toute réalité: négation de la négation, unité des contraires, transformation de la quantité en qualité, universalité de la contradiction, progression en spirale ascendante, dépassement par la synthèse des termes opposés.

    Il ne s’agit pas de nier qu’une version ou l’autre de ces idées puisse servir de stimulant à la formulation d’une logique partiellement nouvelle [comme l'a montré Henri Lefebvre], ni qu’une telle logique, si elle parvenait à une forme scientifique, puisse contribuer à l’analyse de tel ou tel aspect de la réalité. Ce qu’on peut mettre en doute, c’est que cette dialectique existe, soit claire et utile. C’est a fortiori son unicité et son universalité ontologique.

    La situation du matérialisme dialectique à cet égard est lamentable: les définitions mêmes des bases d’une telle ontologie sont restées à ce jour d’une indigence et d’une rigidité toute scolaire. On continue d’invoquer les exemples les plus insignifiants, comme l’électricité positive et négative, le crâne qui devient chauve ou l’eau qui prend en glace. Au bout du compte, nul ne sait exactement ce que pourrait être en réalité le « contraire » d’une chose, ni des « propriétés contradictoires » dans une même chose. Seules la confusion, l’arbitraire et la trivialité font que les lois purement verbales de la dialectique s’appliquent instantanément à n’importe quoi, de l’atome à la guerre en passant par la cellule, la soi-disant universalité de ces principes incitant à déduire le cours de la réalité (en particulier celui de l’histoire) de prescriptions si abstraites qu’elles finissent par n’être que des jeux de langage stérilisants.

    Le réalisme et l’économie de pensée commandent de dissiper « l’incroyable mystique qui auréole le mot ‘dialectique’ ». C’est pourquoi le matérialisme vulgaire s’efforcera de banaliser et de limiter les prétentions de ces pseudo-principes en insistant sur les constatations suivantes:

    a) certaines choses s’opposent à d’autres sous certains rapports et certaines comportent des éléments qui s’opposent les uns aux autres par certains aspects; il n’y a à cela aucun caractère d’universalité

    ; b) les réalités sont en procès, parmi lesquels des procès comportant une productivité systémique diversifiante, certaines organisations faisant apparaître des propriétés spécifiques ;

    c) comme l’affirmation, la négation n’est qu’une activité symbolique à laquelle il n’y a pas de raison de prétendre accorder une portée ontologique ;

    d) il n’y a pas lieu de conclure du matérialisme à un monisme épistémologique et/ou ontique, au contraire; les réalités se donnent comme plurielles et diversifiées, les multiples régions ontiques et niveaux systémiques requérant par exemple la formulation d’une variété (d’ailleurs cohérente, articulée) de formes du déterminisme.

    Prétendre qu’un seul modèle de causalité — car qu’est de plus la dialectique ? — s’appliquerait, dans l’état actuel des connaissances scientifiques, à toute chose, n’est pas faire montre de réalisme, ni de parcimonie théorique, ce serait plutôt refuser la diversité et la richesse ontiques pour sauvegarder un dogme symbolique. Non seulement un matérialisme vulgaire peut-il reconnaître ce pluralisme ontique, mais il insiste même sur la nécessaire diversité des styles cognitifs: c’est à l’épreuve de l’expérience et du temps, au fur et à mesure des développements imaginaires que constituent les styles de pensée, que « ça » circule dans les théories. Il n’y a pas de dialectique, il n’y a que des circulations symboliques d’échanges sans fin, en tous sens, dans la matérialité du « ça »-de-réel. Si un style de pensée par degrés se substitue à un style de pensée par oppositions, le réalisme n’est pas automatiquement abandonné pour l’idéalisme. Bien des phénomènes économiques ou politiques semblent davantage travaillés en termes de cohésion, de coopération, de collaboration ou de continuité qu’avec une grille de conflit et de rupture — à commencer par le socialisme. [...]

    Un « marxiste », c’est entre autres quelqu’un pour qui il est impossible de croire au marxisme: s’il en est autrement, le progressiste en lui se transforme en bureaucrate, en fonctionnaire de la pensée, en conservateur. Aucun texte jamais ne s’arrête qu’au prix d’une oppression." (pp.103-107)

    "Le matérialisme au contraire en tient résolument pour la réalité de la connaissance, dont celle de l’humain par lui-même comme système de systèmes (biologiques, socio historiques, symboliques, psychiques, économiques, culturels) — y inclus les effets relativistes spécifiques à l’auto-connaissance." (p.108)

    "Un matérialisme vulgaire n’a pas, de soi, de conséquences éthico-politiques univoques, et ce pour la raison qu’aucun discours (philosophique, religieux, éthique, idéologique ou même politique) n’a de conséquences pratiques rigidement déterminées. De même que Quine a insisté à juste titre sur la subdétermination des théories scientifiques par rapport aux données d’expérience, de même doit-on ne pas perdre de vue la subdétermination dont sont affectées les relations entre discours et action: il y a une insurmontable relativité, indétermination et inscrutabilité des discours quant à leurs possibles corrélats praxiques — ce pourquoi on peut, au nom de Jeshua de Nazareth, aussi bien aimer son prochain que le brûler vif ; au nom de Marx, aussi bien mourir en héros pour la libération des opprimés que gouverner en dictateur totalitaire." (pp.109-110)

    "Le seul objectif d’action collective d’un matérialiste ne peut qu’être (et a toujours été) la réduction des souffrances [...]

    Pour notre temps, cela se conçoit au confluent de principes métapolitiques:

    a. Tout être humain en vaut un autre ;

    b. La diversité des adhésions de valeurs est irréductible ;

    c. Toute institution est relativement arbitraire ;

    d. La liberté, c’est la capacité empirique de préférer des actions en fonction de nos propres adhésions de valeurs dans le but de modifier notre situation de fait.

    Ce confluent est la démocratie, qu’avec Démocrite, contre Platon et Aristote, contre la doctrine officielle des Églises et contre le messianisme élitiste de l’idéologie léniniste, le matérialiste d’aujourd’hui avance comme postulat métapolitique radical de la modernité. La radicalisation, la généralisation et l’extension des pratiques décisionnelles démocratiques apparaissent ainsi comme pierre de touche de la modernité: leurs sorts sont liés." (p.111)

    "Il serait à cet égard irresponsable de ne pas reconnaître que ce projet d’autodétermination (égalitaire, libertaire et communautaire) soit marqué, historiquement et culturellement, au signe de l’occidentalité européo-américaine." (note 111 p.165)

    "Une fois l’humain reconnu en tant que champ d’action et de projection symbolique, c’est-à-dire comme scène imaginaire-instituante, il n’y a plus d’obstacle théorique à proposer un projet socialiste comme utopie régulatrice qui, dans son impossibilité même, aurait la fonction d’ouvrir à l’exploration certains possibles: valorisation du changement social créatif ; libération effective des groupes les plus défavorisés ; réduction radicale des autorités de domination susceptibles d’arbitraire et d’exploitation." (p.112)

    "Les discours de droite comme de gauche traduisent la complexité d’articulations symboliques surdéterminées (structures de la personnalité, intérêts sociaux, identifications historico-culturelles, échelles de valeurs) inhérentes à la plasticité et diversité anthropologique ; toute tentative de réduction de cette diversité a son coût en souffrances." (p.113)

    " [Clément Rosset] n’a pas de peine à montrer la prestidigitation du sens à l’œuvre chez Hegel (où Idée, Raison, Esprit, dont on ne sait rien de précis, expliquent tout) et les « hégéliens modernes — de Mallarmé à Lacan en passant par Georges Bataille et Jacques Derrida » chez lesquels le sens est toujours ailleurs, à venir, différé, autre, absent, manquant, invisible — peu importe pourvu que ce soit de ce secret et non pas de la réalité qu’on s’occupe." (note 118 p. 167)

    "C’est une spécialité métempiriste que la critique unilatérale du langage. « Objet matériel » ou « réalité empirique », on tombe là-dessus à bras raccourcis: des mots suspects, naïfs, nuis, primaires, incertains, trompeurs, constructions chargées d’impensé, préjugés idéologiques confus. Discrédités, condamnés: entreprise aisée, tout signe étant l’effet d’une convention arbitraire. On est toutefois moins exigeant quand vient le temps de préférer à ces signes vulgaires des signes nettement plus distingués: l’Idée de Platon, l’Un de Plotin, la Substance de Spinoza, l’Esprit universel de Hegel, le Sujet transcendantal de Husserl, l’Être de Heidegger, la différance de Derrida, la production désirante de Deleuze. Le métempiriste trouve ce genre de termes-là infiniment plus profonds, riches, radicaux, éclairants, puissants, fondamentaux que les premiers parce que la Symbolicité s’y suce la queue." (p.125)

    "La manœuvre [d'hypostase métaphysique de Derrida] est banale: prenez un phénomène (la perception, le langage), isolez-en par abstraction un trait sélectionné à votre convenance (la rétention, l’opposition) puis érigez-le (au nom des « exigences de la pensée ») en condition de possibilité du phénomène, à laquelle vous en imputerez la production métempirique même: « On ne peut penser la trace instituée sans penser la rétention de la différence dans une structure de renvoi » ; « Ces oppositions n’ont de sens que depuis la possibilité de là trace ». « La trace (pure) est la différance. Elle ne dépend d’aucune plénitude sensible [...] Elle en est au contraire la condition. [...] sa possibilité est antérieure en droit à tout ce qu’on appelle signe » ; ou mieux encore: « La possibilité de la répétition sous sa forme la plus générale, la trace au sens le plus universel, est une possibilité qui doit non seulement habiter la pure actualité du maintenant, mais la CONSTITUER par le mouvement même de la différence qu’elle y introduit. ». Répétition, trace, différence se sont métamorphosées en une entité agissante fondatrice: la différance, qui produit métempiriquement (de jure) tout, que ce soit la perception, le langage ou l’histoire humaine." (p.122)

    "Même chose chez Deleuze: « La différence, ce n’est pas le divers. Le divers est donné. Mais la différence, c’est ce par quoi le donné est donné. » (Différence et répétition, P.U.F., 1968, p. 286)." (note 128 p.167)

    " [En soutenant le besoin inéluctable de la croyance religieuse pour la vie sociale, Régis Debray] peut en escompter un double dividende: celui de la lucidité critique (il fait comprendre qu’il sait que le sacré n’existe pas vraiment) et celui de l’adhésion de fait à la tradition choisie (judaïsme, christianisme, islam, voire polythéisme). Duplicité au paternalisme inavoué, puisque l’intellectuel serait seul à connaître les bonnes raisons de la croyance — au vulgaire de penser que son dieu existe, pendant que l’autre professe qu’il faut y croire, mais que lui n’est pas dupe. Hypocrisie proche de celle des aristocrates et des bourgeois incrédules qui, convaincus que la religion était un soutien efficace pour l’ordre et les affaires, y adhéraient extérieurement — s’en moquant bien par ailleurs, mais en secret." (pp.126-127)

    "Les philosophes français d’aujourd’hui sont des as du commentaire: Kojève commente Hegel ; Althusser, Marx ou Lénine ; Lacan, Freud ; Deleuze, Hume, Kant, Bergson, Nietzsche ; Derrida, Husserl et Platon et Rousseau et ainsi de suite ; Michel Henry passe de Maine de Biran à Marx ; sans compter les disciples occupés à broder à leur tour sur Derrida ou Lacan. L’exégèse tend à se substituer à la formulation d’une pensée, seule la réussite d’une combinaison érudition/originalité faisant recette.

    L’importance démesurée accordée au commentaire vient en effet de ce qu’il offre un champ infini aux variations les plus extravagantes et aux trouvailles les plus payantes: les grands systèmes métempiristes sont si obscurs et si ambigus qu’ils autorisent toutes les acrobaties de re-lecture. L’interprète suffisamment « brillant » peut espérer se tailler une petite réputation simplement en élucubrant sur des textes sans jamais avoir à risquer de prise de position claire sur rien. Et si le genre de livre savant qui s’est ainsi institutionalisé au XXe siècle avait davantage une signification sociale (pur moyen d’accès à une reconnaissance) ; et si ces textes bourrés de références et de commentaires étaient proportionnellement vides d’idées ?

    Pire, lorsqu’il y a une idéologie, elle passe en douce. Le moindre intérêt de la formule n’est pas son potentiel de camouflage: une réinterprétation « audacieuse » de tel chapitre de l’histoire de la philosophie, de préférence dans un style indéchiffrable et grandiose, peut faire passer pour novateur un esprit profondément réactionnaire, comme en fait foi le cas d’un Heidegger." (pp.128-129)

    "Les courants dominants ont quelque chose de très particulier à objecter à une ontologie réaliste: on ne peut pas la dire sans passer par une infinité de détours langagiers. L’analyse s’y est progressivement instaurée en seuil indéfiniment infranchissable de l’affirmation philosophique. Alors que l’idéalisme enfermait toute pensée dans le cercle magique de la conscience, l’analyse s’avère faire de même avec le langage.

    Dans les deux cas, il s’agit de différer l’accès aux choses matérielles, comme si le « je pense » et le « nous parlons » étaient plus assurés que le « il y a des choses », ce dernier restant en attente d’un fondement.

    Comme l’entreprise de fondation langagière apparaît indispensable en droit et interminable en fait, le discours de la philosophie analytique devient en même temps préjudiciel et illimité, ce qui en fait une variété particulièrement ennuyeuse de production intellectuelle, généralement inconclusive et vouée aux exemples les plus insignifiants. Tout compte fait, la théorie wittgensteinienne des « jeux de langage », qui est l’une des sources de toute cette littérature, y trouve une illustration privilégiée, à la fois amusante et sans conséquences aux yeux des métempiristes: il existe en effet au moins un « jeu de langage » avéré, la philosophie analytique elle-même." (pp.131-132)

    "Les philosophies dominantes apparaissent comme des discours-fiction fantasmatiques, des fables du désir, dont le projet foncier serait de faire parler le monde matériel d’autre chose que ce qu’il semble être — car la matière paraît muette et n’avoir ni fondement intelligible, ni destination, ni sens, ni valeur ultimes et auto-suffisants." (p.135)

    "Henri Lefebvre a déjà relevé cette curieuse relation entre la fécondité, la subtilité et la richesse supérieures des grands systèmes et leur divorce d’avec l’expérience, la logique et la vraisemblance [...] Cette étrange loi se vérifie constamment dans la culture populaire: occultisme, magie, superstition, psilogie, théosophie, ufologie, astrologie — la foule bariolée des délires y déferle, d’autant plus ignorée des clercs qu’elle dévoile maladroitement les ressorts rhétoriques et symboliques de tout recourt métempirique.

    Dans le champ institutionnel savant, ces conventions paradoxales déterminent une hiérarchie où, plus une doctrine offense le « sens commun », plus elle est apte à la génialité: Platon éclipse Démocrite ; Berkeley ou Fichte surclassent nettement les matérialistes français du XVIIIe siècle ou Feuerbach, etc." (note 142 p.170)

    "Le sommeil pointe la nécessité d’une théorie non subjectiviste de la subjectivité, et pour un matérialiste vulgaire il n’est pas dénué de la suggestion d’une supériorité méthodologique: celle de l’objectivité — il suffit de regarder quelqu’un dormir. Impossible d’occulter le trop-plein des corps, la précarité de tout ce qui est sens, la matérialité obtuse: « ça »-de-réel comme corps matériel et c’est tout. Or, dans l’homme éveillé, il n’y a rien de plus que dans l’homme qui dort profondément: la vigilance n’est qu’une modification fonctionnelle, qui atteste de la fragilité, de la relativité et de la matérialité de l’ordre symbolique — nul ne peut dire: « je dors ici maintenant » sans mentir. Le dormeur en sa "parfaite apoplexie" (La Mettrie) invalide toute phénoménologie de l’expérience." (p.147)

    "Le sommeil est le talon d’Achille du panpsychisme et des thèses selon lesquelles la conscience est la forme du corps, l’intérieur des choses, etc.: le sommeil, c’est la suggestion irrecevable que le psychisme ne soit qu’un effet facultatif et temporaire." (note 152 p.170)

    "La tradition philosophique n’a eu d’autre but que de nous faire oublier ce que nous pouvons le plus facilement savoir." (p.149)
    -Laurent-Michel Vacher, Pour un matérialisme vulgaire, Les Herbes rouges, 1984, 171 pages.



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    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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