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    Dylan Simon, Une plaidoirie académique. Henri Lefebvre proteste contre son exclusion du CNRS

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Dylan Simon, Une plaidoirie académique. Henri Lefebvre proteste contre son exclusion du CNRS Empty Dylan Simon, Une plaidoirie académique. Henri Lefebvre proteste contre son exclusion du CNRS

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 4 Juin - 21:45



    "Écho médiatique – le journal Le Monde relaye l’émotion suscitée par cette affaire –, mais surtout intellectuel : de nombreux universitaires perçoivent et dénoncent le caractère politique de la mesure. L’affaire est discutée, que ce soit dans les correspondances ou dans des réunions et assemblées générales, d’autant plus que Lefebvre est loin d’être le seul, parmi les intellectuels communistes, à faire l’objet de cette mesure administrative."

    "Lefebvre envoie cedit mémoire dans une lettre du 29 septembre à Canguilhem, de même que le 3 octobre à Meyerson."

    "Lefebvre reçoit le 27 juillet 1953 une lettre de Gaston Dupouy (1900-1985) – physicien français, directeur du CNRS de 1950 à 1957 –, qui l’informe du non-renouvellement de son allocation pour l’année 1953-1954 et de sa réintégration dans l’enseignement secondaire comme professeur de philosophie11. Après avoir obtenu une licence et un diplôme d’études supérieures dans cette discipline, Lefebvre occupe en effet différents postes de professeur de lycée à partir de 1929 [...]

    Révoqué par Vichy en 1941 pour son appartenance au parti communiste, il ne reprend un poste au lycée de Toulouse qu’en 1947. Après la guerre, Lefebvre profite néanmoins du nouveau contexte intellectuel et politique plus favorable aux personnalités et aux idées communistes. Il acquiert alors une importante surface intellectuelle comme philosophe marxiste ; son « Que sais-je ? » sur Le marxisme (1948) connaissant par exemple une large diffusion. Cette nouvelle configuration a pu l’inciter à transformer cette reconnaissance intellectuelle en un investissement ou une reconnaissance scientifique16. Ainsi, en 1948, il sollicite et obtient – pour partie grâce à Georges Gurvitch – un détachement au CNRS, en étant rattaché au Centre d’études sociologiques, détachement renouvelé chaque année jusqu’à l’été 1953."

    "La mesure est prise de manière discrétionnaire puisque ni le directoire du CNRS, ni le comité de direction du Centre d’études sociologiques (CES), ni enfin la commission de sociologie et psychologie sociale du CNRS n’ont été consultés ou informés au préalable. Ce faisant, Georges Davy (membre du directoire), Max Sorre (directeur du CES), Henri Lévy-Bruhl et Georges Gurvitch (membres du comité de direction du CES comme Davy) ou encore Henri Wallon (membre de la commission du CNRS) apprennent apparemment a posteriori la décision, souvent par Lefebvre lui-même. La commission du CNRS, qui s’était réunie le 16 juin, envisageait même de prolonger son détachement, sa nomination comme maître de recherches – un grade alors supérieur à celui de chargé de recherches – étant seulement conditionnée à la soutenance de ses thèses."

    "Au CNRS, le grade de maître de recherche correspondrait aujourd’hui à celui de directeur de recherche de 2e classe. Concernant ces changements statutaires, voir le décret no 84-1185 du 27 décembre 1984."

    "L’événement trouve son origine dans un article publié par Lefebvre dans La Nouvelle Critique au printemps 1953, revue qui se chargeait alors de diffuser les idées communistes « les plus en pointe », tout en restant fidèle à l’orthodoxie du parti. À l’occasion d’un numéro spécial, elle publie les interventions prononcées lors des Journées nationales d’études des intellectuels communistes à Ivry-sur-Seine, les 29 et 30 mars 1953, à l’initiative du comité central du Parti communiste français. [...]

    Mais que dit-il précisément pour s’attirer les foudres de la direction du CNRS ? Son texte polémique développe les mêmes leitmotivs idéologiques que d’autres comptes rendus produits dans la revue : disqualification d’une science jugée « bourgeoise » ou « idéaliste » ; thème de la « falsification » ou de la « mystification » de celle-ci ; critique de la tradition (sociologique) qui n’aurait pas intérêt à dévoiler les contradictions du capitalisme ; réduction de la science – ici la « sociologie scientifique » – au « matérialisme historique », etc. Pour Lefebvre, « c’est la “science” nommée “sociologie” qui est elle-même en question », un souci de refondation scientifique qui s’arrime à la critique initiale de la sociologie dans le discours soviétique. Dès les années 1920, cette dernière fut en effet « assimilée définitivement à une “science bourgeoise” et l’usage du terme même de sociologie mis à l’index ».

    Mais, fondamentalement, ce qui constitue à n’en point douter un casus belli, ce sont les attaques ad hominem contre un certain nombre de ses pairs. S’il éreinte la sociologie américaine, en particulier la « psycho-sociologie » de Jacob Moreno (1889-1974), ce qui permet d’épingler au passage Jean Stoetzel (1910-1987), ce sont essentiellement des auteurs français qui font les frais de son analyse : Georges Friedmann (1902-1977) et André Varagnac (1894-1983) – ce dernier étant fréquemment décrié par l’auteur, notamment dans ses thèses de doctorat – sont explicitement condamnés, dans des termes très forts, le premier se voyant reproché d’être passé « d’une incompréhension du marxisme dans ses premières œuvres à une falsification et mystification dans les dernières ». Outre des désaccords scientifiques, la critique marque vraisemblablement la fermeture du monde intellectuel communiste à ceux qui avaient pu en être proches avant la guerre, comme Friedmann et Varagnac – deux figures qui avaient contribué à légitimer le marxisme dans les sciences sociales françaises des années 1930. De la même manière, on retrouve sa critique des méthodes empiriques, de l’usage de questionnaires, de l’étude des représentations, etc., dénigrant les « recherches sur les revenus, l’habitat, les budgets, le régime alimentaire », une charge à peine voilée contre les méthodes et catégories utilisées par certains de ses collègues du CES, notamment Paul-Henry Chombart de Lauwe dans ses enquêtes sur l’agglomération parisienne et les familles ouvrières.

    L’exclusion de Lefebvre du CNRS en juillet 1953 peut donc se lire comme un indicateur des clivages idéologiques qui parcouraient le CES ainsi que de la porosité entre des trajectoires savantes en sociologie et des engagements politiques. Sans construire ici une cartographie des positions politiques des acteurs du CES, distinguons l’orientation communiste, partagée par de nombreux chercheurs, d’un positionnement plus social-démocrate ou conservateur. Ainsi, une majorité des membres du centre adhère au marxisme ou se trouve proche de ses idées, parmi lesquels Henri Lefebvre donc, mais aussi Pierre Naville, Paul-Henri Maucorps, Edgar Morin, Alain Touraine, Robert Pagès, Henri Raymond, etc. À ce titre, l’intérêt pour la classe ouvrière est général et partagé. Mais d’autres chercheurs s’inscrivent davantage dans un courant social-démocrate ou un catholicisme de gauche, compatible pour certains avec les idées marxistes : Paul-Henry Chombart de Lauwe, Henri Desroche, François-André Isambert, Émile Poulat et Jacques Maître. Au comité de direction du CES, on retrouve les mêmes clivages dans la première moitié des années 1950 : si Georges Friedmann s’inscrit comme un compagnon de route du parti communiste jusqu’à la fin des années 1930 et si le marxisme reste un modèle théorique pour ce dernier et pour Georges Gurvitch, les sympathies politiques du directeur du centre, le géographe Max Sorre, vont au mendésisme ; et celles de Gabriel Le Bras participent quant à elles d’un catholicisme social – il est conseiller du ministère des Affaires étrangères pour les relations avec le Saint-Siège –, mais dans une tendance politique plus conservatrice. Le Bras était néanmoins très estimé des communistes, du fait de sa participation à la Résistance – participation sans doute extrêmement courageuse, bien qu’il ait été très modeste dans le peu qu’il en a dit. Outre certaines dissensions politiques, le CES est miné par de profondes luttes internes, à l’exemple de la puissante animosité entre Gurvitch et Friedmann, ainsi qu’entre leurs « disciples » respectifs. De même, le premier apprécie peu Jean Stoetzel et sa psychologie sociale, à telle enseigne que Gurvitch tente à plusieurs reprises d’éviter sa nomination à la tête du CES, avec succès en 1951 – puisque c’est Max Sorre qui remplace Friedmann –, mais pas en 1956 au départ de Sorre.

    De ce texte polémique, il ne faudrait pas pour autant conclure a posteriori à une position d’hétérodoxie ou de franc-tireur de Lefebvre au sein du CES, puisqu’il s’inscrit par exemple dans la lignée des positions théoriques de Gurvitch et de ses inimitiés personnelles : contre Friedmann et Stoetzel donc, mais aussi contre l’anthropologie théorisée par Claude Lévi-Strauss. En cela, Lefebvre réactive ce jeu d’oppositions, en particulier internes au CES. Ainsi, par exemple, ses critiques préfigurent littéralement celles de Gurvitch, deux ans plus tard, contre la thèse de Chombart de Lauwe."

    "Jean Stoetzel fut une figure importante de la sociologie de l’après-guerre. Directeur « du premier et du principal institut de sondage français », l’Institut français d’opinion publique (IFOP), il condamne la sociologie d’inspiration durkheimienne et promeut une psychologie sociale qui valorise le travail de terrain, dénonce les excès de la théorisation, encourage une « standardisation des procédures de recherche », ainsi que la « promotion des techniques quantitatives » (Blondiaux, 1991). On comprend aisément que cette orientation scientifique n’était pas du goût de Lefebvre."

    "Quand Lefebvre récuse la catégorie ancienne de « genre de vie », regrettant l’usage d’une notion descriptive et statique qui ne tient pas compte des schèmes de pensée marxiste – catégorie par ailleurs valorisée par Friedmann et Henri Mendras –, quand il éreinte précisément Varagnac et son ouvrage Civilisation traditionnelle et genres de vie, Guglielmo reproche également à [Max] Sorre la réactualisation de la catégorie dans des termes identiques."

    "L’épisode révèle ainsi ce nouveau contexte politique de guerre froide, qui débute en mai 1947 avec le renvoi des ministres communistes du gouvernement Ramadier, marquant ainsi la fin du tripartisme, puis le retour progressif de la droite au pouvoir à partir de 1951. Cette nouvelle donne politique s’observe également au CNRS : la dé-communisation des instances dirigeantes est entamée en janvier 1950 avec le renvoi de son directeur, le zoologiste Georges Teissier (1900-1972) – membre du parti communiste et du comité directeur de La Pensée – et son remplacement par Gaston Dupouy, proche du président de la République Vincent Auriol (1884-1966). Trois ans plus tard, en 1953, le CNRS multiplie les exclusions, puisque l’institution met fin au détachement de plusieurs chercheurs communistes. Selon le journal Le Monde, qui se fait l’écho de cette situation dans son édition du 10 octobre 1953, « douze chercheurs au total seraient écartés du Centre pour des raisons indépendantes de leur valeur scientifique, et au mépris de l’avis des commissions consultatives. Trente-cinq se trouveraient menacés ». Le renvoi de Lefebvre est donc loin d’être un cas isolé. Le Monde et le Bulletin de psychologie mentionnent ainsi d’autres cas, comme celui du physicien Marc Barbaron, dont le détachement n’a pas été renouvelé pour des motifs également politiques. De même, Raymond Guglielmo – l’auteur du rapport pour la géographie dans La Nouvelle Critique – fait aussi les frais de son intervention, puisque Max Sorre refuse sa nomination comme aide technique, chargé de l’organisation du laboratoire de géographie humaine à la Sorbonne – un poste qui lui aurait permis de préparer sa thèse dans de meilleures conditions. Ce veto entraîne une violente polémique avec le « patron » de Guglielmo, Pierre George, lui-même membre du parti communiste depuis les années 1930. De manière similaire au cas de Lefebvre, la décision est approuvée par Gaston Dupouy, qui considère qu’il est « grave que [les] jeunes veuillent donner [des] leçons de déontologie scientifique ». Ces évictions connaissent cependant une certaine médiatisation : la conférence de presse tenue par les dirigeants du Syndicat national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (SNESRS) le 8 octobre 1953 dénonce des « mesures discriminatoires » ; et l’article du Monde qui suit relaye cette impression de « chasse aux sorcières » au CNRS, selon les termes du syndicat – une expression qui circule aussi dans les laboratoires du CNRS."

    "La situation de Lefebvre est celle qui rencontre vraisemblablement le plus d’échos et celle qui donne lieu à l’expression du plus grand nombre de soutiens. L’article du Monde mentionne que des personnalités telles que Georges Davy, Maurice Merleau-Ponty, Martial Gueroult, Gabriel Le Bras, Henri Lévy-Bruhl, Jacques Soustelle, ainsi que « plusieurs professeurs à la Sorbonne », « ont exprimé leur étonnement et leur émotion à M. Lefebvre ». Dans le champ intellectuel, son renvoi donne donc lieu à de nombreux commentaires et discussions. L’historien Albert Soboul, alors professeur au lycée Henri-IV – que Lefebvre a connu pendant la guerre dans les Pyrénées, lors des chantiers intellectuels du musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP) organisés par Georges-Henri Rivière – en témoigne également."

    "Lefebvre peut donc compter sur les « camarades » communistes pour le soutenir : outre Ignace Meyerson et Albert Soboul, il y a Henri Wallon – mentionné dans le mémoire – et des collaborateurs de La Pensée comme Georges Teissier, l’ancien directeur du CNRS, ou Georges Cogniot, figure importante du parti communiste [...] ou le philosophe Étienne Souriau (1892-1979), professeur à la Sorbonne [...] ou [probablement] Pierre George, proche de Lefebvre à l’époque, universitaire influent et central, à la fois comme professeur à la Sorbonne et secrétaire du bureau de la section parisienne du SNESRS et qui, à ce titre, intervenait dans les affaires du CES."

    "Au début des années 1950, les enquêtes de terrain en sociologie rurale s’avéraient effectivement peu nombreuses. Le juriste, membre du comité directeur du CES, souligne donc un manque de compétences sociologiques et pédagogiques sur cette spécialité, manque que peut largement combler Lefebvre. L’argument est pleinement reçu par ce dernier, puisqu’il assume et revendique cette identité scientifique dans son mémoire adressé au CNRS, en mentionnant qu’il « projette d’écrire un “Traité de Sociologie rurale” et un “Précis d’histoire agraire de la France” » et qu’il se propose « d’étudier l’apport aux idéologies et à la vie culturelle, depuis les origines de la civilisation, du secteur rural (agricole, terrien) de la production ». Cette rhétorique de candidat – avec des envolées programmatiques – est d’ailleurs reprise en février 1954, lors d’une nouvelle demande de réintégration, Lefebvre se proposant également de constituer « une équipe de chercheurs », « en lui donnant l’orientation la plus large, la plus objective et la plus scientifique ».

    Malgré les schèmes de cet argumentaire scientifique, les nombreuses lettres de soutien envoyées à Gaston Dupouy et l’appui des syndicats – notamment la section syndicale du CES –, malgré aussi le soutien de membres de la commission de sociologie et psychologie sociale et de celui du Comité d’action des intellectuels pour la défense des libertés – auquel appartenait Lefebvre –, son détachement n’est donc pas prolongé. Sa situation matérielle s’avère alors difficile : nommé au lycée de Laon en septembre 1953 tout en résidant à Paris, il constate « que le voyage exigeait non pas deux heures mais plus de trois » et demande à Georges Canguilhem, alors inspecteur général de l’instruction publique pour la philosophie, « un poste soit à Paris, soit en banlieue », tout en envisageant « l’enseignement par correspondance ». Parallèlement, il engage « un recours contentieux contre le Directeur du CNRS ainsi que contre M. le Ministre de l’Éducation Nationale ». Grâce à l’intervention de Canguilhem –mais peut-être également à celle de Gaston Berger (1896-1960), le directeur de l’enseignement supérieur qu’il a connu à Aix-Marseille pendant la guerre–, Lefebvre obtient rapidement un poste à Orléans. Canguilhem accepte aussi de le détacher de nouveau selon la proposition de la commission du CNRS. Toutefois, la démarche n’aboutit pas, de même que les autres examens de sa situation au début de l’année 1954. Gaston Dupouy lui indique ainsi en janvier que son « cas a été à nouveau évoqué à la Section de Sociologie, puis au Directoire du CNRS », sans que cela modifie la décision de son renvoi. Partant, Lefebvre garde son poste à Orléans jusqu’à la fin de l’année scolaire. Ayant soutenu ses thèses en juin 1954, il obtient finalement sa réintégration au CNRS le 1er octobre."
    -Dylan Simon,  « Une plaidoirie académique. Henri Lefebvre proteste contre son exclusion du CNRS », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 42 | 2023, mis en ligne le 02 juin 2023, consulté le 04 juin 2024.




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