"Des objets philosophiques inédits apparaissent grâce, notamment, à la phénoménologie et aux philosophies existentielles qui s’ouvrent aux aspects les plus concrets de l’existence. La philosophie élargit son horizon. Pour comprendre ce trait de la philosophie contemporaine, il faut rappeler qu’auparavant la philosophie se définissait de manière plus stricte, comme une théorie de la connaissance (métaphysique, logique) que prolongeait une éthique (sagesse), voire une philosophie politique." (p.12)
"Diversité des écritures, ensuite : outre les formes traditionnelles de l’exposition systématique, dont Hegel est le grand représentant au siècle précédent, l’écriture philosophique s’est enrichie de formes nouvelles : Wittgenstein classe ses thèses selon une hiérarchie numérique ; le fragment, l’aphorisme, voire le poème, sont pratiqués par de nombreux auteurs ; l’essai libre, enfin, dégagé de toute ambition de “faire système”, est une forme privilégiée qui sied à de nombreux philosophes." (p.12)
"C’est l’anglais qui devint progressivement la langue principale de la production philosophique et scientifique, et prit la place qu’occupait, par exemple, le latin au Moyen Âge. Les événements historiques du XXe siècle ne sont pas étrangers à ces métamorphoses : la Seconde Guerre mondiale a ainsi provoqué un exil des philosophes et des scientifiques européens vers les États-Unis, notamment." (p.12)
"La connaissance de l’histoire de la philosophie n’a jamais été ni aussi exhaustive ni aussi précise qu’au XXe siècle. Kant (1724-1804) n’avait qu’une idée vague de l’histoire de la philosophie antique." (p.15)
"La philosophie analytique, essentiellement anglaise et américaine, prend sa source dans l’analyse logique des propositions (voir chapitre 3). Elle prétend importer une exigence de scientificité dans l’activité philosophique qu’elle définit comme une argumentation rigoureuse, claire et minutieuse. Les œuvres limitent leur prétention à l’exposé de thèses et d’arguments faisant abstraction de la situation historique des problématiques. Cette tradition philosophique s’oppose de manière polémique à ce qu’elle-même appelle la philosophie continentale (essentiellement française et allemande), censée être moins rigoureuse (délaissant la littéralité pour une expression plus métaphorique) et proposant une compréhension du monde plus profonde et plus sensible à l’inscription historique et culturelle des problématiques. Il n’en reste pas moins que cette distinction est relativement volatile et qu’on lui accorde de moins en moins de valeur. D’une part, les philosophes « analytiques » se laissent eux-mêmes tentés par des constructions métaphysiques (Goodman, Whitehead) ; d’autre part, les deux traditions reconnaissent qu’elles partagent, de fait, les mêmes objets d’interrogation : le langage, l’action… Par ailleurs, la philosophie analytique est elle-même plurielle. Par exemple, la deuxième philosophie analytique critique la prétention de parvenir à des propositions analytiques absolument claires. Enfin, on ne voit pas ce qui fonderait de telles traditions nationales à l’époque où, justement, les auteurs et les courants ne cessent de dialoguer entre eux." (pp.16-17)
"Il n’y a pas de philosophie qui ne réponde peu ou prou à la question : comment connaît-on ? Toute philosophie vise à fonder la connaissance, c’est-à-dire à assurer rationnellement la légitimité et la possibilité de la vérité en tant que telle." (p.17)
"L’épistémologie est l’étude rationnelle (du grec logos), la critique et la compréhension de la science (du grec épistémé). Le terme apparaît pour la première fois au
milieu du XIXe siècle et son emploi deviendra courant au siècle suivant. Son apparition correspond à une extension de sa signification. En fait, il désigne deux aspects (clairement distingués en langue anglaise) : d’une part l’étude de la connaissance en générale (epistemology), et en ce sens l’épistémologie est aussi ancienne que la
philosophie, et d’autre part l’étude des fondements, des méthodes et des résultats scientifiques (philosophy of science). Ce second sens surgit à l’époque contemporaine pour accompagner les développements des sciences et les questions soulevées par les bouleversements théoriques. Ainsi l’essor des sciences contemporaines ouvre, sous le nom d’épistémologie, un champ d’étude philosophique nouveau." (p.24)
"Au XXe siècle, la biologie est en plein essor : après Mendel (1822-1884), dont on redécouvre alors l’importance, Thomas Morgan (1866-1945) pose les bases de la génétique (La Théorie des gènes, 1926) tandis que Watson et Crick mettent en évidence la structure de l’ADN. On prend conscience que l’évolution des espèces procède par discontinuités brusques. Ces découvertes relancent l’épistémologie des phénomènes vitaux.
C’est surtout en science physique que des bouleversements importants ont lieu. Avec la théorie de la relativité générale d’Einstein (1879-1955), le développement de la physique ondulatoire (Erwin Schrödinger, 1887-1961, et Louis de Broglie, 1892-1987) et de la théorie quantique de la matière (Max Planck, 1858-1947, Werner Heisenberg, 1901-1976 et Niels Bohr, 1885-1962), la compréhension de la réalité change. En effet, la science physique du XXe siècle, née des efforts de Newton (1643-1727), concevait la réalité matérielle comme une réalité continue et prédictible. La science physique contemporaine fait apparaître l’importance des discontinuités et la difficulté, à certains niveaux de réalité (au niveau atomique) d’une prédiction assurée des phénomènes. Les certitudes du positivisme sont ébranlées. Le « rationalisme » de la science sera soumis à une révision théorique assurée, notamment, par Popper et Bachelard, et, dans un premier temps, par le Cercle de Vienne." (p.25)
"Qu’est-ce que le Wiener Kreis ou Cercle de Vienne ? Il se constitue autour de Moritz Schlick (1881-1936), Kurt Gödel (1906-1978), Hans Reichenbach (1891-1953), Otto Neurath (1882-1945), Hans Hahn (1879-1934), Friedrich Waismann (1896-1959) et Rudolf Carnap (1891-1970). Le Cercle de Vienne fut actif de 1922 à 1938, date à laquelle l’Anschluss contraignit ses membres à l’exil. En 1929, ils publient un manifeste : La Conception scientifique du monde. Retenons aussi La Construction logique du monde (1928) de Carnap, l’une des œuvres maîtresses de ce courant." (pp.25-26)
"Pour le Cercle de Vienne, l’empirisme est légitime. La connaissance authentique repose sur des faits. À l’empirisme classique, il rajoute le postulat suivant : la scientificité d’une théorie doit être vérifiée à partir d’une analyse interne de ses énoncés. Il convient ainsi de mettre entre parenthèses le contexte historique, culturel, voire sociologique, du travail des savants. Partant de là, la science ne doit reconnaître comme vraies que les propositions empiriques, c’est-à-dire celles qui sont susceptibles d’une vérification par l’expérience et d’une clarification logique." (p.26)
"Le problème est alors d’être en mesure de distinguer les propositions empiriques de celles qui ne peuvent donner lieu à aucune vérification et qui doivent dès lors être considérées comme des énoncés fictifs, à l’instar des propositions littéraires ou poétiques. Or, l’analyse logique du langage développée par Frege et Russell propose une méthode inédite susceptible de développer cette conception de la rationalité. Une stricte analyse du langage permet en effet de se débarrasser des ambiguïtés des langues naturelles et des spéculations de la métaphysique." (p.27)
"Sur le modèle de la distinction de Wittgenstein entre différents types d’énoncés [...] Carnap affirme ainsi que les énoncés logico-mathématiques sont vrais : tautologiques, cohérents et nécessaires, ils ne doivent rien à l’expérience et forment un premier ensemble de propositions ; mais, sans rapport direct avec les faits, ils ne peuvent être corrélés avec l’expérience. [...]
La seconde catégorie d’énoncés comprend les propositions empiriques qui peuvent faire l’objet d’une vérification expérimentale. Pour qu’un énoncé soit doué de sens, il faut qu’il puisse subir l’épreuve de la vérification par l’expérience. Waismann formulera ce principe de vérification :
« S’il n’existe aucun moyen pour dire quand un énoncé est vrai, alors l’énoncé n’a pas de sens ; car le sens d’une proposition, c’est sa méthode de vérification. » (Manifeste du Cercle de Vienne)." (pp.27-28)
"L’empirisme logique retire ainsi aux jugements esthétiques et moraux toute prétention à la vérité – ils n’exprimeraient que des préférences individuelles et subjectives." (p.28)
"Dans les Deux dogmes de l’empirisme (1951), Quine réfutera le réductionnisme de Carnap. Celui-ci suppose qu’il existe d’authentiques propositions élémentaires qui correspondent univoquement à une réalité empirique, elle-même élémentaire. Quine généralise en fait la critique de Pierre Duhem (1861-1916), expliquée dans La Théorie physique (1906) – c’est pourquoi on parle de la « loi Duhem-Quine » –, qui prétend démontrer qu’une expérience ne peut jamais vérifier une seule proposition mais un ensemble d’hypothèses. Le savoir a donc toujours un caractère global. [...]
Karl Popper (1902-1994) s’attachera à critiquer l’induction sur laquelle repose l’empirisme. L’induction est censée être la méthode scientifique qui garantit la science contre des affirmations erronées et spéculatives. Précisément, l’induction prétend pouvoir légitimement affirmer une loi universelle à partir de l’observation empirique d’une pluralité de cas particuliers [...] L’induction n’est qu’une généralisation empirique de portée réduite. Elle n’est pas logiquement fondée, au contraire de la déduction par la raison. Pour Popper, la science ne peut pas être fondée sur le raisonnement inductif. Celui-ci n’a de valeur que si l’on admet comme principe général la régularité des phénomènes naturels. Or, il est impossible de valider inductivement un tel principe. Il est nécessaire de le postuler a priori, c’est-à-dire sans recours à l’expérience, ce qui est inconséquent pour l’empirisme. Il y a donc un cercle vicieux qui invalide la démarche inductive et confirme que l’activité scientifique procède non par induction mais par hypothèses et déductions." (p.30)
"Nelson Goodman (1908-1998), dans Faits, fictions et prédictions (1954), formule la « nouvelle énigme de l’induction ». Il décale l’interrogation de la justification de l’induction empiriste à celle de sa définition. Comment se fait-il, se demande-t-il, que nous considérions que certaines propriétés sont susceptibles d’être l’objet d’une induction alors que d’autres nous paraissent ne pas l’être ?
Pour comprendre l’originalité de cette interrogation, passons par son célèbre –et relativement abstrait– exemple fictif et logique qu’on appelle « le paradoxe de Goodman ». Il invente un adjectif de couleur, « vleu », signifiant : « vert jusqu’à une certaine date T et bleu ensuite ». La théorie de l’induction nous apprend qu’à partir de l’observation d’émeraudes vertes nous pouvons induire que « toutes les émeraudes sont vertes ». Or, un tel raisonnement n’est pas valide car la même observation pourrait nous pousser à induire que « toutes les émeraudes sont vleues ». Pourquoi ne pas conclure que les émeraudes appartiennent à la classe des “minéraux changeant rarement de couleur” ? Ce paradoxe a pour but de faire apparaître que les catégories avec lesquelles nous pratiquons l’induction ne correspondent pas a priori à des entités réelles. Autrement dit, les catégories que nous mobilisons pour nos inductions appartiennent à un monde culturel dans lequel nous vivons (ce qu’il appelle l’implantation, entrenchment). Goodman critique ainsi le formalisme logique de l’empirisme du Cercle de Vienne et concourt avec ses prédécesseurs à souligner les limites d’une conception strictement empiriste et inductive de la science." (p.31)
"Au milieu du XVIIIe siècle la communauté des savants s’accordait sur la théorie de la combustion, qui expliquait ce phénomène par la libération du phlogistique (feu). Selon cette théorie, la matière est composée de quatre éléments fondamentaux et simples, derniers termes de l’analyse : l’eau, l’air, la terre et le feu. Or un fait impossible à concilier avec la théorie est venu inquiéter les savants. On observait expérimentalement une augmentation du poids de l’élément calciné au lieu, selon la théorie, d’une diminution consécutive à l’échappement du phlogistique.
La réaction initiale des savants est instructive : ils ont d’abord cherché à concilier l’expérience avec la théorie plutôt que de remettre celle-ci en cause. « Le doute est le fait d’un esprit fort » : le mot d’Alain se vérifie ici. Guyton émit l’hypothèse ad hoc suivante : le phlogistique, lors de la combustion, est remplacé par de l’air, et si nous constatons une augmentation de la masse, c’est parce que le phlogistique, moins lourd que l’air, a un poids négatif. La substitution du phlogistique à l’air explique ainsi l’augmentation de poids constatée.
Cette explication, qui frise l’irrationnel (le concept de poids négatif est obscur), ne convainquit pas Lavoisier (1743-1794). Il détermina un protocole rigoureux, consistant à peser chacun des éléments (le métal et l’air contenu dans la cloche sous laquelle se déroule l’expérience) avant et après la calcination, et qui exigea par d’ailleurs des conditions techniques inédites. Ce protocole reposait sur un principe, postulé et non prouvé par Lavoisier : « Rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération » (Traité élémentaire de chimie, 1789).
Lavoisier découvrit ainsi (expérience de la calcination du phosphore de 1772) que le supplément de masse de l’élément calciné s’accompagnait d’une diminution de l’air, ce qu’il expliqua par l’hypothèse de la composition de l’air. La suite de ses travaux mit au jour quelques-uns des composants de l’air, puis de l’eau. La chimie moderne était née." (p.37)
"Le langage n’existe que sous la forme des différentes langues parlées. Une langue se présente d’abord comme un répertoire de mots qui sont autant de signes ou de symboles désignant des choses existantes. Ainsi le son « arbre » renvoie à l’arbre réel. Le signe linguistique est un symbole. La sémantique est l’étude de la signification des mots. Mais il faut également tenir compte de la structure des phrases, c’est-à-dire des règles et des principes qui constituent la grammaire d’une langue. Toute structure grammaticale suppose que le locuteur manipule des mots qui ne désignent pas des choses (“et”, “par conséquent”) : la syntaxe est l’étude de la grammaire. Enfin, la dimension pragmatique concerne l’étude des conditions concrètes de la communication. L’étude syntaxique étudie la forme grammaticale d’une langue, la sémantique, le sens des mots, tandis que l’étude pragmatique s’intéresse aux usages." (pp.43-44)
"Gottlob Frege (1848-1925) est un mathématicien, logicien et philosophe allemand dont l’œuvre est d’une importance considérable pour l’histoire de la philosophie du XXe siècle. Celui qu’on a pu appeler « le Descartes de la philosophie contemporaine, celui avec qui tout commence à nouveau » (J. Lacoste) lance littéralement les problématiques philosophiques du début du siècle. Sa réflexion est essentiellement une enquête sur les fondements des mathématiques et de la vérité. Retenons : Idéographie (1879) et Les Lois fondamentales de l’arithmétique (1903)." (p.46)
"Frege est amené, dans Sens et référence (1892), à distinguer le sens d’un signe (Sinn), qui est un concept objectif, la représentation subjective (Vorstellung) qui accompagne son usage dans notre esprit et l’être individuel qui constitue sa référence (Bedeutung), et que le signe dénote ou désigne. Il abandonne la notion de représentation au profit de celle de signification et défend l’idée que celle-ci est universelle et objective. Cela implique aussi qu’à toute pensée corresponde effectivement une entité idéelle réelle." (p.47)
"Frege se propose donc de mettre sur pied une autre langue, artificielle et rigoureuse, pour formuler une pensée adéquate [...]
Cette langue ne peut être qu’une langue naturelle purifiée par les lois logiques universelles et objectives. C’est ainsi qu’il tente de fonder les mathématiques sur les lois logiques tout en éloignant celles-ci des ambiguïtés de la langue naturelle. Ce projet frégéen, le logicisme, en partie réalisé dans Les Lois fondamentales de l’arithmétique (1903), inaugure la logique contemporaine et le bouleversement de la philosophie du langage. L’œuvre est fondamentale pour la suite du XXe siècle. Elle est le commencement des débats qui donneront naissance, dans les premières décennies de la période, aux philosophies de Russell, de Whitehead et de Wittgenstein, comme à la phénoménologie de Husserl." (p.48)
"Russell étudie la théorie frégéenne et repère qu’elle souffre d’une anomalie qui peut se présenter sous la forme du paradoxe logique dit « du menteur ». Attribué à Euclide (IIIe siècle av. J.-C.), ce paradoxe se formule ainsi :
« Si j’affirme que je mens, est-ce que je dis la vérité ou est-ce
que je mens ?
Tu dis la vérité.
Mais si je dis la vérité en affirmant que je mens, alors je mens.
Donc, tu mens.
Mais si je mens en affirmant que je mens, je dis la vérité ! »
Dans un article de 1905 intitulé De la dénotation, Russell propose une solution qui prend la forme de la théorie des types. Pour l’essentiel, il s’agit de distinguer des niveaux logiques afin d’éviter que des éléments appartenant à un même niveau ne viennent interférer dans un autre. Il en est ainsi pour le paradoxe du menteur, qui se résout si l’on distingue le plan de l’affirmation et celui où se situe ce qui est affirmé. Dès lors que le mensonge ne porte pas sur les deux niveaux, le cercle vicieux est brisé. Russell propose ainsi la notion de métalangage qui permet l’élaboration consistante et cohérente de la langue logique totalement formalisée que Frege recherche." (p.51)
"Ryle (1900-1976) s’attachera à ce programme de clarification du langage. Dans Les Expressions systématiquement trompeuses (1932), il fournit l’exposé classique de cette correction des illusions du langage. Par exemple, le sujet grammatical d’une phrase peut n’être pas un vrai sujet logique renvoyant à un être réel. Ainsi « les licornes n’existent pas » peut faire croire à l’existence paradoxale d’un objet mental (les licornes) qui aurait la propriété de ne pas exister. Ainsi tous les mots et toutes les expressions de la langue naturelle ne correspondent pas à des entités réellement existantes. Or, il en va de même pour les êtres logiques et mathématiques." (p.51)
"La méthode analytique de Russell l’amène à proposer un atomisme logique. Il conçoit que la réalité est d’abord composée d’êtres individuels et de faits atomiques qu’on pourra assembler dans des propositions complexes à partir des structures logiques qu’on aura préalablement dégagées." (p.52)
"L’œuvre de Quine, en insistant sur l’aspect pragmatique du langage, a révélé les limites de cette “logicisation” excessive, et a ainsi préparé au second “tournant linguistique” qui aura lieu dans les années cinquante. Il reviendra à Wittgenstein et à Austin d’élargir dans ce sens la philosophie analytique, non plus restreinte à la fonction cognitive du langage (dire ce qui est, décrire et représenter le monde), mais ouverte à l’ensemble de ses usages concrets et effectifs. La pensée de Quine sera également prolongée par D. Davidson (1917-2003), qui s’intéressera à l’action, N. Goodman (1908-1998) et H. W. Putman (né en 1926)." (p.58)
"[Wittgenstein critique] l’hypothèse du langage privé. Le langage ne s’enracine pas empiriquement dans des sensations privées (par exemple, l’expérience de la douleur ou la perception d’une couleur), ni dans des reconstructions idéalistes et solipsistes qui mettent entre parenthèses le monde vécu. Si la signification d’un mot repose sur des états privés de l’individu, on devrait conclure de manière sceptique que rien ne peut garantir la communication avec autrui, ce qui est contraire aux faits." (p.61)
"Austin remet en question le préjugé qui réduit nos énoncés aux seules affirmations, vraies ou fausses, qui prétendent décrire un état de fait. Un grand nombre de nos phrases ne sont en effet ni vraies ni fausses et sont pourtant dotées d’un sens. S’excuser ou pardonner sont des actes de langage. Qu’il s’agisse de l’impératif (« donne-moi du pain ! »), du souhait (« pourvu qu’il fasse beau ») ou encore d’exclamations, notre usage du langage exige des distinctions supplémentaires. Austin propose donc de séparer les phrases constatives des phrases performatives. [...]
La frontière entre les phrases constatives et performatives est plus floue qu’il n’y paraît à première vue. En effet, lorsqu’un président de séance dit : « Je déclare la séance ouverte », il s’agit à la fois d’un constat qui décrit un état de fait vrai, et d’une phrase performative, puisqu’en disant cela il ouvre effectivement la séance. Austin découvre que, fondamentalement, tous les énoncés sont des actes. Il les range dans trois catégories : l’acte locutionnaire (l’acte de dire quelque chose), l’acte illocutionnaire (l’acte accompli en disant quelque chose) et l’acte perlocutionnaire (l’acte accompli par le fait de dire quelque chose)." (p.62)
"Le pragmatisme (du grec pragma, l’action) est un courant philosophique américain apparu à la fin du XIXe siècle dont Peirce est le fondateur." (p.121)
"Le pragmatisme est la théorie de la détermination de la signification des signes : comment arrêter l’acception d’un mot ? De fait, la signification d’un mot ne se réduit pas à la notion présente dans l’esprit de quelqu’un (la recherche de Peirce n’est pas psychologique) mais elle doit inclure les effets pratiques :
« Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception : la conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » (Peirce, Collected Papers)
Cette maxime du pragmatisme exige d’être éclaircie." (p.122)
"Le pragmatisme est donc une méthode de clarification des idées plutôt qu’une doctrine. Elle doit permettre de se débarrasser des idées générales de la métaphysique et des abstractions de l’idéalisme. [...]
La signification d’une idée dépend de la conduite concrète qu’elle suscite. Voilà ce qui permet de rendre nos idées claires. Telle est la valeur d’une idée ou d’une théorie qui « réside uniquement dans les effets concevables qu’elle est susceptible d’avoir sur la conduite de la vie »." (p.123)
"D’objet marginal pour la réflexion philosophique, la technique est progressivement devenue une question décisive." (p.131)
"L’outil est un instrument technique qui permet d’augmenter les capacités d’action de l’homme, soit en lui facilitant une tâche qu’il pourrait accomplir sans outil avec une peine plus grande, soit en perfectionnant son travail en rendant son résultat plus précis ou plus efficace. [...]
Pensée en termes d’outil, la technique est un moyen qui permet de réaliser une fin. Elle est un moyen d’action qui me permet de parvenir à la fin souhaitée. Par conséquent, la responsabilité en revient ultimement à celui qui invente et qui utilise la technique : l’homme lui-même." (p.132)
"L’apparition de la machine à la fin du XVIIIe siècle a bouleversé l’histoire des techniques. Qu’est-ce qu’une machine ? C’est un assemblage de parties, un engin construit qui accomplit de lui-même les opérations programmées. L’idée d’automotricité est essentielle à la notion de machine qui accomplit seule la tâche et se substitue au travail humain. Il y a déjà là une perte d’autonomie et de maîtrise qui va se trouver confirmée." (p.133)
"Ainsi, le progrès que constitue le passage des outils aux machines apparaît comme ambivalent. Esclave du travail, l’homme est devenu esclave des machines qui accomplissent le travail à sa place, comme le montre Charlie Chaplin dans Modern Times (1936). L’introduction de la machine va aliéner le travailleur." (p.134)
"Une simple lampe électrique -la lampe d’Edison– requiert la connaissance des lois des phénomènes électriques, au premier rang celle de la résistance qui permet de savoir qu’un fil extrêmement fin qui ne brûle pas peut éclairer. À partir du tungstène, matière artificielle, il devint possible d’inventer un objet technologique inédit : une « lampe » électrique. Elle repose sur un principe (empêcher la combustion du fil) opposé au principe des techniques traditionnelles d’éclairage (où l’on brûlait une matière –cire, pétrole, bois– pour produire de la lumière). Comme la lampe électrique, les techniques modernes reposent sur des connaissances scientifiques et non sur l’imitation des phénomènes naturels." (p.135)
"Anders s’intéresse à un singulier renversement du rapport homme-technique auquel il donne le nom de honte prométhéenne. Au regard des perfectionnements techniques et par conséquent de ce dont sont capables dorénavant les machines que nous fabriquons, l’homme est devenu une antiquité : il est lui-même obsolète. Les machines sont d’une précision, d’une vitesse, d’une résistance et d’une puissance qui dépassent de loin les capacités naturelles d’un individu. Nous ne pouvons pas être fiers de ces machines, comme un artisan pouvait l’être face à ses productions, puisque les machines sont dorénavant fabriquées par d’autres machines, selon une division du travail qui nous échappe [...]
Cette honte se manifeste étonnamment dans un désir de devenir-machine. Esthétiquement il s’agit de donner au corps la beauté des choses fabriquées –le côté lisse, apprêté, étincelant et immaculé des machines neuves." (p.137)
"La technique dépasse dorénavant le simple statut d’instrument. Elle désigne plutôt un monde qui conditionne irréductiblement nos actions. Notre vie est faite de machines, produites par d’autres machines qui, elles-mêmes, requièrent de nouvelles machines pour être entretenues, réparées, recyclées. Les machines forment donc un réseau (une mégamachine) qui tend à se développer de lui-même et érode notre capacité à assigner des limites au fonctionnement de nos objets technologiques. Dans une sorte de retournement inquiétant, l’homme n’est plus le sujet rationnel et maître des moyens d’action qu’il invente et développe, mais devient l’objet d’un monde de machines de plus en plus autonomes." (p.138)
"La philosophie morale vise à déterminer par la raison la conduite légitime, ce qui est juste et bien d’accomplir – l’excellence humaine – et les fondements d’une telle morale. Elle naît d’un ébranlement de cette morale familière et “naturelle”, d’une expérience, d’une rencontre ou d’une crise qui vient inquiéter notre certitude morale. La philosophie morale commence lorsque l’on s’arrache aux coutumes et règles de vie communément reçues et que l’on se demande :
« Comment faut-il vivre ? » (Platon, Gorgias.) (p.143)
"Eichmann s’exprimait par des clichés, des banalités, et manifestait apparemment un manque d’imagination et de pensée qui le rendait incapable de savoir ce qu’il faisait. Les clichés et les expressions toutes faites permettent de nous protéger de la réalité et de l’effort de pensée qu’elle requiert pour juger correctement les situations et les actes. Arendt repère ainsi « l’étrange lien entre l’absence de pensée et le mal »." (p.150)
"Dans les sociétés individualistes de masse de notre époque, le citoyen est majoritairement devenu apolitique. Il s’absente des scrutins électoraux, déserte les partis politiques, les manifestations et les autres moments de la vie militante de la cité. Cette attitude s’accompagne d’un désintérêt pour la vie politique et par conséquent d’une incompréhension des institutions communes, voire d’un mépris pour les hommes politiques. Cette désertion politique caractérise l’espace public contemporain." (p.155)
"Les philosophes français interrogent au XXe siècle les mêmes événements –guerres mondiales, génocides, révolutions, mondialisation– que les philosophes étrangers, les mêmes grands courants philosophiques du siècle – philosophie analytique, phénoménologie, épistémologie, existentielle – et les mêmes bouleversements du savoir contemporain traversent leurs interrogations – logique, physique, biologie, sciences humaines. [...]
L’œuvre de Hannah Arendt n’aura été pleinement reconnue en France qu’à partir des années 1990 ; la philosophie analytique fut longtemps négligée. Ainsi, la pensée française, nourrie à la lecture d’auteurs étrangers, se développe selon un rythme singulier." (p.177)
"Schématiquement, la philosophie française commence par des pensées qui continuent de faire vivre l’héritage du XIXe siècle – le spiritualisme de Jules Lagneau (1851-1894) ou de Léon Brunschvicg (1869-1944), la philosophie d’Alain (pseudonyme d’Émile Chartier, 1868-1951). L’importance de l’œuvre de Bachelard pendant l’entre-deux-guerres [...] marqua l’épistémologie française dans le sens d’une épistémologie historique des sciences (Georges Canguilhem 1904-1995, Jean Cavaillès, 1903-1944, François Dagognet, né en 1924). Henri Bergson (1859-1941) écrit une philosophie de la vie originale.
• L’après-guerre : phénoménologie et existentialisme.
La Seconde Guerre mondiale bouleversa le paysage. La découverte de la phénoménologie est l’impulsion majeure de l’après-guerre en France. Elle inspire les œuvres de Merleau-Ponty et de Sartre [...] ancrées dans le courant existentielle qui renouvelle la pensée de la liberté à partir de la prise en compte de la condition humaine.
• À partir des années soixante : l’exploration structuraliste
Le structuralisme marque le paysage philosophique des années soixante et soixante-dix. C’est sans doute là une des originalités du panorama de la philosophie française contemporaine. Elle se ressource alors à la lecture d’ouvrages divers publiés à l’étranger dans les décennies précédentes : Freud (psychanalyse), Saussure (linguistique), Mauss et Malinowsky (ethnologie), Weber et Simmel (sociologie). Les résultats théoriques défendus par ces sciences humaines bouleversent la réflexion philosophique sur l’homme et la société. Dans son sillage, des auteurs atypiques écrivent des œuvres remarquables : Gilles Deleuze (1925-1995), Michel Foucault (1926-1984), Jacques Derrida (1930-2004).
• Depuis les années quatre-vingt : questionnement du champ politique, du droit, de la morale
Enfin, à partir des années quatre-vingt, les événements de l’histoire –l’effondrement de l’URSS, la “fin des idéologies”, la multiplication des génocides, les bouleversements sociaux– donnent progressivement plus de poids aux problématiques politiques et morales, auparavant captées par la problématique marxiste (Henri Lefebvre, 1901-1991, Louis Althusser 1918-1990, Cornelio [sic] Castoriadis, 1922-1997), renouvelées à partir d’œuvres aussi différentes que celles de Rawls ou d’Arendt [...] La réflexion sur le droit, et sur les droits de l’homme en particulier, prend le pas sur la philosophie de l’histoire. Comme, en un sens, tout le XXe siècle s’est bâti “contre” le rationalisme intégral et la philosophie de l’histoire de Hegel, une redécouverte de Kant marque également la période. L’avènement de la culture de masse et de la société de consommation amène des œuvres aussi diverses que celle de Guy Debord (1931-1994), Jean Baudrillard (1929-2007) et Gilles Lipovetsky (né en 1944). Claude Lefort (né en 1924) renouvelle la réflexion sur la démocratie." (pp.178-179)
"Trait inédit et général de la philosophie contemporaine que d’abandonner la considération abstraite de la philosophie classique, qui ne tenait pas compte du temps dans la recherche de l’essence des choses, pour faire de la temporalité une véritable dimension de la réalité. Pour Bergson, indubitablement, le temps est la notion centrale qui rend compte de la vie. Il ne faut plus aborder la réalité sub specie æterni (sous l’angle de l’éternité) mais sub specie durationis (selon la perspective de la durée) :
« Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. »
(Bergson, La Pensée et le Mouvant)
Le temps, tel que nous le comprenons communément, est une notion abstraite. Il est ce qui mesure quantitativement le mouvement d’un mobile le long de sa trajectoire. Ce temps objectif, ce temps des horloges est pensé comme une succession d’instants ponctuels et identiques : c’est un temps spatialisé. Or le “temps vrai” est la durée. [...]
La durée est une variation qualitative continue et irréversible. Elle est un phénomène concret que nous éprouvons effectivement par la conscience que nous avons de l’écoulement, du temps qui passe. Nous saisissons simultanément les trois dimensions du temps, le passé, le présent et le futur, dans le mouvement même de leur passage. Le temps n’est pas un cadre formel mais s’éprouve comme un contenu concret sans cesse changeant." (pp.180-181)
-Marc Le Ny, Découvrir la philosophie contemporaine, Paris, Eyrolles, 2009, 220 pages.