https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2017-2-page-140.htm
"On doit à Carol Gould la première tentative pour fixer, à l’occasion d’une étude des Grundrisse, le sens de l’expression « ontologie sociale ». Voir [...] Marx’s Social Ontology. Individuality and Community in Marx’s Theory of Social Reality, Cambridge, MA et Londres, MIT Press, 1978."
"De Herbert Marcuse à Jean-Paul Sartre en passant par Karel Kosik, nombreux sont ainsi les théoriciens qui, malgré leurs divergences, s’accordent à penser que la praxis est au fondement de l’édifice social. Mais c’est sans doute Antonio Negri qui exprime le plus clairement l’intuition centrale de cette position lorsqu’il écrit que « le monde est créé par le travail ».
À cette orientation praxique, voire « productiviste », en ontologie en répond une autre, qu’on qualifiera cette fois « d’ontologie de la totalité » et dont l’objet n’est plus la constitution de la réalité sociale, mais sa consistance propre. Avec le concept de totalité, il s’agit en effet de définir le type de réalité dont peut se prévaloir une entité qui, comme la société, n’est non seulement pas de celles qu’on peut pointer du doigt, mais qui se trouve en outre composée d’une multiplicité réelle de sphères, de régions ou d’instances (l’idéologique, l’économique, le politique, etc.) dont l’unité n’est jamais simplement donnée. C’est dans cette perspective qu’Adorno écrit par exemple que « l’essence de la société […] n’englobe pas simplement chaque domaine partiel, mais apparaît en totalité dans chacun d’eux » de sorte qu’elle doit être conçue comme « un processus, quelque chose qui se produit soi-même et produit ses moments partiels, les reliant en une totalité au sens hégélien. »
Au croisement de ces deux orientations, on trouve la figure de Georg Lukács, qui soutient dès Histoire et conscience de classe que « la totalité concrète est la catégorie fondamentale de la réalité », pour préciser quelques pages plus loin que « c’est seulement quand le noyau de l’être s’est dévoilé comme devenir social que l’être peut apparaître comme un produit jusqu’ici inconscient de l’activité humaine ». Par ces deux énoncés, Lukács fixe pour la première fois les coordonnées de la cartographie que nous venons d’esquisser. Mais c’est dans son Ontologie de l’être social, qu’il en explore toutes les possibilités. D’un côté, cette ontologie se présente en effet comme une théorie génétique de l’être social, défini comme une strate ou un niveau de la réalité fondé sur le travail. Mais, d’un autre côté, l’ouvrage se caractérise par l’élaboration d’une conception originale [N1] de la totalité sociale comme « complexe de complexes » en action réciproque les uns avec les autres. Or, là où la première ligne argumentative tend à transférer sur un plan ontologique l’axiome marxiste selon lequel tous les phénomènes socio-historiques sont déterminés « en dernière instance » par l’économie, la seconde nous entraîne au contraire vers une conception de la totalité sociale dans le cadre de laquelle « l’économie » n’apparaît pas comme une « base » déterminante, mais comme un « complexe » parmi d’autres de la société."
"Trois strates, ou trois niveaux de la réalité – inorganique, organique, social – fondés les uns sur les autres selon un ordre de complexité croissant. Le problème que soulève cette ontologie stratifiée est dès lors le suivant : comment rendre compte de la continuité entre les strates « naturelle » et « sociale » de la réalité tout en identifiant les propriétés spécifiques de l’être social ?"
"Le processus « d’autoréalisation » dont il est ici question n’est autre que le travail tel que l’analyse Marx dans le chapitre V du premier Livre du Capital. Envisagé d’abord comme « métabolisme entre l’homme et la nature », le travail fournit en effet un principe de continuité entre nature et société. Défini ensuite comme « activité adéquate à une fin », il fournit cette fois un principe de spécification du social par rapport au naturel."
"Pour Lukács, l’humanité est cette espèce pour laquelle il est naturel d’utiliser les ressources de son environnement et de les transformer pour subvenir à ses besoins. Preuve en est que chaque membre de l’espèce réitère en et pour lui-même l’expérience de la « transition d’un être purement biologique à un être social » qui est au principe de l’émergence de la société. Du côté de la nature interne, le travail implique en effet une appropriation des capacités génériques du sujet, une culture des aptitudes et un développement des facultés nécessaires à l’exécution de gestes efficaces et de mouvements réfléchis. Du côté de la nature externe, il implique la reconnaissance de l’objectivité de la matière, la juste appréciation des processus dont elle est le siège et la saisie exacte des propriétés qu’elle recèle. Le social s’annonce donc en premier lieu chez Lukács comme de la nature transformée.
Or, transformer la nature, ce n’est pas seulement actualiser les possibilités réelles qui y sont en germe, c’est également y projeter des buts, exercer ce que le philosophe hongrois appelle des « positions téléologiques » en utilisant les éléments en vue de fins qui leurs sont étrangères ou en amenant à l’être des formes inédites d’objectivité. Ces formes présentent alors la spécificité d’avoir un sens pour les individus qui y sont confrontés parce qu’elles objectivent les buts en vue desquels elles ont été réalisées. Partant, la caractéristique de l’être social est de se constituer en univers familier, dans lequel nous nous orientons en fonction des règles d’usage collectives matérialisées par les artefacts dont il est peuplé. Le social apparaît donc en second lieu chez Lukács comme une « seconde nature » signifiante.
Il convient alors de souligner que le traitement réservé au problème du rapport entre nature et société dans l’Ontologie de l’être social ouvre la possibilité d’un dépassement de l’opposition entre réalisme et constructivisme qui domine la discussion contemporaine en ontologie sociale [cf par exemple les critiques d'Andreas Malm envers Philippe Descola]. Dans une perspective lukácsienne, en effet, l’idée selon laquelle il existe une réalité naturelle indépendante des sociétés et celle selon laquelle la « première nature » est construite comme son dehors par cette « seconde nature » qu’est la société comportent toutes les deux un moment de vérité, c’est-à-dire également de fausseté, et doivent en conséquence être dialectisées. Dans un esprit réaliste, Lukács souligne ainsi qu’envisagée sous l’angle des usages dont elle fait l’objet et des transformations qui lui sont imprimées, la nature apparaît comme un environnement relativement extérieur à la société, imposant des limites aux activités constitutives de cette dernière. Dans un esprit constructiviste, il souligne cependant que le social a le mode d’être du produit et répète inlassablement que ces limites ou « barrières naturelles » tendent à reculer (sans pouvoir jamais être abolies) sous la pression du développement des forces productives, de sorte que ce que l’on perçoit comme « naturel » ou comme « social » est historiquement déterminé. Dans cette perspective, nature et société ne sauraient pas plus être opposées « en termes d’exclusion dualiste », qu’elles ne pourraient être fondues « en un magma unitaire indifférencié » : elles doivent bien plutôt être conçues comme deux moments d’un procès de production qui pose la nature en son autonomie dans le mouvement même par lequel il en fait émerger la société.
La conclusion lukácsienne de cette dialectique est alors que « l’économie » occupe une « fonction ontologiquement primordiale, fondatrice. » dans la constitution de l’être social. Primordiale, en effet, car les « positions téléologiques » exécutées dans le domaine de la production introduisent de la finalité dans un monde où n’existait jusqu’alors que de la causalité, provoquent ainsi le saut qualitatif de l’être organique vers l’être social et doivent en conséquence être situées à l’origine même de la société. Fondatrice, ensuite, car cette origine se trouve constamment rejouée au cours de la reproduction de la société et représente à ce titre le fondement de toutes les autres pratiques sociales : sans production répétée des conditions matérielles d’existence, ni les pratiques artistiques, ni les pratiques scientifiques, ni les pratiques politiques ne pourraient exister."
"Dans la mesure où toute activité génère des effets inintentionnels [...] l’être social est lui-même structuré par des régularités causales. Il se présente alors [...] comme une « seconde nature » que les individus doivent transformer, au même titre que la première, en y réalisant leurs fins. Si le travail peut à la fois être conçu comme l’origine, comme le fondement et comme le modèle de toute pratique, c’est donc qu’il répond à une logique qui se répercute à tous les niveaux de la société. Non seulement les différents « complexes » (droit, culture, politique) qui composent l’être social présupposent-ils la production de la société, mais l’agir social consiste en outre, et quel que soit par ailleurs le complexe dans lequel il intervient, à introduire de la téléologie dans des processus causalement déterminés. Dans cette perspective, les interactions les plus paradigmatiques de la socialité, telles que la coopération, doivent elles-mêmes être conçues comme des manières d’exercer des positions téléologiques sur d’autres positions téléologiques, c’est-à-dire d’agir sur les actions d’autrui. À mesure que se socialise la production, que croissent les forces productives et que se différencie la division du travail, explique en effet Lukács, le travail devient de plus en plus interactif. Il consiste dorénavant moins à transformer un donné naturel qu’à « amener un autre être humain ou au groupe d’hommes à réaliser de leur côté des positions téléologiques concrètes »"
"En soutenant que toutes les pratiques sociales sont pensables sur le modèle du travail, en substituant donc un argument analogique à un argument fondationnel, il relativise immédiatement la validité de la topique marxienne."
"La véritable difficulté réside dans l’idée [dont Althusser ne se défait pas] selon laquelle la totalisation de la société répondrait à une cause ou à une cause première. C’est précisément pour parer à cette difficulté que dans l’Ontologie de l’être social, Lukács abandonne le vocabulaire de la causalité au profit de celui de l’action réciproque."
"Les positions téléologiques exécutées dans un complexe donné peuvent modifier la nature des autres complexes sociaux : le « travail » politique transforme ainsi le travail productif, lequel transforme à son tour le « travail » juridique, culturel, idéologique, etc. [...] Ces actions réciproques modifient la fonction assurée par tel ou tel complexe dans la dynamique d’ensemble de la société : une sphère sociale telle que la famille peut ainsi passer d’une fonction immédiatement productive à une fonction reproductive ; un conflit économique peut contraindre le « droit ou la politique » à se constituer en instances déterminantes de la transformation des rapports de production [...] Les frontières mêmes qui séparent les différents complexes et leur confèrent une autonomie relative se trouvent historiquement déplacées. Écrire, comme le fait Lukács dans l’extrait cité, que le degré d’action réciproque entre la base et la superstructure est de « force » et « d’intensité » variable, ce n’est en effet pas seulement constater que l’économie, la politique ou le droit sont plus ou moins déterminants selon les époques ou les conjonctures. C’est affirmer que ce qu’on identifie comme relevant de « l’économique », du « juridique » ou du « politique » varie en fonction du degré d’intégration des pratiques qui en sont constitutives au « métabolisme entre l’homme et la nature ». Et c’est inversement montrer que seuls les « effets en retour » produits par les complexes superstructurels sur ce métabolisme permettent d’ériger « l’économie » en complexe ontologiquement spécifique. La conclusion de ces trois thèses relatives à la nature, aux fonctions et aux frontières des différents complexes sociaux est sans appel : le « complexe de complexes » en lequel consiste la société n’est pas une « structure systématique hiérarchique ».
Par cette conclusion, Lukács s’affirme aux côtés d’Althusser, mais de manière plus radicale encore, comme le grand représentant d’un marxisme résolument post- voire anti-métaphysique, libéré de la recherche d’un « premier principe » qui serait à la fois ratio essendi et ratio cognoscendi de la structure et de la dynamique des sociétés. Un marxisme pour lequel [à l'instar de celui d'Ernst Bloch] l’essentiel n’est donc pas la détermination qu’exerce « en dernière instance » l’économie sur la société, mais la processualité de cette dernière et, partant, sa « transformabilité ». Or, c’est précisément la radicalité de cette conclusion qui met Lukács en contradiction avec lui-même. À mesure qu’il avance dans la construction du concept de « complexe de complexes », le philosophe hongrois est en effet amené à abandonner l’ontologie génétique pour laquelle le travail constitue l’origine et le fondement de la société au profit d’une ontologie processuelle pour laquelle les questions d’origine et de fondement n’ont plus de sens, puisque les transformations observables dans quelques-uns des complexes sociaux sont tout autant produites par que productives de celles qui affectent les autres complexes."
"Pour Bloch [le] Lukács [des années 1920] méconnaît le « caractère polyrythmique » de l’histoire qu’il réduit à sa seule dimension « sociologique » et se montre ainsi aveugle à la fonction utopique qu’en vertu de leurs temporalités propres, l’art ou la religion peuvent jouer dans la transformation radicale de la société. L’auteur d’Héritage de ce temps lançait donc un double défi à celui d’Histoire et conscience de classe : rendre compte du caractère asynchrone des temporalités à l’œuvre au sein d’une même formation sociale, et rendre justice au potentiel subversif que renferme cette « contemporanéité du non-contemporain ». Or, c’est précisément ce défi que relève Lukács [dans son Testament philosophique]. Écrivant que la trajectoire de la société ne saurait « être rectiligne » parce qu’elle est le produit de la « combinaison » des rythmes de développement propres à chaque complexe, il s’achemine en effet vers une conception « polyrythmique » de l’histoire. Une conception de l’histoire dont l’objectif est non seulement d’exhiber les obstacles qui s’opposent à la réalisation de la généricité humaine, mais aussi de mettre à jour les ressources dont disposent les subjectivités pour les dépasser."
"la « non-correspondance » entre les différents complexes sociaux doit être envisagée comme une contradiction entre les valeurs qui orientent la pratique dans chacun de ces complexes. Ainsi, là où les valeurs politiques de solidarité ou les valeurs esthétiques d’harmonie dirigent l’action vers l’instauration de formes de vie permettant à chaque individu de développer et d’exprimer ses capacités génériques, la valeur marchande l’enferme quant à elle dans les limites de l’accumulation capitaliste, colonisant les imaginaires jusqu’à faire apparaître la concurrence comme la seul projet existentiel digne d’être mené, voire comme le seul recours contre l’ennui suscité par la marchandisation intégrale de la vie quotidienne. Loin d’être un facteur d’intégration des pratiques en une totalité fonctionnelle, la différenciation de la société en complexes relativement autonomes les uns des autres apparaît donc comme un facteur de « fragmentation », de « déformation » ou encore d’aliénation d’une subjectivité soumise à des principes d’orientation sociale contradictoires. C’est cette aliénation qui expliquerait finalement les « détours » qu’emprunte l’histoire."
"Les positions téléologiques accomplies par les individus peuvent être motivées par la mémoire, réelle ou fantasmée, d’expériences historiques révolues qui indiquent ce que l’humanité peut vouloir devenir par le souvenir de ce qu’elle a su autrefois être. Un souvenir qui ne pèse donc pas comme un poids mort sur le cerveau des vivants, mais brille comme une promesse d’autoréalisation personnelle et collective."
-Frédéric Monferrand, « Genèse et complexité : les deux ontologies de Georg Lukács », Actuel Marx, 2017/2 (n° 62), p. 140-153.
[N1]: Langlois + Labriola.
"On doit à Carol Gould la première tentative pour fixer, à l’occasion d’une étude des Grundrisse, le sens de l’expression « ontologie sociale ». Voir [...] Marx’s Social Ontology. Individuality and Community in Marx’s Theory of Social Reality, Cambridge, MA et Londres, MIT Press, 1978."
"De Herbert Marcuse à Jean-Paul Sartre en passant par Karel Kosik, nombreux sont ainsi les théoriciens qui, malgré leurs divergences, s’accordent à penser que la praxis est au fondement de l’édifice social. Mais c’est sans doute Antonio Negri qui exprime le plus clairement l’intuition centrale de cette position lorsqu’il écrit que « le monde est créé par le travail ».
À cette orientation praxique, voire « productiviste », en ontologie en répond une autre, qu’on qualifiera cette fois « d’ontologie de la totalité » et dont l’objet n’est plus la constitution de la réalité sociale, mais sa consistance propre. Avec le concept de totalité, il s’agit en effet de définir le type de réalité dont peut se prévaloir une entité qui, comme la société, n’est non seulement pas de celles qu’on peut pointer du doigt, mais qui se trouve en outre composée d’une multiplicité réelle de sphères, de régions ou d’instances (l’idéologique, l’économique, le politique, etc.) dont l’unité n’est jamais simplement donnée. C’est dans cette perspective qu’Adorno écrit par exemple que « l’essence de la société […] n’englobe pas simplement chaque domaine partiel, mais apparaît en totalité dans chacun d’eux » de sorte qu’elle doit être conçue comme « un processus, quelque chose qui se produit soi-même et produit ses moments partiels, les reliant en une totalité au sens hégélien. »
Au croisement de ces deux orientations, on trouve la figure de Georg Lukács, qui soutient dès Histoire et conscience de classe que « la totalité concrète est la catégorie fondamentale de la réalité », pour préciser quelques pages plus loin que « c’est seulement quand le noyau de l’être s’est dévoilé comme devenir social que l’être peut apparaître comme un produit jusqu’ici inconscient de l’activité humaine ». Par ces deux énoncés, Lukács fixe pour la première fois les coordonnées de la cartographie que nous venons d’esquisser. Mais c’est dans son Ontologie de l’être social, qu’il en explore toutes les possibilités. D’un côté, cette ontologie se présente en effet comme une théorie génétique de l’être social, défini comme une strate ou un niveau de la réalité fondé sur le travail. Mais, d’un autre côté, l’ouvrage se caractérise par l’élaboration d’une conception originale [N1] de la totalité sociale comme « complexe de complexes » en action réciproque les uns avec les autres. Or, là où la première ligne argumentative tend à transférer sur un plan ontologique l’axiome marxiste selon lequel tous les phénomènes socio-historiques sont déterminés « en dernière instance » par l’économie, la seconde nous entraîne au contraire vers une conception de la totalité sociale dans le cadre de laquelle « l’économie » n’apparaît pas comme une « base » déterminante, mais comme un « complexe » parmi d’autres de la société."
"Trois strates, ou trois niveaux de la réalité – inorganique, organique, social – fondés les uns sur les autres selon un ordre de complexité croissant. Le problème que soulève cette ontologie stratifiée est dès lors le suivant : comment rendre compte de la continuité entre les strates « naturelle » et « sociale » de la réalité tout en identifiant les propriétés spécifiques de l’être social ?"
"Le processus « d’autoréalisation » dont il est ici question n’est autre que le travail tel que l’analyse Marx dans le chapitre V du premier Livre du Capital. Envisagé d’abord comme « métabolisme entre l’homme et la nature », le travail fournit en effet un principe de continuité entre nature et société. Défini ensuite comme « activité adéquate à une fin », il fournit cette fois un principe de spécification du social par rapport au naturel."
"Pour Lukács, l’humanité est cette espèce pour laquelle il est naturel d’utiliser les ressources de son environnement et de les transformer pour subvenir à ses besoins. Preuve en est que chaque membre de l’espèce réitère en et pour lui-même l’expérience de la « transition d’un être purement biologique à un être social » qui est au principe de l’émergence de la société. Du côté de la nature interne, le travail implique en effet une appropriation des capacités génériques du sujet, une culture des aptitudes et un développement des facultés nécessaires à l’exécution de gestes efficaces et de mouvements réfléchis. Du côté de la nature externe, il implique la reconnaissance de l’objectivité de la matière, la juste appréciation des processus dont elle est le siège et la saisie exacte des propriétés qu’elle recèle. Le social s’annonce donc en premier lieu chez Lukács comme de la nature transformée.
Or, transformer la nature, ce n’est pas seulement actualiser les possibilités réelles qui y sont en germe, c’est également y projeter des buts, exercer ce que le philosophe hongrois appelle des « positions téléologiques » en utilisant les éléments en vue de fins qui leurs sont étrangères ou en amenant à l’être des formes inédites d’objectivité. Ces formes présentent alors la spécificité d’avoir un sens pour les individus qui y sont confrontés parce qu’elles objectivent les buts en vue desquels elles ont été réalisées. Partant, la caractéristique de l’être social est de se constituer en univers familier, dans lequel nous nous orientons en fonction des règles d’usage collectives matérialisées par les artefacts dont il est peuplé. Le social apparaît donc en second lieu chez Lukács comme une « seconde nature » signifiante.
Il convient alors de souligner que le traitement réservé au problème du rapport entre nature et société dans l’Ontologie de l’être social ouvre la possibilité d’un dépassement de l’opposition entre réalisme et constructivisme qui domine la discussion contemporaine en ontologie sociale [cf par exemple les critiques d'Andreas Malm envers Philippe Descola]. Dans une perspective lukácsienne, en effet, l’idée selon laquelle il existe une réalité naturelle indépendante des sociétés et celle selon laquelle la « première nature » est construite comme son dehors par cette « seconde nature » qu’est la société comportent toutes les deux un moment de vérité, c’est-à-dire également de fausseté, et doivent en conséquence être dialectisées. Dans un esprit réaliste, Lukács souligne ainsi qu’envisagée sous l’angle des usages dont elle fait l’objet et des transformations qui lui sont imprimées, la nature apparaît comme un environnement relativement extérieur à la société, imposant des limites aux activités constitutives de cette dernière. Dans un esprit constructiviste, il souligne cependant que le social a le mode d’être du produit et répète inlassablement que ces limites ou « barrières naturelles » tendent à reculer (sans pouvoir jamais être abolies) sous la pression du développement des forces productives, de sorte que ce que l’on perçoit comme « naturel » ou comme « social » est historiquement déterminé. Dans cette perspective, nature et société ne sauraient pas plus être opposées « en termes d’exclusion dualiste », qu’elles ne pourraient être fondues « en un magma unitaire indifférencié » : elles doivent bien plutôt être conçues comme deux moments d’un procès de production qui pose la nature en son autonomie dans le mouvement même par lequel il en fait émerger la société.
La conclusion lukácsienne de cette dialectique est alors que « l’économie » occupe une « fonction ontologiquement primordiale, fondatrice. » dans la constitution de l’être social. Primordiale, en effet, car les « positions téléologiques » exécutées dans le domaine de la production introduisent de la finalité dans un monde où n’existait jusqu’alors que de la causalité, provoquent ainsi le saut qualitatif de l’être organique vers l’être social et doivent en conséquence être situées à l’origine même de la société. Fondatrice, ensuite, car cette origine se trouve constamment rejouée au cours de la reproduction de la société et représente à ce titre le fondement de toutes les autres pratiques sociales : sans production répétée des conditions matérielles d’existence, ni les pratiques artistiques, ni les pratiques scientifiques, ni les pratiques politiques ne pourraient exister."
"Dans la mesure où toute activité génère des effets inintentionnels [...] l’être social est lui-même structuré par des régularités causales. Il se présente alors [...] comme une « seconde nature » que les individus doivent transformer, au même titre que la première, en y réalisant leurs fins. Si le travail peut à la fois être conçu comme l’origine, comme le fondement et comme le modèle de toute pratique, c’est donc qu’il répond à une logique qui se répercute à tous les niveaux de la société. Non seulement les différents « complexes » (droit, culture, politique) qui composent l’être social présupposent-ils la production de la société, mais l’agir social consiste en outre, et quel que soit par ailleurs le complexe dans lequel il intervient, à introduire de la téléologie dans des processus causalement déterminés. Dans cette perspective, les interactions les plus paradigmatiques de la socialité, telles que la coopération, doivent elles-mêmes être conçues comme des manières d’exercer des positions téléologiques sur d’autres positions téléologiques, c’est-à-dire d’agir sur les actions d’autrui. À mesure que se socialise la production, que croissent les forces productives et que se différencie la division du travail, explique en effet Lukács, le travail devient de plus en plus interactif. Il consiste dorénavant moins à transformer un donné naturel qu’à « amener un autre être humain ou au groupe d’hommes à réaliser de leur côté des positions téléologiques concrètes »"
"En soutenant que toutes les pratiques sociales sont pensables sur le modèle du travail, en substituant donc un argument analogique à un argument fondationnel, il relativise immédiatement la validité de la topique marxienne."
"La véritable difficulté réside dans l’idée [dont Althusser ne se défait pas] selon laquelle la totalisation de la société répondrait à une cause ou à une cause première. C’est précisément pour parer à cette difficulté que dans l’Ontologie de l’être social, Lukács abandonne le vocabulaire de la causalité au profit de celui de l’action réciproque."
"Les positions téléologiques exécutées dans un complexe donné peuvent modifier la nature des autres complexes sociaux : le « travail » politique transforme ainsi le travail productif, lequel transforme à son tour le « travail » juridique, culturel, idéologique, etc. [...] Ces actions réciproques modifient la fonction assurée par tel ou tel complexe dans la dynamique d’ensemble de la société : une sphère sociale telle que la famille peut ainsi passer d’une fonction immédiatement productive à une fonction reproductive ; un conflit économique peut contraindre le « droit ou la politique » à se constituer en instances déterminantes de la transformation des rapports de production [...] Les frontières mêmes qui séparent les différents complexes et leur confèrent une autonomie relative se trouvent historiquement déplacées. Écrire, comme le fait Lukács dans l’extrait cité, que le degré d’action réciproque entre la base et la superstructure est de « force » et « d’intensité » variable, ce n’est en effet pas seulement constater que l’économie, la politique ou le droit sont plus ou moins déterminants selon les époques ou les conjonctures. C’est affirmer que ce qu’on identifie comme relevant de « l’économique », du « juridique » ou du « politique » varie en fonction du degré d’intégration des pratiques qui en sont constitutives au « métabolisme entre l’homme et la nature ». Et c’est inversement montrer que seuls les « effets en retour » produits par les complexes superstructurels sur ce métabolisme permettent d’ériger « l’économie » en complexe ontologiquement spécifique. La conclusion de ces trois thèses relatives à la nature, aux fonctions et aux frontières des différents complexes sociaux est sans appel : le « complexe de complexes » en lequel consiste la société n’est pas une « structure systématique hiérarchique ».
Par cette conclusion, Lukács s’affirme aux côtés d’Althusser, mais de manière plus radicale encore, comme le grand représentant d’un marxisme résolument post- voire anti-métaphysique, libéré de la recherche d’un « premier principe » qui serait à la fois ratio essendi et ratio cognoscendi de la structure et de la dynamique des sociétés. Un marxisme pour lequel [à l'instar de celui d'Ernst Bloch] l’essentiel n’est donc pas la détermination qu’exerce « en dernière instance » l’économie sur la société, mais la processualité de cette dernière et, partant, sa « transformabilité ». Or, c’est précisément la radicalité de cette conclusion qui met Lukács en contradiction avec lui-même. À mesure qu’il avance dans la construction du concept de « complexe de complexes », le philosophe hongrois est en effet amené à abandonner l’ontologie génétique pour laquelle le travail constitue l’origine et le fondement de la société au profit d’une ontologie processuelle pour laquelle les questions d’origine et de fondement n’ont plus de sens, puisque les transformations observables dans quelques-uns des complexes sociaux sont tout autant produites par que productives de celles qui affectent les autres complexes."
"Pour Bloch [le] Lukács [des années 1920] méconnaît le « caractère polyrythmique » de l’histoire qu’il réduit à sa seule dimension « sociologique » et se montre ainsi aveugle à la fonction utopique qu’en vertu de leurs temporalités propres, l’art ou la religion peuvent jouer dans la transformation radicale de la société. L’auteur d’Héritage de ce temps lançait donc un double défi à celui d’Histoire et conscience de classe : rendre compte du caractère asynchrone des temporalités à l’œuvre au sein d’une même formation sociale, et rendre justice au potentiel subversif que renferme cette « contemporanéité du non-contemporain ». Or, c’est précisément ce défi que relève Lukács [dans son Testament philosophique]. Écrivant que la trajectoire de la société ne saurait « être rectiligne » parce qu’elle est le produit de la « combinaison » des rythmes de développement propres à chaque complexe, il s’achemine en effet vers une conception « polyrythmique » de l’histoire. Une conception de l’histoire dont l’objectif est non seulement d’exhiber les obstacles qui s’opposent à la réalisation de la généricité humaine, mais aussi de mettre à jour les ressources dont disposent les subjectivités pour les dépasser."
"la « non-correspondance » entre les différents complexes sociaux doit être envisagée comme une contradiction entre les valeurs qui orientent la pratique dans chacun de ces complexes. Ainsi, là où les valeurs politiques de solidarité ou les valeurs esthétiques d’harmonie dirigent l’action vers l’instauration de formes de vie permettant à chaque individu de développer et d’exprimer ses capacités génériques, la valeur marchande l’enferme quant à elle dans les limites de l’accumulation capitaliste, colonisant les imaginaires jusqu’à faire apparaître la concurrence comme la seul projet existentiel digne d’être mené, voire comme le seul recours contre l’ennui suscité par la marchandisation intégrale de la vie quotidienne. Loin d’être un facteur d’intégration des pratiques en une totalité fonctionnelle, la différenciation de la société en complexes relativement autonomes les uns des autres apparaît donc comme un facteur de « fragmentation », de « déformation » ou encore d’aliénation d’une subjectivité soumise à des principes d’orientation sociale contradictoires. C’est cette aliénation qui expliquerait finalement les « détours » qu’emprunte l’histoire."
"Les positions téléologiques accomplies par les individus peuvent être motivées par la mémoire, réelle ou fantasmée, d’expériences historiques révolues qui indiquent ce que l’humanité peut vouloir devenir par le souvenir de ce qu’elle a su autrefois être. Un souvenir qui ne pèse donc pas comme un poids mort sur le cerveau des vivants, mais brille comme une promesse d’autoréalisation personnelle et collective."
-Frédéric Monferrand, « Genèse et complexité : les deux ontologies de Georg Lukács », Actuel Marx, 2017/2 (n° 62), p. 140-153.
[N1]: Langlois + Labriola.