"« Klimt, le sécessionniste par excellence, la figure de proue d'une peinture ornementale assortie de rehauts d'or. Cet artiste, constamment tiraillé entre un rendu naturaliste se voulant le parfait reflet d'une existence décadente — en proie aux nerfs, si ce nest aux névroses — et le désir de fondre toute réalité dans une ornementalité étourdissante, était né en 1862. » (p.20)
« Karl Kraus travailla tout d'abord comme rédacteur culturel pour un des quotidiens incarnant l'esprit libéral de la bourgeoisie, avant de mettre sa rigueur au service de sa propre revue, Die Fackel, qu'il créa en 1899. Il allait petit à petit devenir le seul rédacteur de ce périodique, qui paraissait irrégulièrement, car cet homme bougon, mais fort doué, était le seul à pouvoir proférer des critiques et des invectives d'une aussi parfaite précision et limpidité. » (p.23)
« Adolf Loos, l'architecte farouchement opposé à l'ornementation, qu'il considère même comme « criminelle » : Loos, le créateur de la maison de la Michaelerplatz qui, avec ses fenêtres et ses murs nus, contraste violemment avec l'imposante demeure impériale ; Loos, qui devient ainsi, en même temps que Schônberg, un véritable objet de scandale, est aussi le meilleur ami et l'indéfectible défenseur de Karl Kraus; tous deux se sont érigés en policiers du style; ils sont l'exécutif au service d'un discours empreint de sérieux. » (p.25)
« Ce qu'a fait Schônberg dans le domaine de la musique, Ludwig Wittgenstein, né en 1889, tente de le faire en philosophie: il essaie en effet de trouver des réponses à ses interrogations, et ses réponses seront considérées comme inattaquables parce qu'elles s'inspirent du principe de l'indémontrabilité des axiomes et ramènent la diversité du monde à cette élégante simplicité caractéristique de la logique. Le philosophe — fils du magnat de l'acier, mécène et collectionneur Karl Wittgenstein, lui-même un de ces « héritiers » que compte Vienne — porte à la connaissance de ses lecteurs ce qu'est globalement la modernité orthodoxe, et ce, que celle-ci se manifeste au travers de la technique dodécaphonique, du fonctionnalisme en architecture ou de l’abstraction en peinture. La modernité orthodoxe est la tentative entreprise à grande échelle sur près d'un siècle d'opposer à la complexité du monde telle ou telle réduction. » (p.26)
« La Vienne du tournant du siècle voit en tout cas monter les deux formes de radicalisme : et ses principaux problèmes, ses violentes contradictions et sa grande incohérence, sont présents à tous les niveaux de l'existence. Les divers cultes voués à la beauté, ceux par exemple qui permettent à Klimt de satisfaire le besoin d'évasion d’une société raffinée, riche et rongée par l'ennui, offrent bien sûr une porte de sortie. » (p.27)
« L'hypocrisie dans le domaine moral a tout simplement corrompu la Vienne du tournant du siècle ; elle a rendu possible toute absence de retenue, et tant les défenseurs fanatiques d’une morale unique que ceux qui poussaient les hauts cris et la transgressaient s'en donnèrent à cœur Joie. » (p.29)
« Le Schottenring, cette portion du Ring particulièrement bien située où habitaient maints représentants de la bourgeoisie juive. De nombreux commanditaires de la Sécession étaient à vrai dire d’origine juive. Et le fait que Kraus ait été d'origine juive n'arrange rien. Ses deux contemporains — Hofmannsthal et Schönberg — l'étaient aussi, tout comme Schnitzler, Freud et bien d’autres encore ; tous ensemble, ils faisaient partie intégrante d'une constellation spécifiquement viennoise. Incarné par la figure imposante du maire (Karl Lueger), l'antisémitisme, qui avait été jusque-là à Vienne une donnée socio-psychologique toujours perceptible en toile de fond, venait pour la première fois d’être érigé en programme politique. » (p.30)
-Rainer Metzger, "La durée des désaveux", in Collectif, Vienne fin de siècle, Paris, Hazan, 2005.
« « De tous les noms d'artistes viennois, le sien est celui qui est le plus souvent cité : mais c'est plus qu'un nom, c'est tout un programme, c'est un cri de guerre. À l'instar de ces substance es capables de rompre des liaisons chimiques, ce nom, dès qu'il est prononcé, divise immanqua blement ceux qui l'entendent ; il soulève chez les uns un enthousiasme fanatique tandis qu'il est pour les adversaires de l'architecte celui du diable en personne. Il passe pour être [...] la quintessence du progrès le plus progressiste, de la modernité la plus moderne, de la Sécession la sécessionniste. Depuis une petite douzaine d'années, les constructions réalisées par Otto Wagner, mais aussi ses projets occupent le devant de la scène publique et font l'objet de vives discussions. » L'œuvre d'Otto Wagner fait partie des grands classiques du Jugendstil viennois. Alors que ses constructions, telles les « maisons de faïence » de la Linke Wienzeil (1898-1899), suscitèrent à l'époque de leur édification l'indignation d'une partie de la population viennoise, chacune d'entre elles à maintenant trouvé place dans un patrimoine architectural dont Vienne s'enorgueillit. […] Un peu à l'écart des circuits touristiques se dresse à Vienne un immeuble qu'Otto Wagner construisit en 1909-1910 […] soit peu de temps avant la publication en 1911 de l'article de À. F. Seeligmann cité ci-dessus dans la Neue Freie Presse. Il s’agit de l'immeuble de rapport situé au n° 40 de la Neustiftgasse […] Dans ces ruelles étroites, bordées de bâtiments élevés, l'immeuble passe presque inaperçu. Mais lorsqu'on se donne la peine de le regarder plus attentivement, on découvre d'innombrables particularités qui en font un véritable modèle d'architecture moderne. La façade est une « façade à trous » du type de celles qui prédominèrent dans l'architecture préfabriquée de l'après-guerre : elle se compose d'une série monotone de fenêtres, donnant l'impression de ne jamais vouloir finir ; à l'exception d'un mince bandeau constitué de plaques de verre, cette façade ne comporte aucun ornement, encore moins d’encadrements de fenêtre susceptibles d'en égayer la régularité. Tout semble uniforme et rébarbatif. Que peut-on dire, par exemple, de la structure de cette façade ? A-t-elle clairement un haut et un bas ou serait-il possible de retourner une photographie de l'immeuble sans constater de changements fondamentaux ? […] En se détournant si clairement des conceptions traditionnelles, quelles nouveautés Wagner a-t-il introduites ? L'architecture classique d’un temple antique peut-elle jamais accéder au degré d'apesanteur que Wagner a donné à son immeuble ? Un toit — ce que sera finalement notre « couvercle » — peut-il planer avec autant de légèreté au dessus d’un corps de bâtiment, comme dans un temple japonais ? Une construction peut-elle être d'une clarté et d'une simplicité plus grandes que celle de Wagner, ou encore être si facilement embrassée du regard ? Mais revenons aux parois formant façade et observons plus attentivement leur soi-disant pauvreté ornementale: les fenêtres ne possèdent certes pas d'encadrement décoratif, mais leur emplacement en façade n'a pas non plus été laissé au hasard. Elles sont insérées dans un réseau très précis de rainures, qui les ancre clairement à leur place tout en des- sinant sur l'ensemble du mur comme un quadrillage : la façade semble ainsi habillée de plaques; on songe alors à celles de la Postsparkasse (1903-1912 […] et de l’église Saint- Léopold au Steinhof […] qui sont effectivement habillées de la sorte. La façade en devient encore plus uniforme, plus répétitive, et semble pouvoir être agrandie à volonté, Wagner insistait beaucoup sur la nécessité de concevoir, dans certains cas, des bâtiments extensibles, permettant à leurs utilisateurs de faire éventuellement face à de nouveaux besoins: ainsi, dans les plans qu'il dessina pour le musée de la ville, l'Opus IV de 1912 (ill p.243), il installa des zones d'extension possible. On pourrait à volonté surélever ou élargir les façades de l'immeuble de la Neustiftgasse, et agrandir à volonté le réseau quadrillé sans dénaturer le bâtiment. Et là saute aux yeux une autre nouveauté, à laquelle Otto Wagner tenait de toute évidence beaucoup, car c’est une particularité que présentent aussi des bâtiments antérieurs, comme les maisons de la Linke Wienzeile (1898-1899, ill. p. 242) par exemple: la décoration (ou, en l'occurrence, l'absence de décoration) ainsi que la taille et la forme des fenêtres font apparaître chaque étage comme équivalent à tous les autres: aucun ne semble en effet plus important qu'un autre, d'où la possibilité d'agrandir la façade dans toutes les directions. Si cette conception architecturale ne nous étonne guère aujourd'hui, elle était à l'époque quasiment révolutionnaire, car on était habitué, tout particulièrement à Vienne, à voir la façade d'une maison refléter le rang social de ses différents occupants. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, époque à laquelle Wagner était né et avait été formé à l’art de l'architecture, s'était développé à Vienne un type de façade particulier pour les maisons d'habitation, s'inspirant des palais baroques de la noblesse. La façade devait, comme dans ces palais, comporter un soubassement portant un étage somptueusement décoré et, au-dessus, un étage plus modeste. Plus où moins abondante, la décoration était censée indiquer qui habitait à quel étage: dans le soubassement étaient logées les pièces de service, les cuisines, les écuries et les remises; le dernier étage était destiné aux domestiques tandis que l'étage au décor somptueux était réservé aux occupants de haut rang, qui pouvaient être les propriétaires. Ce nest pas par hasard que Johann Nestroy intitula une de ses pièces de théâtre Zu ebener Erde und erster Stock (oder Die Launen des Gliückes) (« Au ras du sol et au premier étage [ou Les Caprices de la fortune] »). Mais pourquoi les appartements les plus somptueux étaient-ils Le plus souvent aménagés au prernier étage et non pas, par exemple, au second, qui était pourtant beaucoup plus lumineux ? Les plus fortunés n'avaient ainsi pas beaucoup de marches à monter tout en étant logés assez haut pour ne pas avoir à souffrir de l'obscurité de la rue. À Vienne, on glissait du reste volontiers un sous-sol, un rez-de-chaussée surélevé et un entresol entre le trottoir et le bel étage, de manière à ce que ce dernier fût précisément assez haut. » (pp.239-243)
« Voici un petit aperçu de ce qu'était pour Wagner, en 1914, une architecture contemporaine et surtout « moderne »: « Toute création moderne doit intégrer les nouveaux matériaux et répondre aux exigences du présent, si elle veut convenir à l'homme moderne: elle doit refléter notre nature profonde dans ce qu'elle à de meilleur et de démocratique, dans la conscience qu’elle à d'elle-même, dans ses mûres réflexions, et tenir compte non seulement des avancées techniques et scientifiques colossales mais aussi du penchant permanent de l'homme pour tout ce qui est pratique — cela va de soi. » La modernité des bâtiments construits par Wagner montre combien il était personnellement attentif aux « exigences du présent » ; ceux-ci ont été conçus, contrairement à la plupart des constructions historicistes bordant le Ring, non à des fins de représentation mais pour le bien-être de leurs occupants. C'est cette même préoccupation qui amena Wagner en 1917, dans l’article « Wien nach dem Kriege » (« L'après-guerre à Vienne ») paru dans la Neue Freie Presse, à présenter comme une priorité la construction, « à proximité des villes, de sanatoriums d'une capacité chacun de 50 à 100 lits, susceptibles d’être récupérés par la suite pour d’autres soins hospitaliers ». La tuberculose, connue aussi à l'époque sous le nom de « maladie de Vienne », figurait au nombre des plus grands fléaux sanitaires du tournant du siècle. La prise de conscience de l'importance d’une meilleure hygiène fit partie des « conquêtes techniques et scientifiques » de l'époque. » (p.246)
« Avant l'introduction des numéros de recensement puis des numéros d'habitation, les signes distinctifs que portaient les maisons permettaient de s'orienter, car ils faisaient ressortir tel ou tel édifice de la masse des autres bâtiments. Si une maison avait pour nom, par exemple, « Zum blauen Karpfen » (« À la carpe bleue »), on trouvait sur sa façade une image ou une inscription le signalant. Ces signes distinctifs étaient souvent l'occasion de rehausser la façade d'éléments décoratifs plus où moins onéreux. Lorsqu'on commença à distinguer les maisons les unes des autres au moyen de numéros, l'organisation de la ville prit certes un caractère plus systématique, plus rationnel et plus logique, mais il fallut s'accommoder — même d’un point de vue artistique — d'une perte d’individualité, car les noms des maisons et les images correspondantes, devenus alors inutiles, disparurent des façades. Comme c’est encore aujourd'hui souvent le cas, les nouveaux numéros figuraient sur de petites plaques placées au-dessus de l'entrée des maisons, c'est-à-dire à un endroit permettant d'identifier clairement le bâtiment : ces plaques, qui ne devaient porter que quelques chiffres, pouvaient se limiter à l'essentiel tant dans leur forme que dans leur contenu. Otto Wagner rompit avec cette tradition, puisqu'il fit inscrire l'adresse de son immeuble en caractères gigantesque sur la façade : cette indication en soi anonyme est ainsi devenue une marque de fabrique, le symbole de cet immeuble. » (p.250-251)
« Selon Wagner, la majorité des citadins préfèrent « se fondre dans la masse et n'être qu'un numéro ». Il avait en déjà adopté pour la façade de l'immeuble de la Neustiftgasse. » (p.254)
« Wagner écrivit: « À l'inauguration de l'église du Stemhof, l'empereur fut représenté par l'archiduc François-Ferdinand. Je dus lui expliquer la construction de l'édifice, à la suite de quoi il conclut un discours en disant: “Le style Marie-Thérèse est tout les canons étaient ornementés, alors qu'aujourd'hui ils sont dépourvus de toute ornementation. Avec une formidable morgue, il se détourna de moi et sa haine me poursuivit en dépit de plusieurs interventions à tel point que Je perdis un certain nombre de commandes pour lesquelles j'avais été pressenti […] La commune avait bien trop peu de courage pour s'opposer aux manœuvres haineuses de l'archiduc. Avec la mort du successeur au trône fut levé, à mon avis, le principal obstacle ayant entravé au cours des quinze années précédentes la pratique et le développement de l'architecture moderne. ». » (pp.255-256)
"Dans le supplément au cinquième numéro de la revue Der Architekt, Ludwig Abel écrivit en 1899: « Faites de la place aux jeunes ! Oh, c'est bien que l'Autriche ait de nouveau des jeunes. » Il songeait aux nombreux élèves auxquels Otto Wagner dispensait son enseignement dans le cadre du cours d'architecture qu'il avait ouvert à l'Académie des beaux-arts de Vienne. L'architecte accueillant en outre ses élèves dans son atelier, situé à côté, il les préparait à leur future vie professionnelle.
« Il savait nous donner du courage et soutenir nos espoirs. Il savait Joyeusement éveiller nos capacités en germe. Il savait encourager et montrer le chemin; c'était tout simplement un grand et remarquable professeur. » C'est en ces termes que Josef Hoffmann évoqua l'enseignement d'Otto Wagner. Il porta un tout autre jugement sur la période passée à étudier auprès de Carl von Hasenauer: « L'étude de l'architecture à l'Akademie se pratiquait ainsi: [...] un assistant discutait quotidiennement des projets avec les élèves et le professeur contrôlait les résultats de temps à autre. Éveiller un intérêt quelconque, soulever un problème n'était pas à l'ordre du jour [...] » « On nous imposait un projet et nous n'avions que le droit de travailler. Il n'était question ni d'instruction, ni d'un enseignement précis d'aucune sorte. On étudiait les projets de ses prédécesseurs et on faisait la même chose. » « Avec Wagner, les choses changèrent du tout au tout. Cet artiste savait au moins éveiller l'enthousiasme chez ses élèves [...] avec lui, la vie et la recherche formelle prenaient corps. »
Dans le supplément de la revue Der Arcbitekt fut publié en 1898 un jugement analogue: selon l'auteur de cet article, les professeurs avaient jusqu'alors imposé leurs conceptions de manière despotique, ce qui avait « naturellement tué dans l'œuf toute idée nouvelle et formé le plus souvent des cerveaux vides uniquement capables de reproduire ». « On copiait et on copie encore sans réfléchir, on fabrique des œuvres ressemblant à des pièces archéologiques, on abaisse l’art de l'architecture au rang de l'artisanat. »
En 1900, Alfred Roller regrettait dans Der Architekt qu'on ait auparavant habillé de « magnifiques ornements historiques » tout jusqu'au tire-botte et qu'on ait toléré de grossières inexactitudes : contraint de construire dans des styles historiques typiquement viennois, comme le baroque par exemple, on prit en effet comme modèle de maison d'habitation non pas la maison baroque bourgeoise mais les somptueux palais baroques de la noblesse, que même les maîtres bouchers voulaient alors habiter." (p.261)
"Otto Wagner transforma radicalement les méthodes d'enseignement de l'architecture à l'Académie. Au cours de son discours d'entrée en fonction, en 1894, il exposa son programme d'enseignement: en première année, les étudiants devaient concevoir un immeuble de rapport et, éventuellement, une maison individuelle: en deuxième année, un bâtiment public ; soit, au cours de ces deux années, des projets du type de ceux auxquels un architecte de la fin du XIXe siècle était confronté dans sa vie professionnelle. Enfin, en troisième année, les étudiants devaient résoudre un problème architectural « qu'ils ne rencontreraient assurément jamais ». Monastères, villes idéales, palais, écoles de danse insulaires, palais de la paix, résidences princières — telle celle du pape à Jérusalem — et palais des sciences occultes figurèrent ainsi au nombre des projets réalisés en troisième année. L'objectif était de stimuler la créativité, l'imagination et la puissance de travail des élèves tout en leur laissant la « plus grande liberté [.] Telle était l’école Wagner ! », écrivit Max Fabiani.
Hoffmann avait dénoncé le désintérêt évident des enseignants pour les étudiants et leurs travaux, mais Wagner faisait exception. Tous les lundis matin, les étudiants devaient se rendre à des séances de commentaire de la presse spécialisée contemporaine, séances qui dégénéraient souvent en de vives discussions. Wagner suivait en outre quotidiennement les travaux de ses élèves, qu'il invitait le cas échéant à venir travailler dans son atelier. Comme cet atelier était situé à côté des salles d'enseignement de l'Académie, ainsi que nous l'avons déjà vu, théorie et pratique, études et applications architecturales allaient toujours de pair.
L'école Wagner devint vite le champ d' expérimentation des idées de l'architecte et ne tarda pas, en raison de la nature des projets qui en sortaient, à marquer, selon Pozzetto, un « tournant dans l'évolution conceptuelle et formelle de la culture architecturale en cette fin de siècle ». Rendue possible par les qualités pédagogiques et les qualités artistiques particulières de Wagner, une saine émulation se fit bientôt jour entre les étudiants, tous « s'efforçant de trouver de nouvelles formes architecturales adaptées à leur époque ». L'école Wagner eut rapidement une telle renommée que les élèves furent presque surchargés de commandes privées, mais pas de commandes publiques car cette institution quasi révolutionnaire était naturellement en butte à de nombreuses attaques: « Tout ce qui est nouveau est dû chez nous à des fonds privés », écrivit du reste Joseph August Lux.
Selon Karl Maria Kerndle, il était clair pour les jeunes architectes de l'école Wagner que leurs projets étaient destinés à servir de sources d'inspiration et ne devaient nullement être perçus comme des modèles à copier fidèlement ; ils relevaient de « l'esprit de modernité inscrit dans le perpétuel progrès », un esprit que reflétaient entre autres les projets de fin d'études choisis par les étudiants en toute liberté. Des patinoires, des salles communales, des théâtres d'une capacité de 30000 places, des aérodromes et des écoles d'aviation, des usines aéronautiques et des circuits de course automobile furent ainsi dessinés. Il ne s'agissait pas de trouver un style moderne, car « seul celui qui cherche sans répit demeure artiste ; celui qui demeure au point où il est parvenu s'abaisse au rang d’artisan ». Et « être artisan » était précisément ce que les élèves de Wagner voulaient à tout prix éviter, contrairement à Adolf Loos." (p.264)
"De l’école d'Otto Wagner sont sortis de nombreux architectes ayant eux-mêmes fondé des écoles importantes. Ce fut le cas, par exemple, de Jan Kotera à Prague et de Josef Plecnik à Laibach (aujourd’hui Ljubljana). Si les élèves de Wagner étaient en majorité (à 60 % environ) originaires de l'actuelle Autriche, un quart d’entre eux venaient de l'actuelle République tchèque et environ 5% de l'ex-Yougoslavie. D'autres encore venaient de l'Allemagne actuelle, d'Ukraine, de Hongrie, de Roumanie, de Bulgarie, de Suisse ou d'Argentine. Les amitiés internationales nouées au sein de cette école résistèrent à la Première Guerre mondiale et à la division de l'Empire austro-hongrois en un grand nombre d'États nationaux." (p.265)
-Richard Kurdiovsky, "Otto Wagner", in Collectif, Vienne fin de siècle, Paris, Hazan, 2005.
« Karl Kraus travailla tout d'abord comme rédacteur culturel pour un des quotidiens incarnant l'esprit libéral de la bourgeoisie, avant de mettre sa rigueur au service de sa propre revue, Die Fackel, qu'il créa en 1899. Il allait petit à petit devenir le seul rédacteur de ce périodique, qui paraissait irrégulièrement, car cet homme bougon, mais fort doué, était le seul à pouvoir proférer des critiques et des invectives d'une aussi parfaite précision et limpidité. » (p.23)
« Adolf Loos, l'architecte farouchement opposé à l'ornementation, qu'il considère même comme « criminelle » : Loos, le créateur de la maison de la Michaelerplatz qui, avec ses fenêtres et ses murs nus, contraste violemment avec l'imposante demeure impériale ; Loos, qui devient ainsi, en même temps que Schônberg, un véritable objet de scandale, est aussi le meilleur ami et l'indéfectible défenseur de Karl Kraus; tous deux se sont érigés en policiers du style; ils sont l'exécutif au service d'un discours empreint de sérieux. » (p.25)
« Ce qu'a fait Schônberg dans le domaine de la musique, Ludwig Wittgenstein, né en 1889, tente de le faire en philosophie: il essaie en effet de trouver des réponses à ses interrogations, et ses réponses seront considérées comme inattaquables parce qu'elles s'inspirent du principe de l'indémontrabilité des axiomes et ramènent la diversité du monde à cette élégante simplicité caractéristique de la logique. Le philosophe — fils du magnat de l'acier, mécène et collectionneur Karl Wittgenstein, lui-même un de ces « héritiers » que compte Vienne — porte à la connaissance de ses lecteurs ce qu'est globalement la modernité orthodoxe, et ce, que celle-ci se manifeste au travers de la technique dodécaphonique, du fonctionnalisme en architecture ou de l’abstraction en peinture. La modernité orthodoxe est la tentative entreprise à grande échelle sur près d'un siècle d'opposer à la complexité du monde telle ou telle réduction. » (p.26)
« La Vienne du tournant du siècle voit en tout cas monter les deux formes de radicalisme : et ses principaux problèmes, ses violentes contradictions et sa grande incohérence, sont présents à tous les niveaux de l'existence. Les divers cultes voués à la beauté, ceux par exemple qui permettent à Klimt de satisfaire le besoin d'évasion d’une société raffinée, riche et rongée par l'ennui, offrent bien sûr une porte de sortie. » (p.27)
« L'hypocrisie dans le domaine moral a tout simplement corrompu la Vienne du tournant du siècle ; elle a rendu possible toute absence de retenue, et tant les défenseurs fanatiques d’une morale unique que ceux qui poussaient les hauts cris et la transgressaient s'en donnèrent à cœur Joie. » (p.29)
« Le Schottenring, cette portion du Ring particulièrement bien située où habitaient maints représentants de la bourgeoisie juive. De nombreux commanditaires de la Sécession étaient à vrai dire d’origine juive. Et le fait que Kraus ait été d'origine juive n'arrange rien. Ses deux contemporains — Hofmannsthal et Schönberg — l'étaient aussi, tout comme Schnitzler, Freud et bien d’autres encore ; tous ensemble, ils faisaient partie intégrante d'une constellation spécifiquement viennoise. Incarné par la figure imposante du maire (Karl Lueger), l'antisémitisme, qui avait été jusque-là à Vienne une donnée socio-psychologique toujours perceptible en toile de fond, venait pour la première fois d’être érigé en programme politique. » (p.30)
-Rainer Metzger, "La durée des désaveux", in Collectif, Vienne fin de siècle, Paris, Hazan, 2005.
« « De tous les noms d'artistes viennois, le sien est celui qui est le plus souvent cité : mais c'est plus qu'un nom, c'est tout un programme, c'est un cri de guerre. À l'instar de ces substance es capables de rompre des liaisons chimiques, ce nom, dès qu'il est prononcé, divise immanqua blement ceux qui l'entendent ; il soulève chez les uns un enthousiasme fanatique tandis qu'il est pour les adversaires de l'architecte celui du diable en personne. Il passe pour être [...] la quintessence du progrès le plus progressiste, de la modernité la plus moderne, de la Sécession la sécessionniste. Depuis une petite douzaine d'années, les constructions réalisées par Otto Wagner, mais aussi ses projets occupent le devant de la scène publique et font l'objet de vives discussions. » L'œuvre d'Otto Wagner fait partie des grands classiques du Jugendstil viennois. Alors que ses constructions, telles les « maisons de faïence » de la Linke Wienzeil (1898-1899), suscitèrent à l'époque de leur édification l'indignation d'une partie de la population viennoise, chacune d'entre elles à maintenant trouvé place dans un patrimoine architectural dont Vienne s'enorgueillit. […] Un peu à l'écart des circuits touristiques se dresse à Vienne un immeuble qu'Otto Wagner construisit en 1909-1910 […] soit peu de temps avant la publication en 1911 de l'article de À. F. Seeligmann cité ci-dessus dans la Neue Freie Presse. Il s’agit de l'immeuble de rapport situé au n° 40 de la Neustiftgasse […] Dans ces ruelles étroites, bordées de bâtiments élevés, l'immeuble passe presque inaperçu. Mais lorsqu'on se donne la peine de le regarder plus attentivement, on découvre d'innombrables particularités qui en font un véritable modèle d'architecture moderne. La façade est une « façade à trous » du type de celles qui prédominèrent dans l'architecture préfabriquée de l'après-guerre : elle se compose d'une série monotone de fenêtres, donnant l'impression de ne jamais vouloir finir ; à l'exception d'un mince bandeau constitué de plaques de verre, cette façade ne comporte aucun ornement, encore moins d’encadrements de fenêtre susceptibles d'en égayer la régularité. Tout semble uniforme et rébarbatif. Que peut-on dire, par exemple, de la structure de cette façade ? A-t-elle clairement un haut et un bas ou serait-il possible de retourner une photographie de l'immeuble sans constater de changements fondamentaux ? […] En se détournant si clairement des conceptions traditionnelles, quelles nouveautés Wagner a-t-il introduites ? L'architecture classique d’un temple antique peut-elle jamais accéder au degré d'apesanteur que Wagner a donné à son immeuble ? Un toit — ce que sera finalement notre « couvercle » — peut-il planer avec autant de légèreté au dessus d’un corps de bâtiment, comme dans un temple japonais ? Une construction peut-elle être d'une clarté et d'une simplicité plus grandes que celle de Wagner, ou encore être si facilement embrassée du regard ? Mais revenons aux parois formant façade et observons plus attentivement leur soi-disant pauvreté ornementale: les fenêtres ne possèdent certes pas d'encadrement décoratif, mais leur emplacement en façade n'a pas non plus été laissé au hasard. Elles sont insérées dans un réseau très précis de rainures, qui les ancre clairement à leur place tout en des- sinant sur l'ensemble du mur comme un quadrillage : la façade semble ainsi habillée de plaques; on songe alors à celles de la Postsparkasse (1903-1912 […] et de l’église Saint- Léopold au Steinhof […] qui sont effectivement habillées de la sorte. La façade en devient encore plus uniforme, plus répétitive, et semble pouvoir être agrandie à volonté, Wagner insistait beaucoup sur la nécessité de concevoir, dans certains cas, des bâtiments extensibles, permettant à leurs utilisateurs de faire éventuellement face à de nouveaux besoins: ainsi, dans les plans qu'il dessina pour le musée de la ville, l'Opus IV de 1912 (ill p.243), il installa des zones d'extension possible. On pourrait à volonté surélever ou élargir les façades de l'immeuble de la Neustiftgasse, et agrandir à volonté le réseau quadrillé sans dénaturer le bâtiment. Et là saute aux yeux une autre nouveauté, à laquelle Otto Wagner tenait de toute évidence beaucoup, car c’est une particularité que présentent aussi des bâtiments antérieurs, comme les maisons de la Linke Wienzeile (1898-1899, ill. p. 242) par exemple: la décoration (ou, en l'occurrence, l'absence de décoration) ainsi que la taille et la forme des fenêtres font apparaître chaque étage comme équivalent à tous les autres: aucun ne semble en effet plus important qu'un autre, d'où la possibilité d'agrandir la façade dans toutes les directions. Si cette conception architecturale ne nous étonne guère aujourd'hui, elle était à l'époque quasiment révolutionnaire, car on était habitué, tout particulièrement à Vienne, à voir la façade d'une maison refléter le rang social de ses différents occupants. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, époque à laquelle Wagner était né et avait été formé à l’art de l'architecture, s'était développé à Vienne un type de façade particulier pour les maisons d'habitation, s'inspirant des palais baroques de la noblesse. La façade devait, comme dans ces palais, comporter un soubassement portant un étage somptueusement décoré et, au-dessus, un étage plus modeste. Plus où moins abondante, la décoration était censée indiquer qui habitait à quel étage: dans le soubassement étaient logées les pièces de service, les cuisines, les écuries et les remises; le dernier étage était destiné aux domestiques tandis que l'étage au décor somptueux était réservé aux occupants de haut rang, qui pouvaient être les propriétaires. Ce nest pas par hasard que Johann Nestroy intitula une de ses pièces de théâtre Zu ebener Erde und erster Stock (oder Die Launen des Gliückes) (« Au ras du sol et au premier étage [ou Les Caprices de la fortune] »). Mais pourquoi les appartements les plus somptueux étaient-ils Le plus souvent aménagés au prernier étage et non pas, par exemple, au second, qui était pourtant beaucoup plus lumineux ? Les plus fortunés n'avaient ainsi pas beaucoup de marches à monter tout en étant logés assez haut pour ne pas avoir à souffrir de l'obscurité de la rue. À Vienne, on glissait du reste volontiers un sous-sol, un rez-de-chaussée surélevé et un entresol entre le trottoir et le bel étage, de manière à ce que ce dernier fût précisément assez haut. » (pp.239-243)
« Voici un petit aperçu de ce qu'était pour Wagner, en 1914, une architecture contemporaine et surtout « moderne »: « Toute création moderne doit intégrer les nouveaux matériaux et répondre aux exigences du présent, si elle veut convenir à l'homme moderne: elle doit refléter notre nature profonde dans ce qu'elle à de meilleur et de démocratique, dans la conscience qu’elle à d'elle-même, dans ses mûres réflexions, et tenir compte non seulement des avancées techniques et scientifiques colossales mais aussi du penchant permanent de l'homme pour tout ce qui est pratique — cela va de soi. » La modernité des bâtiments construits par Wagner montre combien il était personnellement attentif aux « exigences du présent » ; ceux-ci ont été conçus, contrairement à la plupart des constructions historicistes bordant le Ring, non à des fins de représentation mais pour le bien-être de leurs occupants. C'est cette même préoccupation qui amena Wagner en 1917, dans l’article « Wien nach dem Kriege » (« L'après-guerre à Vienne ») paru dans la Neue Freie Presse, à présenter comme une priorité la construction, « à proximité des villes, de sanatoriums d'une capacité chacun de 50 à 100 lits, susceptibles d’être récupérés par la suite pour d’autres soins hospitaliers ». La tuberculose, connue aussi à l'époque sous le nom de « maladie de Vienne », figurait au nombre des plus grands fléaux sanitaires du tournant du siècle. La prise de conscience de l'importance d’une meilleure hygiène fit partie des « conquêtes techniques et scientifiques » de l'époque. » (p.246)
« Avant l'introduction des numéros de recensement puis des numéros d'habitation, les signes distinctifs que portaient les maisons permettaient de s'orienter, car ils faisaient ressortir tel ou tel édifice de la masse des autres bâtiments. Si une maison avait pour nom, par exemple, « Zum blauen Karpfen » (« À la carpe bleue »), on trouvait sur sa façade une image ou une inscription le signalant. Ces signes distinctifs étaient souvent l'occasion de rehausser la façade d'éléments décoratifs plus où moins onéreux. Lorsqu'on commença à distinguer les maisons les unes des autres au moyen de numéros, l'organisation de la ville prit certes un caractère plus systématique, plus rationnel et plus logique, mais il fallut s'accommoder — même d’un point de vue artistique — d'une perte d’individualité, car les noms des maisons et les images correspondantes, devenus alors inutiles, disparurent des façades. Comme c’est encore aujourd'hui souvent le cas, les nouveaux numéros figuraient sur de petites plaques placées au-dessus de l'entrée des maisons, c'est-à-dire à un endroit permettant d'identifier clairement le bâtiment : ces plaques, qui ne devaient porter que quelques chiffres, pouvaient se limiter à l'essentiel tant dans leur forme que dans leur contenu. Otto Wagner rompit avec cette tradition, puisqu'il fit inscrire l'adresse de son immeuble en caractères gigantesque sur la façade : cette indication en soi anonyme est ainsi devenue une marque de fabrique, le symbole de cet immeuble. » (p.250-251)
« Selon Wagner, la majorité des citadins préfèrent « se fondre dans la masse et n'être qu'un numéro ». Il avait en déjà adopté pour la façade de l'immeuble de la Neustiftgasse. » (p.254)
« Wagner écrivit: « À l'inauguration de l'église du Stemhof, l'empereur fut représenté par l'archiduc François-Ferdinand. Je dus lui expliquer la construction de l'édifice, à la suite de quoi il conclut un discours en disant: “Le style Marie-Thérèse est tout les canons étaient ornementés, alors qu'aujourd'hui ils sont dépourvus de toute ornementation. Avec une formidable morgue, il se détourna de moi et sa haine me poursuivit en dépit de plusieurs interventions à tel point que Je perdis un certain nombre de commandes pour lesquelles j'avais été pressenti […] La commune avait bien trop peu de courage pour s'opposer aux manœuvres haineuses de l'archiduc. Avec la mort du successeur au trône fut levé, à mon avis, le principal obstacle ayant entravé au cours des quinze années précédentes la pratique et le développement de l'architecture moderne. ». » (pp.255-256)
"Dans le supplément au cinquième numéro de la revue Der Architekt, Ludwig Abel écrivit en 1899: « Faites de la place aux jeunes ! Oh, c'est bien que l'Autriche ait de nouveau des jeunes. » Il songeait aux nombreux élèves auxquels Otto Wagner dispensait son enseignement dans le cadre du cours d'architecture qu'il avait ouvert à l'Académie des beaux-arts de Vienne. L'architecte accueillant en outre ses élèves dans son atelier, situé à côté, il les préparait à leur future vie professionnelle.
« Il savait nous donner du courage et soutenir nos espoirs. Il savait Joyeusement éveiller nos capacités en germe. Il savait encourager et montrer le chemin; c'était tout simplement un grand et remarquable professeur. » C'est en ces termes que Josef Hoffmann évoqua l'enseignement d'Otto Wagner. Il porta un tout autre jugement sur la période passée à étudier auprès de Carl von Hasenauer: « L'étude de l'architecture à l'Akademie se pratiquait ainsi: [...] un assistant discutait quotidiennement des projets avec les élèves et le professeur contrôlait les résultats de temps à autre. Éveiller un intérêt quelconque, soulever un problème n'était pas à l'ordre du jour [...] » « On nous imposait un projet et nous n'avions que le droit de travailler. Il n'était question ni d'instruction, ni d'un enseignement précis d'aucune sorte. On étudiait les projets de ses prédécesseurs et on faisait la même chose. » « Avec Wagner, les choses changèrent du tout au tout. Cet artiste savait au moins éveiller l'enthousiasme chez ses élèves [...] avec lui, la vie et la recherche formelle prenaient corps. »
Dans le supplément de la revue Der Arcbitekt fut publié en 1898 un jugement analogue: selon l'auteur de cet article, les professeurs avaient jusqu'alors imposé leurs conceptions de manière despotique, ce qui avait « naturellement tué dans l'œuf toute idée nouvelle et formé le plus souvent des cerveaux vides uniquement capables de reproduire ». « On copiait et on copie encore sans réfléchir, on fabrique des œuvres ressemblant à des pièces archéologiques, on abaisse l’art de l'architecture au rang de l'artisanat. »
En 1900, Alfred Roller regrettait dans Der Architekt qu'on ait auparavant habillé de « magnifiques ornements historiques » tout jusqu'au tire-botte et qu'on ait toléré de grossières inexactitudes : contraint de construire dans des styles historiques typiquement viennois, comme le baroque par exemple, on prit en effet comme modèle de maison d'habitation non pas la maison baroque bourgeoise mais les somptueux palais baroques de la noblesse, que même les maîtres bouchers voulaient alors habiter." (p.261)
"Otto Wagner transforma radicalement les méthodes d'enseignement de l'architecture à l'Académie. Au cours de son discours d'entrée en fonction, en 1894, il exposa son programme d'enseignement: en première année, les étudiants devaient concevoir un immeuble de rapport et, éventuellement, une maison individuelle: en deuxième année, un bâtiment public ; soit, au cours de ces deux années, des projets du type de ceux auxquels un architecte de la fin du XIXe siècle était confronté dans sa vie professionnelle. Enfin, en troisième année, les étudiants devaient résoudre un problème architectural « qu'ils ne rencontreraient assurément jamais ». Monastères, villes idéales, palais, écoles de danse insulaires, palais de la paix, résidences princières — telle celle du pape à Jérusalem — et palais des sciences occultes figurèrent ainsi au nombre des projets réalisés en troisième année. L'objectif était de stimuler la créativité, l'imagination et la puissance de travail des élèves tout en leur laissant la « plus grande liberté [.] Telle était l’école Wagner ! », écrivit Max Fabiani.
Hoffmann avait dénoncé le désintérêt évident des enseignants pour les étudiants et leurs travaux, mais Wagner faisait exception. Tous les lundis matin, les étudiants devaient se rendre à des séances de commentaire de la presse spécialisée contemporaine, séances qui dégénéraient souvent en de vives discussions. Wagner suivait en outre quotidiennement les travaux de ses élèves, qu'il invitait le cas échéant à venir travailler dans son atelier. Comme cet atelier était situé à côté des salles d'enseignement de l'Académie, ainsi que nous l'avons déjà vu, théorie et pratique, études et applications architecturales allaient toujours de pair.
L'école Wagner devint vite le champ d' expérimentation des idées de l'architecte et ne tarda pas, en raison de la nature des projets qui en sortaient, à marquer, selon Pozzetto, un « tournant dans l'évolution conceptuelle et formelle de la culture architecturale en cette fin de siècle ». Rendue possible par les qualités pédagogiques et les qualités artistiques particulières de Wagner, une saine émulation se fit bientôt jour entre les étudiants, tous « s'efforçant de trouver de nouvelles formes architecturales adaptées à leur époque ». L'école Wagner eut rapidement une telle renommée que les élèves furent presque surchargés de commandes privées, mais pas de commandes publiques car cette institution quasi révolutionnaire était naturellement en butte à de nombreuses attaques: « Tout ce qui est nouveau est dû chez nous à des fonds privés », écrivit du reste Joseph August Lux.
Selon Karl Maria Kerndle, il était clair pour les jeunes architectes de l'école Wagner que leurs projets étaient destinés à servir de sources d'inspiration et ne devaient nullement être perçus comme des modèles à copier fidèlement ; ils relevaient de « l'esprit de modernité inscrit dans le perpétuel progrès », un esprit que reflétaient entre autres les projets de fin d'études choisis par les étudiants en toute liberté. Des patinoires, des salles communales, des théâtres d'une capacité de 30000 places, des aérodromes et des écoles d'aviation, des usines aéronautiques et des circuits de course automobile furent ainsi dessinés. Il ne s'agissait pas de trouver un style moderne, car « seul celui qui cherche sans répit demeure artiste ; celui qui demeure au point où il est parvenu s'abaisse au rang d’artisan ». Et « être artisan » était précisément ce que les élèves de Wagner voulaient à tout prix éviter, contrairement à Adolf Loos." (p.264)
"De l’école d'Otto Wagner sont sortis de nombreux architectes ayant eux-mêmes fondé des écoles importantes. Ce fut le cas, par exemple, de Jan Kotera à Prague et de Josef Plecnik à Laibach (aujourd’hui Ljubljana). Si les élèves de Wagner étaient en majorité (à 60 % environ) originaires de l'actuelle Autriche, un quart d’entre eux venaient de l'actuelle République tchèque et environ 5% de l'ex-Yougoslavie. D'autres encore venaient de l'Allemagne actuelle, d'Ukraine, de Hongrie, de Roumanie, de Bulgarie, de Suisse ou d'Argentine. Les amitiés internationales nouées au sein de cette école résistèrent à la Première Guerre mondiale et à la division de l'Empire austro-hongrois en un grand nombre d'États nationaux." (p.265)
-Richard Kurdiovsky, "Otto Wagner", in Collectif, Vienne fin de siècle, Paris, Hazan, 2005.