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    Benoît Berthelier, Le sens de la terre. Penser l'écologie avec Nietzsche

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Benoît Berthelier, Le sens de la terre. Penser l'écologie avec Nietzsche Empty Benoît Berthelier, Le sens de la terre. Penser l'écologie avec Nietzsche

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 23 Juil 2024 - 19:17



    "Poser le problème d’une philosophie écologique de la puissance, à partir de l’élucidation d’une mystérieuse formule de Zarathoustra : « Le surhumain est le sens de la terre. »"

    "Face au péril, on ne compte plus désormais les injonctions philosophiques et politiques à revenir « sur terre » ou « à la terre », à devenir ou à redevenir « terrestres ». La signification d’un tel retour mérite toutefois d’être éclaircie. En effet, ce retour ne formule pas une solution mais une question, celle de savoir comment prendre en charge notre avenir et réinventer nos formes de vie, en y incorporant les nouvelles données de l’écologie, de la climatologie et plus généralement des sciences de la Terre.

    Dans l’Anthropocène, le sens de la terre devient un problème. C’est pourquoi nous faisons le pari qu’il peut être fécond de se tourner vers Nietzsche et vers Zarathoustra, eux qui ont prêché sans relâche la fidélité à la terre et le souci de son sens."

    "Nietzsche ignorait à peu près tout de nos problèmes écologiques et il ne pouvait bien sûr anticiper les débats actuels sur l’entrée dans l’Anthropocène. Les faits qui constituent la crise environnementale dont nous parlions en commençant lui sont inconnus, il ne faut pas l’oublier. La notion même d’« environnement » (Umwelt), au sens de l’ensemble des conditions naturelles dans lesquelles s’inscrivent les activités humaines, n’est pas présente dans son œuvre. Nietzsche parle soit de monde (Welt), soit des « environs » géographiques (Umgebung) en un sens très banal, sans recourir au concept d’Umwelt qui n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle dans la langue scientifique allemande. En outre, le terme n’acquiert le sens qu’il a aujourd’hui pour l’écologie politique qu’assez tardivement, à partir des années 1970.

    Si Nietzsche ne parle pas d’« environnement », il emploie en revanche à plusieurs reprises le mot « milieu » (Milieu), notion à la fois biologique et géographique, qui au XIXe siècle, est peu à peu empruntée par la littérature et l’histoire [sous l'influence de Comte et de Taine]. Nietzsche comprend le « milieu » en un sens très déterministe, qu’il rejette entièrement. En effet, il ne pense pas que le vivant soit déterminé par son milieu. Au contraire, le vivant se « fait » son milieu en déployant une « monstrueuse puissance formatrice, qui, à partir de l’intérieur, […] utilise et exploite les circonstances extérieures » : vivre, pour Nietzsche, ce n’est pas s’adapter à un certain milieu, mais le mettre en forme."

    "Dans une lettre à Wilhelm Pinder datée du mois d’avril 1860, le jeune Nietzsche raconte à son ami qu’il étudie avec grand intérêt les « classifications de Linné » (Corresp., I, p. 122), le naturaliste suédois étant souvent considéré comme l’un des pères de l’écologie scientifique moderne. Il est également probable que Nietzsche n’ignore pas les découvertes d’Alexander von Humboldt (voir FP, 1876 23[171]), fondateur d’une géographie botanique qui met au premier plan l’influence de l’environnement géographique sur la vie. Envisageant en 1868 d’écrire une thèse sur le concept d’« organique » depuis Kant, Nietzsche s’est également penché sur certains écrits scientifiques et botaniques de Goethe [...] Sur le plan de la géographie, notons que Nietzsche s’intéressera aussi à l’anthropo-géographie de Friedrich Ratzel –autre introducteur du terme Umwelt en Allemagne. Enfin, Nietzsche connaissait les résultats et parfois les travaux de biologistes et zoologistes comme Wilhelm Roux, Ludwig Rütimeyer, William Rolph, Carl von Nägeli – pour ceux qu’il appréciait – mais aussi Charles Darwin et Ernst Haeckel, grand vulgarisateur des thèses darwiniennes et inventeur du mot « écologie » (Oekologie) en 1866."

    "Il est [...] très difficile de savoir comment penser avec Nietzsche le « fait » du réchauffement climatique par exemple, car on peut aussi, en « bon nietzschéen », mettre au jour la nature interprétative de ce prétendu fait, en faire la généalogie, se demander de quoi il est le symptôme, avant d’exhiber les ressorts pulsionnels qui peuvent nous pousser à y attacher de l’importance. Apparemment, il serait donc tout à fait légitime de suivre la voie d’un nietzschéisme climatosceptique, critique de ces nouveaux « prédicateurs de la mort » que sont les écologistes, prophètes du malheur qui ne seraient qu’un nouvel avatar du nihilisme occidental et de la « révolte contre la vie ». Néanmoins, cette voie n’est pas celle que nous souhaitons emprunter. Car s’il n’y a que des interprétations, toutes les interprétations ne se valent pas. Il s’agit précisément de les hiérarchiser. En ce sens, Nietzsche critiquera férocement toutes les interprétations plates, grossières ou malhonnêtes, qui ne rendent pas justice au texte de la réalité. Louant les vertus d’une « bonne philologie », il défend dans L’Antéchrist un art de « déchiffrer les faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la patience, la finesse ». Cette exigence de déchiffrement patient est tout à fait singulière. Elle s’oppose en particulier à la fétichisation positiviste des faits par la science moderne. En effet, ce que Nietzsche a en horreur, c’est surtout l’attachement maladif aux « petits faits », étroits, limités, cantonnés à une science, à un domaine de spécialité, auxquels on attribue une valeur égale, sans aucune hiérarchie. Or, comme nous le verrons, ce sont aussi cette science positiviste et ses prolongements techniques qui sont en cause dans le rétrécissement et l’appauvrissement du sens de la terre pour Nietzsche.

    En dépit du soupçon qu’elle fait peser sur les savants et leurs « faits », la philosophie nietzschéenne reste donc une ressource pertinente pour penser la crise écologique, précisément en raison du point de vue singulier qu’elle adopte sur la science."
    -Benoît Berthelier, Le sens de la terre. Penser l'écologie avec Nietzsche, Seuil, 2023.



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