"Le scepticisme, la critique des idéaux et des convictions, la mise en cause des coutumes invétérées et des impératifs antiques, des idoles et des valeurs contemporaines (l' "intempestif"), l'examen critique, la libération de la pensée, les analyses historiques et psychologiques des moeurs (la "psychologie de la "foi", des "croyants"), la dédicace d'Humain, trop humain "en mémoire de Voltaire, pour le centième anniversaire de sa mort, le 30 mai 1778", tout cela place les écrits de cette période, et en particulier Aurore, sous le signe des Lumières, représentés par exemple par Voltaire, Chamfort, Kant et Herder. Nietzsche le déclare explicitement dans le troisième livre d'Aurore (§197): "Ce travail des Lumières [Aufklärung], il nous faut maintenant le continuer."." (p.19)
-Éric Blondel, introduction à Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. Éric Blondel et all., Paris, GF Flammarion, 2012 (1881 pour la première édition allemande), 419 pages.
« Dans ce livre, on assiste au travail d’un « être souterrain », qui perce, qui creuse, qui sape. A condition d’avoir des yeux pour scruter un tel travail de fond, on voit comme il avance lentement, avec circonspection, avec une douceur impitoyable, sans trahir trop manifestement la détresse que provoque toute longue privation d’air et de lumière ; on pourrait même le dire satisfait de son travail des ténèbres. » (§1, p.29)
« Jusqu’à présent c’est à la question du bien et du mal qu’on a le plus pauvrement réfléchi : l’affaire a toujours été par trop dangereuse. La conscience, la bonne réputation, l’enfer, parfois même la police ne permettaient, ne permettent encore aucune impartialité ; en présence de la morale, comme face à toute espèce d’autorité, on ne doit justement pas penser, et encore moins parler : là, il ne s’agit que d’ « obéir » ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore été disposée à se soumettre à la critique ; quand à critiquer la morale, à considérer la morale comme problème, comme problématique : comment cela ? N’était-ce pas –n’est-ce pas immoral ? Or la morale dispose non seulement de toutes sortes de moyens de dissuasion pour se protéger des manipulations et des instruments de torture de la critique ; mais sa sécurité repose encore plus sur un certain art de l’enchantement auquel elle s’entend à merveille, elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit, souvent d’un seul regard, à paralyser la volonté critique, voire à la capter à son profit ; au demeurant, il y a des cas où elle sait la retourner contre elle-même : en sorte qu’alors, à l’instar du scorpion, elle enfonce le dard dans sa propre chair. C’est que la morale s’entend de toute Antiquité à tous les tours de passe-passe de l’art de persuader : il n’y a pas d’orateur, y compris aujourd’hui, qui ne l’appelle à son secours (que l’on écoute donc, par exemple, les discours de nos anarchistes : tant de discours moraux pour persuader ! Et pour finir, ils vont jusqu’à s’intituler « les bons et les justes »). Depuis qu’on discourt et qu’on persuade sur terre, la morale s’est toujours montrée comme le plus grand maître en séduction et, en ce qui nous concerne, nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. D’où vient donc que depuis Platon tous les architectes philosophes d’Europe ont construit en vain ? Que tout ce qu’ils considéraient avec respect et sérieux comme aere perennius menace de s’effondrer ou même est déjà en ruine ? Comme elle est fausse, la réponse à cette question que l’on continue de tenir prête : « Parce qu’ils avaient tous omis la prémisse, l’examen du fondement, une critique de la raison tout entière » -cette réponse, lourde de conséquences, de Kant qui, ce faisant, ne nous a certes pas amenés, nous autres philosophes modernes, sur un terrain plus ferme et moins trompeur ! (Question après coup : n’était-il pas un peu étrange d’exiger qu’un instrument doive critiquer sa propre pertinence et sa propre validité ? que l’intellect lui-même doive « connaître » sa valeur, sa force, ses limites ? N’était-ce pas même un peu absurde ?). La bonne réponse aurait plutôt été que tous les philosophes, dans leurs constructions, ont succombé à la séduction de la morale, Kant y compris, que leur intention visait en apparence la certitude, la « vérité », mais en fait de « majestueux édifices moraux » : pour nous servir encore une fois du langage naïf de Kant, qui estime sa tâche et son travail « certes modestes et cependant méritoires » consistent à « aplanir le terrain pour établir solidement ces majestueux édifices moraux » (Critique de la raison pure, II, p.257). Hélas ! voilà qui ne lui a pas réussi, au contraire ! Il faut aujourd’hui l’avouer. Une intention aussi exaltée faisait de Kant un authentique fils de son siècle que, entre tous, on peut appeler le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré heureusement en ce qui concerne ses plus précieux aspects (par exemple avec cette bonne part de sensualisme qu’il a intégrée dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par la tarentule morale Rousseau, lui aussi gardait au fond de son âme la pensée du fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau, à savoir Robespierre, se sentait et se reconnaissait le continuateur, en vue « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (discours du 7 juin 1794). Au demeurant, avec un tel fanatisme de Français rivé au cœur, on ne pouvait se conduire d’une façon moins française, plus profonde, plus laborieuse, plus allemande –si l’épithète « allemand » est encore aujourd’hui permise en ce sens- que ne l’a fait Kant. Pour faire plus de place à son « règne moral », Kant se voyait obligé d’introduire un monde indémontrable, un « par-delà » logique : voilà pourquoi il avait besoin de sa Critique de la raison pure ! Pour le dire autrement : il n’en aurait pas eu besoin, s’il n’y avait pas eu pour lui une seule chose plus importante que tout, à savoir rendre le « règne moral » inattaquable, voire plutôt insaisissable par la raison : il ne voyait que trop la fragilité, aux yeux de la raison, d’un ordre moral des choses ! Car tant du point de vue de la nature que de celui de l’histoire, du point de vue de l’immoralité radicale de la nature et de l’histoire, Kant, à l’instar de tout bon Allemand de toujours, était un pessimiste ; il croyait à la morale, non pas parce qu’elle était démontrée par la nature et par l’histoire, mais en dépit du fait que la nature et l’histoire y contredisent constamment. Pour comprendre ce « en dépit du fait », on peut sans doute se souvenir d’un trait analogue chez Luther ; cet autre grand pessimiste n’hésita pas, un jour, avec toute sa témérité luthérienne, à dire à ses amis : « Si l’on pouvait saisir par le moyen de la raison comment Dieu peut être miséricordieux et juste, Lui qui manifeste tant de colère et de méchanceté, à quoi servirait alors la foi ? ». En effet, rien n’a jamais fait plus profonde impression sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « induite en tentation » que cette conséquence dangereuse entre toutes qui est pour tout bon Latin un péché contre l’esprit : Credo qui absurdum est. Avec cette conséquence, la logique allemande a fait sa première apparition dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, un millénaire plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard venus à tous égards, nous pressentons une parcelle de vérité, de possibilité de vérité derrière la célèbre proposition fondamentale de la dialectique de la réalité au moyen de laquelle Hegel, en son temps, permit à l’esprit allemand de remporter la victoire en Europe : « La contradiction meut le monde, toutes choses se contredisent entre elles. » Jusque dans la logique, nous sommes bien des pessimistes. » (§3, p.30-33)
« Nous aussi, nous obéissons encore à une loi sévère au-dessus de nous, et c’est là l’ultime morale qui nous est encore audible, l’ultime morale que nous savons encore vivre ; c’est sur ce point tout spécialement que nous aussi, nous sommes encore des hommes de conscience. C’est que nous ne voulons pas revenir à ce qui nous paraît dépassé et vermoulu, à je ne sais quel « objet incroyable », qu’il s’agisse de Dieu, de la vertu, de la vérité, de la justice, de l’amour du prochain ; c’est que nous ne nous permettons aucune échappatoire vers les vieux idéaux ; que nous sommes radicalement hostiles à tout ce qui, en nous, viserait la conciliation et l’amalgame ; hostiles à toute espèce actuelle de foi et de christianisme ; hostiles au romantisme et au patriotardisme inconsistant ; hostiles également à l’artiste jouisseur et dépourvu de conscience, qui voudrait nous persuader d’adorer là où nous ne croyons plus –car nous sommes des artistes ; hostiles en un mot à tout le féminisme européen (ou idéalisme, pour qui préfère ce terme), qui éternellement nous « attire vers le haut », et qui du même coup, éternellement, nous « fait chuter ». C’est seulement comme humains doués de cette conscience que nous nous sentons encore apparentés à la probité et à la piété millénaire des Allemands (dont au demeurant nous sommes les descendants ultimes et très problématiques), nous autres immoralistes, nous autres sans-dieu d’aujourd’hui et même, en un certain sens, leurs héritiers, comme les exécuteurs de leur plus intime volonté, volonté pessimiste, je le répète, qui n’a pas peur de se renier elle-même parce qu’elle nie avec volupté ! En nous s’accomplit, si tant est qu’on veuille une formule, l’autodépassement de la morale. » (§4, p.33-34)
« L’homme libre est immoral, parce qu’en tout il veut dépendre de lui-même et non d’un principe reçu. » (§9, p.39)
« L’homme cruel est délicieusement chatouillé par le sentiment de la puissance. » (§18, p.47)
« Les sentiments et leur origine dans les jugements. « Fie-toi à ton sentiment ! ». Mais les sentiments n’ont rien d’ultime, d’originaire, derrière eux se trouvent des jugements et des évaluations, dont nous héritons sous la forme de sentiments (inclinations, répulsions). L’inspiration qui nait du sentiment descend directement d’un jugement –souvent faux ! Et certainement pas du tien ! Se fier à son sentiment, cela signifie obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et à leurs grands-parents qu’aux dieux qui sont en nous : notre raison et notre expérience. » (§35, p.58-59)
« Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, du détachement des sens, de l’invention, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, de la recherche des éléments, du mode de pensée impersonnel, de la contemplation et de la vision d’ensemble, et plus encore de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui existe. » (§43, p.64-65)
« Oh ! combien de cruauté et de mauvais traitements superflus ont découlé des religions qui ont inventé le péché ! » (§53, p.70)
« Nous avons perdu un intérêt : l’ « après-la-mort » ne nous concerne plus ! Bienfait sans nom, trop récent encore pour être ressenti universellement comme tel. Et c’est de nouveau le triomphe d’Épicure ! » (§72, p.83)
« Ni européen, ni distingué. Il y a quelque chose d’oriental et de féminin dans le christianisme ; cela se trahit dans cette idée : « Celui que Dieu aime, il le châtie » ; car les femmes en Orient considèrent les châtiments, ainsi qu’une rigoureuse séparation de leur personne d’avec le monde, comme le signe de l’amour de l’homme, et elles se plaignent lorsque ces signes font défaut. » (§75, p.84)
« Proposition. Si notre moi est toujours haïssable d’après Pascal et d’après le christianisme, comment pourrions-nous seulement permettre et accepter que d’autres l’aiment, que ce soit Dieu ou l’homme ! Il irait contre toute bienséance de se laisser aimer tout en sachant très bien qu’on ne mérite que haine, sans parler d’autres sentiment de rejet. « Mais c’est là justement le règne de la grâce. » Votre amour du prochain est donc une grâce à vos yeux ? Et votre pitié est une grâce ? Eh bien, si vous en êtes capables, faites donc un pas de plus : faites-vous la grâce de vous aimer vous-mêmes, et alors vous n’aurez plus besoin de votre Dieu, et tout le drame de la chute et de la rédemption ira jusqu’à son dénuement en vous-mêmes ! » (§79, p.88)
« Il y a maintenant quelque dix à vingt millions d’hommes dans les divers peuples d’Europe qui ne « croient plus en Dieu » ; est-ce trop demander qu’ils se fassent signe ? Dès qu’ils se seront reconnus de la sorte, ils se feront aussi connaître, ils seront immédiatement une puissance en Europe et, par chance, une puissance entre les peuples ! entre les Etats ! entre riches et pauvres ! entre dominants et dominés ! entre les hommes les plus agités et les hommes les plus tranquilles, les plus apaisants ! » (§96, p.97)
« Je nie également l’immoralité : non pas que d’innombrables hommes se sentent immoraux, mais je nie le fait qu’il y ait en vérité une raison de se sentir tel. Je ne nie pas, cela va de soi –à moins d’être fou-, que de nombreuses actions, dites immorales, doivent être évitées et combattues ; de même que nombre de celles qui sont dites morales doivent être accomplies et encouragées ; mais selon moi, dans les deux cas, pour d’autres raisons que jusqu’à présent. Nous avons à réformer notre façon de penser et enfin, pour aller plus loin, peut-être dans très longtemps, à réformer notre façon de sentir. » (§103, p.101)
« Ce n’est pas le danger qui menace les agents que les détenteurs de la morale autoritaire ont à l’esprit, mais le danger pour eux, la perte possible de puissance et de crédit, dès lors que le droit d’agir arbitrairement et sottement selon sa propre raison, petite ou grande, est accordée à tous ; car ils font pour eux-mêmes un usage irréfléchi du droit à l’arbitraire et à la sottise, ils commandent, même lorsqu’il est incertain ou passablement difficile de pouvoir répondre aux questions « comment dois-je agir ? Pourquoi dois-je agir ? » Et si la raison de l’humanité croît de manière si extraordinairement lente qu’on a souvent dénié cette croissance à l’ensemble de la marche de l’humanité, à qui la faute, sinon à cette présence solennelle, voire à cette omniprésence des commandements moraux qui interdisent totalement d’exprimer la question individuelle du pourquoi et du comment ? » (§107, p.104)
"A l'individu, dès lors qu'il cherche son bonheur, on ne doit pas imposer de prescriptions sur le chemin qui y mène. Car le bonheur individuel procède de lois propres à chacun et que tous ignorent, il ne peut qu'être empêché et entravé par des prescriptions venues du dehors. Les prescriptions que l'on appelle "morales" sont en vérité dirigées contre les individus et ne visent absolument pas leur bonheur. Ces prescriptions se rapportent tout aussi pu au "bonheur et au bien-être de l'humanité", termes auxquels on ne peut aucunement associer des concepts rigoureux, et qu'on peut encore moins utiliser comme étoiles pour se guider sur le sombre océan des aspirations morales." (§108, pp.104-105)
"Il n'est pas vrai que la fin inconsciente du progrès de tout être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son "bonheur suprême": au contraire, à tous les degrés du progrès, le bonheur à atteindre est singulier et incomparable, ni plus élevé ni plus bas, mais justement particulier. Le progrès ne vise pas le bonheur, mais seulement le progrès, rien de plus. C'est seulement si l'humanité avait une fin universellement admise qu'on pourrait proposer "tu dois agir de telle ou telle façon": en attendant, il n'existe pas de fin de cette sorte." (§108, p.105)
"Lorsque notre puissance s'avère profondément ébranlée et brisée, nos droits cessent." (§112, p.110)
"Ce qu'on appelle le "moi". La langue et les préjugés sur lesquels elle est fondée sont souvent des obstacles pour sonder nos processus internes et nos pulsions, notamment parce qu'il n'existe véritablement de mot que pour les degrés superlatifs de ces processus et de ces pulsions. Or, là où les mots nous manquent, nous sommes accoutumés à ne plus faire d'observations précises parce qu'il nous est pénible alors de penser avec précision ; et même autrefois on décidait sans trop réfléchir que là où cesse le royaume des mots cesse également le royaume de l'être. La colère, la haine, l'amour, la pitié, le désir, la connaissance, la joie et la douleur, autant de noms pour des états extrêmes: les degrés intermédiaires et atténués, et même les degrés inférieurs toujours présents, nous échappent, et pourtant ce sont eux justement qui tissent la toile de notre caractère et de notre destin. [...] Nous sommes tous autre chose que ce que nous paraissons du fait des états pour lesquels seuls nous disposons de conscience et de mots -et par conséquent d'éloge et de blâme. Nous nous méconnaissons à cause de ces manifestations grossières qui seules nous sont connues, nous tirons une conclusion d'un matériau dans lequel les exceptions l'emportent sur la règle, nous lisons de travers cet alphabet apparemment tout à fait lisible de notre moi. Or cette opinion sur nous-mêmes, que nous avons trouvée par cette mauvaise voie, ce qu'on appelle le "moi", ne laisse pas de participer de notre caractère et de notre destin." (§112, pp.114-115)
"Vivre et imaginer. Si loin qu'on pousse la connaissance de soi, rien ne saurait être plus incomplet que le tableau de l'ensemble des pulsions qui constituent son être. C'est tout juste si on peut attribuer leur nom aux plus grossières: leur nombre et leur vigueur, leur flux et leur reflux, leurs jeux et leurs désaccords réciproques et avant tout les lois de leur nutrition restent tout à fait inconnus. Cette nutrition devient dès lors l'œuvre du hasard: nos expériences vécues quotidiennes lancent, tantôt à telle pulsion, tantôt à telle autre, une proie dont elle se saisit avidement. Mais toute la succession de ces événements reste sans aucun rapport rationnel avec les besoins nutritifs de l'ensemble des pulsions, si bien que se produiront toujours ces deux choses, l'inanition et le dépérissement des unes, la suralimentation des autres. Chaque moment de notre vie fait pousser quelques tentacules de notre être et en laisse d'autres se dessécher, selon la nourriture que le moment comporte ou ne comporte pas. [...] Par suite de cette alimentation hasardeuse des parties, toute l'hydre devenue adulte sera quelque chose d'aussi hasardeux que son devenir. Plus précisément, supposé qu'une pulsion en arrive à ce point où elle désire ardemment être satisfaite -ou bien exercer sa force, la décharger ou combler un vide: autant de métaphore-, elle appréhende chacun des événements du jour selon son utilité pour ses propres fins ; que l'homme coure, se repose, se fâche, lise, parle, se batte ou exulte, la pulsion dans sa soif palpe pour ainsi dire chacun de ces états où va tomber l'homme, et dans l'ensemble elle n'y trouve rien qui lui convienne, elle doit attendre et rester assoiffée. Encore un instant et la voilà languissante, quelques jours encore et quelques mois de plus d'insatisfaction, et la voilà fanée comme une plante privée de pluie. Cette cruauté du hasard se verrait plus crûment encore si toutes les pulsions prenaient cela autant à cœur que la faim, qui ne se contente pas de repas en rêve. Mais c'est justement ce que font la plupart des pulsons, notamment celles qu'on appelle pulsions morales, si l'on me permet la conjecture que nos rêves trouvent précisément leur valeur et leur sens à compenser jusqu'à un certain point cette absence, due au hasard, de "nourriture" durant la journée. Pourquoi le rêve d'hier était-il plein de tendresse et de larmes, celui d'avant-hier rieur et exubérant, celui de l'autre jour aventureux et plongé dans une quête obstinée et ténébreuse ? Pourquoi donc, dans celui-ci, me sont données d'indescriptibles beautés de la musique, pourquoi, dans cet autre, est-ce que je plane et vole avec la félicité de l'aigle vers de lointains sommets ? Ces imaginations, qui offrent à nos pulsions de tendresse, de rire ou d'aventure, ou à notre désir de musique et de montagne toute liberté de se satisfaire [...] sont des interprétations de nos stimuli nerveux durant le sommeil, des interprétations très libres, très arbitraires, de mouvements du sang et des entrailles, de la pression du bras et de la couverture, du son des cloches de l'église, du bruit de la girouette, du vacarme des fêtards et autres choses du même genre. Si ce texte, qui reste assurément très semblable en général d'une nuit à l'autre, est commenté de manières si différentes que la raison imaginative d'hier et d'aujourd'hui se représente des causes très différentes des mêmes stimuli nerveux, c'est parce que le souffleur de cette raison n'était pas le même aujourd'hui qu'hier, qu'une autre pulsion voulait se satisfaire, s'activer, s'exercer, se regaillardir, se décharger, qu'elle était justement à marée haute et qu'hier, c'était une autre qu'elle qui s'y trouvait. Mais faut-il préciser que nos pulsions à l'état de veille ne font également rien d'autre qu'interpréter les stimili nerveux et leur attribuer les "causes" qui conviennent à leurs besoins ? Qu'il n'y a pas de différence de nature entre la veille et le rêve ? Et que, même si on compare des niveaux de culture très différents, la liberté de l'interprétation à l'état de veille chez l'un ne le cède en rien à celle de l'autre dans le rêve ? Que même nos évaluations et nos jugements moraux ne sont que des images et des improvisations sur un processus physiologique inconnu de nous, une sorte de langue d'adoption pour désigner certains stimuli nerveux ? Que tout ce que nous appelons notre conscience n'est qu'un commentaire plus ou moins fantastique sur un texte ignoré, peut-être inconnaissable, mais ressenti ? Prenons un petit événement vécu. Par exemple, nous remarquons un jour, au marché, que quelqu'un se moque de nous à notre passage: selon que c'est telle ou telle pulsion en nous qui est alors à son acmé, cet événement prendra telle ou telle signification, et selon la sorte d'homme que nous sommes, ce sera un événement totalement différent. [...] Que sont donc nos expériences vécues ? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s'y trouve ! Ou faut-il aller jusqu'à dire qu'il ne s'y trouve rien ? Que vivre, c'est imaginer ?" (pp.118-119)
"Le bonheur, quel qu'il soit, donne de l'air, de la lumière, et une liberté de mouvement." (§136, pp.134-135)
"
(pp.182-184)
-Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. Éric Blondel et all., Paris, GF Flammarion, 2012 (1881 pour la première édition allemande), 419 pages.
-Éric Blondel, introduction à Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. Éric Blondel et all., Paris, GF Flammarion, 2012 (1881 pour la première édition allemande), 419 pages.
« Dans ce livre, on assiste au travail d’un « être souterrain », qui perce, qui creuse, qui sape. A condition d’avoir des yeux pour scruter un tel travail de fond, on voit comme il avance lentement, avec circonspection, avec une douceur impitoyable, sans trahir trop manifestement la détresse que provoque toute longue privation d’air et de lumière ; on pourrait même le dire satisfait de son travail des ténèbres. » (§1, p.29)
« Jusqu’à présent c’est à la question du bien et du mal qu’on a le plus pauvrement réfléchi : l’affaire a toujours été par trop dangereuse. La conscience, la bonne réputation, l’enfer, parfois même la police ne permettaient, ne permettent encore aucune impartialité ; en présence de la morale, comme face à toute espèce d’autorité, on ne doit justement pas penser, et encore moins parler : là, il ne s’agit que d’ « obéir » ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore été disposée à se soumettre à la critique ; quand à critiquer la morale, à considérer la morale comme problème, comme problématique : comment cela ? N’était-ce pas –n’est-ce pas immoral ? Or la morale dispose non seulement de toutes sortes de moyens de dissuasion pour se protéger des manipulations et des instruments de torture de la critique ; mais sa sécurité repose encore plus sur un certain art de l’enchantement auquel elle s’entend à merveille, elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit, souvent d’un seul regard, à paralyser la volonté critique, voire à la capter à son profit ; au demeurant, il y a des cas où elle sait la retourner contre elle-même : en sorte qu’alors, à l’instar du scorpion, elle enfonce le dard dans sa propre chair. C’est que la morale s’entend de toute Antiquité à tous les tours de passe-passe de l’art de persuader : il n’y a pas d’orateur, y compris aujourd’hui, qui ne l’appelle à son secours (que l’on écoute donc, par exemple, les discours de nos anarchistes : tant de discours moraux pour persuader ! Et pour finir, ils vont jusqu’à s’intituler « les bons et les justes »). Depuis qu’on discourt et qu’on persuade sur terre, la morale s’est toujours montrée comme le plus grand maître en séduction et, en ce qui nous concerne, nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. D’où vient donc que depuis Platon tous les architectes philosophes d’Europe ont construit en vain ? Que tout ce qu’ils considéraient avec respect et sérieux comme aere perennius menace de s’effondrer ou même est déjà en ruine ? Comme elle est fausse, la réponse à cette question que l’on continue de tenir prête : « Parce qu’ils avaient tous omis la prémisse, l’examen du fondement, une critique de la raison tout entière » -cette réponse, lourde de conséquences, de Kant qui, ce faisant, ne nous a certes pas amenés, nous autres philosophes modernes, sur un terrain plus ferme et moins trompeur ! (Question après coup : n’était-il pas un peu étrange d’exiger qu’un instrument doive critiquer sa propre pertinence et sa propre validité ? que l’intellect lui-même doive « connaître » sa valeur, sa force, ses limites ? N’était-ce pas même un peu absurde ?). La bonne réponse aurait plutôt été que tous les philosophes, dans leurs constructions, ont succombé à la séduction de la morale, Kant y compris, que leur intention visait en apparence la certitude, la « vérité », mais en fait de « majestueux édifices moraux » : pour nous servir encore une fois du langage naïf de Kant, qui estime sa tâche et son travail « certes modestes et cependant méritoires » consistent à « aplanir le terrain pour établir solidement ces majestueux édifices moraux » (Critique de la raison pure, II, p.257). Hélas ! voilà qui ne lui a pas réussi, au contraire ! Il faut aujourd’hui l’avouer. Une intention aussi exaltée faisait de Kant un authentique fils de son siècle que, entre tous, on peut appeler le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré heureusement en ce qui concerne ses plus précieux aspects (par exemple avec cette bonne part de sensualisme qu’il a intégrée dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par la tarentule morale Rousseau, lui aussi gardait au fond de son âme la pensée du fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau, à savoir Robespierre, se sentait et se reconnaissait le continuateur, en vue « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (discours du 7 juin 1794). Au demeurant, avec un tel fanatisme de Français rivé au cœur, on ne pouvait se conduire d’une façon moins française, plus profonde, plus laborieuse, plus allemande –si l’épithète « allemand » est encore aujourd’hui permise en ce sens- que ne l’a fait Kant. Pour faire plus de place à son « règne moral », Kant se voyait obligé d’introduire un monde indémontrable, un « par-delà » logique : voilà pourquoi il avait besoin de sa Critique de la raison pure ! Pour le dire autrement : il n’en aurait pas eu besoin, s’il n’y avait pas eu pour lui une seule chose plus importante que tout, à savoir rendre le « règne moral » inattaquable, voire plutôt insaisissable par la raison : il ne voyait que trop la fragilité, aux yeux de la raison, d’un ordre moral des choses ! Car tant du point de vue de la nature que de celui de l’histoire, du point de vue de l’immoralité radicale de la nature et de l’histoire, Kant, à l’instar de tout bon Allemand de toujours, était un pessimiste ; il croyait à la morale, non pas parce qu’elle était démontrée par la nature et par l’histoire, mais en dépit du fait que la nature et l’histoire y contredisent constamment. Pour comprendre ce « en dépit du fait », on peut sans doute se souvenir d’un trait analogue chez Luther ; cet autre grand pessimiste n’hésita pas, un jour, avec toute sa témérité luthérienne, à dire à ses amis : « Si l’on pouvait saisir par le moyen de la raison comment Dieu peut être miséricordieux et juste, Lui qui manifeste tant de colère et de méchanceté, à quoi servirait alors la foi ? ». En effet, rien n’a jamais fait plus profonde impression sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « induite en tentation » que cette conséquence dangereuse entre toutes qui est pour tout bon Latin un péché contre l’esprit : Credo qui absurdum est. Avec cette conséquence, la logique allemande a fait sa première apparition dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, un millénaire plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard venus à tous égards, nous pressentons une parcelle de vérité, de possibilité de vérité derrière la célèbre proposition fondamentale de la dialectique de la réalité au moyen de laquelle Hegel, en son temps, permit à l’esprit allemand de remporter la victoire en Europe : « La contradiction meut le monde, toutes choses se contredisent entre elles. » Jusque dans la logique, nous sommes bien des pessimistes. » (§3, p.30-33)
« Nous aussi, nous obéissons encore à une loi sévère au-dessus de nous, et c’est là l’ultime morale qui nous est encore audible, l’ultime morale que nous savons encore vivre ; c’est sur ce point tout spécialement que nous aussi, nous sommes encore des hommes de conscience. C’est que nous ne voulons pas revenir à ce qui nous paraît dépassé et vermoulu, à je ne sais quel « objet incroyable », qu’il s’agisse de Dieu, de la vertu, de la vérité, de la justice, de l’amour du prochain ; c’est que nous ne nous permettons aucune échappatoire vers les vieux idéaux ; que nous sommes radicalement hostiles à tout ce qui, en nous, viserait la conciliation et l’amalgame ; hostiles à toute espèce actuelle de foi et de christianisme ; hostiles au romantisme et au patriotardisme inconsistant ; hostiles également à l’artiste jouisseur et dépourvu de conscience, qui voudrait nous persuader d’adorer là où nous ne croyons plus –car nous sommes des artistes ; hostiles en un mot à tout le féminisme européen (ou idéalisme, pour qui préfère ce terme), qui éternellement nous « attire vers le haut », et qui du même coup, éternellement, nous « fait chuter ». C’est seulement comme humains doués de cette conscience que nous nous sentons encore apparentés à la probité et à la piété millénaire des Allemands (dont au demeurant nous sommes les descendants ultimes et très problématiques), nous autres immoralistes, nous autres sans-dieu d’aujourd’hui et même, en un certain sens, leurs héritiers, comme les exécuteurs de leur plus intime volonté, volonté pessimiste, je le répète, qui n’a pas peur de se renier elle-même parce qu’elle nie avec volupté ! En nous s’accomplit, si tant est qu’on veuille une formule, l’autodépassement de la morale. » (§4, p.33-34)
« L’homme libre est immoral, parce qu’en tout il veut dépendre de lui-même et non d’un principe reçu. » (§9, p.39)
« L’homme cruel est délicieusement chatouillé par le sentiment de la puissance. » (§18, p.47)
« Les sentiments et leur origine dans les jugements. « Fie-toi à ton sentiment ! ». Mais les sentiments n’ont rien d’ultime, d’originaire, derrière eux se trouvent des jugements et des évaluations, dont nous héritons sous la forme de sentiments (inclinations, répulsions). L’inspiration qui nait du sentiment descend directement d’un jugement –souvent faux ! Et certainement pas du tien ! Se fier à son sentiment, cela signifie obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et à leurs grands-parents qu’aux dieux qui sont en nous : notre raison et notre expérience. » (§35, p.58-59)
« Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, du détachement des sens, de l’invention, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, de la recherche des éléments, du mode de pensée impersonnel, de la contemplation et de la vision d’ensemble, et plus encore de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui existe. » (§43, p.64-65)
« Oh ! combien de cruauté et de mauvais traitements superflus ont découlé des religions qui ont inventé le péché ! » (§53, p.70)
« Nous avons perdu un intérêt : l’ « après-la-mort » ne nous concerne plus ! Bienfait sans nom, trop récent encore pour être ressenti universellement comme tel. Et c’est de nouveau le triomphe d’Épicure ! » (§72, p.83)
« Ni européen, ni distingué. Il y a quelque chose d’oriental et de féminin dans le christianisme ; cela se trahit dans cette idée : « Celui que Dieu aime, il le châtie » ; car les femmes en Orient considèrent les châtiments, ainsi qu’une rigoureuse séparation de leur personne d’avec le monde, comme le signe de l’amour de l’homme, et elles se plaignent lorsque ces signes font défaut. » (§75, p.84)
« Proposition. Si notre moi est toujours haïssable d’après Pascal et d’après le christianisme, comment pourrions-nous seulement permettre et accepter que d’autres l’aiment, que ce soit Dieu ou l’homme ! Il irait contre toute bienséance de se laisser aimer tout en sachant très bien qu’on ne mérite que haine, sans parler d’autres sentiment de rejet. « Mais c’est là justement le règne de la grâce. » Votre amour du prochain est donc une grâce à vos yeux ? Et votre pitié est une grâce ? Eh bien, si vous en êtes capables, faites donc un pas de plus : faites-vous la grâce de vous aimer vous-mêmes, et alors vous n’aurez plus besoin de votre Dieu, et tout le drame de la chute et de la rédemption ira jusqu’à son dénuement en vous-mêmes ! » (§79, p.88)
« Il y a maintenant quelque dix à vingt millions d’hommes dans les divers peuples d’Europe qui ne « croient plus en Dieu » ; est-ce trop demander qu’ils se fassent signe ? Dès qu’ils se seront reconnus de la sorte, ils se feront aussi connaître, ils seront immédiatement une puissance en Europe et, par chance, une puissance entre les peuples ! entre les Etats ! entre riches et pauvres ! entre dominants et dominés ! entre les hommes les plus agités et les hommes les plus tranquilles, les plus apaisants ! » (§96, p.97)
« Je nie également l’immoralité : non pas que d’innombrables hommes se sentent immoraux, mais je nie le fait qu’il y ait en vérité une raison de se sentir tel. Je ne nie pas, cela va de soi –à moins d’être fou-, que de nombreuses actions, dites immorales, doivent être évitées et combattues ; de même que nombre de celles qui sont dites morales doivent être accomplies et encouragées ; mais selon moi, dans les deux cas, pour d’autres raisons que jusqu’à présent. Nous avons à réformer notre façon de penser et enfin, pour aller plus loin, peut-être dans très longtemps, à réformer notre façon de sentir. » (§103, p.101)
« Ce n’est pas le danger qui menace les agents que les détenteurs de la morale autoritaire ont à l’esprit, mais le danger pour eux, la perte possible de puissance et de crédit, dès lors que le droit d’agir arbitrairement et sottement selon sa propre raison, petite ou grande, est accordée à tous ; car ils font pour eux-mêmes un usage irréfléchi du droit à l’arbitraire et à la sottise, ils commandent, même lorsqu’il est incertain ou passablement difficile de pouvoir répondre aux questions « comment dois-je agir ? Pourquoi dois-je agir ? » Et si la raison de l’humanité croît de manière si extraordinairement lente qu’on a souvent dénié cette croissance à l’ensemble de la marche de l’humanité, à qui la faute, sinon à cette présence solennelle, voire à cette omniprésence des commandements moraux qui interdisent totalement d’exprimer la question individuelle du pourquoi et du comment ? » (§107, p.104)
"A l'individu, dès lors qu'il cherche son bonheur, on ne doit pas imposer de prescriptions sur le chemin qui y mène. Car le bonheur individuel procède de lois propres à chacun et que tous ignorent, il ne peut qu'être empêché et entravé par des prescriptions venues du dehors. Les prescriptions que l'on appelle "morales" sont en vérité dirigées contre les individus et ne visent absolument pas leur bonheur. Ces prescriptions se rapportent tout aussi pu au "bonheur et au bien-être de l'humanité", termes auxquels on ne peut aucunement associer des concepts rigoureux, et qu'on peut encore moins utiliser comme étoiles pour se guider sur le sombre océan des aspirations morales." (§108, pp.104-105)
"Il n'est pas vrai que la fin inconsciente du progrès de tout être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son "bonheur suprême": au contraire, à tous les degrés du progrès, le bonheur à atteindre est singulier et incomparable, ni plus élevé ni plus bas, mais justement particulier. Le progrès ne vise pas le bonheur, mais seulement le progrès, rien de plus. C'est seulement si l'humanité avait une fin universellement admise qu'on pourrait proposer "tu dois agir de telle ou telle façon": en attendant, il n'existe pas de fin de cette sorte." (§108, p.105)
"Lorsque notre puissance s'avère profondément ébranlée et brisée, nos droits cessent." (§112, p.110)
"Ce qu'on appelle le "moi". La langue et les préjugés sur lesquels elle est fondée sont souvent des obstacles pour sonder nos processus internes et nos pulsions, notamment parce qu'il n'existe véritablement de mot que pour les degrés superlatifs de ces processus et de ces pulsions. Or, là où les mots nous manquent, nous sommes accoutumés à ne plus faire d'observations précises parce qu'il nous est pénible alors de penser avec précision ; et même autrefois on décidait sans trop réfléchir que là où cesse le royaume des mots cesse également le royaume de l'être. La colère, la haine, l'amour, la pitié, le désir, la connaissance, la joie et la douleur, autant de noms pour des états extrêmes: les degrés intermédiaires et atténués, et même les degrés inférieurs toujours présents, nous échappent, et pourtant ce sont eux justement qui tissent la toile de notre caractère et de notre destin. [...] Nous sommes tous autre chose que ce que nous paraissons du fait des états pour lesquels seuls nous disposons de conscience et de mots -et par conséquent d'éloge et de blâme. Nous nous méconnaissons à cause de ces manifestations grossières qui seules nous sont connues, nous tirons une conclusion d'un matériau dans lequel les exceptions l'emportent sur la règle, nous lisons de travers cet alphabet apparemment tout à fait lisible de notre moi. Or cette opinion sur nous-mêmes, que nous avons trouvée par cette mauvaise voie, ce qu'on appelle le "moi", ne laisse pas de participer de notre caractère et de notre destin." (§112, pp.114-115)
"Vivre et imaginer. Si loin qu'on pousse la connaissance de soi, rien ne saurait être plus incomplet que le tableau de l'ensemble des pulsions qui constituent son être. C'est tout juste si on peut attribuer leur nom aux plus grossières: leur nombre et leur vigueur, leur flux et leur reflux, leurs jeux et leurs désaccords réciproques et avant tout les lois de leur nutrition restent tout à fait inconnus. Cette nutrition devient dès lors l'œuvre du hasard: nos expériences vécues quotidiennes lancent, tantôt à telle pulsion, tantôt à telle autre, une proie dont elle se saisit avidement. Mais toute la succession de ces événements reste sans aucun rapport rationnel avec les besoins nutritifs de l'ensemble des pulsions, si bien que se produiront toujours ces deux choses, l'inanition et le dépérissement des unes, la suralimentation des autres. Chaque moment de notre vie fait pousser quelques tentacules de notre être et en laisse d'autres se dessécher, selon la nourriture que le moment comporte ou ne comporte pas. [...] Par suite de cette alimentation hasardeuse des parties, toute l'hydre devenue adulte sera quelque chose d'aussi hasardeux que son devenir. Plus précisément, supposé qu'une pulsion en arrive à ce point où elle désire ardemment être satisfaite -ou bien exercer sa force, la décharger ou combler un vide: autant de métaphore-, elle appréhende chacun des événements du jour selon son utilité pour ses propres fins ; que l'homme coure, se repose, se fâche, lise, parle, se batte ou exulte, la pulsion dans sa soif palpe pour ainsi dire chacun de ces états où va tomber l'homme, et dans l'ensemble elle n'y trouve rien qui lui convienne, elle doit attendre et rester assoiffée. Encore un instant et la voilà languissante, quelques jours encore et quelques mois de plus d'insatisfaction, et la voilà fanée comme une plante privée de pluie. Cette cruauté du hasard se verrait plus crûment encore si toutes les pulsions prenaient cela autant à cœur que la faim, qui ne se contente pas de repas en rêve. Mais c'est justement ce que font la plupart des pulsons, notamment celles qu'on appelle pulsions morales, si l'on me permet la conjecture que nos rêves trouvent précisément leur valeur et leur sens à compenser jusqu'à un certain point cette absence, due au hasard, de "nourriture" durant la journée. Pourquoi le rêve d'hier était-il plein de tendresse et de larmes, celui d'avant-hier rieur et exubérant, celui de l'autre jour aventureux et plongé dans une quête obstinée et ténébreuse ? Pourquoi donc, dans celui-ci, me sont données d'indescriptibles beautés de la musique, pourquoi, dans cet autre, est-ce que je plane et vole avec la félicité de l'aigle vers de lointains sommets ? Ces imaginations, qui offrent à nos pulsions de tendresse, de rire ou d'aventure, ou à notre désir de musique et de montagne toute liberté de se satisfaire [...] sont des interprétations de nos stimuli nerveux durant le sommeil, des interprétations très libres, très arbitraires, de mouvements du sang et des entrailles, de la pression du bras et de la couverture, du son des cloches de l'église, du bruit de la girouette, du vacarme des fêtards et autres choses du même genre. Si ce texte, qui reste assurément très semblable en général d'une nuit à l'autre, est commenté de manières si différentes que la raison imaginative d'hier et d'aujourd'hui se représente des causes très différentes des mêmes stimuli nerveux, c'est parce que le souffleur de cette raison n'était pas le même aujourd'hui qu'hier, qu'une autre pulsion voulait se satisfaire, s'activer, s'exercer, se regaillardir, se décharger, qu'elle était justement à marée haute et qu'hier, c'était une autre qu'elle qui s'y trouvait. Mais faut-il préciser que nos pulsions à l'état de veille ne font également rien d'autre qu'interpréter les stimili nerveux et leur attribuer les "causes" qui conviennent à leurs besoins ? Qu'il n'y a pas de différence de nature entre la veille et le rêve ? Et que, même si on compare des niveaux de culture très différents, la liberté de l'interprétation à l'état de veille chez l'un ne le cède en rien à celle de l'autre dans le rêve ? Que même nos évaluations et nos jugements moraux ne sont que des images et des improvisations sur un processus physiologique inconnu de nous, une sorte de langue d'adoption pour désigner certains stimuli nerveux ? Que tout ce que nous appelons notre conscience n'est qu'un commentaire plus ou moins fantastique sur un texte ignoré, peut-être inconnaissable, mais ressenti ? Prenons un petit événement vécu. Par exemple, nous remarquons un jour, au marché, que quelqu'un se moque de nous à notre passage: selon que c'est telle ou telle pulsion en nous qui est alors à son acmé, cet événement prendra telle ou telle signification, et selon la sorte d'homme que nous sommes, ce sera un événement totalement différent. [...] Que sont donc nos expériences vécues ? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s'y trouve ! Ou faut-il aller jusqu'à dire qu'il ne s'y trouve rien ? Que vivre, c'est imaginer ?" (pp.118-119)
"Le bonheur, quel qu'il soit, donne de l'air, de la lumière, et une liberté de mouvement." (§136, pp.134-135)
"
(pp.182-184)
-Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. Éric Blondel et all., Paris, GF Flammarion, 2012 (1881 pour la première édition allemande), 419 pages.