"Ligne fondamentale qui se retrouve partout: c'est l'idée du commander et de l'obéir comme modèle d'intelligibilité de la vie pulsionnelle, et au-delà, de la réalité tout entière, qui se voit contester par ces idées modernes. [...] Ce schème court sans rupture à travers toute l’œuvre, et se transmet depuis le niveau de l'analyse des pulsions et instincts jusqu'au niveau que l'on pourrait dire macroscopique, celui des complexes de culture et des types d'organisations sociale. Il y a bien à cet égard un continuisme nietzschéen, qui explique sans doute largement [...] les options qu'il défend en matière d'organisation sociale et politique." -Patrick Wotling, introduction à Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2000 (1886 pour la première édition allemande), 385 pages, p.20.
"La pire, la plus durable et la plus dangereuse de toutes les erreurs jusqu'à présent a été l'erreur d'un dogmatique, à savoir l'invention par Platon de l'esprit pur et du bien en soi." (p.44)
"Le christianisme est du platonisme pour le "peuple"." (p.45)
"La "conscience" ne s'oppose pas [...] de manière décisive à l'instinctif, -la plus grande part de la pensée consciente d'un philosophe est clandestinement guidée et poussée dans des voies déterminées par ses instincts. Derrière toute logique aussi et son apparente souveraineté de mouvement se trouvent des évaluations, pour parler plus clairement, des exigences physiologiques liées à la conservation d'une espèce déterminée de vie." (pp.49-50, §3)
"La fausseté d'un jugement ne suffit pas à constituer à nos yeux une objection contre un jugement ; c'est en cela peut-être que notre nouveau langage rend le son le plus étrange. La question est de savoir jusqu'à quel point il favorise la vie, conserve la vie, conserve l'espèce, et peut-être permet l'élevage de l'espèce ; et nous sommes fondamentalement portés à affirmer que les jugements les plus faux (dont font partie les jugements synthétiques a priori) sont pour nous les plus indispensables, que sans tenir pour valides les fictions logiques, sans un étalon de mesure de la réalité référé au monde purement inventé de l'inconditionné, de l'identique à soi, sans une falsification constante du monde par le biais du nombre, l'homme ne pourrait vivre, -que renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie, nier la vie." (pp.49-50, §3)
"[Les philosophes] défendent au fond, avec des raisons cherchées après coup, un principe posé d'avance, un caprice, une "illumination", la plupart du temps un vœu de leur cœur rendu abstrait et passé au tamis." (p.51, §5)
"Peu à peu s'est révélé à moi ce que fut toute grande philosophie jusqu'à présent: à savoir l'autoconfession de son auteur et des sortes de mémoires involontaires et inaperçues ; et encore le fait que les intentions morales (ou immorales), en toute philosophie, ont constitué le véritable germe vital à partir duquel, à chaque fois, la plante a poussé tout entière. En effet, pour expliquer comment au juste se sont constituées les affirmations métaphysiques les plus poussées d'un philosophe, il est bon (et prudent) de toujours commencer par se demander: à quelle morale veut-on (veut-il) en venir ?" (p.52, §6)
"Le stoïcisme, c'est la tyrannie de soi." (p.55, §9)
"Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? se demanda Kant, -et que répondit-il au juste ? En vertu d'une faculté: pas en trois mots, hélas, mais de manière si vétilleuse, si vénérable, et avec une telle débauche de profondeur et de contorsion allemandes que l'on ne prit pas garde à la distrayante niaiserie allemande d'une telle réponse." (p.57, §11)
"Pour ce qui est de l'atomisme matérialiste: il fait partie des choses les mieux réfutées qui soient ; et peut-être n'y a-t-il, aujourd'hui en Europe, parmi les savants, plus personne d'assez peu savant pour lui prêter encore une portée sérieuse [...] ce que l'on doit avant tout à ce Polonais, Boscovich, qui, avec le Polonais Copernic, fut jusqu'à présent le plus grand et le plus victorieux adversaire de l'apparence sensible. En effet, alors que Copernic nous a persuadés de croire, à l'encontre de tous les sens, que la terre n'est pas immobile, Boscovich a enseigné à abjurer la croyance au dernier bout de terre qui "demeurait immobile", la croyance à la "substance", à la "matière", à l'atome-résidu-de-terre et à l'atome-caillot: ce fut le plus grand triomphe sur ls sens que l'on ait remporté jusqu'à présent. - Mais il faut aller encore plus loin, et déclarer aussi la guerre, une guerre sans merci, à l'arme blanche, -au "besoin atomiste", qui n'en finit pas de survivre dangereusement dans des domaines où personne ne le soupçonne, pareil au "besoin métaphysique", plus célèbre: -on doit également commencer par porter le coup de grâce à cet autre atomisme, plus néfaste, celui que le christianisme a le mieux et le plus longuement enseigné, l'atomisme de l'âme. Qu'on me permette de désigner par ce terme la croyance qui tient l'âme pour quelque chose d'indestructible, d'éternel, d'indivisible, pour une monade, pour un atomon: voilà la croyance qu'il faut expulser de la science ! [...] La voie est libre pour de nouvelles versions et des affinements de l'hypothèse de l'âme: et des concepts tels qu' "âme mortelle", "âme-multiplicité du sujet" et "âme-structure sociale des pulsions et des affects" veulent désormais avoir droit de cité dans la science." (p.59-60, §12)
"La vie elle-même est volonté de puissance -: l'autoconservation n'en est qu'une conséquence indirecte extrêmement fréquente, parmi d'autres." (p.60, §13)
"Il reste toujours d'inoffensifs observateurs de soi pour croire qu'il y a des "certitudes immédiates", par exemple "je pense", ou, conformément à la superstition de Schopenhauer, "je veux": comme si, en quelque sorte, il était donné au connaître de saisir ici son objet pur et nu, comme "chose en soi", et sans qu'intervienne de falsification ni du côté du sujet, ni du côté de l'objet. Mais que "certitude immédiate", tout comme "connaissance absolue" et "chose en soi", enferme une contradictio in adjecto, c'est une chose que je répéterai cent fois: il faudrait tout de même en finir un jour avec la séduction des mots ! Le peuple peut bien croire que connaître, c'est savoir à fond, le philosophe doit se dire: "si je décompose le processus exprimé par la proposition "je pense", je trouve une série d'affirmations téméraires qu'il est difficile, peut-être impossible de fonder, -par exemple que c'est moi qui pense, qu'il doit y avoir de manière générale un quelque chose qui pense, que penser est une activité et un effet exercé par un être que l'on pense comme cause, qu'il y a un "je", et enfin que ce que désigne penser est déjà fermement établi, -que je sais ce que c'est que penser. Car si je n'avais pas déjà tranché ces questions par moi-même, en fonction de quel critère devais-je déterminer si ce qui se produit exactement ne serait pas du "vouloir" ou du "sentir" ? Bref, ce "je pense" présuppose que je compare mon état du moment à d'autres états que je connais en moi pour établir ainsi ce qu'il est: du fait de ce renvoi à un "savoir" autre, il n'offre en tout cas pas pour moi de "certitude" immédiate. - A la place de cette "certitude immédiate" à laquelle le peuple peut bien croire dans le cas présent, le philosophe trouve une série de questions de métaphysique, authentiques cas de conscience de l'intellect, qui sont les suivantes: "D'où est-ce que je tire le concept de penser ? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l'effet ? Qu'est-ce qui me donne le droit de parler d'un je, plus encore d'un je cause, et finalement encore d'un je cause des pensées ?"." (p.62-63, §16)
"Pour ce qui est de la superstition des logiciens: je ne me lasserai pas de souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, -à savoir qu'une pensée vient quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire: le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Ça pense: mais que ce "ça" soit précisément le fameux vieux "je", c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une "certitude immédiate". En fin de compte, il y a déjà trop dans ce "ça pense": ce "ça" enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l'habitude grammaticale: "penser est une action, toute action implique quelqu'un qui agit, par conséquent-". C'est à peu près en fonction du même schéma que l'atomisme antique chercha, pour l'adjoindre à la "force" qui exerce des effets, ce caillot de matière qui en est le siège, à partir duquel elle exerce des effets, l'atome ; des têtes plus rigoureuses enseignèrent finalement à se passer de ce "résidu de terre", et peut-être un jour s'habituera-t-on, chez les logiciens aussi, à se passer de petit "ça" (forme sous laquelle s'est sublimé l'honnête et antique je)." (p.64, §17)
"Les philosophes ont l'habitude de parler de la volonté comme si elle était la chose la mieux connue au monde ; Schopenhauer a même donné à entendre que la volonté est à proprement parler la seule chose que nous connaissions, que nous connaissions intégralement et complètement, sans perte ni ajout. Mais je ne cesse d'avoir le sentiment que Schopenhauer n'a fait dans ce cas aussi que ce que les philosophes ont l'habitude de faire: qu'il a repris et exagéré un préjugé du peuple. Le vouloir me semble avant tout quelque chose de compliqué, quelque chose qui n'a d'unité que verbale, -et c'est justement l'unité du mot qui abrite le préjugé du peuple qui a vaincu la prudence, perpétuellement bien mince, des philosophes. Soyons donc plus prudents, soyons "non philosophes"-, disons: dans tout vouloir, il y a d'abord une pluralité de sentiments, à savoir le sentiment de l'état dont on part, le sentiment de l'état vers lequel on va, le sentiment de ce "dont on part" et de ce "vers lequel on va" eux-mêmes, et encore un sentiment musculaire concomitant qui commence à entrer en jeu, par une sorte d'habitude, dès que nous "voulons", quand bien même nous n'agitons pas "bras et jambes". De même qu'il faut reconnaître du sentir et plus précisément plusieurs genres de sentir comme ingrédient de la volonté, de même en second lieu il faut encore du penser: dans tout acte de volonté, il y a une pensée qui commande ; -et on ne doit certes pas croire que l'on puisse séparer cette pensée du "vouloir", comme si alors la volonté demeurait encore ! En troisième lieu, la volonté n'est pas seulement un complexe de sentir et de penser, mais encore et surtout un affect: et plus précisément cet affect qu'est celui du commandement. Ce que l'on appelle "liberté de la volonté" est essentiellement l'affect de supériorité à l'égard de celui qui doit obéir: "je suis libre, "il" doit obéir" -cette conscience habite toute volonté, et de la même manière cette attention tendue, ce regard droit qui fixe un point unique à l'exclusion de toute autre chose, cette évaluation inconditionnée "c'est désormais telle chose et rien d'autre qui est nécessaire", cette certitude intime qu'on sera obéi, et tout ce qui fait encore partie de l'état de celui qui ordonne. Un homme qui veut-, donne un ordre à un quelque chose en lui qui obéit, ou dont il croit qu'il obéit. Mais que l'on prête attention à présent à ce qu'il y a de plus singulier dans la volonté -dans cette chose si multiple pour laquelle le peuple n'a qu'un mot unique: dans la mesure où, dans le cas qui nous occupe, nous sommes simultanément ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, et qu'en tant que nous obéissons, nous connaissons les sentiments de contrainte, de pression, d'oppression, de résistance, de mouvement qui d'ordinaire se déclenchent immédiatement à la suite de l'acte de volonté ; dans la mesure où nous avons l'habitude d'autre part de passer outre cette dualité et de nous abuser nous-mêmes à son sujet grâce au concept synthétique "je", toute une chaîne de conclusions erronées, et par conséquent de fausses évaluations au sujet de la volonté elle-même, s'est encore agrégée au vouloir, -de sorte que celui qui veut croit de bonne foi que vouloir suffi à l'action. Comme dans la plupart des cas, on n'a voulu que là où on était en droit d'attendre l'effet de l'ordre, donc l'obéissance, donc l'action, l'apparence d'une nécessité de l'effet s'est traduite dans le sentiment ; bref, celui qui veut croit avec un haut degré de certitude que volonté et action sont en quelque façon une seule et même chose -, il attribue encore le succès, l'exécution du vouloir à la volonté elle-même et jouit à cette occasion d'une augmentation du sentiment de puissance qui accompagne tout succès. "Liberté de la volonté" -voilà le mot dont on désigne cet état de plaisir multiplie de celui qui veut, qui ordonne et simultanément se pose comme identique à celui qui exécute, -qui, en tant que tel, jouit de triompher des résistances, mais juge par-devers soi que c'est sa volonté elle-même qui a véritablement surmonté ces obstacles." (p.65-67, §17)
"La causa sui est la plus belle contradiction interne que l'on ait conçue jusqu'à présent, une sorte de viol et de dénaturation de la logique: mais l'orgueil sans frein de l'homme en est arrivé à s'empêtrer de manière profonde et effroyable précisément dans cette ineptie. L'aspiration à la "liberté de la volonté", en cette acceptation métaphysique superlative qui n'en finit hélas jamais de régner dans la tête des demi-instruits [...] n'est en effet rien de moins que l'aspiration à être justement cette causa sui [...]
C'est nous seuls qui avons inventé les causes, la succession, la réciprocité, la relativité, la contrainte, le nombre, la loi, la liberté, le fondement, le but ; et quand nous projetons ce monde de signes dans les choses pour l'y mêler sous forme d' "en soi", nous nous comportons une fois de plus comme nous nous sommes toujours comportés, à savoir de manière mythologique." (p.68-69, §21)
"Nul ne ment autant que l'homme indigné." (p.77, §26)
"Mais comment la langue allemande parviendrait-elle, fût-ce dans la prose d'un Lessing, à imiter le tempo de Machiavel, qui dans son Principe nous fait respirer l'air sec, raffiné de Florence et ne peut s'empêcher de présenter l'affaire la plus sérieuse en un allegrissimo déchaîné: non sans un malicieux sentiment artistique, peut-être, de l'opposition à laquelle il se risque, -des pensées longues, difficiles, dures, dangereuses, et un tempo galopant, de la meilleure et plus espiègle humeur." (p.79, §28)
"Que la vérité vaille plus que l'apparence, ce n'est rien de plus qu'un préjugé moral ; c'est même la supposition la plus mal prouvée au monde. Qu'on se l'avoue donc: il n'y aurait absolument aucune vie si elle ne reposait sur des appréciations perspectivistes et des apparences ; et si l'on voulait, avec l'enthousiasme vertueux et la balourdise de bien des philosophes, abolir complètement le "monde apparent", eh bien, à supposer que vous en soyez capables, -dans ce cas du moins, il ne resterait rien non plus de votre "vérité" ! Après tout, qu'est-ce qui nous force de manière générale à admettre qu'il existe une opposition d'essence entre "vrai" et "faux" ? Ne suffit-il pas d'admettre des degrés d'apparence et comme des ombres et des tonalités générales plus claires et plus sombres de l'apparence, -différentes valeurs, pour parler le langage des peintres ? Pourquoi le monde qui nous concerne -ne pourrait-il pas être une fiction ?" (p.86, §34)
"A supposer que rien d'autre ne soit "donné" comme réel que notre monde de désirs et de passions, que nous ne puissions descendre ou monter vers aucune autre "réalité" que celle, précisément, de nos pulsions -car la pensée n'est qu'un rapport de ces pulsions les unes avec les autres-: n'est-il pas licite de faire la tentative et de poser la question suivantes: est-ce que ce donné ne suffit pas à comprendre aussi, à partir de son semblable, le monde que l'on appelle mécanique (ou "matériel") ? Je veux dire non pas en tant qu'illusion, qu' "apparence", que "représentation" (au sens de Berkeley et de Schopenhauer), mais au contraire en tant que possédant le même degré de réalité que notre affect lui-même, -comme étant une forme plus primitive du monde des affects, dans laquelle tout ce qui se ramifie et se développe par la suite dans le processus organique (et aussi, comme de juste, s'adoucit et s'affaiblit-), est encore enclos en une puissante unité, comme étant une espèce de vie pulsionnelle dans laquelle l'ensemble des fonctions organiques, avec leur autorégulation, leur assimilation, leur nutrition, leur excrétion, leur métabolisme, seraient encore synthétiquement liées les unes aux autres, -comme étant une préforme de la vie ? [...] Le monde vu du dedans, le monde déterminé et désigné par son "caractère intelligible" -il serait précisément "volonté de puissance" et rien d'autre." (p.87-88, §36)
"La Révolution française, cette bouffonnerie horrible et, jugée de près, superficielle." (p.89, §38)
"Il ne fait aucun doute que, pour découvrir certaines parties de la vérité, les méchants et les malheureux sont dans une situation plus favorable et possèdent une probabilité de réussite plus grande ; pour ne rien dire des méchants qui sont heureux, -espèce dont les moralistes ne disent mot." (p.90, §39)
"Dans tous les pays d'Europe, et aussi en Amérique, il y a aujourd'hui quelque chose qui abuse de ce nom [d'esprit libre], une espèce d'esprits très étroits, captifs, tenus en chaînes, qui veulent quasiment le contraire de ce qui habite nos intentions et nos instincts, -pour ne pas mentionner le fait qu'ils seront à plus forte raison, à l'égard de ces nouveaux philosophes qui se lèvent, des fenêtres closes et des portes cadenassées. Ils font partie, pour tout dire méchamment, des niveleurs, ces "libres esprits" mal nommés -en ce qu'ils sont des esclaves éloquents et polygraphes du goût démocratique et de ses "idées modernes": tous autant qu'ils sont, des hommes sans solitude, sans solitude à eux, de bons petits lourdauds auxquels on ne doit contester ni courage ni mœurs respectables, si ce n'est qu'ils sont justement le contraire de libres, et risiblement superficiels, surtout par leur penchant fondamental à voir dans les formes de la société ancienne telle qu'elle a existé jusqu'à présent, en gros la cause unique de toute misère et de tout échec de l'homme: en quoi ils réussissent avec brio à mettre la vérité à l'envers. Ce à quoi ils aimeraient tendre de toutes leurs forces, c'est la généralisation du bonheur du troupeau dans sa verte prairie, avec pour tout le monde sécurité, absence de danger, bien-être, allègement de la vie ; les deux chansonnettes et doctrines qu'ils entonnent le plus généreusement s'appellent "égalité des droits" et "compassion pour tout ce qui souffre", -et ils tiennent la souffrance elle-même pour quelque chose qu'il faut abolir. Nous, qui incarnons l'inverse, et qui avons ouvert l’œil et la conscience pour voir où et comment jusqu'à présent la plante "homme" a poussé et s'est élevée le plus vigoureusement, nous sommes d'avis que cela s'est produit à tout coup dans les conditions inverses, qu'il a fallu pour cela que le danger de sa situation commence par croître jusqu'à prendre des proportions formidables, qu'à la faveur d'une longue pression et d'une longue contrainte, sa faculté d'invention et de dissimulation (son "esprit"-) se développe jusqu'à la finesse et la témérité, que sa volonté de vie s'intensifie jusqu'à se faire volonté de puissance inconditionnée: -nous sommes d'avis que la dureté, la violence, l'esclavage, le danger dans la rue et dans le cœur, le repli dans la clandestinité, le stoïcisme, l'art de la tentative et de la tentation ainsi que l'astuce diabolique en tout genre, que tout ce qui est méchant, terrible, tyrannique, tout ce qui en l'homme relève de la bête de proie et du serpent sert tout autant à l'élévation de l'espèce "homme" que son contraire: - nous n'en disons même pas assez en ne disant que tout cela, et nous trouvons quoi qu'il en soit, en parlant et en gardant le silence ici, à l'extrémité opposée de toute idéologie moderne et de tout désir de troupeau: pour être leurs antipodes peut-être ?" (p.94-95, §44)
"Ne pas rester lié à une patrie: et ce quand bien même elle serait en proie à la plus grande souffrance et aurait le plus besoin d'aide." (p.92, §41)
"La foi qu'exigeait le premier christianisme et qu'il a obtenue un nombre de fois non négligeable, au beau milieu d'un monde sceptique à la liberté d'esprit méridionale, qui avait derrière lui, et portait en lui, un long combat séculaire entre les écoles philosophiques, à quoi il faut ajouter l'éducation à la tolérance que dispensait l'imperium romanum, -cette foi n'est pas la foi ingénue et hargneuse des sujets, avec laquelle quelqu'un comme Luther ou comme Cromwell par exemple, ou quelque autre barbare nordique de l'esprit, s'est agrippé à son Dieu et à son christianisme ; c'était bien plutôt encore la foi de Pascal, qui ressemble de manière terrifiante à un continuel suicide de la raison, -d'une raison coriace, à la vie tenace, qui tient du ver, que l'on ne peut tuer en une seule fois et d'un seul coup. La foi chrétienne est dès le départ sacrifice: sacrifice de toute liberté, de tout orgueil, de toute confiance en soi de l'esprit ; et en même temps asservissement et auto-dérision, automutilation. Il y a de la cruauté et du phénicisme religieux dans cette foi que l'on exige d'une conscience plus que mûre, multiple, au goût très difficile: elle présuppose que la sujétion de l'esprit fait mal à un point indescriptible, que tout le passé et l'habitude d'un tel esprit se défendent de cet absurdissimum, forme sous laquelle la "foi" se présente à lui. Les hommes modernes, sourds à toute la nomenclature chrétienne, ne sentent plus la nuance horriblement superlative attachée, pour un goût antique, au paradoxe de la formule de "Dieu mis en croix". Jamais et nulle part encore, jusqu'à présent, il ne s'est trouvé d'audace aussi grande dans le retournement, de chose aussi terrible, riche en questions et problématique que cette formule: elle promettait un renversement de toutes les valeurs antiques. - C'est l'orient, l'orient profond, c'est l'esclave oriental qui se vengeait de la sorte de Rome et de sa tolérance noble et frivole, du "catholicisme" romain de la foi: -et ce ne fut jamais la foi, mais au contraire la liberté à l'égard de la foi, ce détachement semi-stoïcien et moqueur envers le sérieux de la foi qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres, contre leurs maîtres. Les "Lumières" révoltent: car l'esclave veut de l'inconditionné, il ne comprend que le tyrannique, dans la morale également, il aime comme il hait, sans nuance, à fond, jusqu'à la douleur, jusqu'à la maladie -son énorme souffrance cachée se révolte avec indignation contre le goût noble, qui semble nier la souffrance. Le scepticisme envers la souffrance, une simple attitude, au fond, que se donne la morale aristocratique, n'a pas non plus été pour rien dans l'apparition du dernier grand soulèvement d'esclaves, qui a commencé avec la Révolution française." (p.98-99, §46)
"Aux hommes ordinaires enfin, à la plupart, qui n'existent que pour servir et pour l'utilité générale et n'ont le droit d'exister que dans cette mesure, la religion donne l'inestimable aptitude à se satisfaire de leur situation et de leur nature, une paix de l'âme multiple, un ennoblissement de l'obéissance, un bonheur et une peine de plus partagés avec leurs semblables et une sorte de transfiguration et d'embellissement, une sorte de justification de tout le quotidien, de toute l'humilité, de toute la pauvreté à demi animale de leur âme. [...] Peut-être n'y a-t-il rien de plus vénérable dans le christianisme et le bouddhisme que leur art d'apprendre même aux plus humbles à s'insérer, grâce à la piété, dans une apparence d'ordre de chose supérieur et par là, à persister à se contenter de l'ordre réel au sein duquel ils mènent une vie passablement dure, -dureté qui est nécessaire, précisément !" (p.113, §61)
"Le prix à payer est toujours lourd, terrible, lorsque des religions ne sont pas des moyens d'élevage et d'éducation entre les mains des philosophes, mais qu'au contraire elles règnent par elles-mêmes et de manière souveraine, lorsqu'elles veulent être elles-mêmes des fins ultimes et non des moyens parmi d'autres moyens. L'homme connaît, comme toute autre espèce animale, une surabondance de ratés, de malades, d'être en dégénérescence, d'infirmes, nécessairement en proie à la souffrance ; les cas de réussite sont toujours l'exception, chez l'homme aussi et même, eu égard au fait que l'homme est l'animal qui n'est pas encore fixé de manière stable, l'exception rarement vérifiée. Mais il y a pire encore: plus le type que représente un homme est élevé, et plus sa réussite est également improbable: le hasard, la loi d'absurdité régissant l'économie d'ensemble de l'humanité se montre sous son jour le plus terrifiant dans l'action destructrice qu'elle exerce sur les hommes supérieurs dont les conditions de vie sont subtiles, multiples et difficiles à calculer. Quelle est, à présent, l'attitude des deux plus grandes religions, que nous avons nommées, face à cette surabondance de cas d'échec ? Elles cherchent à conserver, à maintenir en vie tout ce qui peut être conservé, elles prennent même fondamentalement parti pour eux, en tant que religions pour ceux qui souffrent, elles donnent raison à tous ceux qui souffrent de la vie comme d'une maladie, et aimeraient faire en sorte que tout autre sentiment relatif à la vie passe pour faux et devienne impossible. [...] Que ne leur fallut-il accomplir encore pour travailler avec bonne conscience, et donc radicalement, à conserver tous les malades et les souffrants, c'est-à-dire en fait, et pour dire la vérité, à faire empirer la race européenne ? Mettre toutes les évaluations à l'envers -voilà ce qu'il leur fallut faire ! Et briser les forts, contaminer les grands espoirs, faire du bonheur pris à la beauté un objet de soupçon, faire plier tout ce qui est souverain, viril, conquérant, tyrannique, tous les instincts propres au type d'homme le plus haut et le plus réussi, pour le changer en insécurité, détresse de la conscience, autodestruction, et même retourner tout l'amour pour le terrestre et la domination sur terre en haine de la terre et du terrestre - Voilà la tâche que l'Église s'est donnée [...] Des hommes pas assez nobles pour voir la hiérarchie et le clivage hiérarchique d'une diversité abysmale entre l'homme et l'homme: -ce sont de tels hommes qui, avec leur "égaux face à Dieu" ont régné jusqu'à présent sur le destin de l'Europe, jusqu'à ce qu'ils aient fini par élever une espèce rapetissée, presque risible, un animal de troupeau, quelque chose de docile, maladif et médiocre, l'Européen d'aujourd'hui..." (p.114-116, §62)
"Il n'y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale de phénomènes..." (p.125, §108)
"Plus la vérité que tu veux enseigner est abstraite, plus il te faut séduire les sens à son profit." (p.128, §128)
"Que celui qui lutte avec des monstres veille à ce que cela ne le transforme pas en monstre. Et si tu regardes longtemps au fond d'un abîme, l'abîme aussi regarde au fond de toi." (p.132, §146)
"L'objection, l'écart, la gaie méfiance, le sarcasme sont signes de santé: tout inconditionné relève de la pathologie." (p.133, §154)
"La pensée du suicide est un vigoureux réconfort: elle aide à bien traverser plus d'une mauvaise nuit." (p.134, §157)
"Le caractère essentiel et inappréciable de toute morale est d'être une longue contrainte: pour comprendre le stoïcisme, ou Port-Royal, ou le puritanisme, on se rappellera la contraire à la faveur de laquelle toute langue a conquis jusqu'à présent force et liberté, -la contrainte métrique, la tyrannie de la rime et du rythme. [...] Le fait singulier est que tout ce que la terre porte et a porté de liberté, de finesse, de hardiesse, de danse et d'assurance magistrale, que ce soit dans la pensée elle-même, ou dans le gouvernement, ou dans l'art de parler et de persuader, dans les arts aussi bien que dans les moralités, ne s'est développé que grâce à la "tyrannie de ces lois arbitraires" ; et très sérieusement, il n'est pas du tout improbable que ce soit cela, cela précisément, la "nature" et le "naturel" -et non pas le laisser-aller évoqué précédemment ! Tout artiste sait à quel point son état "le plus naturel", la liberté avec laquelle, dans ses moments d' "inspiration", il organise, place, dispose, donne forme, est éloigné du sentiment du laisser-aller [...] Ce qui est essentiel "au ciel comme sur terre" semble-t-il, c'est, pour le dire une fois encore, que l'on obéisse longuement et dans une seule et même direction: cela finit toujours et a toujours fini par produire à la longue quelque chose qui fait que la vie sur terre mérite d'être vécue, par exemple vertu, art, musique, danse, raison, spiritualité -quelque chose de transfigurant, de raffiné, de fou et de divin." (p.142, §188)
"Il y a dans la morale de Platon quelque chose qui n'appartient pas en propre à Platon, mais qui au contraire ne se trouve dans sa philosophie, pourrait-on dire, que malgré Platon: à savoir le socratisme, pour lequel il était véritablement trop noble. "Nul ne veut se nuire à lui-même, donc tout mal survient de manière involontaire. Car l'homme mauvais se nuit à lui-même: il ne le ferait pas si d'aventure il savait que le mal est mal. Par conséquent, le mauvais n'est mauvais que par erreur ; si on lui ôte son erreur, on le rend nécessairement -bon." - Cette manière de raisonner respire la plèbe, qui dans le fait de mal agir ne saisit que les conséquences déplaisantes et porte en réalité ce jugement: "il est stupide de mal agir" ; en identifiant sans autre forme de procès 'bon" à "utile et agréable". Face à tout utilitarisme de la morale, on est d'emblée en droit de supputer cette même origine et de se fier à son nez: on se fourvoiera rarement." (p.145-146, §190)
"Descartes, le père du rationalisme (et par conséquent le grand-père de la Révolution), qui ne reconnaissait d'autorité qu'à la seule raison [...] était superficiel." (p.147, §191)
"Les Juifs -un peuple "né pour l'esclavage", comme le dit Tacite et tout le monde antique [...] leurs prophètes ont fait fusionner jusqu'à les unifier "riche", "sans dieu", "méchant", "violent", "sensuel" et ont les premiers donné au mot "monde" une valeur infamante. [...] C'est dans ce retournement des valeurs [...] que réside l'importance du peuple juif: avec lui commence le soulèvement des esclaves en morale." (p.151-152, §195)
"[Les morales] exhalent l'odeur de renfermé propre aux vieux remèdes de bonnes femmes et à la sagesse de petites vieilles ; toutes autant qu'elles sont, baroques et irrationnelles dans leur forme -parce qu'elles s'adressent à "tous", parce qu'elles généralisent là où l'on n'a pas le droit de généraliser." (p.153, §198)
"Le premier européen conforme à mon goût, Frédéric II Hohenstaufen." (p.156, §200).
"Tant que l'utilité qui régit les jugements de valeur moraux est seulement l'utilité du troupeau, tant que l'on a les yeux uniquement tournés vers la conservation de la communauté, et qu'on ne cherche précisément et exclusivement l'immoral que dans ce qui semble dangereux à la survie de la communauté: durant tout ce temps, il ne peut pas encore y avoir de "morale de l'amour du prochain". A supposer que l'on voit là aussi la pratique permanente d'un peu d'attention, de pitié, d'équité, de douceur, d'assistance réciproque, à supposer que dans cet état de la société aussi s'exercent déjà toutes les pulsions qui recevront plus tard la désignation honorifique de "vertus" et qui finissent presque par ne plus faire qu'un avec le concept de "moralité": à cette époque, elles ne font encore nullement partie du royaume des évaluations morales -elles sont encore extra-morales. Une action dictée par la pitié, par exemple, n'est qualifiée, à la meilleure époque des Romains, ni de bonne ni de mauvaise, ni de morale, ni d'immorale ; et quand bien même on en fait l'éloge, cet éloge s'accompagne encore, en mettant les choses au mieux, d'une espèce de dédain irrité sitôt qu'on la confronte à une quelconque action servant à l'avancement du tout, de la res publica. En fin de compte, "l'amour du prochain" est toujours un à-côté, en partie conventionnel, arbitraire et illusoire par rapport à la peur du prochain. Une fois que la structure de la société dans son ensemble paraît fermement assise et protégée des dangers extérieurs, c'est cette peur du prochain qui crée une fois encore de nouvelles perspectives d'évaluation morale. Certaines pulsions fortes et dangereuses, comme la soif d'initiative, la folle audace, la passion de la vengeance, l'astuce, la rapacité, le despotisme, qu'il fallait jusqu'à alors non seulement honorer en raison de leur utilité pour la communauté -sous d'autres noms que ceux choisis ici, comme de juste-, mais encore cultiver et élever avec vigueur (car on avait constamment besoin d'elles afin que la communauté fasse peser un danger sur ses ennemis) font désormais éprouver leur caractère dangereux avec une intensité redoublée -, maintenant que les conduits d'évacuation font défaut- et peu à peu, elles se voient stigmatisées comme immorales et livrées en pâture à la calomnie. Les pulsions et inclinations contraires accèdent alors aux honneurs moraux ; l'instinct grégaire tire ses conclusions pas à pas. Quelle quantité, grande ou petite, de danger pour la communauté, de danger pour l'égalité comporte une opinion, un état et un affect, une volonté, un talent, voilà à présent la perspective morale: ici aussi, la peur est une nouvelle fois la mère de la morale. Lorsque les pulsions les plus hautes et les plus fortes, faisant irruption avec passion, propulsent l'individu bien au-delà et au-dessus de la moyenne et du bas niveau de la conscience du troupeau, elles anéantissent l'estime que la communauté se porte à elle-même, sa foi en elle-même, et lui brisent en quelque sorte les reins: il en résulte que ce sont précisément ces pulsions que l'on stigmatise et calomnie le mieux. On ressent déjà la spiritualité élevée et indépendante, la volonté d'être seul, la grande raison comme un danger ; tout ce qui élève l'individu au-dessus du troupeau et fait peur au prochain est à partir de ce moment qualifié de mal ; la mentalité équitable, modeste, qui rentre dans le rang, qui recherche la conformité, la médiocrité des désirs accède aux désignations morales et aux honneurs moraux. Enfin, dans des situations très pacifiques, l'occasion et la nécessité d'éduquer son sentiment à la sévérité et à la dureté viennent toujours davantage à manquer ; et désormais toute sévérité, même en matière de justice, commence à troubler les consciences ; une noblesse et une responsabilité envers soi-même élevées et dures sont presque blessantes et éveillent la méfiance, "l'agneau", plus encore que "le mouton" gagnent en considération. Il y a dans l'histoire de la société un point d'amollissement et d'adoucissement maladifs où celle-ci va jusqu'à prendre elle-même parti pour celui qui lui porte atteinte, pour le criminel, et ce avec sérieux et honnêteté. Punir: voilà qui lui semble d'une certaine manière injuste, -il est certain que l'idée de "punition" et d' "obligation de punir" lui font mal, lui font peur. "Ne suffit-il pas de le mettre hors d'état de nuire ? A quoi bon punir par surcroît ? Punir est en soi une chose effroyable !" -par cette question, la morale du troupeau, la morale de la pusillanimité, tire son ultime conséquence. A supposer que l'on puisse abolir le danger en général, la raison d'avoir peur, on aurait aboli cette morale du même coup: elle ne serait plus nécessaire, elle ne se tiendrait plus elle-même pour nécessaire ! -Qui sonde la conscience de l'Européen d'aujourd'hui finira toujours par extraire des mille replis et cachettes de la morale le même impératif, l'impératif de la pusillanimité du troupeau: "nous voulons qu'un beau jour, il n'y ait plus à avoir peur de rien !". Un beau jour -la volonté et le chemin qui y mènent s'appellent aujourd'hui, partout en Europe, le "progrès"." (p.157-159, §201)
"Le mouvement démocratique constitue l'héritage du mouvement chrétien." (p.160, §202)
"J'insiste pour que l'on cesse enfin de confondre les ouvriers de la philosophie et les hommes de science en général avec les philosophes, -pour que sur ce point précis, on donne avec rigueur "à chacun ce qui est à lui" et non pas trop aux uns et bien trop peu aux autres. Il est peut-être nécessaire à l'éducation du véritable philosophe qu'il ait lui-même parcouru une fois tous les degrés auxquels s'arrêtent, -doivent nécessairement s'arrêter ses serviteurs, les ouvriers scientifiques de la philosophie ; il lui faut peut-être avoir été lui-même critique, sceptique, dogmatique, historien et en outre poète, collectionneur, voyageur, devineur d'énigmes, moraliste, prophète, "esprit libre", et presque toute chose pour balayer le spectre des valeurs et des sentiments de valeur humains et pour pouvoir regarder avec toutes sortes d'yeux et de conscience, d'en haut en direction des horizons lointains, depuis les profondeurs en direction de toute hauteur, depuis son recoin en direction de toutes les étendues. Mais toutes ces choses ne sont que des conditions préparatoires à sa tâche: cette tâche elle-même veut quelque chose d'autre, -elle exige qu'il crée des valeurs. Ces ouvriers philosophiques répondant au noble modèle de Kant et de Hegel ont à établir et réduire en formules tous les grands faits relatifs aux évaluations -c'est-à-dire aux fixations de valeurs, aux créations de valeurs opérées autrefois, qui en sont venues à dominer et ont été appelées pour quelque temps "vérités" -, que ce soit dans le domaine du logique, ou du politique (du moral), ou de l'artistique. Il incombe à ces chercheurs de permettre d'embrasser du regard, d'embrasser par la pensée, de saisir, de manipuler tout ce qui s'est produit et a été apprécié jusqu'à présent, d'abréger tout ce qui est long, jusqu'au "temps" lui-même, et se rendre maîtres de tout le passé: tâche formidable et prodigieuse au service de laquelle tout orgueil subtil, toute volonté opiniâtre pourra à coup sûr trouver de quoi se satisfaire. Mais les philosophes véritables sont des hommes qui commandent et qui légifèrent: ils disent "il en sera ainsi!", ils déterminent en premier lieu le vers où ? et le pour quoi faire ? de l'homme et disposent à cette occasion du travail préparatoire de tous les ouvriers philosophiques, de tous ceux qui se sont rendus maîtres du passé ,-ils tendent une main créatrice pour s'emparer de l'avenir et tout ce qui est et fut devient pour eux, ce faisant, moyen, instrument, marteau. Leur "connaître" est un créer, leur créer un légiférer, leur volonté de vérité est -volonté de puissance. Existe-t-il de tels philosophes aujourd'hui ? A-t-il déjà existé de tels philosophes ? Ne faut-il pas nécessairement qu'existent de tels philosophes ? ..." (p.180-182, §211)
"Jusqu'à présent, tous ces extraordinaires promoteurs de l'homme que l'on appelle des philosophes et qui se sentent eux-mêmes rarement amis de la sagesse, mais plutôt bouffons déplaisants et points d'interrogation dangereux -, ont trouvé leur tâche, leur dure tâche, non voulue, inéluctable, mais finalement la grandeur de leur tâche dans le fait d'être la mauvaise conscience de leur temps. En soumettant précisément les vertus de leur temps à la vivisection et en leur plaçant le scalpel sur la poitrine, ils trahirent ce qui était leur propre secret: découvrir une nouvelle grandeur de l'homme, un chemin nouveau, jamais foulé, menant à l'accroissement de sa grandeur. A chaque fois, ils dévoilèrent combien d'hypocrisie, de commodité paresseuse, de laisser-aller et d'avachissement, combien de mensonge se dissimulait sous le type que la moralité de leur temps vénérait le plus, combien de vertu avait fait son temps [...] Aujourd'hui le goût de l'époque et la vertu de l'époque affaiblissent et amenuisent la volonté, rien n'est aussi rigoureusement actuel que la faiblesse de la volonté: dans l'idéal du philosophe, ce sont donc précisément la vigueur de la volonté, la dureté et l'aptitude aux décisions à long terme qui doivent être comprises dans le concept de "grandeur" [...] Aujourd'hui où, en Europe, seul l'animal de troupeau accède aux honneurs et décerne les honneurs, où l' "égalité des droits" pourrait fort aisément se renverser en égalité dans l'injustice: je veux dire en guerre de tous contre tout ce qui est rare, étranger, privilégié, contre l'homme supérieur, l'âme supérieure, le devoir supérieur, la responsabilité supérieure, la plénitude de puissance créatrice et la souveraineté -aujourd'hui, c'est le fait d'être noble, de vouloir être à part, de pouvoir être autre, de rester seul et de devoir vivre en ne dépendant que de soi-même qu'implique le concept de "grandeur"." (p.182-184, §212)
"Chez un homme qui, par exemple, serait destiné à commander et fait pour commander, la négation de soi et l'effacement modeste ne seraient pas une vertu mais le gaspillage d'une vertu: c'est ainsi que je vois les choses. [...] Il faut contraindre les morales à s'incliner avant tout devant la hiérarchie, il faut leur enfoncer leur présomption en travers de la conscience, -jusqu'à ce qu'elles finissent de manière unanime par comprendre clairement qu'il est immoral de dire: "ce qui est bon pour l'un est juste pour l'autre"." (p.192, §221)
"Le sens historique (ou la capacité à deviner rapidement la hiérarchie d'évaluations selon laquelle ont vécu un peuple, une société, un homme, l' "instinct divinatoire" saisissant les relations entre ces évaluations, le rapport entre l'autorité des valeurs et l'autorité des forces en exercice): ce sens historique que nous, Européens, revendiquons comme notre spécificité, nous a été donné à la suite de la demi-barbarie ensorcelante et démente dans laquelle le brassage démocratique des classes et des races a précipité l'Europe, -seul le dix-neuvième siècle connaît ce sens, son sixième sens. Le passé de toute forme et de tout mode de vie, de cultures qui auparavant étaient strictement juxtaposées, rangées les unes au-dessus des autres, déferle en nous, "âmes modernes", du fait de ce mélange, nos instincts se précipitent désormais en tout sens pour rétrograder, nous sommes nous-mêmes une espèce de chaos -: finalement, comme on l'a dit, "l'esprit" sait y trouver son avantage. Notre demi-barbarie de corps et de désir nous livre des accès secrets à toute chose, comme nulle époque n'en posséda, et surtout l'accès au labyrinthe des cultures inachevées et à toute demi-barbarie ayant jamais existé sur terre ; et comme précisément la partie la plus considérable de la culture humaine a été jusqu'à présent de la demi-barbarie, le "sens historique" signifie à peu de choses près le sens et l'instinct de toute chose, le goût et la langue appréciant toute chose: ce qui indique d'emblée qu'il est un sens non noble. Nous apprécions de nouveau Homère, par exemple: peut-être est-ce là notre avantage le plus heureux que d'exceller à sentir Homère, que les hommes d'une culture noble (par exemple les Français du dix-septième siècle, comme Saint-Évremond, qui lui reproche son esprit vaste, et même encore leur ultime écho, Voltaire) ne savent et ne savaient pas s'approprier si aisément, -qu'ils se permettaient à peine d'apprécier. Le oui et le non tranchés de leur palais, leur dégoût prompt à se déclencher, leur réserve hésitante à l'égard de tout ce qui est étranger, leur appréhension face à l'absence de goût propre à la curiosité vivace, et surtout cette mauvaise volonté de toute culture noble et qui se suffit à elle-même, réticente à s'avouer une convoitise nouvelle, une insatisfaction à l'égard de ce que l'on possède en propre, une admiration pour ce qui est étranger: tout cela la porte et la dispose à considérer d'un œil défavorable jusqu'aux meilleures choses au monde quand elles ne sont pas sa propriété et ne peuvent pas devenir une proie pour elle, - et pour de tels hommes, il n'est pas de sens plus incompréhensible que le sens historique, précisément, et sa curiosité servile de plébéien. Il n'en va pas autrement pour Shakespeare, cette étonnante synthèse de goût espagnole-mauresque-saxonne qui eût fait mourir de rire ou bien de fureur un Athénien de la vieille école, du cercle d'Eschyle: mais nous- nous acceptons justement ce bariolage inculte, cet entremêlement des éléments les plus délicats, les plus grossiers et les plus artificiels avec familiarité et cordialité, nous apprécions en lui le raffinement artistique qui nous est spécifiquement réservé, et nous ne nous sentons pas davantage incommodés par les relents repoussants et la proximité de la plèbe anglaise, où vivent l'art et le goût de Shakespeare, que par exemple dans la Chiaia, à Naples: où nous allons notre chemin, abandonnés à tous nos sens, enchantés et dociles, en dépit des cloaques des quartiers populaires qui se répandent dans l'air. Nous, hommes du "sens historique": comme tels, nous avons nos vertus, cela n'est pas contestable, -nous sommes dénués de prétention, désintéressés, modestes, courageux, amplement capables de dépassement de soi, pleins de dévouement, très reconnaissants, très patients, très conciliants: -malgré tout cela, nous n'avons peut-être guère de "goût". Reconnaissons-le en fin de compte: ce que nous avons le plus de mal à saisir, à sentir, à goûter et aimer durablement, nous, hommes du "sens historique", ce qui nous trouve au fond prévenus et presque hostiles, c'est justement la perfection et la pleine maturité de toute culture et de tout art, la véritable noblesse des œuvres et des hommes, leur instant de mer d'huile et d'autosuffisance alcyonienne, l'aspect doré et froid que montrent toutes les choses parvenues à leur accomplissement. Peut-être notre grande vertu, le sens historique, s'oppose-t-elle nécessairement au bon goût, à tout le moins au meilleur de tous les goûts, et c'est seulement à grand-peine, en hésitant, à force de contrainte, que nous parvenons à restituer en nous ces petits, brefs, et suprêmes coups de chance transfigurant la vie humaine qui resplendissent soudain ici ou là: ces moments de prodigue où une grande force s'est arrêtée volontairement face au démesuré et à l'illimité, -où l'on a joui d'une profusion de plaisir subtil à se dompter et s'immobiliser sur un sol encore vacillant. La mesure nous est étrangère, reconnaissons-le ; notre démangeaison, c'est justement la démangeaison de l'infini, de l'immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l'infini, nous, hommes modernes, nous, demi-barbares- et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus -exposés au danger." (p.194-196, §224)
"La discipline de la souffrance, de la grande souffrance -ne savez-vous pas que c'est cette discipline seule qui a produit toutes les élévations de l'homme jusqu'à présent ? Cette tension de l'âme dans le malheur qui élève en elle la vigueur, son horreur à la vue de la grande destruction, son inventivité et son courage lorsqu'il s'agit de supporter le malheur, d'y garder patience, de l'interpréter, de l'utiliser, et tout ce qui lui a été donné de profondeur, de mystère, de masque, d'esprit, de ruse, de grandeur: -cela n'a-t-il pas été donné par la souffrance, par la discipline de la grande souffrance ?" (p.197-198, §225)
"Il y a une hiérarchie entre homme et homme, par conséquent aussi entre morale et morale." (p.201, §228)
"Presque tout ce que nous appelons "culture supérieure" repose sur la spiritualisation et l'approfondissement de la cruauté -voilà ma thèse. [...]
La souffrance que l'on éprouve soi-même, le fait de se faire souffrir soi-même procurent aussi une jouissance abondante, surabondante." (p.202-203, §229)
"Se méprendre sur le problème fondamental "de l'homme et de la femme", nier ici l'antagonisme le plus abysmal et la nécessité d'une tension pénétrée d'éternelle hostilité, rêver ici, peut-être, de droits égaux, d'éducation égale, de titres égaux et d'obligations égales: voilà un signe typique de platitude intellectuelle." (p.212, §238)
"Ce que l'Europe doit aux Juifs ? - Bien des choses, en bien et en mal, et surtout une, qui participe à la fois du meilleur et du pire: le grand style en morale, le caractère terrible et majestueux d'exigences infinies, de significations infinies, tout le romantisme et la sublimité des aspects problématiques de la morale -et donc la part qui est justement la plus attirante, la plus insidieuse et la plus recherchée de ces jeux de couleurs et de ces séductions au profit de la vie aux ultimes lueurs desquels s'embrase aujourd'hui -en se consumant peut-être- le ciel de notre culture européenne, son cel de crépuscule. Nous, artistes parmi les spectateurs et les philosophes, nous en concevons pour les Juifs -de la reconnaissance." (p.230-231, §250)
"Il ne faut pas s'étonner si, lorsqu'un peuple souffre, veut souffrir de fièvre nerveuse nationale et d'ambition politique-, toutes sortes de nuages et de dérangements couvrent son esprits, bref, de petits accès d'abêtissement: par exemple, chez les Allemands aujourd'hui, tantôt la bêtise antifrançaise, tantôt la bêtise antijuive, tantôt l'antipolonaise, tantôt la christiano-romantique, tantôt la wagnérienne, tantôt la teutonne, tantôt la prusienne (que l'on considère donc ces pauvres historiens, les Sybel et les Treitzschke et leurs têtes comprimées par d'épais bandages-), et quel que soit le nom que l'on peut encore donner à ces petits embrumements de l'esprit allemand et de la conscience allemande. Qu'on me pardonne si moi non plus, à l'occasion d'un séjour bref et risqué dans cette région très infectée, je n'ai pas été tout à fait épargné par la maladie et si j'ai commencé, comme tout le monde, à concevoir des pensées sur des choses qui ne me regardent pas: premier signe de l'infection politique. Par exemple sur les Juifs: qu'on prête l'oreille. - Je n'ai pas encore rencontrée un seul Allemand qui ait été bien disposé envers les Juifs ; et quand bien même tout les esprits prudents et politiques rejettent inconditionnellement le véritable antisémitisme, cette prudence et cet esprit politique ne visent pas ce genre de sentiment lui-même, mais seulement sa dangereuse démesure, en particulier l'expression repoussante et honteuse de ce sentiment sous sa forme démesurée, -il ne faut pas se bercer d'illusions à ce sujet. Que l'Allemagne ait largement assez de Juifs, que l'estomac allemand, le sang allemand aient grand-peine (et ils auront grand-peine encore longtemps) à venir à bout de cette quantité de "juif" -comme l'Italien, le Français, l'Anglais en sont venus à bout, du fait d'une digestion plus vigoureuse-: ce sont l'expression et le langage clairs d'un instinct général que l'on est forcé d'écouter, selon lequel on est forcé d'agir. "Ne plus laisser entrer de Juifs nouveaux ! Et en particulier, verrouiller les portes à l'est (en Autriche également) !": voilà ce que commande l'instinct d'un peuple dont l'espèce est encore faible et indéterminée, de sorte qu'elle pourrait être aisément effacée, aisément éteinte par une race plus forte. Or les Juifs sont sans nul doute la race la plus forte, la plus opiniâtre et la plus pure qui vive aujourd'hui en Europe ; ils sont passés maître dans l'art de triompher jusque dans les pires conditions (mieux, même, que dans des conditions favorables), du fait de vertus auxquelles on aimerait aujourd'hui accrocher l'étiquette de vices, -grâce, avant tout, à une foi résolue qui n'a pas à avoir honte aux "idées modernes" ; s'ils changent, ce n'est jamais qu'à la manière dont l'Empire russe fait ses conquêtes, -en empire qui a tout son temps et qui date pas d'hier: -à savoir suivant le principe "aussi lentement que possible!". Un penseur qui se fait une affaire de conscience de l'avenir de l'Europe, tiendra compte, dans tous les projets qu'il fait par-devers soi à propos de cet avenir, des Juifs comme des Russes, en ce qu'ils sont pour l'heure les facteurs les plus sûrs et les plus probables du grand jeu et du grand combat des forces. Ce qu'on appelle aujourd'hui en Europe une "nation" et qui, à proprement parler, est plutôt un res facta que nata (et ressemble parfois à s'y méprendre à une res ficta et picta-) est en tout cas une chose en devenir, quelque chose de jeune, que l'on peut modifier aisément, pas encore une race, et bien moins encore un aere perennius comme l'est l'espèce juive: ces "nations" devraient se garder soigneusement de toute rivalité et hostilité emportées ! Il est incontestable que les Juifs, s'ils le voulaient -ou, si on les y forçait, comme les antisémites semblent le vouloir-, pourraient dès aujourd'hui détenir la prépondérance, voire littéralement la domination en Europe ; et tout aussi incontestable qu'ils n'y travaillent pas et ne font pas de plans pour cela. Pour l'instant, ils veulent et souhaitent bien plutôt, même avec une certaine insistance, être absorbés et assimilés dans l'Europe, par l'Europe, ils ont soif d'être enfin fixés, admis, respectés quelque part, et de mettre un terme à leur vie de nomades, au "Juif errant"- ; et l'on devrait être extrêmement attentif à cette tendance et cette inclination (qui exprime peut-être déjà une inflexion des instincts juifs) et se montrer accueillant à son égard: et à cette fin, il serait peut-être utile et juste d'expulser de ce pays les gueulards antisémites. Accueillant de manière prudente, sélective ; à peu près comme le fait la noblesse anglaise. Il va de soi que les types relativement forts, d'ores et déjà fermement trempés de la germanité nouvelle pourraient sans la moindre inquiétude se lier à eux, par exemple l'officier noble de la Marche ; il serait intéressant à plus d'un titre de voir si à l'art héréditaire de commander et d'obéir -pour ces deux choses, le pays que je viens de nommer est aujourd'hui le pays classique- ne pourrait pas s'adjoindre, s'ajouter par élevage le génie de l'argent et de la patience (et avant tout un peu d'esprit et de spiritualité, ce dont manque cruellement le lieu mentionné). Mais il convient d'interrompre ici ma gaie teutomanie et mon discours édifiant: car je touche déjà à mon affaire sérieuse, au "problème européen" tel que je le comprends, à l'élevage d'une caste nouvelle dirigeant l'Europe." (p.231-233, §251)
"Ce n'est pas une race philosophique -que ces Anglais: Bacon signifie une attaque contre l'esprit philosophique en général, Hobbes, Hume et Locke un abaissement et une diminution de valeur du concept de "philosophe" pour plus d'un siècle. C'est contre Hume que Kant s'est insurgé et élevé ; c'est de Locke que Schelling pouvait dire: "je méprise Locke" ; Hegel et Schopenhauer (avec Goethe) s'accordèrent dans la lutte contre la balourde compréhension mécaniste du monde à la manière anglaise, Hegel et Schopenhauer, ces deux frères ennemis de génie en philosopgie, qui aspirèrent à gagner, chacun de son côté, les pôles opposés de l'esprit allemand, et en cela se firent tort l'un à l'autre comme deux frères seuls se font tort. -Ce dont manque et a toujours manqué l'Angleterre, ce demi-comédien et rhéteur, cet esprit confus et inepte de Carlyle le savait bien, lui qui chercha à cacher sous des grimaces passionnées ce qu'il savait de lui-même: à savoir ce qui manquait à Carlyle- la véritable puissance de l'esprit, la véritable profondeur du regard spirituel, bref la philosophie. - Il est caractéristique d'une telle race non philosophique qu'elle s'agrippe fermement au christianisme: elle a besoin de sa discipline pour se "moraliser" et s'humaniser. L'Anglais, plus sombre, plus sensuel, doué d'une volonté plus forte, et plus brutal que l'Allemand -est par là aussi, étant le plus commun des deux, plus pieux que l'Allemand: il a justement encore plus besoin du christianisme." (p.233-234, §252)
"Enfin, il ne faut pas oublier, pour ce qui est des Anglais, qu'ils ont déjà causé une fois, par leur caractère profondément moyen, une dépression globale de l'esprit européen: ce que l'on appelle "les idées modernes", ou "les idées du dix-huitième siècle", ou encore "les idées françaises" -donc ce contre quoi l'esprit allemand s'est élevé avec un profond dégoût -, était d'origine anglaise, cela ne fait aucun doute. Les Français n'ont fait que singer et mettre en scène ces idées, ils en ont été les meilleurs soldats aussi, de même, hélas, que leurs premières et leurs plus radicales victimes ; car cette maudite anglomanie des "idées modernes" a fini par rendre l'âme française si mince et si émaciée qu'aujourd'hui, on se rappelle presque avec incrédulité son seizième et son dix-septième siècles, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Il faut toutefois s'agripper à ce principe d'équité historique sans lâcher prise et le défendre contre le moment présent et l'apparence: la noblesse européenne -de sentiment, de goût, de mœurs, bref à tous les sens élevés du terme- est l’œuvre et l'invention de la France, ce qu'il y a de commun en Europe, le plébéisme des idées modernes -celle de l'Angleterre."(p.236, §253)
-Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2000 (1886 pour la première édition allemande), 385 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 29 Aoû - 11:41, édité 33 fois