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    G. Vallin, Le tragique et l'Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    G. Vallin, Le tragique et l'Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique Empty G. Vallin, Le tragique et l'Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 26 Juil - 17:52

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Vallin

    "Dans un cadre culturel aux présuppositions fondamentalement différentes de celles de l'Occident (ou de l'Europe), l'apparition du tragique en tant que « catégorie essentielle de l'existence humaine » -tel qu'il se manifeste notamment dans la tragédie grecque- est proprement inconcevable.

    C'est à la pensée de l'Asie traditionnelle, telle qu'elle apparaît dans l'Hindouisme et le Bouddhisme notamment, qu'il nous paraît éclairant de nous adresser, pour plusieurs raisons : la métaphysique asiatique nous offre un type de pensée qui, sans méconnaître ni escamoter les motifs du tragique tel qu'il apparaît en Occident, n'aboutit jamais à isoler, à hypostasier ou à valoriser les structures du tragique et les sentiments qui leur correspondent. D'autre part, il nous semble que c'est dans la pensée asiatique, et plus précisément dans l'Hindouisme, que nous rencontrons l'expression la plus achevée et la plus cohérente de cette « philosophie tragique » d'inspiration dionysiaque que Nietzsche a tenté d'élaborer, à partir d'une méditation sur la tragédie grecque et d'une reprise de certains thèmes élaborés par les penseurs présocratiques. Mais il importe de préciser que le terme même de philosophie tragique ne convient pas à cette doctrine orientale en raison des différences de perspective que nous aurons à élucider.

    Le « postulat » qui servira de point de départ à notre réflexion peut être formulé comme suit : si le tragique n'est apparu qu'en Occident, c'est parce que l'homme d'Occident en général -dans le contexte de la civilisation traditionnelle aussi bien que dans celui de la modernité- correspond à ce que Nietzsche appelle « l'homme ré-actif », c'est-à-dire l'homme du « nihilisme », du « ressentiment », du « déclin » [...] Ce qui nous paraît constituer l'idéologie permanente de l'homme d'Occident, c'est la croyance à la réalité de l'individuel ou l'identification entre réalité et individualité, par opposition à l'idéologie fondamentale de l'Asie traditionnelle, telle qu'elle transparaît dans les doctrines du Védanta non dualiste, du Taoïsme ou du Bouddhisme du Grand Véhicule. L'homme d'Orient, dont nous posons les caractéristiques essentielles à partir des productions culturelles que constituent ces doctrines, tend à identifier le réel et l'Universel ou le Supra-formel, ainsi qu'il apparaît dans la célèbre formule upanishadique popularisée par Schopenhauer : tat tvam asi : cela (l'Absolu supra-personnel), toi (Vego) tu l'es.

    Cette identification qui nous paraît constituer l'objet de la forme la plus achevée de l'intuition intellectuelle correspond à une doctrine de l'affirmation intégrale (celle dont Nietzsche avait la nostalgie) qu'on pourrait appeler aussi la doctrine de l'affirmation originaire, qui caractérise l'homme de l'origine, de l'aurore de la pensée ou du « lever du soleil » de la pensée, c'est-à-dire l'homme de l'Orient. Affirmation originaire et intégrale, qui ne s'appuie sur la négation qu'à titre de véhicule dialectique -ainsi qu'on peut le voir à propos de la méthode apophatique ou de la « théologie négative » qui se trouve à l'œuvre dans la position de l'Absolu supra-personnel visé par les Bouddhistes, les Védantins ou les Taoïstes. Affirmation intégrale ou intégrative qui pose d'entrée de jeu la coïncidence entre la transcendance intégrale de l'Absolu et son immanence intégrale à la manifestation, telle que nous l'avions mise en lumière à propos de la doctrine de la Nature intégrale.

    Dans cette optique, la négativité n'est pas originaire mais dérivé." (pp.275-27)

    "Ce point est capital pour l'ontologie ou la théologie, aussi bien que pour l'anthropologie de l'homme oriental, qui excluent formellement toutes les formes de dualisme ou d'oppositions ou de contradictions, sinon celles qu'on peut rencontrer à titre de méthode, et qui ne sont de ce fait que provisoires et propédeutiques." (p.277)

    "Ainsi dans le Bouddhisme l'opposition transmigration (samsara) et nirvana se trouve dépassée dans les formulations les plus caractéristiques du Grand Véhicule." (note 1 p.277)

    "Le Dieu trinitaire de l'Hindouisme est non seulement « créateur » (ou plutôt « manifestateur ») et « conservateur », mais plus fondamentalement destructeur. Cela nous paraît apporter des éléments de comparaison et de réflexion très importants pour l'intelligence du « dionysiaque », dont le Shivaïsme hindouiste nous paraît constituer la « vérité », c'est-à-dire l'expression la plus achevée et la plus profonde.

    L'individuel doit nécessairement être détruit, en tant qu'il apparaît non seulement comme une manifestation, mais comme une occultation et une limitation « injuste » (cf. la parole d'Anaximandre) de l'être ; mais cette destruction, dans la pensée orientale, doit être comprise à la lumière des réserves suivantes : ce qui est vraiment réel ne peut être détruit, la « destruction » ne peut être qu'une transformation et ceci dans un double sens.

    Ce qui est individuel doit nécessairement être transformé, c'est-à-dire passer à une autre forme. Le Bouddhisme justifiera cette thèse avec éclat : l'ego est proprement indestructible, il dure indéfiniment, à travers l'alternance indéfinie des « naissances » et des « morts » [...] et c'est l'indéfinité de ce devenir qui correspond en un sens à l'élément « tragique », à l'extériorité du destin (extériorité de la réalité apparente de l'ego par rapport à la réalité véritable de l'ego, identique à l'Absolu transpersonnel). L'ego prisonnier de la « soif » produite par l'ignorance est victime du « Destin » qui apparaît, on le sait, sous la figure de Mâyâ en tant que puissance d'obnubilation (avarana-shakli) qui correspond au « Dieu méchant » qui aveugle le « héros », dans la tragédie grecque. Mais de même que le Dieu destructeur n'est que l'expression de la nécessité ontologique consécutive à l'identité essentielle de l'Absolu et du manifesté, ou de l'individuel et de l'Universel, de même le Dieu obnubilant (symbolisé par le voile de Mâyâ) n'est pas lié à une « méchanceté foncière » de l'être, à une « violence originaire », etc., mais n'est qu'une conséquence du principe de manifestation qui lui-même est une conséquence ou une expression de l'Infinité intégrale de l'Absolu. En vertu de l'identité essentielle du Moi et de l'Absolu suprapersonnel, cette « obnubilation » qui est à l'origine de la croyance à la réalité de l'ego, c'est en un sens le Moi lui-même qui peut apparaître comme s'en étant affecté et « infecté », et non un Destin maléfique et transcendant. La théorie de la « Mâyâ qui obnubile » n'est pas corrélative d'une mise en accusation « tragique » du Dieu méchant et jaloux qui aveugle les « mortels ». L'extériorité du Destin est intégrée dans la plénitude indéchirable et infinie de l'Etre. L'homme ne saurait s'en prendre à une entité fondamentalement extérieure à lui : si « tragique » il y a, il est en un sens intérieur à l'homme. La souffrance de l'« innocent » n'est pas un scandale « tragique » ou « métaphysique » car il n'y a pas d'existence « innocente » : l'individu est en un sens responsable de sa propre individuation, car il a la possibilité permanente inscrite au cœur de son être, de redécouvrir la dimension « universelle » ou « infinie » de l'Etre, dont il n'a jamais été séparé en réalité." (pp.277-278)

    "L'ontologie et l'anthropologie dominantes de l'homme d'Occident sont précisément centrées sur l'invincible affirmation de la réalité de l'ego (sous toutes ses formes) et de la réalité des formes individuelles en général. Cette croyance nous semble corrélative d'une mutilation de l'être, et d'une attitude que nous appellerons « réactive » car elle a perdu le sens de la plénitude originaire en prenant pour origine et pour essence, en fait, sinon en droit, la négativité ou le principe d'individualion identifié au principe de réalité. Nous avons montré que ce processus d'identification domine massivement la pensée de l'Occident d'Aristote à Sartre, et il débouche sur la prise de conscience progressive des implications ultimes de cette affirmation de l'ego : l'identification de l'homme avec le vide de l'ego, corrélative de la découverte du non-sens fondamental du monde ou du « monde absurde ». Autrement dit, le « nihilisme » dont Nietzsche voyait l'origine dans la mutilation platonicienne de la chair, de la terre et de l'instinct nous semble remonter à l'intronisation du principe d'individuation ou à la sanctification métaphysique de l'ego. Et le destin, proprement tragique, de l'Occident nous paraît consister dans la découverte progressive des conséquences de cette sanctification coïncidant avec le prométhéisme fondamental de l'homme d'Occident. L'homme d'Occident est un homme essentiellement tragique parce que la négativité est chez lui originaire et non dérivée. Sa croyance à la réalité de l'ego nous paraît expliquer ce par quoi il se distingue fondamentalement de l'homme asiatique traditionnel." (p.280)

    "Il nous semble que dans l'Occident traditionnel nous sommes confrontés à deux formes différentes de tragique, d'une part, celle que manifeste la tragédie grecque, et qui se trouve liée à la problématique du Dieu méchant, d'autre part, celle qui se rattache au monothéisme judéo-chrétien, et à la problématique du Dieu caché ou du Dieu absent.

    Il est à noter d'abord, en suivant l'analyse proposée par Ricœur, que le « mythe tragique » tel qu'il a été élaboré par la tragédie grecque constitue un type défini de réponse au problème de l'origine du mal, alors que le monothéisme judéo-chrétien apporte une réponse totalement différente." (pp.281-282)

    "Le monothéisme judéo-chrétien situe dans la seule volonté de  l'homme libre, créé par Dieu, l'origine du mal. [...] Il n'y a donc aucune relation nécessaire entre l'être de l'ego humain et le « péché », c'est-à-dire l'affirmation consciente et volontaire par laquelle l'ego se veut lui-même et se pose pour ainsi dire comme un absolu. [...]

    A cette problématique s'oppose radicalement le « mythe tragique » de l'origine du mal qui, à la limite, peut apparaître comme une « anthropodicée », proclamant l'innocence de l'homme et l'injustice de sa souffrance infligée par les Dieux qui apparaissent « jaloux » de sa grandeur ou simplement de son bonheur.

    Sans doute voyons-nous pointer ici l'élément de « démesure » que la souffrance viendra expier -selon un schéma analogue à celui du mythe adamique (cf. le vol de Prométhée. ou le « savoir » « démesuré » d'Œdipe), mais la démesure elle-même peut apparaître comme un « destin » dont l'homme est victime, et qui se rattache à une sorte de violence et de mal originaire inhérent à l'être lui-même antérieurement à et indépendamment de l'intervention du vouloir de l'homme. Autrement dit, si l'homme fait le mal qui entraînera la souffrance, c'est parce qu'il était "aveuglé par les Dieux"." (p.282)

    "Le mérite du mythe tragique c'est de poser une dimension du mal qui dépasse la volonté de l'homme et dont cette volonté ne saurait en toute rigueur être tenue pour responsable. Il y a une fatalité qui est inscrite dans l'être même de l'ego antérieurement à l'exercice de cette volonté." (p.283)

    "Le tragique n'est possible que pour l'homme qui reste fidèle à la fameuse « mesure » grecque, c'est-à-dire à la vision de l'homme enfermé dans sa finitude, qui s'identifie avec les limites constitutives de son humanité, c'est-à-dire avec l'ego." (p.284)

    "La croyance au Dieu « vivant », personnel et créateur du monothéisme judéo-chrétien correspond à une autre forme d'éloignement du divin, parallèle à celle du « mythe tragique » ou plus précisément à ce qu'on pourrait appeler la première étape de la mort de Dieu. Au lieu d'être à la fois radicalement transcendant et intégralement immanent à la manifestation, le « Divin » ne doit ici sa « transcendance » qu'à la césure ontologique séparant la créature du Créateur. Cette extériorité réciproque et insurmontable conditionne la fameuse « humilité » de la créature -parallèle à la « mesure » hellénique, et constituant en fait, de même que cette dernière, une forme de « démesure » [humaniste] - par rapport à la problématique de l'Orient prise comme référence, en ce sens que la créature en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'ego, est posée comme réelle dans son être-pour-soi, dans sa substantialité, dépendante et dérivée, sans doute, mais effective." (p.285)

    "Nous poserons ici la modernité comme l'événement consécutif à la seconde mort de Dieu -la première mort correspondant à l'avènement du Dieu personnel, éthique et créateur du judéo-christianisme.

    L'ego n'est plus seulement isolé et séparé d'une transcendance hostile et aliénante, il récuse et refuse l'hégémonie du Tout autre dont il prend la place. L'essence de l'homme est alors strictement réduite aux contours d'un ego qui devient l'unique « subjectivité », l'unique mesure de l'être et des valeurs." (p.286)
    -Georges Vallin, "Le tragique et l'Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 165, No. 3, PENSÉES ASIAIQUES ET ORIENTALES (II) (JUILLET-SEPTEMBRE 1975), pp. 275-288.

    "Plotin ou Maître Eckhart nous apportent des équivalents remarquables des formulations védantiques concernant l'Absolu transpersonnel ou l'illusion cosmique. Nous dirions volontiers qu'il s'agit là de structures ontologiques accessibles à une certaine forme d'expérience à laquelle la mentalité asiatique était naturellement plus ouverte que l'occidentale." (p.158)

    « Il est intéressant de signaler que l'interprétation « non dualiste » des Upanishads -qui correspond dans l'hindouisme à ce que nous nommons les modèles théoriques les plus caractéristiques de la pensée asiatique - a suscité dans l'école « védantique » elle-même des objections qui sont fondées à l'évidence sur des attitudes et des structures psychomentales très proches de celles que nous pouvons déceler dans la culture et la mentalité occidentales. C'est ainsi que l'interprétation « dualiste » d'un Madhva et son argumentation antishankarienne font appel à des arguments et à des préjugés dont la parenté avec ceux de certains théologiens occidentaux serait facile à déceler." (p.159)

    "Sans doute toutes les formes de la pensée traditionnelle, au sens fort et précis qu'à la suite de R. Guénon nous donnons à ce terme, comportent-elles l'affirmation de la primauté de la contemplation sur l'action, de telle sorte que la contemplation se trouve exaltée, chez un Aristote ou un saint Thomas, a fortiori chez un Plotin, un Eckhart ou un Jean de La Croix, comme la forme le plus haute d'activité dont l'homme soit capable.

    Mais la manière même dont la plupart des penseurs ou les mystiques occidentaux abordent et cernent les attitudes contemplatives, ainsi que les techniques psychomentales qui en sont corrélatives, est très significative et en rapport étroit avec l'idéologie dominante du « Dieu unidimensionnel » du monothéisme « strict ». Contemplation centrée sur la personne, sur les prolongements de l'ego et visant un Dieu posé lui aussi comme « personne »." (p.161)

    "L'Occidental athée attiré par le yoga voit son attitude confirmée par celle du théologien traditionaliste qui reproche au yoga d'exalter la puissance de l'homme, de compter sur les seules forces humaines, reproche qu'il adresse également au bouddhisme, et d'une façon générale, aux formes les plus hautes de la « mystique » dite « spéculative » (Eckhart, Shankara, Tchoang-Tseu, par exemple), de faire l'économie de la « grâce », de nier le « surnaturel ». Et ce reproche est parfaitement naturel dans sa bouche bien qu'il soit en fait absurde. Car le yoga n'est rien moins qu'une technique d'exaltation de la volonté de puissance prométhéenne de l'ego humain. Il est au contraire une technique spirituelle, d'ailleurs parfaitement méthodique, de développement d'une dimension ou d'une puissance supra-humaine ou sur-naturelle qui n'est pas située au-delà d'un ego qu'on aurait définitivement bloqué dans ses limites, mais qui est posée comme constituant la dimension ultime et fondamentale ou la vérité même de l'ego, au-delà des limitations illusoires que les diverses techniques « yoguiques » ont précisément pour fin de dépasser par un mouvement de transcendance intégrative [...]

    La méthode du yoga suppose un ego non prisonnier de ses limites ontologiques ; aussi la réalisation apparemment méthodique et progressive -sans la rançon des « nuits » sanjuanistes et de l'angoisse, liées à la croyance invincible à la réalité de l'ego- de l'identification avec le « Surindividuel » ou le « Transpersonnel » correspond-elle à une forme exemplaire d'humilité ontologique et de présence au "surnaturel". (pp.167-168)

    "Sartre semble avoir d'autant moins pressenti le caractère anti-humaniste de sa première philosophie qu'il s'est progressivement rapproché de l'« humanisme » du jeune Marx qu'Althusser allait vigoureusement contesté." (p.169)

    "Toute l'histoire de la philosophie apparaît alors comme celle d'un éloignement progressif de l'ego par rapport à l'Absolu transpersonnel, ou d'un éloignement progressif, accéléré depuis Descartes, des fondements métaphysiques du platonisme. Dans cette optique, ce n'est pas Nietzsche qui a tué Platon, ce n'est même pas Kant, mais c'est Aristote, en instituant l'idéologie antiplatonicienne qui a dominé jusqu'à nos jours la pensée philosophique et religieuse en Occident, c'est-à-dire la croyance à la réalité de l'individuel et de l'ego." (p.173)
    -Georges Vallin, "Pourquoi le non-dualisme asiatique ? Eléments pour une théorie de la philosophie comparée", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 168, No. 2 (Avril-Juin 1978), pp. 157-175.


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