" [L'expression de "France périphérique"] qui a fait florès depuis 2014 a été unanimement critiquée par les chercheurs. Malgré cela, elle s’est imposée dans le débat public et dans le champ politique, de la gauche à l’extrême droite où elle trouve aujourd’hui son plus grand écho. Évidemment, la promotion sans précédent dont a bénéficié cette thèse dans les grands médias a contribué à en faire un mot fourre-tout pour désigner tous les endroits qui, vus de Paris ou des grandes métropoles régionales, sont perçus comme des « coins paumés ». Évidemment aussi, ce succès n’a pu qu’irriter les chercheurs (géographes, sociologues notamment) travaillant sur ces mêmes espaces. Ces derniers rappellent, preuves à l’appui et à qui veut bien les écouter, qu’il y a de fortes différences d’un département ou même d’un canton à l’autre."
"Il existe d’un côté des milieux ruraux dits attractifs, qui se repeuplent et parviennent à attirer de nouveaux habitants, et, de l’autre, des milieux ruraux qui se dépeuplent et s’appauvrissent, qui sont ceux dont nous allons parler et que l’on appelle « campagnes en déclin ». Ne pas admettre cette division minimale, ce serait un peu comme réunir en une même catégorie Neuilly-sur-Seine et Aubervilliers au motif que ce sont deux villes de banlieue parisienne. Un tel amalgame n’aurait aucune chance de convaincre un auditoire et pourtant, lorsqu’il s’agit des villages et de bourgs méconnus, on peut se permettre de loger tout le monde à la même enseigne. Pourquoi cette facilité d’amalgame, dont atteste bien la notion de « France périphérique » ? Objectivement, les zones en déclin démographique du Grand-Est diffèrent grandement des campagnes riches (proches des littoraux touristiques ou des territoires viticoles) et de toutes les régions rurales qui peuvent bénéficier de différentes manières de l’influence des grandes villes."
"Les campagnes en déclin ne se prêtent pas à un usage touristique et contemplatif. En partie de ce fait, elles sont relativement mal connues des classes dominantes qui produisent les représentations légitimes de la société. Il s’agit de vieilles régions industrielles qui subissent encore les profondes mutations du capitalisme néolibéral. L’emploi et la population y diminuent continuellement, les jeunes diplômés partent faire leur vie ailleurs dans des proportions assez semblables au dernier exode rural d’après-guerre. Dans cette logique de tri scolaire, ceux qui restent sont plutôt celles et ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour être mobiles. Ils et elles ont aussi la particularité de persister à vivre comme ils et elles l’entendent, malgré un apparent climat général d’obsolescence de « leur » monde."
"Lorsque j’ai commencé à enquêter en 2010, on parlait encore peu de ces régions, que ce soit dans les médias ou dans la recherche. Depuis, à cause des scores très importants de l’extrême droite et plus récemment du mouvement des Gilets jaunes, les médias nationaux sont venus tendre leurs micros aux habitants des villages de ma région d’origine. Certains papiers de journalistes ont fait découvrir à leurs lecteurs des réalités locales longtemps restées dans l’ombre : le délabrement des centres-bourgs, la consommation d’héroïne chez les jeunes adultes pris dans la crise de l’industrie locale, le démantèlement du système de santé, le manque criant de médecins et l’arrivée de praticiens roumains pour les remplacer, les fermetures de classes, etc. Mais le regard extérieur sur ces réalités rurales peut parfois être empreint d’une vision en surplomb, un brin exotisante, voire méprisante."
"Ces classes populaires rurales sont particulièrement dominées (au sens sociologique), et, secundo, elles sont, dans tous les sens du terme, très éloignées de ceux qui parlent d’elles, parfois même en leur nom. Et, à force de diffusion massive, de telles descriptions ont des effets performatifs sur les personnes évoquées à travers elles. En ce domaine, rien de nouveau : Pierre Bourdieu, dès les années 1970, avait analysé ce symptôme de la « classe objet », quand une classe sociale dominée (pour lui, à cette époque, il s’agissait typiquement de la petite paysannerie béarnaise) « est parlée » par d’autres et soumise à une image d’elle-même produite de l’extérieur."
"Aujourd’hui déclarer publiquement son affinité avec le Front national ne porte plus guère préjudice. Pour une partie de la population enquêtée, nous verrons que l’adhésion publique au discours frontiste peut opérer comme un gage de respectabilité minimale. C’est ce qui lui permet au plus vite de se définir socialement, tout particulièrement face à un inconnu perçu comme quelqu’un d’important, c’est-à-dire se définir en négatif, contre « ceux qui profitent », contre « les cassos », contre « les immigrés », etc."
"Historiquement, ces zones rurales et industrielles ont toujours fait appel aux travailleurs étrangers (italiens, portugais, maghrébins, turcs…) ; elles n’abritent donc pas que des « petits Blancs ». Surtout, dans la vie réelle des campagnes postindustrielles, les descendants d’immigrés maghrébins font partie de « ceux qui restent ». En tant qu’enfants d’ouvriers, ils partagent les mêmes préoccupations et conditions d’existence que ceux de leur génération, issus ou non de l’immigration. Lors de cette enquête, j’ai logiquement rencontré des groupes d’amis composés à la fois de ces soi-disant « petits Blancs » et de descendants d’immigrés maghrébins. Là encore, nous verrons que ces jeunes adultes peuvent être solidaires, parce qu’ils se côtoient depuis l’enfance, travaillent dans les mêmes entreprises et font partie du même « petit clan » d’amis où l’on « se serre les coudes » en toutes circonstances. Bien sûr, dans des situations sociales critiques, d’autant plus nombreuses que la précarité augmente, cette solidarité locale peut s’effriter et déboucher sur une exacerbation du racisme."
"La sociabilité de ces campagnes en déclin continue d’être intense et vitale. Car, justement, elle permet à un style de vie populaire basé sur l’interconnaissance, l’autonomie, la camaraderie, l’hédonisme, de se perpétuer par-delà des changements structurels globaux qui pourraient le fragiliser."
"Je fais partie de ceux qui ont été surpris en voyant que les habitants des cantons dépeuplés du Grand-Est, bien que très peu revendicatifs en temps normal, ont été parmi les plus impliqués de France, et ce dès la première journée."
"Celles et ceux qui ont arboré du fluo évoquent dans leurs conversations le vague « temps d’avant », des « anciens » qui auraient « mieux vécu » ou « savaient mieux vivre » dans ce même espace rural qui était alors plus dynamique. C’est vrai qu’il n’y avait pas de problème de prix de l’essence, tout était à portée de vélo, y compris l’usine, l’épicerie et les services publics aujourd’hui démantelés…
Dans des départements comme la Meuse, la Haute-Marne, l’Aube, les Ardennes, les Vosges, c’est historiquement le paternalisme industriel qui a dominé, en promouvant chez les ouvriers la petite propriété et en ancrant les comportements et les idées politiques dans un fort conservatisme. De fait, les cantons enquêtés font partie des zones électorales parmi les moins à gauche et les plus portées vers l’extrême droite en France."
"Un grand tri scolaire qui divise selon les classes mais aussi selon le genre. En effet, dans les zones enquêtées, le marché du travail essentiellement pourvu en emplois considérés comme masculins offre moins de perspectives d’avenir professionnel aux femmes qu’aux hommes. S’ajoute à cela qu’en milieu populaire ce sont les femmes qui ont tendance à mieux réussir à l’école et à obtenir des diplômes du supérieur. Un tel parcours scolaire implique de quitter son milieu et son village d’origine, pour vivre dans des villes universitaires comme Reims, Strasbourg, Nancy, Dijon, situées toutes à plus d’une heure de route des cantons étudiés."
"Moins il y a d’emplois et de ressources dans un cercle d’interconnaissance, plus la concurrence est forte entre semblables. Et comme on se connaît depuis des années et que l’on appartient aux mêmes groupes amicaux, les conflits sont particulièrement violents à vivre avec de nombreux dommages collatéraux. Ce fut, par exemple, le cas de deux « potes d’enfance », tous deux formés à la plomberie, qui désormais s’opposent et s’évitent à la suite de leur mise en concurrence sur un même poste de technicien dans une collectivité. Ces régions anciennement marquées par les grands collectifs usiniers connaissent ainsi une déstructuration profonde de tout de ce qui produit le groupe et la réciprocité, tandis que la rareté des ressources attise les rivalités concrètes et les jalousies latentes.
[...] En étudiant les conflits interindividuels les plus communs, on mesure que c’est bien pour des raisons économiques vitales, plutôt que pour des différences culturelles, qu’on lutte et se divise aujourd’hui dans les classes populaires rurales. Ce qui a changé, c’est que l’on ne se fréquente plus au hasard des gens du coin. En raison des concurrences exacerbées, les amis sont triés sur le volet. Mais, en retour, les uns et les autres s’engagent activement dans l’entretien de leur « bonne réputation » pour s’assurer de pouvoir vivre là où ils et elles ont grandi.
C’est justement parce que l’emploi se raréfie qu’il faut en faire plus dans l’investissement collectif afin d’être recommandé pour un travail, c’est aussi parce que les services publics et différentes commodités disparaissent de ces régions rurales qu’il faut savoir s’entourer et s’entraider au quotidien. Preuve de la façon dont cette situation structurelle imprègne les consciences, j’ai pu entendre à mainte reprise les jeunes adultes ruraux faire référence à un « nous » qu’ils valorisent."
-Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, 2019.