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    Daniel Dennett, La Conscience expliquée

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Daniel Dennett, La Conscience expliquée  Empty Daniel Dennett, La Conscience expliquée

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 6 Fév - 15:36

    "Qui dit esprit conscient dit point de vue. C'est l'une des idées fondamentales quand il est question de l'esprit -ou de la conscience. Un esprit conscient est un observateur, qui ne prend en compte que certaines des informations qui sont disponibles. Il prend en compte l'information qui est disponible pendant une suite (en gros) continue de temps et de lieux dans l'univers. Pour faciliter les choses, nous allons considérer que le point de vue d'un sujet conscient particulier est justement cela: un point qui se meut à travers l'espace-temps."

    "Mais que se passe-t-il quand nous nous concentrons sur l'observateur et essayons de localiser plus précisément le point de vue de l'observateur, comme un point situé à l'intérieur de l'individu ? Les hypothèses simples qui marchent si bien à plus grande échelle semblent ne plus opérer. Il n'existe pas de point unique dans le cerveau par lequel toute l'information arrive. Les conséquences de ce fait sont loin d'être évidentes: elles vont contre nos intuitions."

    "Descartes, l'un des premiers à avoir réfléchi sérieusement sur ce qui doit se produire quand nous regardons de près à l'intérieur du corps de l'observateur, élabora une idée qui apparaît de prime abord si naturelle et si séduisante qu'elle continue encore à influer sur notre conception de la conscience. [...] Pour Descartes, le cerveau avait bien un centre: la glande pinéale, qui servait de porte d'entrée à l'esprit conscient [...]. La glande pinéale est le seul organe du cerveau qui ne soit pas apparié à un des deux hémisphères, mais qui soit situé sur la ligne médiane. [...] Plus menue qu'un petit pois, elle se tient, dans un splendide isolement sur son socle, reliée au reste du système nerveux juste au milieu de la partie arrière du cerveau. Comme il est tout à fait impossible de discerner quelle est sa fonction (on ne voit d'ailleurs toujours pas à quoi sert la glande pinéale), Descartes a proposé d'en faire le fondement même de la conscience: d'après lui, elle serait la gare où arrive la circulation venue des sens, la cause de la transaction magique entre le cerveau matériel d'une personne et son esprit immatériel...
    Selon Descartes, toutes les réactions corporelles ne requièrent pas cette intervention de l'esprit conscient. Il connaissait bien l'existence de ce que l'on appelle aujourd'hui des réflexes, et il postulait qu'ils devaient résulter de court-circuit entièrement mécaniques traversant la gare pinéale et par conséquent inconscients. [...]
    Cette idée [la conception cartésienne de la glande pinéale comme plaque tournante de la conscience] est désespérément fausse, comme nous l'avons vu au chapitre 1. Mais alors que le matérialisme quelle que soit sa forme est aujourd'hui une opinion reçue presque par tout le monde, même les matérialistes les plus subtils d'aujourd'hui oublient souvent qu'à partir du moment où l'on rejette la fantomatique res cogitans de Descartes, il n'est même plus nécessaire de postuler une porte d'entrée centrale, ni même un quelconque centre fonctionnel du cerveau. Non seulement la glande pinéale n'est pas la machine à télécopie du cerveau, mais elle n'est pas non plus le palais de l'Élysée du cerveau, pas plus que d'autres portions du cerveau. Le cerveau est le Quartier Général, l'endroit où se trouve l'ultime observateur, mais il n'existe pas de raison de croire que le cerveau lui-même ait un quartier général plus profond, un sanctuaire intérieur, et que le fait qu'on puisse arriver à ce sanctuaire soit une condition nécessaire et suffisante de l'expérience consciente. En d'autres termes, il n'y a pas d'observateur à l'intérieur du cerveau
    ."

    "Nous avons naturellement l'intuition que l'expérience de la lumière ou du son se produit entre le moment où les vibrations touchent les organes de nos sens et celui où nous trouvons le moyen de pousser le bouton pour signaler cette expérience. Et cela arrive quelque part au centre, quelque part dans le cerveau sur les chemins neuronaux excités entre l'organe des sens et le doigt. Il semble que si nous pouvions dire exactement où, nous pourrions dire où à lieu l'expérience. Et vice versa: si nous pouvions dire exactement quand elle s'est produite, nous pourrions dire où dans le cerveau l'expérience consciente était localisée.
    Appelons
    matérialisme cartésien l'idée selon laquelle il existe un lieu central de ce genre dans le cerveau: car c'est la thèse à laquelle vous êtes conduit quand vous abandonnez le dualisme de Descartes mais pas l'image d'un Théâtre central (mais matériel) où "tout se réunit". La glande pinéale serait un bon candidat pour jouer le rôle d'un tel Théâtre Cartésien, mais on en a suggéré d'autres, le cingulum antérieur, la formation réticulée, divers lieux dans les lobes frontaux. Le matérialisme cartésien est la thèse selon laquelle il existe une ligne d'arrivée cruciale ou une frontière quelque part dans le cerveau, qui marque l'endroit où l'ordre d'arrivée est identique à l'ordre de "présentation" dans le cerveau dans l'expérience parce que ce qui se passe là est ce dont vous êtes conscient. Il se peut que personne n'endosse explicitement le matérialisme cartésien. Beaucoup de théoriciens insisteraient sur le fait qu'ils ont rejeté explicitement une idée aussi mauvaise. Mais, comme nous le verrons, l'image du Théâtre Cartésien revient nous hanter."

    "Il semble de prime abord être une extrapolation à partir d'un fait familier et indéniable: pour des intervalles de temps macroscopique usuels, nous pouvons bien sérier les événements en deux catégories, celle des événements qui ne sont "pas encore observés" et celle des événements "qui restent à observer". Nous le faisons en localisant l'observateur en un certain point pour ensuite disposer les mouvements des véhicules d'information relativement à ce point. Mais quand nous essayons d'étendre cette méthode de manière à expliquer les phénomènes qui impliquent des intervalles de temps très courts, nous rencontrons une difficulté logique: si le "point" de vue de l'observateur doit s'étaler sur un volume assez vaste du cerveau de l'observateur, la saisie subjective que doit avoir celui-ci de la suite et de la simultanéité doit être déterminée par quelque chose d'autre que "l'ordre d'arrivée", parce que l'ordre d'arrivée n'est pas défini complètement tant que la destination pertinente n'est pas spécifiée. Si A bat B sur la ligne d'arrivée, mais si B bat A sur une autre ligne d'arrivée, quel est le résultat qui fixe la séquence subjective dans la conscience ? Pöppel parle des moments où la vue et le son deviennent "disponibles centralement" dans le cerveau. Mais quel est le point ou quels sont les points de "disponibilité centrale" qui doivent compter comme déterminants d'un ordre dont on fait l'expérience, et pourquoi ? Quand nous essaierons de répondre à cette question, nous serons forcés d'abandonner le Théatre Cartésien et de le remplacer par un nouveau modèle.
    L'idée qu'il existerait un centre spécial dans le cerveau est la plus mauvaise et la plus tenace de toutes les idées qui empoissonnent nos modes de pensée au sujet de la conscience. Comme nous le verrons, elle revient sans cesse sous de nouveaux déguisements, et on l'invoque pour diverses raisons qui semblent irrésistibles. Tout d'abord, on invoque notre appréciation personnelle et introspective de "l'unité de la conscience", qui  nous suggère de distinguer entre "le dedans" et "le dehors". La frontière que nous établissons naïvement entre le "moi" et le "monde extérieur" est celle de notre peau (et des lentilles de nos yeux), mais au fur et à mesure que nous en apprenons plus sur la façon dont nous les événements qui se produisent dans notre corps peuvent "nous" être inaccessibles, le grand dehors s'introduit sans cesse. "Là dedans", je peux essayer de lever mon bras, mais "là dehors", il "s'est endormi" ou il est paralysé et il ne bougera pas ; mes lignes de communication à partir de l'endroit où je peux me trouver dans la machinerie neuronale qui contrôle mon bras ont été corrompues
    ."

    "Ne s'ensuit-il pas qu'en vertu d'une nécessité géométrique, nos esprits conscients sont localisés au point terminal de tous les processus internes, juste avant que s'initient tous les processus externes qui réalisent nos actions ? En avançant de la périphérie le long des canaux d'entrée d'informations qui partent de l'œil, par exemple, nous remontons le nerf optique, puis diverses zones du cortex visuel. Et puis, où allons-nous donc ? En avançant à partir de l'autre périphérie, en nageant à contre-courant, à partir des muscles et des neurones moteurs qui les contrôlent, nous arrivons à l'aire motrice supplémentaire dans le cortex. Et puis, où allons-nous donc ? Ces deux voyages convergent suivant deux tracés, le tracé afférent (entrée) et le tracé efférent (sortie). Aussi difficile que soit la tâche consistant à déterminer en pratique la localisation précise de la "Division Continentale" dans le cerveau, ne doit-il pas exister, du fait d'une pure extrapolation géométrique, un point culminant, un point focal, tel que toutes les lacunes qui se situent d'un côté de ce point sont pré-expérientielles, alors que toutes les lacunes qui sont de l'autre côté sont post-expérientielles ?
    Selon l'image cartésienne, c'est une évidence qui s'impose à l'introspection visuelle, parce que tout s'engouffre vers la gare constituée par la glande pinéale et à partir d'elle. Il semblerait donc que si nous devions adopter un modèle plus habituel des processus du cerveau, nous devrions être capables de coder nos explorations avec des couleurs, en utilisant, par exemple, le rouge pour ce qui est afférent et le vert pour ce qui est efférent ; chaque fois que nos couleurs changeraient soudainement, nous aurions un point médiant fonctionnel dans le grande Division Mentale.
    Cet argument si curieusement séduisant en évoque un autre. Il recoupe un argument fallacieux qui a eu beaucoup d'influence ces derniers temps: la célèbre courbe d'Arthur Laffer
    ."

    "Nous devons cesser de penser que le cerveau peut avoir un sommet fonctionnel ou point central."

    "Voici un premier substitut, le modèle des Versions Multiples pour la conscience. Il pourra paraître étrange et difficile d'accès à première vue. Cela montre à quel point l'idée du Théâtre Cartésien est tenace. Selon le modèle des Versions Multiples, toutes les espèces de perceptions -en fait toutes les espèces de pensées et d'activités mentales- sont traitées dans le cerveau par des processus parallèles et multiples d'interprétation et d'élaboration des entrées sensorielles. L'information qui pénètre dans le système nerveux fait l'objet d'une "révision éditoriale" continue. Par exemple, pendant que votre tête bouge légèrement et que vos yeux bougent beaucoup, les images de vos rétines se déplacent constamment, un peu comme celles des films d'amateurs prises par des gens qui ne tiennent pas bien la caméra. Mais ce n'est pas la façon dont les choses nous apparaissent."

    "Nous ne faisons pas directement l'expérience de ce qui se passe dans nos rétines, dans nos oreilles, sur la surface de notre peau. Ce dont nous faisons effectivement l'expérience est le produit de nombreux processus d'interprétation -des processus éditoriaux, en fait. Ils traitent des représentations relativement brutes et grossières, et ils prennent place dans des flux d'activité qui se déroulent dans diverses parties du cerveau. La plupart des théories de la perception le reconnaissent. A présent, nous pouvons ajouter une nouvelle caractéristique du modèle des Versions Multiples: les détections de traits n'ont besoin d'être faites qu'une seule fois. Cela veut dire qu'à partir du moment où une "observation" particulière d'un trait quelconque a été faite par une portion spécialisée et localisée du cerveau, le contenu d'information ainsi fixé n'a pas besoin d'être envoyé à un autre endroit pour être rediscriminé par un quelconque "discriminateur" en chef. En d'autres termes, la discrimination ne conduit pas à une représentation du trait déjà discriminé au bénéfice de l'auditoire du Théâtre Cartésien -car il n'y a pas de Théâtre Cartésien.
    Ces fixations de contenu spatialement et temporellement distribuées peuvent être précisément localisées à la fois dans l'espace et dans le temps, mais leurs surgissements ne sont pas la marque du surgissement de la conscience de leurs contenus. La question de savoir si un contenu particulier ainsi discriminé apparaîtra comme un élément de l'expérience consciente est toujours ouverte, et, comme nous le verrons, de demander quand il devient conscient est une confusion. Ces discriminations de contenus distribuées produisent, au bout d'un moment, quelque chose qui ressemble assez à un flux narratif ou à une séquence. On peut considérer cette dernière comme sujette à un processus d'édition continu effectué par de nombreux processus qui sont distribués à la ronde dans le cerveau et se poursuivent indéfiniment dans le futur. Ce flux de contenus est semblable à celui d'une narration seulement parce qu'il est multiple: à toute moment, il existe de multiples "versions" de fragments narratifs qui surviennent à divers moments de l'édition et à différents endroits du cerveau
    ."

    "Sondé à différents endroits et différents moments, ce flux produit divers effets et provoque différents récits de la part du sujet. Si l'on diffère trop ce sondage (pendant la nuit, par exemple), le résultat risque de ne plus produire une narration -ou de produire une narration qui a été dirigée ou "rationnellement reconstruite" jusqu'à perdre son intégrité. Si l'on sonde "trop tôt", on peut regrouper des données sur l'origine d'une discrimination particulière dans le cerveau, mais on risque alors de dévier ce qui aurait été autrement la progression normale du flux multiple. Mieux encore, le modèle des Versions Multiples évite l'erreur si tentante qui consiste à supposer qu'il doit y avoir un récit unique (la version "finale" ou "publiée", pourrait-on dire), qui soit canonique -et qui soit le flux réel de la conscience du sujet, que l'expérimentateur (ou même le sujet) ait ou non accès à celle-ci."

    "Il existe un bon moyen pour comprendre une nouvelle théorie: il suffit de se demander comment elle rend compte d'un phénomène relativement simple qui n'est pas expliqué par l'ancienne théorie."

    "Les deux sortes de théoriciens admettent qu'il n'y a pas de réaction comportementale à un contenu qui ne pourrait pas être seulement une réaction inconsciente -sauf pour des verbalisations ultérieures. Selon le modèle stalinien, il existe une action inconsciente de pousser le bouton (pourquoi pas ?). Les deux théoriciens admettent aussi qu'il pourrait exister une expérience consciente qui ne produise pas d'effets comportementaux. Selon le modèle orwellien, il existe une consciente momentanée d'un point rouge stationnaire qui ne laisse pas de trace dans les réactions ultérieures (pourquoi pas ?).
    Les deux modèles parviennent sans problème à rendre compte de toutes les données -pas seulement des données dont nous disposons déjà, mais aussi de celles que nous imaginons pouvoir obtenir dans le futur. Ils rendent tous deux comptes des verbalisations. Selon une des théories, nous nous trompons en toute innocence ; d'après l'autre, il existe des comptes rendus exacts d'erreurs vécues comme telles. De plus, comme nous pouvons le supposer, ces deux sortes de théoriciens ont exactement la même théorie de ce qui se passe dans votre cerveau. Ils s'accordent exactement sur le lieu et le moment où, dans le cerveau, le contenu erroné entre dans les circuits causaux ; ils sont seulement en désaccord sur la question de savoir si cette localisation doit être définie comme antérieure à l'expérience ou comme postérieure à elle. Ils donnent la même analyse des effets non verbaux, à une petite différence près. Les uns disent qu'ils sont les résultats de contenus discriminés inconsciemment, et les autres qu'ils sont les résultats de contenus consciemment discriminés mais oubliés par la suite. Finalement, ces théories rendent compte toutes deux des données subjectives -tout ce qui peut-être obtenu du point de vue de la première personne- parce qu'elles s'accordent sur ce que peuvent "ressentir" les sujets. Les sujets devraient être incapables de dire quelle est la différence entre des expériences faussées au départ et des expériences immédiatement mal mémorisées. [...] Elles racontent exactement la même chose, sauf en ce qui concerne l'endroit où elles placent la Frontière mythique, un point dans le temps (et par conséquent un lieu dans l'espace) qu'on ne peut localiser de manière fine avec l'aide des sujets. Sa localisation est également neutre en ce qui concerne les autres traits de leurs théories. C'est une différence qui ne fait aucune différence
    ."

    "C'est là une conséquence fondamentale du modèle des Versions Multiples -si l'on veut considérer un certain moment au cours du traitement de l'information dans le cerveau comme celui de la conscience, ce choix doit être arbitraire. On peut toujours "tracer une frontière" dans le flux de la conscience au sein du cerveau, mais il n'y a pas de différence fonctionnelle qui puisse justifier qu'on décrète toutes les étapes antérieures et révisions comme des ajustements inconscients ou préconscients, et toutes les modifications ultérieures du contenu (telles quelles apparaissent dans les souvenirs) comme des contaminations post-expérientielles de mémoire. La distinction s'évanouit dans les secteurs proches."

    "J'ai soutenu qu'en raison de l'étalement spatio-temporel du point de vue de l'observateur dans le cerveau, aucune de nos données ne nous permet de départager les théories orwelliennes des théories staliniennes de l'expérience consciente, et par conséquent qu'il n'y a pas de différence. C'est là une sorte d'opérationnalisme ou de vérificationnisme, qui laisse ouverte la possibilité qu'il existe des faits décisifs que la science n'est pas capable d'atteindre, même quand elle inclut l'hétérophénoménologie. Qui plus est, il semble réellement tout à fait évident qu'il existe de tels faits bruts -autrement dit que notre expérience consciente immédiate consiste en de tels faits !
    J'admets que cela semble être tout à fait évident. Si ce n'était pas le cas, je n'aurais pas eu besoin de faire tous ces efforts dans ce chapitre pour montrer que ce qui est si évident est en fait faux
    ."

    "Le modèle des Versions Multiples s'accorde avec les thèses de Goodman: rétrospectivement, le cerveau ne se préoccupe pas de "construire" des représentations qui auraient à charge de "remplir" les lacunes. Ce serait une perte de temps et (oserais-je le dire ?) de peinture. Le jugement est déjà là, et le cerveau peut ainsi se consacrer à d'autres tâches.
    La "projection à rebours dans le temps" dont parle Goodman est une expression ambigüe. Elle peut avoir un sens modeste et défendable: à savoir qu'une référence à un moment passé est incluse dans le contenu
    ."

    "Le Théâtre Cartésien est une image réconfortante sans doute parce qu'il préserve la distinction apparence-réalité au cœur de la subjectivité humaine, mais il est sans assise scientifique. De même, il est métaphysiquement douteux, parce qu'il créé une catégorie bizarre, celle de choses objectivement subjectives, de choses qui, réellement et objectivement, vous apparaissent, même si elles ne vous apparaissent pas comme étant telles ! [...]
    Nous pourrions ranger, par conséquent, le modèle des Versions Multiples dans la catégorie de l'opérationnalisme de la première personne, parce qu'il nie tout de go et par principe la possibilité d'avoir la conscience d'un stimulus en l'absence de la croyance du sujet en cette conscience
    ."

    "Les stimuli visuels provoquent des chaînes d'événements dans le cortex qui produisent graduellement des discriminations de plus en plus spécifiques. A différents temps et dans différents lieux, diverses "décisions" et différents "jugements" se produisent ; plus précisément, des parties du cerveau viennent à se trouver dans de nouveaux états qui discriminent différents traits, par exemple d'abord le simple point de départ d'un stimilus, puis la localisation, puis la forme, puis plus tard la couleur (dans un chemin différent), plus tard encore le mouvement (apparent), et finalement la reconnaissance des objets. Ces états discriminateurs localisés transmettent des effets à d'autres lieux, contribuant à des discriminations ultérieures, et ainsi de suite [...]
    La question naturelle mais naïve qu'on peut poser est la suivante: où donc toutes ces choses se rejoignent-elles ? La réponse est: nulle part. Certains de ces états distribués porteurs de contenus s'évanouiront rapidement, sans laisser de traces. D'autres laisseront des traces, sur des comptes rendus verbaux ultérieurs d'expérience et de mémoire, sur la "capacité sémantique" et sur d'autres sortes de dispositifs perceptifs, sur les états émotionnels, les tendances comportementales, et ainsi de suite. Certains de ces effets, par exemple des influences sur des verbalisations ultérieures, sont au moins des symptômes de l'activité consciente. Mais il n'y a pas de lieu dans l'esprit à travers lequel tous ces processus causaux doivent passer pour déposer leur contenu "dans la conscience".
    A partir du moment où une discrimination de ce genre s'est accomplie, elle devient disponible pour produire un certain comportement, par exemple pousser un bouton (ou produire un sourire, ou un commentaire) ou pour moduler un état informationnel interne quelconque. [...] Ce processus distribué se déroule pendant des milliers de millisecondes, pendant lesquelles différents additions, incorporations, amendements et réécritures de contenus peuvent survenir, dans des ordres divers. Ceux-ci finissent par produire, au bout du compte, quelque chose qui ressemble plutôt à un flux narratif ou à un récit suivi, qu'on peut considérer comme sujet à un processus d'édition constant par des nombreux processus distribués alentour dans le cerveau et se poursuivant dans le futur. Les contenus surgissent, sont révisés, contribuent à l'interprétation d'autres contenus ou à la modulation du comportement (verbal ou autre) et, dans ce processus, laissent leur trace dans la mémoire, qui ensuite peut finalement s'estomper ou être incorporée dans ou être réécrite par d'autres contenus, en totalité ou en partie. Cet amas de contenus est plutôt comme un récit en raison de sa multiplicité ; à tout point du temps, il existe des versions multiples des fragments narratifs à différentes étapes du travail d'édition et dans différents endroits du cerveau. Alors que certains des contenus dans ces diverses versions auront une contribution très brève et disparaîtront sans autres effets -et que certains n'auront aucune contribution du tout- d'autres persisteront jusqu'à faire connaître leur présence à travers des dépêches de presse émises sous forme de comportement verbal
    ."

    "Ce dont nous sommes conscients pendant une durée temporelle particulière ne se définit pas indépendamment des interventions que nous utilisons pour précipiter une narration au sujet de cette période. Etant donné que ces récits sont en révision perpétuelle, il n'existe pas de récit unique qui doive compter comme version canonique, comme "première édition" dans laquelle seraient couchés, une fois pour toutes, les événements qui se sont produits dans le flux de la conscience du sujet et par rapport à laquelle toutes les déviations seraient des corruptions du texte. Mais tout récit (ou fragment de récit) qui n'est pas précipité fournit une "ligne temporelle", une séquence subjective d'événements survenant dans le cerveau de l'observateur. Comme nous le verrons, ces deux lignes temporelles peuvent ne pas se superposer par un enregistrement orthogonal (bien alignées). Même si c'était le cas, la (fausse) discrimination de rouge-devenant-vert est survenue dans le cerveau après la discrimination de point rouge, puis rouge-devenant-vert, et finalement point vert. Par conséquent, pendant l'étalement temporel des points de vue du sujet, il peut exister d'autres différences qui peuvent induire des brouillages.
    Cet échec de nos enregistrements n'a rien de métaphysiquement extravagant ou de problématique. Il n'est pas plus mystérieux ou contraire à la causalité que le fait de comprendre que les scènes individuelles dans les films sont souvent envoyées en désordre, en sorte que quand vous lisez la phrase "Daniel arrivera à la soirée après Joëlle, mais Monique arrivera avant eux", vous apprenez l'arrivée de Daniel avant d'apprendre l'arrivée antérieure de Monique. L'espace et le temps de la représentation sont un cadre de référence ; l'espace et le temps de ce que représente la représentation en constituent un autre. Mais ce fait métaphysiquement bénin est cependant au fondement d'une autre catégorie métaphysique fondamentale: quand une certaine portion du monde vient ainsi à composer un entrelacs de récits, cette portion du monde est un observateur. C'est ce en quoi consiste le fait d'être un observateur dans le monde, un effet que cela fait.
    Ce n'est là qu'une esquisse rapide du modèle que je propose
    ."
    -Daniel Dennett, La Conscience expliquée, 1991.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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