"Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelques profonds qu'ils soient, ne se peuvent comparer en intensité et en plénitude de sens avec une histoire bien racontée."
-Hannah Arendt.
"Je lis avec un plaisir intense ce bon vieux Kant, et ne me laisse troubler par rien d'autre. Cela me rend heureuse."
-Hannah Arendt, Lettre à Ludwig Greve, 20 juillet 1975. Cité dans Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt. Biographie, p.612.
"Le cadre que construit Hannah Arendt est à ce point formel qu'elle donne parfois l'impression de forcer le réel pour l'y faire entrer. L'histoire commence dès avant la naissance officielle de l'Etat-Nation: lorsque les "Juifs de cour" savent se rendre indispensables aux maisons princières et aux monarchies en assurant leurs transactions financières. Le moment décisif est toutefois la Révolution française, qui dessine le modèle de formation de l'Etat moderne, définit les principes qui doivent le régir et les transgresse presque aussitôt en faveur d'une partie des Juifs. Si tant est que l'échec de la monarchie a été son incapacité à trouver une classe capable de remplacer la noblesse, l'Etat-Nation surgit comme l'unique structure politique susceptible de s'élever au-dessus des groupes sociaux et de représenter l'intérêt général. Dans cette perspective, il lui est nécessaire de garantir sa légitimité en affirmant une égalité des citoyens qui requiert elle-même l'abolition des privilèges. Reste que d'un autre point de vue, il a tout autant besoin pour s'affermir de la mobilisation des capitaux nécessaires au développement d'activités économiques étatiques. C'est précisément là que surgit une sorte de rencontre providentielle entre l'Etat-Nation et les Juifs. Le premier trouve dans un groupe aux contours plus larges que les anciens "Juifs de cour" des hommes d'affaires qui ont une longue expérience du prêt, auquel répugne le reste de la population. Quant aux seconds, ils découvrent un moyen de compenser l'érosion des valeurs traditionnelles qui les unifiaient. Cette alliance se noue toutefois d'une manière parfaitement ambigüe. Pour être fidèles à leur principe, les gouvernements doivent effacer au plus vite les inégalités héritées de l'ordre ancien. Mais leur intérêt commande en même temps d'accorder et d'étendre des privilèges en faveur de ceux sans qui l'industrie et le commerce seraient entravées. D'où la naissance d'une structure longtemps efficace comme conjonction de bénéfices, mais lourde de menaces à plus ou moins long terme: les Juifs se voient accorder l'égalité comme citoyens et des avantages en tant qu'acteurs économiques ; leur assimilation juridique se paie d'une séparation sociale.
Les héros de cette histoire où la gloire, le déclin et la destruction des deux partenaires auront partie liée sont les banquiers juifs. Dans un cycle qui s'était ouvert vers le début du XVIIIème siècle et qui s'achèvera entre les deux guerres mondiales, leur apogée, leur effacement et leur disparition sont intimement liés à ceux de l'Etat-nation. L'âge d'or est relativement bref: le moment où ils ont presque le monopole de la garantie des activités économiques de l'Etat, bénéficiant de ce fait à la fois de l'égalité et de privilèges. Mais la faillite est plus rapide encore, dans la mesure où elle se confond avec l'avènement d'un impérialisme qui procède d'un surplus de capital largement obtenu par leurs soins et qui néanmoins les rend superflus, en même temps qu'il fait éclater les cadres étroits de l'Etat-nation. Un instant, les Juifs pourront encore préserver un pouvoir largement entamé grâce aux réseaux qu'ils tissent à travers l'Europe : dans une époque où l'on croit encore à l'équilibre des puissances, ils forment une société transnationale qui maintient des liens diplomatiques durant les guerres ; aussi longtemps du moins que celles-ci conservent la forme classique d'un conflit où l'on cherche à préserver les chances d'une paix. L'âge du totalitarisme commence précisément au moment où se détruit une forme de solidarité européenne qui avait survécu aux guerres: lorsque celles-ci en viennent à viser l'anéantissement total de l'ennemi ; quand il devient question de conquête planétaire. Désormais, non seulement les Juifs cessent d'être des médiateurs potentiels de compromis futurs, mais ils sont au premier rang de ce que veulent détruire les nouveaux régimes: une solidarité des nations européennes dont ils offrent le symbole. En l'affaire, ils ne sont donc pas aux yeux d'Arendt d'éternels boucs émissaires une fois encore objet de la haine des nations, mais les victimes désignées d'une histoire dont ils ont été l'un des agents. L'Etat-nation triomphant les avait consacrés dans un rôle économique ouvert et une influence politique discrète. L'impérialisme était venu marginaliser leur fortune et affaiblir leurs alliés. Au sein d'une Europe désunie et prête à l'effondrement, leur cosmopolitisme inquiète, une richesse devenue inutile les voue à la vindicte universelle, tandis que privés de pouvoir ils suscitent le mépris."
-Pierre Bouretz, Introduction aux Origines du Totalitarisme.
"Tout au long du XIXème siècle, les sentiments antijuifs étaient très largement répandus dans les classes cultivés d'Europe, l'antisémitisme en tant qu'idéologie reste, à de rares exceptions près, l'apanage d'excentriques en général et de quelques fous en particulier."
"Comprendre [...] ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à partir de précédents ce qui est sans précédent ; ce n'est pas expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s'en trouve supprimé."
-Hannah Arendt, préface à L'Antisémitisme, première partie des Origines du Totalitarisme.
"On ne peut pas expliquer de manière satisfaisante par une seule raison ou une seule cause des tendances générales, telle que la coïncidence du déclin de l'Etat-nation avec le développement de l'antisémitisme."
"Étudiant les causes de la haine violente des masses françaises pour l'aristocratie au moment où éclate la Révolution, une haine qui fit dire à Burke que la Révolution était davantage dirigée contre la "condition de gentilhomme" que contre l'institution monarchique, Tocqueville montre que le peuple français haïssait les aristocrates près de perdre leur pouvoir plus qu'il ne les avait jamais haïs auparavant, précisément parce que la perte rapide de leur pouvoir ne s'accompagnait pas d'un déclin équivalent de leur fortune. Aussi longtemps que l'aristocratie détint de grands pouvoirs en matière de juridiction, elle fut non seulement tolérée, mais respectée. Quand les nobles perdirent leurs privilèges, et en particulier le privilège d'exploiter et d'opprimer, le peuple vit en eux des parasites, sans aucune fonction réelle dans le gouvernement du pays. En d'autres termes, l'oppression et l'exploitation ne sont jamais en tant que telles le véritable motif du ressentiment ; la richesse sans fonction apparente est beaucoup plus intolérable parce que personne ne comprend pourquoi on devrait la tolérer.
De la même façon, l'antisémitisme atteignit son point culminant au moment où les Juifs avaient perdu leurs fonctions publiques et leur influence, et ne conservaient plus que leur richesse. Lorsque Hitler accéda au pouvoir, les Juifs avaient perdu presque tous les postes clés qu'ils avaient détenus pendant plus de cent ans dans les banques allemandes. [...]
Il en est de même pour presque tous les pays d'Europe occidentale. L'affaire Dreyfus explosa non pas sous le Second Empire, au moment où les Juifs français étaient à l'apogée de leur prospérité et de leur influence, mais sous la IIIème République, alors que les Juifs avaient presque disparu des postes importants, bien qu'ils eussent encore un rôle important sur la scène politique. [...]
La persécution de groupes sans pouvoir, ou en train de perdre leur pouvoir, n'est sans doute pas un spectacle agréable à contempler, mais la bassesse humaine n'est pas ici seule en cause. Si les obéissent au pouvoir réel ou le tolèrent et si, en revanche, ils haïssent les personnes qui possèdent la richesse sans le pouvoir, c'est qu'il existe un instant rationnel qui permet de pressentir que le pouvoir occupe une certaine fonction et possède une utilité générale. Même l'exploitation et l'oppression servent à faire fonctionner la société et à y établir un certain ordre. Mais la richesse sans pouvoir et une réserve hautaine sans influence politique sont ressenties comme des privilèges de parasites, inutiles et intolérables, parce qu'alors les relations qui lient les hommes entre eux n'existent plus. [...]
Ce déclin, à lui seul, n'explique pas plus les faits que la simple perte de pouvoir de l'aristocratie n'explique la Révolution française. Il faut simplement être conscient de ces lois générales pour réfuter les arguments du sens commun qui nous poussent à croire qu'une haine violente ou une révolte soudaine sont toujours une réaction contre un pouvoir immense et des abus manifestes, et que, par conséquent, la haine déchaînée systématiquement contre les Juifs est forcément une réaction contre leur influence et leur puissance."
"En considération de la catastrophe finale qui a mené les Juifs si près de la disparition totale, la thèse d'un éternel antisémitisme est devenue plus dangereuse que jamais. Elle tend aujourd'hui à absoudre les ennemis jurés des Juifs de crimes si énormes qu'on les croyait impossibles. Loin d'être une mystérieuse garantie de la survie du peuple juif, l'antisémitisme s'est révélé contenir clairement la menace de son extermination. Pourtant, cette explication de l'antisémitisme, comme la théorie du bouc émissaire, a survécu au démenti infligé par la réalité. Avec des arguments différents, mais autant de persistance, elle met en lumière cette innocence parfaite, inhumaine, qui constitue la caractéristique saisissante des victimes de la terreur moderne ; elle reçoit donc, apparemment, une confirmation dans les faits. Mieux que la théorie du bouc émissaire, elle donne une réponse à l'embarrassante question: pourquoi, de tous les peuples de la terre, les Juifs ? La réponse: l'éternelle hostilité, appelle par ailleurs d'autres questions.
Il est remarquable que les deux seules doctrines qui tentent au moins d'expliquer la signification politique du mouvement antisémite démentent toute responsabilité spécifique de la part des Juifs et refusent toute discussion du problème en termes spécifiquement historiques."
"L'historien des temps modernes doit se montrer particulièrement prudent devant les idées généralement acceptées qui prétendent expliquer des courants entiers de l'histoire: le siècle dernier a produit nombre de ces idéologies qui se veulent des clés de l'histoire, et qui ne sont en fait qu'autant de tentatives désespérées de refuser toute responsabilité."
"Dans sa lutte célèbre contre les sophistes, Platon découvrit que leur 'art universel d'enchanter l'esprit par des arguments" (Phèdre, 261) n'avait rien à voir avec la vérité, mais avait pour but les opinions, changeantes par leur nature même, et valides uniquement "quand un accord se fait et aussi longtemps qu'il dure" (Théétète, 172). Il découvrit aussi l'instabilité de la vérité dans le monde, car "c'est des opinions que procède la persuasion, mais non point de la vérité" (Phèdre, 260). La différence la plus frappante entre les sophistes antiques et les sophistes modernes est que les anciens se contentaient d'une victoire fugitive dans la discussion, aux dépends de la vérité, tandis que les modernes veulent une victoire plus durable, aux dépends de la réalité. En d'autres termes, les premiers détruisaient la dignité de la pensée humaine, tandis que les seconds détruisent la dignité de l'action humaine."
"La constance avec laquelle les Juifs ont négligé les possibilités que leur offraient l'entreprise capitaliste ordinaire et les affaires a de quoi surprendre. Néanmoins, sans les intérêts et les pratiques des gouvernements, les Juifs n'auraient sans doute pas pu conserver leur identité de groupe.
A la différence de tous les autres groupes, les Juifs se virent assigner une place et une identité par le corps politique. Mais puisque ce corps politique ne reposait pas sur un ordre social correspondant, les Juifs se trouvaient, socialement parlant, situés dans le vide. D'un point de vue social, leur inégalité n'était pas une inégalité inhérente au système des classes ; elle tenait principalement à leur relation particulière avec l'Etat. Dans la société, le fait d'être né juif pouvait constituer un privilège -la protection particulière du gouvernement-, ou une tare, -la privation de certains droits et de certaines possibilités, refusés aux Juifs dans le but d'empêcher leur assimilation."
"La France est le seul pays où l'on expérimenta sérieusement le mercantilisme, avec pour résultat des manufactures prospères crées très tôt sur l'intervention de l'Etat. Le pays ne s'en est jamais vraiment remis. Lorsque vint l'âge de la libre entreprise, la bourgeoisie française se montra réticente face aux investissements non protégés. En revanche, l'administration, née elle aussi du mercantilisme, lui survécut. Bien que celle-ci ait perdu toutes ses fonctions productives, elle reste aujourd'hui encore plus caractéristique nationalement, et plus gênante pour son redressement, que la bourgeoise."
"Dès le XVIIIème siècle, partout où des groupes juifs devinrent assez riches pour être utiles à l'Etat, ils obtinrent des privilèges collectifs et se trouvèrent ainsi isolés, en tant que groupe, de leurs coreligionnaires moins riches, donc moins utiles, même à l'intérieur d'un même pays. [...] Les Juifs de Bordeaux et de Bayonne obtinrent l'égalité des droits bien avant la Révolution française ; ils furent mêmes invités à présenter leurs doléances et leurs suggestions, au même titre que les autres états, au moment de la convocation des Etats généraux, en 1787."
"Diderot, le seul des philosophes français du XVIIIème siècle qui ne fut pas hostile aux Juifs [...] reconnut en eux un lien utile entre les Européens de différentes nationalités [...] Friedrich Nietzsche [...] dégouté par le Reich de Bismarck, forgea le mot de "bon Européen" qui lui permit d'évaluer correctement le rôle des Juifs dans l'histoire européenne, sans tomber dans le piège d'un philosémitisme facile ou d'un paternalisme soi-disant progressiste."
"Depuis plus de cent ans, l'antisémitisme s'était lentement et progressivement infiltré dans presque toutes les couches sociales de presque tous les pays d'Europe, jusqu'au jour où il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité des l'opinion. La loi de ce processus était simple: chaque classe de la société qui, à un moment où un autre, entrait en conflit avec l'Etat en tant que tel devenait antisémite parce que les Juifs étaient le seul groupe social qui semblât représenter l'Etat. Et la seule classe qui se révéla à peu près imperméable à la propagande antisémite fut la classe ouvrière qui, absorbée dans la lutte des classe et interprétant l'histoire à la lumière du marxisme, n'entra jamais en conflit direct avec l'Etat, mais seulement avec une autre classe sociale, la bourgeoisie. Or les Juifs ne représentaient certainement pas la bourgeoisie, et n'en constituèrent jamais une partie importante."
"Chez les Juifs comme dans les familles de la noblesse, l'individu était considéré avant tout comme un membre de la famille ; ses devoirs étaient d'abord fixés par la famille, qui transcendait la vie et l'importance de l'individu. Les uns comme les autres étaient intereuropéens et a-nationaux. Chacun de ces deux groupes était à même de comprendre comment vivait l'autre et pourquoi l'attachement à la nation ne venait qu'après l'attachement à la famille, dont les membres étaient le plus souvent dispersé dans toute l'Europe. Enfin, ils avaient en commun cette idée que le présent n'est qu'un maillon insignifiant dans la chaîne des générations passées et à venir. Les auteurs antisémites libéraux ne manquèrent pas de signaler cette curieuse analogie de principes. Ils en conclurent que, pour se débarrasser de la noblesse, peut-être fallait-il d'abord se débarrasser des Juifs, non pas à cause des relations financières qui existaient entre eux, mais parce que tous deux apparaissaient comme un obstacle au développement de cette "personnalité innée" et de cette idéologie du respect de soi, armes des classes moyennes libérales dans leur lutte contre les idées de naissance, de famille et d'héritage.
Malgré tout ce qui la rapprochait des Juifs, l'aristocratie fut la première à se lancer dans l'antisémitisme politique. Le fait n'en est que plus notable. Les liens économiques et les relations sociales ne comptaient plus dès qu'il s'agissait pour elle d'attaquer ouvertement l'Etat-nation égalitaire. Socialement, l'attaque dirigée contre l'Etat identifiait les Juifs au gouvernement. [...]
Après le congrès de Vienne, pendant les longues décennies de réaction et de paix dominées par la Sante-Alliance, la noblesse prussienne avait retrouvé beaucoup plus de son influence sur l'Etat et devint même pour un temps plus puissante qu'au XVIIIème siècle ; son antisémitisme fit aussitôt place à une discrimination discrète sans autre portée politique."
"Les Juifs riches voulaient dominer l'ensemble de la communauté juive et la tenir à l'écart de la société non juive ; ils y parvinrent. L'Etat pouvait pratiquer une politique de bienveillance envers les Juifs riches en même tant qu'une discrimination juridique dirigée contre l'intelligentsia et une ségrégation sociale renforcée, qui trouvait son expression dans la théorie conservatrice de l'essence chrétienne de l'Etat."
"L'antisémitisme moderne commence partout à se manifester dans le dernier tiers du XIXème siècle."
"Friedrich Engels a fait remarquer un jour que les protagonistes de l'antisémitisme de son époque étaient les aristocrates, la populace petite-bourgeoise déchaînée jouant le rôle du chœur. On peut en dire autant, outre l'Allemagne, des chrétiens-sociaux d'Autriche et des antidreyfusards français. Dans chaque cas, l'aristocratie menait une ultime lutte désespérée et cherchait à s'allier aux forces conservatrices des Églises: l'Église catholique en Autriche et en France, l'Église protestante en Allemagne, sous prétexte de combattre le libéralisme avec les armes du christianisme. La populace ne servait qu'à amplifier ses clameurs et à renforcer sa position. Manifestement, l'aristocratie ne voulait pas, et ne pouvait pas organiser cette populace ; elle était prête à l'abandonner aussitôt son but atteint. Cependant elle découvrit que les slogans antisémites possédaient un extraordinaire pouvoir mobilisateur auprès de larges couches de population."
"L'antisémitisme était déjà un instrument destiné à liquider, non pas simplement les Juifs, mais aussi le corps-politique de l'Etat-nation.
La revendication de ces partis antisémites coïncida, et ce n'est pas un hasard, avec les débuts de l'impérialisme. [...] Les antisémites pouvaient prétendre combattre les Juifs exactement comme les ouvriers combattaient la bourgeoisie. Ils avaient ceci pour eux qu'en attaquant les Juifs, force secrète supposée à l'œuvre dans l'ombre des gouvernements, ils pouvaient attaquer ouvertement l'Etat lui-même, tandis que les groupes impérialistes, avec leur antipathie modérée et secondaire pour les Juifs, ne parvinrent jamais à se rattacher aux luttes sociales importantes de leur temps.
Seconde caractéristique très significative des nouveaux partis antisémites: ils fondèrent immédiatement une organisation supranationale de tous les groupements antisémites d'Europe, en dépit des slogans nationalistes courants, à l'opposé desquels ils se situaient ouvertement. Cette préoccupation supranationale montrait bien que leur but n'était pas la conquête du pouvoir dans un seul pays, mais qu'ils avaient déjà prévu l'étape suivante, à savoir l'établissement d'un gouvernement intereuropéen "au-dessus de toutes les nations"."
"On a l'impression d'assister, face à l'Affaire [Dreyfus] et à ses principaux acteurs, à une gigantesque répétition générale d'une représentation qui fut retardée de plus de trente ans. Elle rassembla tous les motifs, politiques ou sociaux, ouverts ou cachés, qui avaient fait de la question juive l'un des problèmes dominants du XIXème siècle. Mais elle éclata trop tôt, et resta ainsi dans le cadre d'une idéologie typique du XIXème siècle ; cette dernière eut beau survivre à tous les gouvernements français et à toutes les crises politiques, elle ne s'adapta jamais tout à fait au contexte politique du XXème siècle. Lorsque, après la défaite de 1940, l'antisémitisme français connut sa grande heure avec le gouvernement de Vichy, il était définitivement devenu désuet et plutôt inutilisable pour de grands desseins politiques, ce que les auteurs allemands nazis ne manquèrent jamais de souligner. Il n'eut aucune influence sur la formation du nazisme et demeure plus significatif en lui-même qu'en tant que facteur historique actif de la catastrophe finale.
La raison principale de cette salutaire faiblesse est que les partis antisémites français, violents sur le plan national, n'avaient aucune ambition supranationale. Après tout, ils appartenaient à l'un des Etats-nations les plus anciens et les plus achevés d'Europe. Jamais les antisémites français n'essayèrent d'organiser un "parti au-dessus des partis", ni se s'emparer de l'Etat en tant que parti et dans le seul intérêt du parti. Les quelques tentatives de coup d'Etat que l'on peut porter au compte d'une alliance entre antisémites et officiers supérieurs échouèrent piteusement et sentaient manifestement la machination."
"Partout où les Juifs cessèrent d'avoir une condition inférieure d'un point de vue politique et civique, ils devinrent des parias sur le plan social."
"Encore imprégnés des idées du XVIIIème siècle, [les intellectuels juifs favorables à l'égalité juridique et sociale] appelaient de leurs vœux un pays où il n'y aurait ni chrétiens ni Juifs ; ils s'étaient consacrés à la science et aux arts et étaient profondément blessés de voir des gouvernements combler de privilèges et d'honneurs un banquier juif et condamner les intellectuels juifs à crever de faim. [...] Toute une génération de Juifs s'en trouva rejetée dès lors dans une âpre opposition à l'Etat et à la société. Les "nouveaux spécimens d'humanité", s'ils avaient un peu de fierté, devinrent tous des révoltés, et, comme les gouvernements les plus réactionnaires de l'époque étaient soutenus et financés par des banquiers juifs, leur révolte se tourna avec une violence particulière contre les représentants officiels du peuple juif. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les écrits antijuifs de Marx et de Börne: ils expriment le conflit entre Juifs riches et intellectuels juifs. [...] Les attaques de [Karl] Kraus contre les hommes d’affaires juifs d’une part, et contre le journalisme juif en tant que culte organisé de la célébrité d’autre part, étaient plus âpres encore que celles de ces prédécesseurs parce qu’il était beaucoup plus isolé dans un pays où n’existait aucune tradition révolutionnaire juive."
"Voici un homme [Benjamin Disraeli] qui était décidé à vendre son âme au diable, mais le diable n'en a pas voulu, et les dieux lui ont donné tout le bonheur de la terre."
"Jamais, lorsque la bourgeoisie essaya d'accéder à un rang social, elle ne put convaincre l'arrogante aristocratie, car elle pensait en termes d'individu. Il lui manquait cet élément essentiel de l'orgueil de caste, la fierté qui naît d'un privilège acquis sans effort ni mérite individuels, par la seule vertu de la naissance."
"La société du Second Empire avait toléré et même accueilli avec faveur certains Juifs anoblis et des exceptions individuelles, mais maintenant les Juifs en tant que tels étaient de plus en plus populaires. Dans un cas comme dans l'autre, la société ne revenait pas du tout sur un préjugé. Elle ne doutait pas un instant que les homosexuels fussent des "criminels" ou les Juifs des "traîtres" ; elle ne faisait que réviser son attitude envers le crime et la trahison. L'inconvénient de cette largeur d'esprit nouvelle n'était pas, bien sûr, que ces aristocrates ne fussent plus horrifiés par les invertis, mais qu'ils ne fussent plus horrifiés par le crime. Ils ne remettaient absolument pas en cause le jugement conventionnel. Le mal le mieux caché du XIXème siècle, son terrible ennui et sa lassitude générale, avait crevé comme un abcès. Les réprouvés et les parias que la société avait appelés à son secours n'étaient pas, quoi qu'ils fussent par ailleurs, tourmentés par l'ennui ; si nous en croyons Proust, ils étaient même les seuls, dans cette société fin de siècle, à être encore capable de passion."
"Toute société exige de ses membres une certaine part de comédie, la capacité de présenter, de représenter, de jouer ce qu'ils sont réellement. Quand la société éclate en clans, cette exigence persiste, non plus à l'égard de l'individu, mais à l'égard des membres des clans."
"Les membres d'un clan donné employaient entre eux un mystérieux langage de signes, comme s'ils avaient besoin d'un moyen étrange pour se reconnaître."
"Il y a des facteurs sociaux qui n'apparaissent pas dans l'histoire politique ou économique, qui sont cachés sous la surface des événements, qui échappent à l'attention de l'historien et que rapportent seuls les poètes et les romanciers."
"Jusqu'à nos jours, le terme antidreyfusard est resté synonyme d'antirépublicain, d'antidémocratique et d'antisémite. Il y a quelques années encore, il qualifiait aussi bien le monarchisme de l'Action française que le national-bolchevisme de Doriot ou le social-fascisme de Déat. Ce n'est pourtant pas à ces groupes fascistes, numériquement peu importants, qu'est due la chute de la IIIème République. La vérité, si paradoxale qu'elle paraisse, est qu'ils n'eurent jamais aussi peu d'influence qu'au moment de son effondrement. L'effondrement de la France est dû au fait qu'elle n'avait plus de vrais dreyfusards, plus personne qui crût pouvoir encore défendre ou réaliser la démocratie, la liberté, l'égalité et la justice dans un régime républicain. La République finit par tomber comme un fruit mûr dans la main de la vieille clique antidreyfusarde qui formait depuis toujours le noyau de l'armée, et cela à un moment où elle avait peu d'ennemis, mais presque pas d'amis. Le clan de Pétain n'était que très marginalement un produit du fascisme allemand, comme le montra son attachement à des formules vieilles de quarante ans."
"Les antisémites, qui se désignaient eux-mêmes comme des patriotes, introduisirent ce nouveau genre de sentiment national qui consiste avant tout à nier les tors des siens et à accabler en bloc tous les autres peuples."
"La populace est avant tout un groupe où se retrouvent les résidus de toutes les classes. C'est ce qui rend facile la confusion avec le peuple qui, lui aussi, comprend toutes les couches de la société. Mais tandis que le peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours l' "homme fort", le "grand chef". Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n'est pas représentée. [...] N'ayant ni place dans la société ni représentation politique, la populace se tourne nécessairement vers l'action extra-parlementaire. De plus, elle a tendance à croire que les forces réelles de la vie politique résident dans les mouvements et les influences occultes qui opèrent en coulisse."
-Hannah Arendt, L'Antisémitisme, première partie des Origines du Totalitarisme (1951). Gallimard, coll. Quarto, 2002.
"L'expansion en tant que but politique permanent et suprême est l'idée politique centrale de l'impérialisme. Parce qu'elle n'implique ni pillage ni, en cas de conquête, assimilation à long terme, c'est un concept entièrement neuf dans les annales de la pensée et de l'action politiques. La raison de cette surprenante originalité -surprenante parce que les concepts vraiment neufs sont très rares en politique- tient tout simplement à ce que ce concept n'a en réalité rien de politique, mais prend au contraire ses racines dans le domaine de la spéculation marchande, où l'expansion signifiait l'élargissement permanent de la production industrielle et des marchés économiques qui a caractérisé le XIXème siècle. [...]
L'impérialisme naquit lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de production capitaliste s'insurgea contre les limitations nationales imposées à son expansion économique. C'est par nécessité économique que la bourgeoisie s'est tournée vers la politique: en effet, comme elle refusait de renoncer au système capitaliste -dont la loi implique structurellement une croissance économique constante-, il lui fallut imposer cette loi à ses gouvernements et faire reconnaître l'expansion comme but final de la politique étrangère." (p.372-373)
"Partout où l'État-Nation s'est posé en conquérant, il a fait naître une conscience nationale et un désir de souveraineté chez les peuples conquis, ruinant par là toute tentative authentique de créer un empire. Ainsi la France incorpora-t-elle l'Algérie comme un département de la métropole sans pour autant imposer ses propres lois à une population arabe. Bien au contraire, elle continua à respecter la loi islamique et garantit à ses citoyens arabes un "statut particulier", créant un produit hybride totalement absurde, à savoir un territoire décrété français, juridiquement aussi français que le département de la Seine, mais dont les habitants n'étaient pas des citoyens français." (p.374)
"L'exemple irlandais prouve combien le Royaume-Uni était peu apte à élaborer une structure d'empire dans laquelle une multitude de peuples différents puissent vivre harmonieusement. La nation anglaise se révéla experte, non à pratiquer l'art des bâtisseurs d'empire romains, mais bien à suivre le modèle de la colonisation grecque. Au lieu de conquérir et de doter de leur propre loi des peuples étrangers, les colons anglais s'installèrent dans des territoires fraîchement conquis aux quatre coins du monde, tout en demeurant membres de la même nation britannique." (p.375)
"Impérialisme ne signifie pas construction d'un empire et expansion ne signifie pas conquête. [...]
A la différence des authentiques structures d'empires où les institutions de la métropole sont diversement intégrées dans l'empire, l'impérialisme présente cette caractéristique que les institutions nationales y demeurent distinctes de l'administration coloniale, tout en ayant le pouvoir d'exercer un contrôle sur celle-ci. En réalité, la motivation de cette séparation consistait en un curieux mélange d'arrogance et de respect: l'arrogance toute nouvelle des administrateurs allant affronter au loin des "populations arriérées", des "races inférieures", avait pour corrélat le respect suranné des hommes d'Etat qui, demeurés au pays, étaient fermement convaincus qu'aucune nation n'avait le droit d'imposer sa loi à un peuple étranger. L'arrogance était tout naturellement vouée à s'ériger en mode de gouvernement, tandis que le respect, qui demeurait, lui, totalement négatif, donc incapable d'engendrer le nouveau modèle nécessaire à des peuples appelés à vivre ensemble, ne parvenait qu'à contenir l'impitoyable et despotique administration impérialiste au moyens de décrets. C'est à cette salutaire modération exercée par les institutions nationales et leurs responsables politiques que nous devons les seuls bienfaits qu'il ait été donné aux peuples non européens, malgré tout, de tirer de la domination occidentale. Mais l'administration coloniale n'a jamais cessé de protester contre l'ingérence de la "majorité non avertie" -la nation- qui essayait de faire pression sur la "minorité avertie" -les administrateurs impérialistes- "dans la voie de l'imitation", autrement dit, dans la voie d'un gouvernement calqué sur les modèles de justice et de liberté en vigueur dans la métropole." (p.379-380)
"Qu'un mouvement d'expansion pour l'expansion se soit développé dans des États-nations qui étaient, plus que tout autre corps politique, définis par des frontières et des limitations à toute conquête possible, voilà bien un exemple de ces écarts apparemment absurdes entre cause et effet qui sont devenus la marque de l'histoire moderne. L'extrême confusion qui règne dans la terminologie historique moderne n'est qu'un sous-produit de ces disparités. En dressant des comparaisons avec les Empires de l'Antiquité, en confondant expansion et conquête, en négligeant la différence entre Commonwealth et Empire (que les historiens pré-impérialistes ont appelée différence entre plantations et possessions, ou colonies et dépendances, ou encore, un peu plus tard, entre colonialisme et impérialisme), autrement dit en négligeant la différence entre exportation de population (britannique) et exportation de capitaux (britannique), les historiens se sont efforcés de passer sous silence ce fait gênant: bon nombre des événements importants de l'histoire contemporaine font penser à des souris qui auraient accouché de montagnes.
Devant le spectacle d'une poignée de capitalistes parcourant le globe, tels des prédateurs à la recherche de nouvelles possibilités d'investissement, flattant la soif de profit chez les bien-trop-riches, et l'instinct de jeu chez les bien-trop-pauvres, les historiens contemporains voudraient revêtir l'impérialisme de l'antique de Rome ou d'Alexandre le Grand, grandeur qui rendrait la suite des événements humainement tolérable. Le fossé entre la cause et l'effet a été révélé par la fameuse -et malheureusement juste- observation selon laquelle l'Empire britannique avait été conquis dans un moment d'inadvertance [...]
L'impérialisme doit sa seule grandeur à la défaite qu'il a infligée à la nation. L'aspect tragique de cette timide opposition ne vient pas de ce que de nombreux représentants de la nation ait pu être achetés par les nouveaux hommes d'affaires impérialistes fussent convaincus que l'unique voie pour mener une politique mondiale résidait dans l'impérialisme. Comme les nations avaient toutes réellement besoin de comptoirs maritimes et d'accès aux matières premières, ils en vinrent à croire qu'annexe et expansion allait œuvrer dans le sens de la nation. Ils furent les premiers à commettre l'erreur de ne pas discerner la différence fondamentale entre les comptoirs commerciaux et maritimes jadis établis au nom du commerce et la nouvelle politique d'expansion. Ils croyaient Cecil Rhodes quand il disait de "prendre conscience que vous ne pouvez pas vivre d'entretenir un commerce avec le monde", "que votre commerce, c'est le monde, et que votre vie, c'est le monde, non l'Angleterre", et qu'en conséquence ils devaient "régler ces questions d'expansion et de mainmise sur le monde". Sans le vouloir, parfois même sans le savoir, ils devinrent les complices de la politique impérialiste, mais aussi les premiers à être blâmés et dénoncés pour leur "impérialisme". Tel fut le cas de Clemenceau qui, parce qu'il se sentait si désespérément inquiet pour l'avenir de la nation française, devint "impérialiste" dans l'espoir que les effectifs en provenance des colonies protégeraient les citoyens français contre des agresseurs." (p.380-392)
"L'expansion économique avait été déclenchée par une curieuse forme de crise économique, la surproduction de capitaux et l'apparition d'argent "superflu" résultant d'une épargne excessive qui ne parvenait plus à trouver d'investissement productif à l'intérieur des frontières nationales. Pour la première fois, ce ne fut pas l'investissement du pouvoir qui prépara la voie à l'investissement de l'argent, mais l'exportation du pouvoir qui suivit docilement le chemin de l'argent exporté, puisque des investissements incontrôlables réalisés dans les pays lointains menaçaient de transformer en joueurs de larges couches de la société, de changer l'économie capitaliste tout entière de système de production qu'elle était en système de spéculation financière, et de substituer aux profits tirés de la production des profits tirés des commissions. [...] Les divers gouvernements observaient avec méfiance la tendance de plus en plus marquée à transformer les affaires en question politique et à identifier les intérêts économiques d'un groupe relativement restreint les intérêts nationaux comme tels. Mais il semblait que la seule alternative à l'exportation du pouvoir fût le sacrifice délibéré d'une part importante de la richesse nationale. Seule l'expansion des instruments de violence de la nation pouvait rationaliser le mouvement d'investissement à l'étranger et réintégrer à l'intérieur du système économique de la nation les spéculations sauvages sur le capital superflu qui avaient conduit à risquer l'épargne à tout va. L'Etat élargit son pouvoir parce qu'entre des pertes supérieures à celles que le corps économique d'une nation était capable de supporter et des gains supérieurs à ceux dont pouvait rêver un peuple livré à lui-même, il ne pouvait choisir que la seconde solution." (p. 384 et p.386)
"Le pouvoir livré à lui-même ne saurait produire autre chose que davantage encore de pouvoir, et la violence exercé au nom du pouvoir (et non de la loi) devient un principe de destruction qui ne cessera que lorsqu'il n'y aura plus rien à violenter." (p.387-388)
"Alors qu'au temps de l'impérialisme modéré les administrateurs de ce pouvoir sans cesse grandissant ne cherchaient même pas à incorporer les territoires conquis et qu'ils préservaient les communautés politiques existantes de ces pays arriérés comme les vestiges désertés d'une vie révolue, leurs successeurs totalitaires se sont acharnés à dissoudre et à détruire toutes les structures politiquement stables, aussi bien les leurs que celles des autres peuples. L'exportation de la violence avait suffi à faire des serviteurs des maîtres, sans leur donner la prérogative du maître: la possibilité de créer du nouveau. La concentration monopolistique et l'immense accumulation de la violence dans la métropole firent de ses serviteurs les agents actifs de la destruction, jusqu'à ce que l'expansion totalitaire devint finalement une force de destruction dirigée contre les nations et les peuples.
Le pouvoir devint l'essence de l'action politique et le centre de la pensée politique lorsqu'il fut séparé de la communauté politique qu'il était supposé servir. Il est vrai que c'est un facteur économique qui avait tout déclenché. Mais ce qui en est résulté, à savoir l'avènement du pouvoir comme unique contenu de la politique, et de l'expansion comme son unique but, n'aurait sans doute pas rencontré une approbation aussi unanime, de même que la dissolution du corps politique de la nation n'aurait pas rencontré si peu d'opposition, si ces phénomènes n'avaient pas eux-mêmes répondu aussi parfaitement aux désirs cachés et aux secrètes convictions des classes économiquement et socialement dominantes. La bourgeoisie, que l'Etat-Nation et son propre désintérêt pour les affaires publiques avaient si longtemps tenue à l'écart du gouvernement, doit son émancipation politique à l'impérialisme.
L'impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique de la bourgeoisie bien plus que comme le stade ultime du capitalisme. On sait assez que, jusque-là, les classes possédantes n'avaient guère aspiré à gouverner, et qu'elles s'étaient accommodées de bon gré de n'importe quelle forme d'Etat pourvu que celui-ci garantît la protection des droits de la propriété. Pour elles, en effet, l'Etat n'avait jamais été qu'une police bien organisée. Cette fausse modestie avait néanmoins curieusement abouti à maintenir la classe bourgeoise tout entière en dehors du corps politique ; avant d'être les sujets d'un monarque ou citoyens d'une république, les membres de la bourgeoisie étaient essentiellement des personnes privées. Ce caractère privé, allié au souci primordial de s'enrichir, avait crée un ensemble de modèles de comportement qui s'expriment dans tous ces proverbes -"le succès sourit au succès"-, "la raison du plus fort est toujours la meilleure", "qui veut la fin veut les moyens", etc. -qui naissent fatalement de l'expérience d'une société de concurrence.
Quand, à l'ère de l'impérialisme, les hommes d'affaires devinrent des politiciens et qu'ils se virent acclamés au même titre que des hommes d'État, alors que les hommes d'État n'étaient pris au sérieux que s'ils parlaient le langage des hommes d'affaires couronnés par le succès et "pensaient en termes de continents", ces pratiques et ces procédés qui étaient ceux de particuliers se transformèrent peu à peu en règles et en principes applicables à la conduite des affaires publiques. Le fait marquant, à propos de ce processus de réévaluation qui a commencé à la fin du siècle dernier et se poursuit encore aujourd'hui, tient à ce qu'il est né avec la mise en pratique des convictions bourgeoises en matière de politique étrangère et ne s'est étendu que lentement à la politique intérieure. Par conséquent, les nations concernées furent à peine conscientes que l'imprudence qui avait toujours prévalu dans la vie privée, et contre laquelle le corps public avait toujours dû se protéger et protéger ses citoyens en tant qu'individus, allait être élevée au rang de principe politique officiellement consacré." (388-389)
"Il est significatif que les champions modernes du pouvoir s'accordent totalement avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais dériver le bien public des intérêts privés et qui, au nom du bien privé, conçut et esquissa l'idée d'une République qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir. Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes a exposé la seule théorie politique selon laquelle l'Etat ne se fonde pas sur une quelconque loi constitutive -que ce soit la loi divine, le loi naturelle, ou celle du contrat social- déterminant les droits et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que "l'intérêt privé est le même que l'intérêt public."
Il n'est pratiquement pas un seul modèle de la morale bourgeoise qui n'ait été anticipé par la magnificence hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non pas de l'Homme, mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée. "La Raison [...] n'est rien d'autre qu'un Calcul" ; "Sujet libre, libre Arbitre [sont] des mots [...] vides de sens ; c'est-à-dire Absurdes". Etre privé de raison, incapable de vérité, sans libre arbitre -c'est-à-dire incapable de responsabilité- l'homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon sa "valeur ou [sa] fortune [...] son prix ; c'est-à-dire la somme correspondant à l'usage de son pouvoir". Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société, l' "estime des autres" variant selon la loi de l'offre et de la demande.
Pour Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l'individu de fixer les prix et de moduler l'offre et la demande de manière qu'elles contribuent à son propre profit. L'individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue d'une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s'apercevra alors qu'il ne peut œuvrer et satisfaire son intérêt son l'appui d'une quelconque majorité. Par conséquent, si l'homme n'est réellement motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être la passion fondamentale de l'homme. C'est elle qui règle les relations entre individu et société, et toutes les autres ambitions, richesses, savoir et honneur, en découlent elles aussi. Dans la lutte pour le pouvoir comme pour leurs aptitudes innées au pouvoir, Hobbes souligne que tous les hommes sont égaux ; en effet, l'égalité des hommes entre eux se fonde sur le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. La ruse peut compenser la faiblesse. Leur égalité en tant que meurtrier en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le besoin d'avoir un Etat. La raison d'être de l'Etat est le besoin de sécurité éprouvé par l'individu, qui se sent menacé par tous ses semblables.
L'aspect crucial du portrait de l'homme tracé par Hobbes n'est pas du tout ce pessimisme réalité qui lui a valu tant d'éloges à une époque récente. Car si l'homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de fonder le moindre corps politique. Hobbes, en effet, ne parvient pas -et d'ailleurs ne cherche pas- à faire entrer nettement cette créature dans une communauté politique. L'Homme de Hobbes n'a aucun devoir de loyauté envers son pays si celui-ci est vaincu et il est pardonné pour toutes ses trahisons si jamais il est fait prisonnier. Ceux qui vivent à l'extérieur de la République (les esclaves, par exemple) n'ont pas davantage d'obligations envers leurs semblables, mais sont autorisés à en tuer autant qu'ils peuvent ; en revanche, "résister au Glaive de la République afin de porter secours à un autre homme, coupable ou innocent, aucun homme n'en a la Liberté", ce qui signifie qu'il n'y a ni solidarité ni responsabilité entre l'homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun qui peut être "quelque crime Capital, pour lequel chacun d'eux s'attend à mourir", dans ce cas, ils ont le droit de "résister au Glaive de la République", de "se rassembler, et de se secourir, et de se défendre l'un l'autre [...] Car ils ne font que défendre leurs vies". Ainsi, pour Hobbes, la solidarité dans n'importe quelle forme de communauté est une affaire temporaire et limitée ; elle ne modifie pas essentiellement le caractère solitaire et privé de l'individu (qui ne trouve "aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, lorsque aucun pouvoir ne réussit à les tenir tous en respect"), ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables. C'est comme si le portrait de l'homme tracé par Hobbes allait à l'encontre de son projet, qui consiste à fonder la République, et qu'il avançait à la place un modèle cohérent de comportements par le biais desquels toute communauté véritable peut être facilement détruite. D'où l'instabilité inhérente et avouée de la République de Hobbes qui, dans sa conception, inclut sa propre dissolution -"quand, à l'occasion d'une guerre (étrangère ou intestine) les ennemis emportent la Victoire finale [...] alors la République est dissoute et chaque homme se trouve libre de se protéger"-, instabilité d'autant plus frappante que le but primordial et répété de Hobbes était d'assurer un maximum de sécurité et de stabilité.
Ce serait commettre une grave injustice envers Hobbes et sa dignité de philosophe que de considérer son portrait de l'homme comme une tentative de réalisme psychologique ou de vérité philosophique. En fait, Hobbes ne s'intéresse ni à l'une ni à l'autre, son seul et unique souci étant la structure politique elle-même, et il décrit les aspects de l'homme selon les besoins du Léviathan. Au nom du raisonnement et de la persuasion, il présente son schéma politique comme s'il partait d'une analyse réaliste de l'homme, être qui "désire pouvoir après pouvoir", et comme s'il s'appuyait sur cette analyse pour concevoir un corps politique parfaitement adapté à cet animal assoiffé de pouvoir. Le véritable processus, c'est-à-dire le seul processus dans lequel son concept de l'homme ait un sens et dépasse la banalité manifeste d'une méchanceté humaine reconnue, est précisément à l'opposé.
Ce corps politique nouveau était conçu au profit de la nouvelle société bourgeoise telle qu'elle était apparue au cours du XVIIème siècle, et cette peinture de l'homme est une esquisse du type d'Homme nouveau qui s'accorderait avec elle. La République a pour fondement la délégation du pouvoir et non des droits. Elle acquiert le monopole de l'assassinat et offre en retour une garantie conditionnelle contre le risque d'être assassiné. La sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l'Etat (et qui n'est pas établie par l'homme en vertu de critères humains du bien et du mal). Et comme cette loi découle directement du pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l'individu qu'elle régit. En ce qui concerne la loi de l'Etat -à savoir le pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l'Etat-, il n'est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d'obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.
Privé de droits politique, l'individu, pour qui la vie publique et officielle se manifeste sous l'apparence de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu d'une participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables. Il ne peut désormais juger sa vie privée personnelle que par comparaison avec celle d'autrui, et ses relations avec ses semblables à l'intérieur de la société prennent la forme de la compétition. Une fois les affaires publiques réglées par l'Etat sous le couvert de la nécessité, les carrières sociales ou politiques des concurrents deviennent la proie du hasard. Dans une société d'individus, tous pourvus par la nature d'une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par l'Etat, seul le hasard peut décider des vainqueurs.
Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès ne sourient jamais sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société. La bonne fortune s'identifie à l'honneur, la mauvaise à la honte. En déléguant ses droits politiques à l'Etat, l'individu lui abandonne également ses responsabilités sociales: il demande à l'Etat de le soulager du fardeau que représentent les pauvres, exactement comme il demande à être protégé contre les criminels. La différence entre indigent et criminel disparaît -tous deux se tenant en dehors de la société. Ceux qui n'ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n'ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.
Hobbes libère tous les bannis de la société -ceux qui n'ont pas de succès, ceux qui n'ont pas de chance, les criminels- de toutes leurs obligations envers la société et envers l'Etat si ce dernier ne prend pas soin d'eux. Ils peuvent lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont invités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer, restaurant ainsi cette égalité naturelle que la société ne dissimule que par opportunisme. Hobbes prévoit et justifie l'organisation des déclassés sociaux en un gang de meurtriers comme une issue logique de la philosophie morale de la bourgeoisie.
Étant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur le pouvoir doit tomber en ruine dans le calme de l'ordre et de la stabilité ; sa complète sécurité révèle qu'elle est construite sur du sable. C'est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu'elle peut garantir le statu quo ; c'est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d'accumulation du pouvoir qu'elle peut demeurer stable. La République de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est issu. Pour justifier la nécessité d'accumuler le pouvoir, Hobbes s'appuie sur la théorie de l'état de nature, la "condition de guerre perpétuelle" de tous contre tous dans laquelle les divers États individuels demeurent encore les uns vis-à-vis des autres exactement comme l'étaient leurs sujets respectifs avant de se soumettre à l'autorité d'une République. Cet état permanent de guerre potentielle garantit à la République une espérance de permanence parce qu'il donne à l'Etat la possibilité d'accroître son pouvoir au dépens des autres Etats.
Ce serait une erreur de prendre à la légère la contradiction manifeste entre le plaidoyer de Hobbes pour la sécurité de l'individu et l'instabilité fondamentale de sa République. Là encore il s'efforce de convaincre, de faire appel à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu'ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d'une soumission absolue au pouvoir qui "en impose à tous", autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible -ce qui n'est pas exactement le sentiment caractéristique d'un homme en sécurité. Le véritable point de départ de Hobbes est une analyse extrêmement pénétrante des besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoise montante, chez qui la confiance fondamentale en un processus perpétuel d'accumulation des biens allait bientôt éliminer toute sécurité individuelle. Hobbes tirait les conclusions nécessaires des modèles de comportement social et économique quand il proposait ses changements révolutionnaires en matière de constitution politique. Il esquissait le seul corps politique possible capable de répondre aux besoins et aux intérêts d'une classe nouvelle. Ce qu'il donnait, au fond, c'était le portrait de l'homme tel qu'il allait devenir et tel qu'il allait devoir se comporter s'il voulait entrer dans le moule de la future société bourgeoise.
L'insistance de Hobbes à faire du pouvoir le moteur de toutes choses humaines et divines (même le règne de Dieu sur les hommes est "dérivé, non pas de la Création [...] mais de l'Irrésistible Pouvoir") découlait de la proposition théoriquement irréfutable selon laquelle une accumulation indéfinie de biens doit s'appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir. Le corollaire philosophique de l'instabilité essentielle d'une communauté fondée sur le pouvoir est l'image d'un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples, et finalement, de l'humanité entière. Le processus illimité d'accumulation du capital a besoin de la structure politique d' "un Pouvoir illimité", si illimité qu'il peut protéger la propriété croissante en augmentant sans cesse sa puissance. Compte tenu du dynamisme fondamental de la nouvelle classe sociale, il est parfaitement exact qu' "il ne saurait s'assurer du pouvoir et des moyens de vivre bien, dont il jouit présentement, sans en acquérir davantage". Cette conclusion ne perd rien de sa logique, même si, en trois cents ans, il ne s'est trouvé ni un roi pour "convertir cette Vérité de la Spéculation en l'Utilité de la pratique", ni une bourgeoisie dotée d'une conscience politique et d'une maturité économique suffisante pour adopter ouvertement la philosophie du pouvoir de Hobbes." (p.390-395)
-Hannah Arendt, L'Impérialisme, première partie des Origines du Totalitarisme (1951). Gallimard, coll. Quarto, 2002.
-Hannah Arendt.
"Je lis avec un plaisir intense ce bon vieux Kant, et ne me laisse troubler par rien d'autre. Cela me rend heureuse."
-Hannah Arendt, Lettre à Ludwig Greve, 20 juillet 1975. Cité dans Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt. Biographie, p.612.
"Le cadre que construit Hannah Arendt est à ce point formel qu'elle donne parfois l'impression de forcer le réel pour l'y faire entrer. L'histoire commence dès avant la naissance officielle de l'Etat-Nation: lorsque les "Juifs de cour" savent se rendre indispensables aux maisons princières et aux monarchies en assurant leurs transactions financières. Le moment décisif est toutefois la Révolution française, qui dessine le modèle de formation de l'Etat moderne, définit les principes qui doivent le régir et les transgresse presque aussitôt en faveur d'une partie des Juifs. Si tant est que l'échec de la monarchie a été son incapacité à trouver une classe capable de remplacer la noblesse, l'Etat-Nation surgit comme l'unique structure politique susceptible de s'élever au-dessus des groupes sociaux et de représenter l'intérêt général. Dans cette perspective, il lui est nécessaire de garantir sa légitimité en affirmant une égalité des citoyens qui requiert elle-même l'abolition des privilèges. Reste que d'un autre point de vue, il a tout autant besoin pour s'affermir de la mobilisation des capitaux nécessaires au développement d'activités économiques étatiques. C'est précisément là que surgit une sorte de rencontre providentielle entre l'Etat-Nation et les Juifs. Le premier trouve dans un groupe aux contours plus larges que les anciens "Juifs de cour" des hommes d'affaires qui ont une longue expérience du prêt, auquel répugne le reste de la population. Quant aux seconds, ils découvrent un moyen de compenser l'érosion des valeurs traditionnelles qui les unifiaient. Cette alliance se noue toutefois d'une manière parfaitement ambigüe. Pour être fidèles à leur principe, les gouvernements doivent effacer au plus vite les inégalités héritées de l'ordre ancien. Mais leur intérêt commande en même temps d'accorder et d'étendre des privilèges en faveur de ceux sans qui l'industrie et le commerce seraient entravées. D'où la naissance d'une structure longtemps efficace comme conjonction de bénéfices, mais lourde de menaces à plus ou moins long terme: les Juifs se voient accorder l'égalité comme citoyens et des avantages en tant qu'acteurs économiques ; leur assimilation juridique se paie d'une séparation sociale.
Les héros de cette histoire où la gloire, le déclin et la destruction des deux partenaires auront partie liée sont les banquiers juifs. Dans un cycle qui s'était ouvert vers le début du XVIIIème siècle et qui s'achèvera entre les deux guerres mondiales, leur apogée, leur effacement et leur disparition sont intimement liés à ceux de l'Etat-nation. L'âge d'or est relativement bref: le moment où ils ont presque le monopole de la garantie des activités économiques de l'Etat, bénéficiant de ce fait à la fois de l'égalité et de privilèges. Mais la faillite est plus rapide encore, dans la mesure où elle se confond avec l'avènement d'un impérialisme qui procède d'un surplus de capital largement obtenu par leurs soins et qui néanmoins les rend superflus, en même temps qu'il fait éclater les cadres étroits de l'Etat-nation. Un instant, les Juifs pourront encore préserver un pouvoir largement entamé grâce aux réseaux qu'ils tissent à travers l'Europe : dans une époque où l'on croit encore à l'équilibre des puissances, ils forment une société transnationale qui maintient des liens diplomatiques durant les guerres ; aussi longtemps du moins que celles-ci conservent la forme classique d'un conflit où l'on cherche à préserver les chances d'une paix. L'âge du totalitarisme commence précisément au moment où se détruit une forme de solidarité européenne qui avait survécu aux guerres: lorsque celles-ci en viennent à viser l'anéantissement total de l'ennemi ; quand il devient question de conquête planétaire. Désormais, non seulement les Juifs cessent d'être des médiateurs potentiels de compromis futurs, mais ils sont au premier rang de ce que veulent détruire les nouveaux régimes: une solidarité des nations européennes dont ils offrent le symbole. En l'affaire, ils ne sont donc pas aux yeux d'Arendt d'éternels boucs émissaires une fois encore objet de la haine des nations, mais les victimes désignées d'une histoire dont ils ont été l'un des agents. L'Etat-nation triomphant les avait consacrés dans un rôle économique ouvert et une influence politique discrète. L'impérialisme était venu marginaliser leur fortune et affaiblir leurs alliés. Au sein d'une Europe désunie et prête à l'effondrement, leur cosmopolitisme inquiète, une richesse devenue inutile les voue à la vindicte universelle, tandis que privés de pouvoir ils suscitent le mépris."
-Pierre Bouretz, Introduction aux Origines du Totalitarisme.
"Tout au long du XIXème siècle, les sentiments antijuifs étaient très largement répandus dans les classes cultivés d'Europe, l'antisémitisme en tant qu'idéologie reste, à de rares exceptions près, l'apanage d'excentriques en général et de quelques fous en particulier."
"Comprendre [...] ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à partir de précédents ce qui est sans précédent ; ce n'est pas expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s'en trouve supprimé."
-Hannah Arendt, préface à L'Antisémitisme, première partie des Origines du Totalitarisme.
"On ne peut pas expliquer de manière satisfaisante par une seule raison ou une seule cause des tendances générales, telle que la coïncidence du déclin de l'Etat-nation avec le développement de l'antisémitisme."
"Étudiant les causes de la haine violente des masses françaises pour l'aristocratie au moment où éclate la Révolution, une haine qui fit dire à Burke que la Révolution était davantage dirigée contre la "condition de gentilhomme" que contre l'institution monarchique, Tocqueville montre que le peuple français haïssait les aristocrates près de perdre leur pouvoir plus qu'il ne les avait jamais haïs auparavant, précisément parce que la perte rapide de leur pouvoir ne s'accompagnait pas d'un déclin équivalent de leur fortune. Aussi longtemps que l'aristocratie détint de grands pouvoirs en matière de juridiction, elle fut non seulement tolérée, mais respectée. Quand les nobles perdirent leurs privilèges, et en particulier le privilège d'exploiter et d'opprimer, le peuple vit en eux des parasites, sans aucune fonction réelle dans le gouvernement du pays. En d'autres termes, l'oppression et l'exploitation ne sont jamais en tant que telles le véritable motif du ressentiment ; la richesse sans fonction apparente est beaucoup plus intolérable parce que personne ne comprend pourquoi on devrait la tolérer.
De la même façon, l'antisémitisme atteignit son point culminant au moment où les Juifs avaient perdu leurs fonctions publiques et leur influence, et ne conservaient plus que leur richesse. Lorsque Hitler accéda au pouvoir, les Juifs avaient perdu presque tous les postes clés qu'ils avaient détenus pendant plus de cent ans dans les banques allemandes. [...]
Il en est de même pour presque tous les pays d'Europe occidentale. L'affaire Dreyfus explosa non pas sous le Second Empire, au moment où les Juifs français étaient à l'apogée de leur prospérité et de leur influence, mais sous la IIIème République, alors que les Juifs avaient presque disparu des postes importants, bien qu'ils eussent encore un rôle important sur la scène politique. [...]
La persécution de groupes sans pouvoir, ou en train de perdre leur pouvoir, n'est sans doute pas un spectacle agréable à contempler, mais la bassesse humaine n'est pas ici seule en cause. Si les obéissent au pouvoir réel ou le tolèrent et si, en revanche, ils haïssent les personnes qui possèdent la richesse sans le pouvoir, c'est qu'il existe un instant rationnel qui permet de pressentir que le pouvoir occupe une certaine fonction et possède une utilité générale. Même l'exploitation et l'oppression servent à faire fonctionner la société et à y établir un certain ordre. Mais la richesse sans pouvoir et une réserve hautaine sans influence politique sont ressenties comme des privilèges de parasites, inutiles et intolérables, parce qu'alors les relations qui lient les hommes entre eux n'existent plus. [...]
Ce déclin, à lui seul, n'explique pas plus les faits que la simple perte de pouvoir de l'aristocratie n'explique la Révolution française. Il faut simplement être conscient de ces lois générales pour réfuter les arguments du sens commun qui nous poussent à croire qu'une haine violente ou une révolte soudaine sont toujours une réaction contre un pouvoir immense et des abus manifestes, et que, par conséquent, la haine déchaînée systématiquement contre les Juifs est forcément une réaction contre leur influence et leur puissance."
"En considération de la catastrophe finale qui a mené les Juifs si près de la disparition totale, la thèse d'un éternel antisémitisme est devenue plus dangereuse que jamais. Elle tend aujourd'hui à absoudre les ennemis jurés des Juifs de crimes si énormes qu'on les croyait impossibles. Loin d'être une mystérieuse garantie de la survie du peuple juif, l'antisémitisme s'est révélé contenir clairement la menace de son extermination. Pourtant, cette explication de l'antisémitisme, comme la théorie du bouc émissaire, a survécu au démenti infligé par la réalité. Avec des arguments différents, mais autant de persistance, elle met en lumière cette innocence parfaite, inhumaine, qui constitue la caractéristique saisissante des victimes de la terreur moderne ; elle reçoit donc, apparemment, une confirmation dans les faits. Mieux que la théorie du bouc émissaire, elle donne une réponse à l'embarrassante question: pourquoi, de tous les peuples de la terre, les Juifs ? La réponse: l'éternelle hostilité, appelle par ailleurs d'autres questions.
Il est remarquable que les deux seules doctrines qui tentent au moins d'expliquer la signification politique du mouvement antisémite démentent toute responsabilité spécifique de la part des Juifs et refusent toute discussion du problème en termes spécifiquement historiques."
"L'historien des temps modernes doit se montrer particulièrement prudent devant les idées généralement acceptées qui prétendent expliquer des courants entiers de l'histoire: le siècle dernier a produit nombre de ces idéologies qui se veulent des clés de l'histoire, et qui ne sont en fait qu'autant de tentatives désespérées de refuser toute responsabilité."
"Dans sa lutte célèbre contre les sophistes, Platon découvrit que leur 'art universel d'enchanter l'esprit par des arguments" (Phèdre, 261) n'avait rien à voir avec la vérité, mais avait pour but les opinions, changeantes par leur nature même, et valides uniquement "quand un accord se fait et aussi longtemps qu'il dure" (Théétète, 172). Il découvrit aussi l'instabilité de la vérité dans le monde, car "c'est des opinions que procède la persuasion, mais non point de la vérité" (Phèdre, 260). La différence la plus frappante entre les sophistes antiques et les sophistes modernes est que les anciens se contentaient d'une victoire fugitive dans la discussion, aux dépends de la vérité, tandis que les modernes veulent une victoire plus durable, aux dépends de la réalité. En d'autres termes, les premiers détruisaient la dignité de la pensée humaine, tandis que les seconds détruisent la dignité de l'action humaine."
"La constance avec laquelle les Juifs ont négligé les possibilités que leur offraient l'entreprise capitaliste ordinaire et les affaires a de quoi surprendre. Néanmoins, sans les intérêts et les pratiques des gouvernements, les Juifs n'auraient sans doute pas pu conserver leur identité de groupe.
A la différence de tous les autres groupes, les Juifs se virent assigner une place et une identité par le corps politique. Mais puisque ce corps politique ne reposait pas sur un ordre social correspondant, les Juifs se trouvaient, socialement parlant, situés dans le vide. D'un point de vue social, leur inégalité n'était pas une inégalité inhérente au système des classes ; elle tenait principalement à leur relation particulière avec l'Etat. Dans la société, le fait d'être né juif pouvait constituer un privilège -la protection particulière du gouvernement-, ou une tare, -la privation de certains droits et de certaines possibilités, refusés aux Juifs dans le but d'empêcher leur assimilation."
"La France est le seul pays où l'on expérimenta sérieusement le mercantilisme, avec pour résultat des manufactures prospères crées très tôt sur l'intervention de l'Etat. Le pays ne s'en est jamais vraiment remis. Lorsque vint l'âge de la libre entreprise, la bourgeoisie française se montra réticente face aux investissements non protégés. En revanche, l'administration, née elle aussi du mercantilisme, lui survécut. Bien que celle-ci ait perdu toutes ses fonctions productives, elle reste aujourd'hui encore plus caractéristique nationalement, et plus gênante pour son redressement, que la bourgeoise."
"Dès le XVIIIème siècle, partout où des groupes juifs devinrent assez riches pour être utiles à l'Etat, ils obtinrent des privilèges collectifs et se trouvèrent ainsi isolés, en tant que groupe, de leurs coreligionnaires moins riches, donc moins utiles, même à l'intérieur d'un même pays. [...] Les Juifs de Bordeaux et de Bayonne obtinrent l'égalité des droits bien avant la Révolution française ; ils furent mêmes invités à présenter leurs doléances et leurs suggestions, au même titre que les autres états, au moment de la convocation des Etats généraux, en 1787."
"Diderot, le seul des philosophes français du XVIIIème siècle qui ne fut pas hostile aux Juifs [...] reconnut en eux un lien utile entre les Européens de différentes nationalités [...] Friedrich Nietzsche [...] dégouté par le Reich de Bismarck, forgea le mot de "bon Européen" qui lui permit d'évaluer correctement le rôle des Juifs dans l'histoire européenne, sans tomber dans le piège d'un philosémitisme facile ou d'un paternalisme soi-disant progressiste."
"Depuis plus de cent ans, l'antisémitisme s'était lentement et progressivement infiltré dans presque toutes les couches sociales de presque tous les pays d'Europe, jusqu'au jour où il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité des l'opinion. La loi de ce processus était simple: chaque classe de la société qui, à un moment où un autre, entrait en conflit avec l'Etat en tant que tel devenait antisémite parce que les Juifs étaient le seul groupe social qui semblât représenter l'Etat. Et la seule classe qui se révéla à peu près imperméable à la propagande antisémite fut la classe ouvrière qui, absorbée dans la lutte des classe et interprétant l'histoire à la lumière du marxisme, n'entra jamais en conflit direct avec l'Etat, mais seulement avec une autre classe sociale, la bourgeoisie. Or les Juifs ne représentaient certainement pas la bourgeoisie, et n'en constituèrent jamais une partie importante."
"Chez les Juifs comme dans les familles de la noblesse, l'individu était considéré avant tout comme un membre de la famille ; ses devoirs étaient d'abord fixés par la famille, qui transcendait la vie et l'importance de l'individu. Les uns comme les autres étaient intereuropéens et a-nationaux. Chacun de ces deux groupes était à même de comprendre comment vivait l'autre et pourquoi l'attachement à la nation ne venait qu'après l'attachement à la famille, dont les membres étaient le plus souvent dispersé dans toute l'Europe. Enfin, ils avaient en commun cette idée que le présent n'est qu'un maillon insignifiant dans la chaîne des générations passées et à venir. Les auteurs antisémites libéraux ne manquèrent pas de signaler cette curieuse analogie de principes. Ils en conclurent que, pour se débarrasser de la noblesse, peut-être fallait-il d'abord se débarrasser des Juifs, non pas à cause des relations financières qui existaient entre eux, mais parce que tous deux apparaissaient comme un obstacle au développement de cette "personnalité innée" et de cette idéologie du respect de soi, armes des classes moyennes libérales dans leur lutte contre les idées de naissance, de famille et d'héritage.
Malgré tout ce qui la rapprochait des Juifs, l'aristocratie fut la première à se lancer dans l'antisémitisme politique. Le fait n'en est que plus notable. Les liens économiques et les relations sociales ne comptaient plus dès qu'il s'agissait pour elle d'attaquer ouvertement l'Etat-nation égalitaire. Socialement, l'attaque dirigée contre l'Etat identifiait les Juifs au gouvernement. [...]
Après le congrès de Vienne, pendant les longues décennies de réaction et de paix dominées par la Sante-Alliance, la noblesse prussienne avait retrouvé beaucoup plus de son influence sur l'Etat et devint même pour un temps plus puissante qu'au XVIIIème siècle ; son antisémitisme fit aussitôt place à une discrimination discrète sans autre portée politique."
"Les Juifs riches voulaient dominer l'ensemble de la communauté juive et la tenir à l'écart de la société non juive ; ils y parvinrent. L'Etat pouvait pratiquer une politique de bienveillance envers les Juifs riches en même tant qu'une discrimination juridique dirigée contre l'intelligentsia et une ségrégation sociale renforcée, qui trouvait son expression dans la théorie conservatrice de l'essence chrétienne de l'Etat."
"L'antisémitisme moderne commence partout à se manifester dans le dernier tiers du XIXème siècle."
"Friedrich Engels a fait remarquer un jour que les protagonistes de l'antisémitisme de son époque étaient les aristocrates, la populace petite-bourgeoise déchaînée jouant le rôle du chœur. On peut en dire autant, outre l'Allemagne, des chrétiens-sociaux d'Autriche et des antidreyfusards français. Dans chaque cas, l'aristocratie menait une ultime lutte désespérée et cherchait à s'allier aux forces conservatrices des Églises: l'Église catholique en Autriche et en France, l'Église protestante en Allemagne, sous prétexte de combattre le libéralisme avec les armes du christianisme. La populace ne servait qu'à amplifier ses clameurs et à renforcer sa position. Manifestement, l'aristocratie ne voulait pas, et ne pouvait pas organiser cette populace ; elle était prête à l'abandonner aussitôt son but atteint. Cependant elle découvrit que les slogans antisémites possédaient un extraordinaire pouvoir mobilisateur auprès de larges couches de population."
"L'antisémitisme était déjà un instrument destiné à liquider, non pas simplement les Juifs, mais aussi le corps-politique de l'Etat-nation.
La revendication de ces partis antisémites coïncida, et ce n'est pas un hasard, avec les débuts de l'impérialisme. [...] Les antisémites pouvaient prétendre combattre les Juifs exactement comme les ouvriers combattaient la bourgeoisie. Ils avaient ceci pour eux qu'en attaquant les Juifs, force secrète supposée à l'œuvre dans l'ombre des gouvernements, ils pouvaient attaquer ouvertement l'Etat lui-même, tandis que les groupes impérialistes, avec leur antipathie modérée et secondaire pour les Juifs, ne parvinrent jamais à se rattacher aux luttes sociales importantes de leur temps.
Seconde caractéristique très significative des nouveaux partis antisémites: ils fondèrent immédiatement une organisation supranationale de tous les groupements antisémites d'Europe, en dépit des slogans nationalistes courants, à l'opposé desquels ils se situaient ouvertement. Cette préoccupation supranationale montrait bien que leur but n'était pas la conquête du pouvoir dans un seul pays, mais qu'ils avaient déjà prévu l'étape suivante, à savoir l'établissement d'un gouvernement intereuropéen "au-dessus de toutes les nations"."
"On a l'impression d'assister, face à l'Affaire [Dreyfus] et à ses principaux acteurs, à une gigantesque répétition générale d'une représentation qui fut retardée de plus de trente ans. Elle rassembla tous les motifs, politiques ou sociaux, ouverts ou cachés, qui avaient fait de la question juive l'un des problèmes dominants du XIXème siècle. Mais elle éclata trop tôt, et resta ainsi dans le cadre d'une idéologie typique du XIXème siècle ; cette dernière eut beau survivre à tous les gouvernements français et à toutes les crises politiques, elle ne s'adapta jamais tout à fait au contexte politique du XXème siècle. Lorsque, après la défaite de 1940, l'antisémitisme français connut sa grande heure avec le gouvernement de Vichy, il était définitivement devenu désuet et plutôt inutilisable pour de grands desseins politiques, ce que les auteurs allemands nazis ne manquèrent jamais de souligner. Il n'eut aucune influence sur la formation du nazisme et demeure plus significatif en lui-même qu'en tant que facteur historique actif de la catastrophe finale.
La raison principale de cette salutaire faiblesse est que les partis antisémites français, violents sur le plan national, n'avaient aucune ambition supranationale. Après tout, ils appartenaient à l'un des Etats-nations les plus anciens et les plus achevés d'Europe. Jamais les antisémites français n'essayèrent d'organiser un "parti au-dessus des partis", ni se s'emparer de l'Etat en tant que parti et dans le seul intérêt du parti. Les quelques tentatives de coup d'Etat que l'on peut porter au compte d'une alliance entre antisémites et officiers supérieurs échouèrent piteusement et sentaient manifestement la machination."
"Partout où les Juifs cessèrent d'avoir une condition inférieure d'un point de vue politique et civique, ils devinrent des parias sur le plan social."
"Encore imprégnés des idées du XVIIIème siècle, [les intellectuels juifs favorables à l'égalité juridique et sociale] appelaient de leurs vœux un pays où il n'y aurait ni chrétiens ni Juifs ; ils s'étaient consacrés à la science et aux arts et étaient profondément blessés de voir des gouvernements combler de privilèges et d'honneurs un banquier juif et condamner les intellectuels juifs à crever de faim. [...] Toute une génération de Juifs s'en trouva rejetée dès lors dans une âpre opposition à l'Etat et à la société. Les "nouveaux spécimens d'humanité", s'ils avaient un peu de fierté, devinrent tous des révoltés, et, comme les gouvernements les plus réactionnaires de l'époque étaient soutenus et financés par des banquiers juifs, leur révolte se tourna avec une violence particulière contre les représentants officiels du peuple juif. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les écrits antijuifs de Marx et de Börne: ils expriment le conflit entre Juifs riches et intellectuels juifs. [...] Les attaques de [Karl] Kraus contre les hommes d’affaires juifs d’une part, et contre le journalisme juif en tant que culte organisé de la célébrité d’autre part, étaient plus âpres encore que celles de ces prédécesseurs parce qu’il était beaucoup plus isolé dans un pays où n’existait aucune tradition révolutionnaire juive."
"Voici un homme [Benjamin Disraeli] qui était décidé à vendre son âme au diable, mais le diable n'en a pas voulu, et les dieux lui ont donné tout le bonheur de la terre."
"Jamais, lorsque la bourgeoisie essaya d'accéder à un rang social, elle ne put convaincre l'arrogante aristocratie, car elle pensait en termes d'individu. Il lui manquait cet élément essentiel de l'orgueil de caste, la fierté qui naît d'un privilège acquis sans effort ni mérite individuels, par la seule vertu de la naissance."
"La société du Second Empire avait toléré et même accueilli avec faveur certains Juifs anoblis et des exceptions individuelles, mais maintenant les Juifs en tant que tels étaient de plus en plus populaires. Dans un cas comme dans l'autre, la société ne revenait pas du tout sur un préjugé. Elle ne doutait pas un instant que les homosexuels fussent des "criminels" ou les Juifs des "traîtres" ; elle ne faisait que réviser son attitude envers le crime et la trahison. L'inconvénient de cette largeur d'esprit nouvelle n'était pas, bien sûr, que ces aristocrates ne fussent plus horrifiés par les invertis, mais qu'ils ne fussent plus horrifiés par le crime. Ils ne remettaient absolument pas en cause le jugement conventionnel. Le mal le mieux caché du XIXème siècle, son terrible ennui et sa lassitude générale, avait crevé comme un abcès. Les réprouvés et les parias que la société avait appelés à son secours n'étaient pas, quoi qu'ils fussent par ailleurs, tourmentés par l'ennui ; si nous en croyons Proust, ils étaient même les seuls, dans cette société fin de siècle, à être encore capable de passion."
"Toute société exige de ses membres une certaine part de comédie, la capacité de présenter, de représenter, de jouer ce qu'ils sont réellement. Quand la société éclate en clans, cette exigence persiste, non plus à l'égard de l'individu, mais à l'égard des membres des clans."
"Les membres d'un clan donné employaient entre eux un mystérieux langage de signes, comme s'ils avaient besoin d'un moyen étrange pour se reconnaître."
"Il y a des facteurs sociaux qui n'apparaissent pas dans l'histoire politique ou économique, qui sont cachés sous la surface des événements, qui échappent à l'attention de l'historien et que rapportent seuls les poètes et les romanciers."
"Jusqu'à nos jours, le terme antidreyfusard est resté synonyme d'antirépublicain, d'antidémocratique et d'antisémite. Il y a quelques années encore, il qualifiait aussi bien le monarchisme de l'Action française que le national-bolchevisme de Doriot ou le social-fascisme de Déat. Ce n'est pourtant pas à ces groupes fascistes, numériquement peu importants, qu'est due la chute de la IIIème République. La vérité, si paradoxale qu'elle paraisse, est qu'ils n'eurent jamais aussi peu d'influence qu'au moment de son effondrement. L'effondrement de la France est dû au fait qu'elle n'avait plus de vrais dreyfusards, plus personne qui crût pouvoir encore défendre ou réaliser la démocratie, la liberté, l'égalité et la justice dans un régime républicain. La République finit par tomber comme un fruit mûr dans la main de la vieille clique antidreyfusarde qui formait depuis toujours le noyau de l'armée, et cela à un moment où elle avait peu d'ennemis, mais presque pas d'amis. Le clan de Pétain n'était que très marginalement un produit du fascisme allemand, comme le montra son attachement à des formules vieilles de quarante ans."
"Les antisémites, qui se désignaient eux-mêmes comme des patriotes, introduisirent ce nouveau genre de sentiment national qui consiste avant tout à nier les tors des siens et à accabler en bloc tous les autres peuples."
"La populace est avant tout un groupe où se retrouvent les résidus de toutes les classes. C'est ce qui rend facile la confusion avec le peuple qui, lui aussi, comprend toutes les couches de la société. Mais tandis que le peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours l' "homme fort", le "grand chef". Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n'est pas représentée. [...] N'ayant ni place dans la société ni représentation politique, la populace se tourne nécessairement vers l'action extra-parlementaire. De plus, elle a tendance à croire que les forces réelles de la vie politique résident dans les mouvements et les influences occultes qui opèrent en coulisse."
-Hannah Arendt, L'Antisémitisme, première partie des Origines du Totalitarisme (1951). Gallimard, coll. Quarto, 2002.
"L'expansion en tant que but politique permanent et suprême est l'idée politique centrale de l'impérialisme. Parce qu'elle n'implique ni pillage ni, en cas de conquête, assimilation à long terme, c'est un concept entièrement neuf dans les annales de la pensée et de l'action politiques. La raison de cette surprenante originalité -surprenante parce que les concepts vraiment neufs sont très rares en politique- tient tout simplement à ce que ce concept n'a en réalité rien de politique, mais prend au contraire ses racines dans le domaine de la spéculation marchande, où l'expansion signifiait l'élargissement permanent de la production industrielle et des marchés économiques qui a caractérisé le XIXème siècle. [...]
L'impérialisme naquit lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de production capitaliste s'insurgea contre les limitations nationales imposées à son expansion économique. C'est par nécessité économique que la bourgeoisie s'est tournée vers la politique: en effet, comme elle refusait de renoncer au système capitaliste -dont la loi implique structurellement une croissance économique constante-, il lui fallut imposer cette loi à ses gouvernements et faire reconnaître l'expansion comme but final de la politique étrangère." (p.372-373)
"Partout où l'État-Nation s'est posé en conquérant, il a fait naître une conscience nationale et un désir de souveraineté chez les peuples conquis, ruinant par là toute tentative authentique de créer un empire. Ainsi la France incorpora-t-elle l'Algérie comme un département de la métropole sans pour autant imposer ses propres lois à une population arabe. Bien au contraire, elle continua à respecter la loi islamique et garantit à ses citoyens arabes un "statut particulier", créant un produit hybride totalement absurde, à savoir un territoire décrété français, juridiquement aussi français que le département de la Seine, mais dont les habitants n'étaient pas des citoyens français." (p.374)
"L'exemple irlandais prouve combien le Royaume-Uni était peu apte à élaborer une structure d'empire dans laquelle une multitude de peuples différents puissent vivre harmonieusement. La nation anglaise se révéla experte, non à pratiquer l'art des bâtisseurs d'empire romains, mais bien à suivre le modèle de la colonisation grecque. Au lieu de conquérir et de doter de leur propre loi des peuples étrangers, les colons anglais s'installèrent dans des territoires fraîchement conquis aux quatre coins du monde, tout en demeurant membres de la même nation britannique." (p.375)
"Impérialisme ne signifie pas construction d'un empire et expansion ne signifie pas conquête. [...]
A la différence des authentiques structures d'empires où les institutions de la métropole sont diversement intégrées dans l'empire, l'impérialisme présente cette caractéristique que les institutions nationales y demeurent distinctes de l'administration coloniale, tout en ayant le pouvoir d'exercer un contrôle sur celle-ci. En réalité, la motivation de cette séparation consistait en un curieux mélange d'arrogance et de respect: l'arrogance toute nouvelle des administrateurs allant affronter au loin des "populations arriérées", des "races inférieures", avait pour corrélat le respect suranné des hommes d'Etat qui, demeurés au pays, étaient fermement convaincus qu'aucune nation n'avait le droit d'imposer sa loi à un peuple étranger. L'arrogance était tout naturellement vouée à s'ériger en mode de gouvernement, tandis que le respect, qui demeurait, lui, totalement négatif, donc incapable d'engendrer le nouveau modèle nécessaire à des peuples appelés à vivre ensemble, ne parvenait qu'à contenir l'impitoyable et despotique administration impérialiste au moyens de décrets. C'est à cette salutaire modération exercée par les institutions nationales et leurs responsables politiques que nous devons les seuls bienfaits qu'il ait été donné aux peuples non européens, malgré tout, de tirer de la domination occidentale. Mais l'administration coloniale n'a jamais cessé de protester contre l'ingérence de la "majorité non avertie" -la nation- qui essayait de faire pression sur la "minorité avertie" -les administrateurs impérialistes- "dans la voie de l'imitation", autrement dit, dans la voie d'un gouvernement calqué sur les modèles de justice et de liberté en vigueur dans la métropole." (p.379-380)
"Qu'un mouvement d'expansion pour l'expansion se soit développé dans des États-nations qui étaient, plus que tout autre corps politique, définis par des frontières et des limitations à toute conquête possible, voilà bien un exemple de ces écarts apparemment absurdes entre cause et effet qui sont devenus la marque de l'histoire moderne. L'extrême confusion qui règne dans la terminologie historique moderne n'est qu'un sous-produit de ces disparités. En dressant des comparaisons avec les Empires de l'Antiquité, en confondant expansion et conquête, en négligeant la différence entre Commonwealth et Empire (que les historiens pré-impérialistes ont appelée différence entre plantations et possessions, ou colonies et dépendances, ou encore, un peu plus tard, entre colonialisme et impérialisme), autrement dit en négligeant la différence entre exportation de population (britannique) et exportation de capitaux (britannique), les historiens se sont efforcés de passer sous silence ce fait gênant: bon nombre des événements importants de l'histoire contemporaine font penser à des souris qui auraient accouché de montagnes.
Devant le spectacle d'une poignée de capitalistes parcourant le globe, tels des prédateurs à la recherche de nouvelles possibilités d'investissement, flattant la soif de profit chez les bien-trop-riches, et l'instinct de jeu chez les bien-trop-pauvres, les historiens contemporains voudraient revêtir l'impérialisme de l'antique de Rome ou d'Alexandre le Grand, grandeur qui rendrait la suite des événements humainement tolérable. Le fossé entre la cause et l'effet a été révélé par la fameuse -et malheureusement juste- observation selon laquelle l'Empire britannique avait été conquis dans un moment d'inadvertance [...]
L'impérialisme doit sa seule grandeur à la défaite qu'il a infligée à la nation. L'aspect tragique de cette timide opposition ne vient pas de ce que de nombreux représentants de la nation ait pu être achetés par les nouveaux hommes d'affaires impérialistes fussent convaincus que l'unique voie pour mener une politique mondiale résidait dans l'impérialisme. Comme les nations avaient toutes réellement besoin de comptoirs maritimes et d'accès aux matières premières, ils en vinrent à croire qu'annexe et expansion allait œuvrer dans le sens de la nation. Ils furent les premiers à commettre l'erreur de ne pas discerner la différence fondamentale entre les comptoirs commerciaux et maritimes jadis établis au nom du commerce et la nouvelle politique d'expansion. Ils croyaient Cecil Rhodes quand il disait de "prendre conscience que vous ne pouvez pas vivre d'entretenir un commerce avec le monde", "que votre commerce, c'est le monde, et que votre vie, c'est le monde, non l'Angleterre", et qu'en conséquence ils devaient "régler ces questions d'expansion et de mainmise sur le monde". Sans le vouloir, parfois même sans le savoir, ils devinrent les complices de la politique impérialiste, mais aussi les premiers à être blâmés et dénoncés pour leur "impérialisme". Tel fut le cas de Clemenceau qui, parce qu'il se sentait si désespérément inquiet pour l'avenir de la nation française, devint "impérialiste" dans l'espoir que les effectifs en provenance des colonies protégeraient les citoyens français contre des agresseurs." (p.380-392)
"L'expansion économique avait été déclenchée par une curieuse forme de crise économique, la surproduction de capitaux et l'apparition d'argent "superflu" résultant d'une épargne excessive qui ne parvenait plus à trouver d'investissement productif à l'intérieur des frontières nationales. Pour la première fois, ce ne fut pas l'investissement du pouvoir qui prépara la voie à l'investissement de l'argent, mais l'exportation du pouvoir qui suivit docilement le chemin de l'argent exporté, puisque des investissements incontrôlables réalisés dans les pays lointains menaçaient de transformer en joueurs de larges couches de la société, de changer l'économie capitaliste tout entière de système de production qu'elle était en système de spéculation financière, et de substituer aux profits tirés de la production des profits tirés des commissions. [...] Les divers gouvernements observaient avec méfiance la tendance de plus en plus marquée à transformer les affaires en question politique et à identifier les intérêts économiques d'un groupe relativement restreint les intérêts nationaux comme tels. Mais il semblait que la seule alternative à l'exportation du pouvoir fût le sacrifice délibéré d'une part importante de la richesse nationale. Seule l'expansion des instruments de violence de la nation pouvait rationaliser le mouvement d'investissement à l'étranger et réintégrer à l'intérieur du système économique de la nation les spéculations sauvages sur le capital superflu qui avaient conduit à risquer l'épargne à tout va. L'Etat élargit son pouvoir parce qu'entre des pertes supérieures à celles que le corps économique d'une nation était capable de supporter et des gains supérieurs à ceux dont pouvait rêver un peuple livré à lui-même, il ne pouvait choisir que la seconde solution." (p. 384 et p.386)
"Le pouvoir livré à lui-même ne saurait produire autre chose que davantage encore de pouvoir, et la violence exercé au nom du pouvoir (et non de la loi) devient un principe de destruction qui ne cessera que lorsqu'il n'y aura plus rien à violenter." (p.387-388)
"Alors qu'au temps de l'impérialisme modéré les administrateurs de ce pouvoir sans cesse grandissant ne cherchaient même pas à incorporer les territoires conquis et qu'ils préservaient les communautés politiques existantes de ces pays arriérés comme les vestiges désertés d'une vie révolue, leurs successeurs totalitaires se sont acharnés à dissoudre et à détruire toutes les structures politiquement stables, aussi bien les leurs que celles des autres peuples. L'exportation de la violence avait suffi à faire des serviteurs des maîtres, sans leur donner la prérogative du maître: la possibilité de créer du nouveau. La concentration monopolistique et l'immense accumulation de la violence dans la métropole firent de ses serviteurs les agents actifs de la destruction, jusqu'à ce que l'expansion totalitaire devint finalement une force de destruction dirigée contre les nations et les peuples.
Le pouvoir devint l'essence de l'action politique et le centre de la pensée politique lorsqu'il fut séparé de la communauté politique qu'il était supposé servir. Il est vrai que c'est un facteur économique qui avait tout déclenché. Mais ce qui en est résulté, à savoir l'avènement du pouvoir comme unique contenu de la politique, et de l'expansion comme son unique but, n'aurait sans doute pas rencontré une approbation aussi unanime, de même que la dissolution du corps politique de la nation n'aurait pas rencontré si peu d'opposition, si ces phénomènes n'avaient pas eux-mêmes répondu aussi parfaitement aux désirs cachés et aux secrètes convictions des classes économiquement et socialement dominantes. La bourgeoisie, que l'Etat-Nation et son propre désintérêt pour les affaires publiques avaient si longtemps tenue à l'écart du gouvernement, doit son émancipation politique à l'impérialisme.
L'impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique de la bourgeoisie bien plus que comme le stade ultime du capitalisme. On sait assez que, jusque-là, les classes possédantes n'avaient guère aspiré à gouverner, et qu'elles s'étaient accommodées de bon gré de n'importe quelle forme d'Etat pourvu que celui-ci garantît la protection des droits de la propriété. Pour elles, en effet, l'Etat n'avait jamais été qu'une police bien organisée. Cette fausse modestie avait néanmoins curieusement abouti à maintenir la classe bourgeoise tout entière en dehors du corps politique ; avant d'être les sujets d'un monarque ou citoyens d'une république, les membres de la bourgeoisie étaient essentiellement des personnes privées. Ce caractère privé, allié au souci primordial de s'enrichir, avait crée un ensemble de modèles de comportement qui s'expriment dans tous ces proverbes -"le succès sourit au succès"-, "la raison du plus fort est toujours la meilleure", "qui veut la fin veut les moyens", etc. -qui naissent fatalement de l'expérience d'une société de concurrence.
Quand, à l'ère de l'impérialisme, les hommes d'affaires devinrent des politiciens et qu'ils se virent acclamés au même titre que des hommes d'État, alors que les hommes d'État n'étaient pris au sérieux que s'ils parlaient le langage des hommes d'affaires couronnés par le succès et "pensaient en termes de continents", ces pratiques et ces procédés qui étaient ceux de particuliers se transformèrent peu à peu en règles et en principes applicables à la conduite des affaires publiques. Le fait marquant, à propos de ce processus de réévaluation qui a commencé à la fin du siècle dernier et se poursuit encore aujourd'hui, tient à ce qu'il est né avec la mise en pratique des convictions bourgeoises en matière de politique étrangère et ne s'est étendu que lentement à la politique intérieure. Par conséquent, les nations concernées furent à peine conscientes que l'imprudence qui avait toujours prévalu dans la vie privée, et contre laquelle le corps public avait toujours dû se protéger et protéger ses citoyens en tant qu'individus, allait être élevée au rang de principe politique officiellement consacré." (388-389)
"Il est significatif que les champions modernes du pouvoir s'accordent totalement avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais dériver le bien public des intérêts privés et qui, au nom du bien privé, conçut et esquissa l'idée d'une République qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir. Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes a exposé la seule théorie politique selon laquelle l'Etat ne se fonde pas sur une quelconque loi constitutive -que ce soit la loi divine, le loi naturelle, ou celle du contrat social- déterminant les droits et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que "l'intérêt privé est le même que l'intérêt public."
Il n'est pratiquement pas un seul modèle de la morale bourgeoise qui n'ait été anticipé par la magnificence hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non pas de l'Homme, mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée. "La Raison [...] n'est rien d'autre qu'un Calcul" ; "Sujet libre, libre Arbitre [sont] des mots [...] vides de sens ; c'est-à-dire Absurdes". Etre privé de raison, incapable de vérité, sans libre arbitre -c'est-à-dire incapable de responsabilité- l'homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon sa "valeur ou [sa] fortune [...] son prix ; c'est-à-dire la somme correspondant à l'usage de son pouvoir". Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société, l' "estime des autres" variant selon la loi de l'offre et de la demande.
Pour Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l'individu de fixer les prix et de moduler l'offre et la demande de manière qu'elles contribuent à son propre profit. L'individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue d'une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s'apercevra alors qu'il ne peut œuvrer et satisfaire son intérêt son l'appui d'une quelconque majorité. Par conséquent, si l'homme n'est réellement motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être la passion fondamentale de l'homme. C'est elle qui règle les relations entre individu et société, et toutes les autres ambitions, richesses, savoir et honneur, en découlent elles aussi. Dans la lutte pour le pouvoir comme pour leurs aptitudes innées au pouvoir, Hobbes souligne que tous les hommes sont égaux ; en effet, l'égalité des hommes entre eux se fonde sur le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. La ruse peut compenser la faiblesse. Leur égalité en tant que meurtrier en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le besoin d'avoir un Etat. La raison d'être de l'Etat est le besoin de sécurité éprouvé par l'individu, qui se sent menacé par tous ses semblables.
L'aspect crucial du portrait de l'homme tracé par Hobbes n'est pas du tout ce pessimisme réalité qui lui a valu tant d'éloges à une époque récente. Car si l'homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de fonder le moindre corps politique. Hobbes, en effet, ne parvient pas -et d'ailleurs ne cherche pas- à faire entrer nettement cette créature dans une communauté politique. L'Homme de Hobbes n'a aucun devoir de loyauté envers son pays si celui-ci est vaincu et il est pardonné pour toutes ses trahisons si jamais il est fait prisonnier. Ceux qui vivent à l'extérieur de la République (les esclaves, par exemple) n'ont pas davantage d'obligations envers leurs semblables, mais sont autorisés à en tuer autant qu'ils peuvent ; en revanche, "résister au Glaive de la République afin de porter secours à un autre homme, coupable ou innocent, aucun homme n'en a la Liberté", ce qui signifie qu'il n'y a ni solidarité ni responsabilité entre l'homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun qui peut être "quelque crime Capital, pour lequel chacun d'eux s'attend à mourir", dans ce cas, ils ont le droit de "résister au Glaive de la République", de "se rassembler, et de se secourir, et de se défendre l'un l'autre [...] Car ils ne font que défendre leurs vies". Ainsi, pour Hobbes, la solidarité dans n'importe quelle forme de communauté est une affaire temporaire et limitée ; elle ne modifie pas essentiellement le caractère solitaire et privé de l'individu (qui ne trouve "aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, lorsque aucun pouvoir ne réussit à les tenir tous en respect"), ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables. C'est comme si le portrait de l'homme tracé par Hobbes allait à l'encontre de son projet, qui consiste à fonder la République, et qu'il avançait à la place un modèle cohérent de comportements par le biais desquels toute communauté véritable peut être facilement détruite. D'où l'instabilité inhérente et avouée de la République de Hobbes qui, dans sa conception, inclut sa propre dissolution -"quand, à l'occasion d'une guerre (étrangère ou intestine) les ennemis emportent la Victoire finale [...] alors la République est dissoute et chaque homme se trouve libre de se protéger"-, instabilité d'autant plus frappante que le but primordial et répété de Hobbes était d'assurer un maximum de sécurité et de stabilité.
Ce serait commettre une grave injustice envers Hobbes et sa dignité de philosophe que de considérer son portrait de l'homme comme une tentative de réalisme psychologique ou de vérité philosophique. En fait, Hobbes ne s'intéresse ni à l'une ni à l'autre, son seul et unique souci étant la structure politique elle-même, et il décrit les aspects de l'homme selon les besoins du Léviathan. Au nom du raisonnement et de la persuasion, il présente son schéma politique comme s'il partait d'une analyse réaliste de l'homme, être qui "désire pouvoir après pouvoir", et comme s'il s'appuyait sur cette analyse pour concevoir un corps politique parfaitement adapté à cet animal assoiffé de pouvoir. Le véritable processus, c'est-à-dire le seul processus dans lequel son concept de l'homme ait un sens et dépasse la banalité manifeste d'une méchanceté humaine reconnue, est précisément à l'opposé.
Ce corps politique nouveau était conçu au profit de la nouvelle société bourgeoise telle qu'elle était apparue au cours du XVIIème siècle, et cette peinture de l'homme est une esquisse du type d'Homme nouveau qui s'accorderait avec elle. La République a pour fondement la délégation du pouvoir et non des droits. Elle acquiert le monopole de l'assassinat et offre en retour une garantie conditionnelle contre le risque d'être assassiné. La sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l'Etat (et qui n'est pas établie par l'homme en vertu de critères humains du bien et du mal). Et comme cette loi découle directement du pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l'individu qu'elle régit. En ce qui concerne la loi de l'Etat -à savoir le pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l'Etat-, il n'est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d'obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.
Privé de droits politique, l'individu, pour qui la vie publique et officielle se manifeste sous l'apparence de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu d'une participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables. Il ne peut désormais juger sa vie privée personnelle que par comparaison avec celle d'autrui, et ses relations avec ses semblables à l'intérieur de la société prennent la forme de la compétition. Une fois les affaires publiques réglées par l'Etat sous le couvert de la nécessité, les carrières sociales ou politiques des concurrents deviennent la proie du hasard. Dans une société d'individus, tous pourvus par la nature d'une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par l'Etat, seul le hasard peut décider des vainqueurs.
Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès ne sourient jamais sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société. La bonne fortune s'identifie à l'honneur, la mauvaise à la honte. En déléguant ses droits politiques à l'Etat, l'individu lui abandonne également ses responsabilités sociales: il demande à l'Etat de le soulager du fardeau que représentent les pauvres, exactement comme il demande à être protégé contre les criminels. La différence entre indigent et criminel disparaît -tous deux se tenant en dehors de la société. Ceux qui n'ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n'ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.
Hobbes libère tous les bannis de la société -ceux qui n'ont pas de succès, ceux qui n'ont pas de chance, les criminels- de toutes leurs obligations envers la société et envers l'Etat si ce dernier ne prend pas soin d'eux. Ils peuvent lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont invités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer, restaurant ainsi cette égalité naturelle que la société ne dissimule que par opportunisme. Hobbes prévoit et justifie l'organisation des déclassés sociaux en un gang de meurtriers comme une issue logique de la philosophie morale de la bourgeoisie.
Étant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur le pouvoir doit tomber en ruine dans le calme de l'ordre et de la stabilité ; sa complète sécurité révèle qu'elle est construite sur du sable. C'est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu'elle peut garantir le statu quo ; c'est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d'accumulation du pouvoir qu'elle peut demeurer stable. La République de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est issu. Pour justifier la nécessité d'accumuler le pouvoir, Hobbes s'appuie sur la théorie de l'état de nature, la "condition de guerre perpétuelle" de tous contre tous dans laquelle les divers États individuels demeurent encore les uns vis-à-vis des autres exactement comme l'étaient leurs sujets respectifs avant de se soumettre à l'autorité d'une République. Cet état permanent de guerre potentielle garantit à la République une espérance de permanence parce qu'il donne à l'Etat la possibilité d'accroître son pouvoir au dépens des autres Etats.
Ce serait une erreur de prendre à la légère la contradiction manifeste entre le plaidoyer de Hobbes pour la sécurité de l'individu et l'instabilité fondamentale de sa République. Là encore il s'efforce de convaincre, de faire appel à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu'ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d'une soumission absolue au pouvoir qui "en impose à tous", autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible -ce qui n'est pas exactement le sentiment caractéristique d'un homme en sécurité. Le véritable point de départ de Hobbes est une analyse extrêmement pénétrante des besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoise montante, chez qui la confiance fondamentale en un processus perpétuel d'accumulation des biens allait bientôt éliminer toute sécurité individuelle. Hobbes tirait les conclusions nécessaires des modèles de comportement social et économique quand il proposait ses changements révolutionnaires en matière de constitution politique. Il esquissait le seul corps politique possible capable de répondre aux besoins et aux intérêts d'une classe nouvelle. Ce qu'il donnait, au fond, c'était le portrait de l'homme tel qu'il allait devenir et tel qu'il allait devoir se comporter s'il voulait entrer dans le moule de la future société bourgeoise.
L'insistance de Hobbes à faire du pouvoir le moteur de toutes choses humaines et divines (même le règne de Dieu sur les hommes est "dérivé, non pas de la Création [...] mais de l'Irrésistible Pouvoir") découlait de la proposition théoriquement irréfutable selon laquelle une accumulation indéfinie de biens doit s'appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir. Le corollaire philosophique de l'instabilité essentielle d'une communauté fondée sur le pouvoir est l'image d'un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples, et finalement, de l'humanité entière. Le processus illimité d'accumulation du capital a besoin de la structure politique d' "un Pouvoir illimité", si illimité qu'il peut protéger la propriété croissante en augmentant sans cesse sa puissance. Compte tenu du dynamisme fondamental de la nouvelle classe sociale, il est parfaitement exact qu' "il ne saurait s'assurer du pouvoir et des moyens de vivre bien, dont il jouit présentement, sans en acquérir davantage". Cette conclusion ne perd rien de sa logique, même si, en trois cents ans, il ne s'est trouvé ni un roi pour "convertir cette Vérité de la Spéculation en l'Utilité de la pratique", ni une bourgeoisie dotée d'une conscience politique et d'une maturité économique suffisante pour adopter ouvertement la philosophie du pouvoir de Hobbes." (p.390-395)
-Hannah Arendt, L'Impérialisme, première partie des Origines du Totalitarisme (1951). Gallimard, coll. Quarto, 2002.