https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Rougier
https://books.google.fr/books?id=WPviFG8avT8C&pg=PR15&lpg=PR15&dq=Louis+Rougier+Nietzsche&source=bl&ots=eFzBYlMwel&sig=ACfU3U1xUJbxFLainBJldPmCPiu9vPk_TA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj7xu7RuKXiAhVP6RoKHfyTCFEQ6AEwB3oECAgQAQ#v=onepage&q=Louis%20Rougier%20Nietzsche&f=false
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Alain De Benoist : Retour a Nietzsche, relire Zarathoustra
21 Dec 2010
(Revue Question De. No 20. Septembre-Octobre 1977)
Il disait : « Plus nous nous élevons, et plus nous paraissons petits à ceux qui ne savent pas voler. »
La scène se passe en Suisse, dans l’Engadine, au début du mois d’août 1881. Au terme d’une promenade en forêt, Nietzsche s’est arrêté au pied d’un rocher, au bord du lac de Silvaplana. C’est là, « à 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et bien plus haut encore au-dessus de toutes les choses humaines », qu’il a pour la première fois (l’intuition de l’Eternel Retour. Il écrira : « Ce jour-là, Zarathoustra m’assaillit. »
Dans l’œuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900), Ainsi parlait Zarathoustra se place entre Le gai savoir et Par-delà le bien et le mal. Nietzsche traverse alors une période de grande souffrance intérieure. Mais c’est aussi le moment où il se montre le plus fécond : les ouvrages se succèdent les uns après les autres comme autant de traits fulgurants.
La première partie de Zarathoustra est écrite à Rapallo, au début de 1883. Le 15 février, Nietzsche apprend la mort de Richard Wagner. Il se rend à Rome, puis à Sils-Maria. La seconde partie est achevée au printemps. A l’automne, Nietzsche part pour Leipzig, où il sollicite sans succès de donner des cours libres à l’Université. Après quoi, il repart pour Gênes et, de là, pour Villefranche-sur-Mer. Il termine la troisième partie à Nice, pendant l’hiver. Mais la publication des premiers fascicules, sur laquelle il avait fondé de grands espoirs, ne rencontre aucun écho.
Plus isolé que jamais, Nietzsche reprend sa pérégrination : Venise, Sils-Maria, Zurich, Menton, Nice. En 1885, ayant rédigé la quatrième partie, il décide de la faire imprimer à son compte. Il en fixe le tirage à quarante exemplaires. Mais ne trouve que sept personnes à qui l’envoyer. Ce drame résume toute sa vie : ceux qui intéressaient Nietzsche ne comprenaient guère son œuvre, ceux qui l’appréciaient le plus ne l’intéressaient pas. Fin 1886, l’éditeur E.W. Fritsch, de Leipzig, réunit en un volume les trois premières parties d’Ainsi parlait Zarathoustra. Mais il faut attendre juillet 1892 pour voir paraître chez Naumann, également à Leipzig, la première édition correspondant à l’ensemble du manuscrit. (Une traduction, due à Henri Albert, sortira au Mercure de France en 1898.)
Ainsi parlait Zarathoustra est un poème philosophique aux allures de composition musicale. Il a ses thèmes, ses leitmotive, ses variations. « Comparé à la musique, disait Nietzsche, toute phrase a quelque chose d’indécent. »
Zarathoustra descend des hauteurs de la montagne. Il va vers les hommes comme le marteau vers une pierre à sculpter. Lui qui porte le nom d’un des premiers grands moralisateurs (Zoroastre, réformateur de l’ancienne religion de l’Iran) proclame la mort de la morale, l’avènement du Surhomme, la certitude de l’Eternel Retour.
« Je hais les êtres incertains »
L’ouvrage est tout entier d’inspiration solaire. Chaque page y baigne dans l’aveuglante clarté d’une affirmation de la vie. « Moi qui suis né sur la Terre, s’écrie Zarathoustra, j’éprouve les maladies du Soleil comme un obscurcissement de moi-même et un déluge de ma propre âme. »
On lisait déjà dans Le gai savoir : « Qui veut entonner un chant, un chant du matin, tellement ensoleillé, tellement léger, si aérien qu’il ne chasse pas les idées noires, mais qu’il les invite à chanter avec lui, à danser avec lui ? » Et dans les Chants du prince Vogelfrei : « Chassons les trouble-ciel, les noircisseurs de monde, les pousse-nuages ! Illuminons le royaume des cieux ! Soyons retentissants ! »
Nietzsche aussi entend être « retentissant ». « Je préfère le bruit et le tonnerre les outrages du mauvais temps à ce repos de chats circonspects et hésitants, écrit-il. Et, parmi les hommes, je hais surtout les êtres incertains marchant à pas de loup, les nuages qui passent en doutant et en hésitant. » Le danger, dit Nietzsche, ce ne sont pas les « méchants » — car leur méchanceté peut passer. Ce sont les « maladifs » — car leur état demeure. « Les malades, écrit-il, sont le plus grand danger pour ceux qui se portent bien. » C’est que les malades haïssent (en même temps qu’ils la désirent) cette « grande santé » qu’ils ne possèdent pas, de la même façon que les faibles ont la force en horreur. Les faibles voudraient que tout le monde fût épuisé. Les maladifs souhaiteraient que tous fussent atteints. Ainsi, leurs maux leur paraîtraient plus légers. Le nain qui voit s’abattre le géant se trouve du coup moins petit.
Les faibles disent : « Nous sommes les seuls bons, les seuls justes, nous sommes les seuls homini bonae voluntatis ». Ils « passent au milieu de nous comme de vivants reproches, comme s’ils voulaient nous servir d’avertissement — comme si la santé, la robustesse, la force, la fierté, le sentiment de la puissance étaient simplement des vices qu’il faudrait expier, amèrement expier, ils ont soif de jouer un rôle de bourreau ! » Nietzsche donne la parole au faible. Il lui fait expliquer les causes implicites de sa haine : « Ah ! si je pouvais être quelqu’un d’autre, n’importe qui ! Ainsi soupire ce regard. Mais il n’y a pas d’espoir. Je suis celui que je suis : comment saurais-je me débarrasser de moi-même ? Et pourtant, je suis las de moi-même ! »
A la morale du péché, Nietzsche substitue une éthique de l’honneur
Dans Zarathoustra, Nietzsche dépasse la critique, désormais classique, du moralisme judéo-chrétien et du rôle du prêtre, qu’il avait développée dans La généalogie de la morale et Le crépuscule des faux dieux pour aborder de front le problème de la création d’une « nouvelle objectivité » sur les ruines mêmes de la notion d’absolu.
« Autrefois, écrit-il, le blasphème contre Dieu était le pire blasphème ; mais Dieu est mort, et avec lui sont morts aussi ses blasphémateurs. Le pire sacrilège est à présent de blasphémer la terre. » Zarathoustra reste « fidèle à la terre ». Mais il sait aussi prendre du recul. Pour Nietzsche, « il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, avec reconnaissance plutôt qu’avec amour. » Il ajoute : « La maturité de l’homme, c’est de retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant. » Et encore : « Un homme est un génie quand il peut à la fois aimer une chose et s’en moquer. »
A la morale du péché, Friedrich Nietzsche propose de substituer une éthique de l’honneur, où la vie ne vaut la peine d’être vécue que dans certaines conditions. « Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, déclare Zarathoustra. Je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement. » « La morale nietzschéenne sera donc une morale de la vie, elle ne condamnera que les vies asservies et déchues » (Thierry Maulnier, Nietzsche. Gallimard, 1943).
Face aux êtres inférieurs (« Quand ils disent « je suis juste », cela sonne toujours comme « je suis vengé »… »), l’homme supérieur est pris au piège de son humanité : « Parce que tu es tendre et juste, tu dis : — Ils sont innocents de leur petite existence. Mais leur âme étroite pense : — Toute grande existence est coupable. »
« L’homme est une corde sur l’abîme »
Le déclin des aristocraties est allé de pair avec un processus qui a donné le pouvoir à ceux que Nietzsche appelle « les derniers hommes ». Sous ce terme, il dénonce par avance les représentants de la société de consommation et de la morale des marchands : ceux qui pensent que l’aventure humaine est trop risquée, qu’il faut mettre un terme à l’histoire, abolir les tensions, donner à tous un même confort, soumettre le politique à l’économique, et l’économique au social. « Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. »
En fait, l’homme est quelque chose qui doit être dépassé. « L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain, une corde sur l’abîme (…) Ce qu’il y a de grand chez l’homme, c’est qu’il est un pont, non un but. » On sait l’attention avec laquelle Nietzsche suivit les travaux de Darwin sur l’évolution des espèces. Cependant, pour lui, le Surhomme (Uebermensch) n’est pas une surenchère de l’homme (übermenschlich). C’est un être entièrement différent, ayant sa propre façon d’être, sa propre façon de voir le monde et d’évaluer le sens des choses. Le Surhomme est celui dont l’affirmation du moi donne naissance à une nouvelle espèce. Celui dont la vue-du-monde s’impose d’elle-même avec une telle puissance qu’on ne peut plus, après lui, penser en dehors d’elle. Il est l’aboutissement d’une projection créatrice du passé dans le présent, le « retour » sous une autre forme de ce qui fut. Et en même temps un achèvement : car l’être qui se réalise, du même coup, se dépasse.
Le sens de l’Eternel Retour
Pour Nietzsche, l’homme n’a de sens que s’il tend à aller au-delà de sa condition, c’est-à-dire s’il n’hésite pas à envisager sa propre disparition : la disparition de sa « nature », au profit de la « surnature » qu’il se donnera. « Le surhomme correspond à un but, un but donné à tout moment et qu’il est peut-être impossible d’atteindre ; mieux, un but qui, à l’instant même où il est atteint, se repropose sur un nouvel horizon. Dans une telle perspective, l’homme se présente comme un perpétuel dépassement de l’homme par l’homme » (Giorgio Locchi, L’histoire, in Nouvelle école, Nos 27-28, automne-hiver 1975).
« Le Surhomme est le sens de la terre ! Que votre volonté dise : que le Surhomme soit le sens de la terre ! »
Pour exprimer cette nécessité d’un dépassement, Nietzsche se saisit du « marteau » de l’Eternel Retour. Dans Zarathoustra, ce thème est illustré par l’énigme du portique : « Vois ce portique ! Il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici, que personne encore n’a suivis jusqu’au bout. Cette longue rue qui retourne en arrière, et cette longue rue qui retourne en avant : c’est une autre éternité. Ils se contredisent, les chemins, ils butent l’un contre l’autre : et c’est ici, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique est écrit là-haut. Il s’appelle instant. »
« Tout vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit — et revient. Tout va, tout revient : la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit ; le cycle de l’existence se poursuit éternellement. Tout se brise, tout s’assemble à nouveau, éternellement se bâtit le même édifice de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau, l’anneau de l’existence reste éternellement fidèle à lui-même. A chaque moment commence l’existence ; autour de tout Ici se déploie la sphère. Là. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux. »
Ici, Nietzsche ne cache pas ce qu’il doit aux Grecs de l’époque présocratique : Héraclite, Parménide, Anaximandre. Mais il rejoint aussi, dans une même intuition, l’incessant renouvellement des saisons et des générations — et les découvertes de la science moderne : cycle du carbone, cycle de l’oxygène, etc. A la même époque où il formule cette idée, Gustave Le Bon écrit : « Si ce sont les mêmes éléments de chaque monde qui servent, après sa destruction, à en reconstituer d’autres, il est aisé de comprendre que les mêmes combinaisons, c’est-à-dire les mêmes mondes habités par les mêmes êtres, ont dû se répéter bien des fois » (L’homme et les sociétés, vol. 2, 1881).
On sait que Nietzsche étudia beaucoup la science de son temps, et qu’il pensa un moment démontrer la concordance de la théorie atomique, alors naissante, avec l’idée de l’Eternel Retour. Au début de ce siècle, Gabriel Huan écrivait : « Le caractère scientifique de la doctrine du Retour est indéniable ; peut-être même est-elle le seul système cosmologique qui s’adapte aux hypothèses les plus récentes de la science moderne » (La philosophie de Friedrich Nietzsche, E. de Boccard, 1917). Dix ans plus tard, Abel Rey confronte les théories de Nietzsche aux enseignements de la thermodynamique et de la théorie cinétique des gaz. Il remarque : « L’idée de l’Eternel Retour n’est en définitive que l’affirmation que toute évolution est relative. Considérée dans un temps suffisamment long, elle s’effectue comme si elle pouvait se recommencer » (Le Retour Eternel et la philosophie de la physique, Flammarion, 1927). Depuis, l’idée de l’Eternel Retour a trouvé une nouvelle justification dans la notion de discontinuité du réel, induite par la microphysique. Remettant en cause les extrapolations universelles du principe de Carnot — qui s’applique aux résultats complexes, mais non aux événements moléculaires —, la science moderne tend à nier l’idée d’une irréversibilité foncière généralisée, à ramener l’irréversible au réversible — et le désordre généralisé à un ordre possible.
Sur un plan plus directement philosophique, l’Eternel Retour est souvent mal interprété — quand il n’est pas considéré comme « marginal » dans l’œuvre de Nietzsche. En réalité, comme l’a remarqué M. Gilles Deleuze, l’identité se rapporte moins à la nature de ce qui revient qu’au fait, pour ce qui est différent, de revenir éternellement. C’est l’expression d’un principe qui est la raison du divers et de sa reproduction, la raison de sa différence et de sa répétition. Dans sa critique de la conception « linéaire » de l’histoire (laquelle implique qu’il y ait nécessairement un début, une fin et un sens de l’histoire), Nietzsche va plus loin qu’un simple retour à la conception cyclique des Anciens — dont il souligne lui-même les limites (« d’où viendrait la diversité à l’intérieur d’un cycle ?») en précisant qu’« on ne ramène pas les Grecs ». Il affirme que l’histoire est semblable à une sphère : qu’à tout moment demeure une possibilité de régénération du temps.
Le temps, une sphère dont le centre est partout
Pour comprendre la conception de l’histoire que nous propose Nietzsche, il faut la mettre en parallèle avec l’idée d’une perspective quadridimensionnelle — dont nous sommes redevables à la conception relativiste de l’univers physique. Alors que dans l’Antiquité, les instants étaient encore vus comme des points se succédant sur une ligne, chez Nietzsche, le devenir est conçu comme un ensemble de moments dont chacun forme comme une sphère à l’intérieur d’une « supersphère quadridimensionnelle » (une dimension spatiale, trois dimensions temporelles), en sorte que chaque moment occupe le centre par rapport aux autres.
Dans cette perspective, indique M. Giorgo Locchi (« L’idée de la musique et le temps de l’histoire », in Nouvelle Ecole, No 30, hiver 1976-77), non seulement l’univers n’a ni début ni fin, mais l’image la plus appropriée pour exprimer l’idée du temps n’est plus le cercle (comme dans la conception cyclique des Anciens), mais la sphère. Le temps est une sphère, où, comme le dit Nietzsche, « le centre est partout ». La « position totale » de l’ensemble des forces est toujours destinée à revenir, parce que chaque combinaison conditionne une infinité d’autres combinaisons.
Le destin joue aux dés, observe M. Gilles Deleuze : « Quand les dés lancés affirment une fois le hasard, les dés qui retombent affirment nécessairement le nombre ou le destin qui ramène le coup de dés » (Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962 et 1970).
Ce thème a un aspect éthique évident. De la pensée de l’Eternel Retour, Nietzsche dit qu’elle est « lourde et difficile ». En effet, la pression qu’elle exerce sur l’homme n’est pas élective, mais sélective. Elle implique une sélection des choix : ne revient éternellement que ce qui est décidé à revenir. « C’est seulement celui qui tient sa vie pour éternellement capable d’être répétée, qui reste. » Nietzsche estime que cette pensée — vivre de telle sorte que l’on puisse vouloir revivre éternellement sa vie — est susceptible de transformer l’homme plus activement que le mythe de la « damnation éternelle ». Il en fait cette maxime : « Imprimer sur ta vie l’image de l’éternité. »
Pour Nietzsche, une perspective instituée dans l’histoire est d’autant plus « juste » qu’elle s’exprime avec une force susceptible de mieux la réaliser. C’est pour cela qu’à ses yeux, la volonté de puissance est l’« essence même de la vie ». C’est elle, et non la « lutte des classes », qui est le moteur et la cause de l’histoire.
« Je suis l’homme de la fatalité »
De même que l’aristocratisme ne consiste pas d’abord en droits, mais d’abord en devoirs, de même la volonté de puissance, avant d’autoriser à prendre, oblige à donner. Etant pure affirmation de soi, elle est nécessairement créatrice : l’affirmation ajoute, elle n’enlève pas. Le héros tragique ne se demande pas, comme le « bourgeois » (ou le prolétaire », tel que Marx le définit), ce qu’il peut retirer de l’existence, mais ce qu’il peut donner à la vie.
Par suite, l’histoire n’est pas à définir comme une suite d’événements ou de faits sans enchaînements, comme la simple succession des générations ; elle n’est pas non plus un « spectacle » ou un « objet de culte ». Elle est la perpétuelle transformation des sociétés par cette conscience historique qui est un spécifique de l’homme, servie par la volonté de puissance qui seule donne du sens à l’histoire, en instituant sur elle la perspective la plus forte.
Dans cette conception qui nous est proposée par Nietzsche, l’homme est le seul qui fasse l’histoire — non en tant qu’il s’inclut dans une classe, ou qu’il satisfait aux prescriptions d’une dogmatique, mais en tant qu’individu libre de ses choix, non déterminé, trouvant en lui-même seulement la possibilité d’être plus que lui-même. L’histoire est totalement son fait : faber suae fortunae. Sa liberté consiste à pouvoir toujours choisir entre les différentes perspectives historiques possibles — seule situation dans laquelle cette liberté n’est pas un faux-semblant.
Grâce à son action dans (et sur) le temps, l’homme dépasse l’objet par tout ce qui ne se laisse pas réduire à lui. Le chaos n’est pas ce qui était « avant » — toutes choses étant à la fois devenues et non-encore-devenues —, mais ce qui de tout temps est informe : le « chaos de tout », chaos éternel lui aussi, excluant la finalité et l’ordonnancement univoque de l’histoire, condition même du mouvement « sphérique » des choses à l’intérieur du devenir. Librement créateur, l’homme est créateur de lui-même : il se suffit à lui-même. (Et ce qui vaut des personnes vaut aussi des cultures et des peuples.)
Au contraire de Marx, Nietzsche ne parle pas seulement en termes de société, mais en termes de civilisation. Dans le socialisme, il décèle une redite profane de cet « évangile des petits qui rend petit, une résurgence de ce poison de la doctrine des droits égaux pour tous par quoi le christianisme a détruit notre bonheur sur terre » (Le crépuscule des faux dieux). A l’inéluctabilité de la société des égaux, il oppose la possibilité permanente d’une société aristocratique, rendant à chacun selon ses mérites, où l’homme serait la mesure de toutes choses, où la vie trouverait en elle-même sa propre justification — et qui enrichirait le monde, au lieu de l’appauvrir.
« Je suis l’homme de la fatalité, écrit-il. Car lorsque la vérité entrera en conflit avec le mensonge millénaire, nous aurons des ébranlements comme il n’y en eut jamais, une convulsion de tremblements de terre, un déplacement de montagnes et de vallées, tel qu’on n’en a jamais vu de pareil. L’idée de politique sera alors complètement absorbée par la lutte des esprits (…) Il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur terre. C’est seulement à partir de moi qu’il y a dans le monde une grande politique. »
Affirmant que l’Europe se fera, elle aussi, « fatalement », il ajoute : « Je voudrais voir l’Europe se créer au moyen d’une nouvelle caste qui la régirait, une volonté unique, formidable, capable de poursuivre un but pendant des milliers d’années, afin de mettre un terme à la trop longue comédie de sa petite politique et à ses mesquines et innombrables volontés dynastiques ou démocratiques. Ce temps de la petite politique est passé, déjà le siècle qui s’annonce fait prévoir la lutte pour la souveraineté du monde. Et l’irrésistible poussée vers la grande politique » (Par-delà le bien et le mal).
Débarrassé de l’insupportable tension résultant de l’antagonisme entre la morale et la vie, l’homme éclate de rire. Comme le jeune berger de la vision de Zarathoustra, lorsqu’il â craché la tête du serpent qui l’étouffait, retrouvant du même coup l’Innocence et la joie.
Toute joie veut la profonde éternité
Le thème de la joie (du « plaisir » dans la traduction de M. de Gandillac) éclate à la fin de Zarathoustra, comme dans la IXe symphonie, lorsque le ciel s’éclaircit après l’orage. Zarathoustra, comme tout héros, est avant tout joyeux. Au milieu de la route menant au surhumain, lorsque vient le temps du Grand Midi, Zarathoustra se met à entonner un « chant d’ivresse ». Car la joie est plus profonde que la peine. Et c’est pour cela qu’elle s’éternise : « La douleur dit : passe et finis ! Mais toute joie veut l’éternité. Veut la profonde, profonde éternité. »
« Ce que nous faisons, écrit Nietzsche, n’est jamais compris, mais seulement loué ou blâmé. » Lui-même n’échappe pas à cette loi. Mais le « joyeux messager » n’entend pas fonder de nouvelle religion. « Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes, car ce n’est que lorsque vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous. »
Ainsi parlait Nietzsche-Zarathoustra.
Quelques ouvrages sur Nietzsche (1977)
Tandis que dans tous les pays on assiste à une véritable floraison de livres sur Nietzsche, la publication des œuvres complètes, dans la grande édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, se poursuit activement. Aux éd. Walter de Gruyter, de Berlin, on prévoit un total d’environ trente volumes, répartis en huit sections. Toujours chez Walter de Gruyter, MM. Colli et Montinari ont mis en chantier une oeuvre considérable : la publication de l’ensemble de la correspondance de Nietzsche, en quelque vingt volumes répartis en trois sections chronologiques (1844-1869, 1869-1879 et 1880-1889). Le premier volume de cette édition, dénommée « Kritische Gesamtausgabe von Nietzsches Briefwechsel » (KGB), est sorti en 1975 ; il couvre la période 1849-1864.
Dans « Nietzsche et la critique du christianisme » (Cerf, 1974), Paul Valadier présente, du point de vue chrétien, une analyse en profondeur (et sans concessions aux diverses entreprises de « récupération » de la pensée nietzschéenne) d’un aspect important de l’œuvre de Nietzsche.
Dans « Nietzsche : finalisme et histoire » (Copernic, 1977), M. Pierre Chassard se penche plus particulièrement sur l’« antiprovidentialisme » de Nietzsche. Il résume en ces termes la philosophie nietzschéenne de l’histoire : « Elle démystifie et montre que l’univers n’est soumis à aucune toute-puissance que lui imposerait une fin, et que les hommes font eux-mêmes l’histoire. »
https://books.google.fr/books?id=WPviFG8avT8C&pg=PR15&lpg=PR15&dq=Louis+Rougier+Nietzsche&source=bl&ots=eFzBYlMwel&sig=ACfU3U1xUJbxFLainBJldPmCPiu9vPk_TA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj7xu7RuKXiAhVP6RoKHfyTCFEQ6AEwB3oECAgQAQ#v=onepage&q=Louis%20Rougier%20Nietzsche&f=false
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Alain De Benoist : Retour a Nietzsche, relire Zarathoustra
21 Dec 2010
(Revue Question De. No 20. Septembre-Octobre 1977)
Il disait : « Plus nous nous élevons, et plus nous paraissons petits à ceux qui ne savent pas voler. »
La scène se passe en Suisse, dans l’Engadine, au début du mois d’août 1881. Au terme d’une promenade en forêt, Nietzsche s’est arrêté au pied d’un rocher, au bord du lac de Silvaplana. C’est là, « à 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et bien plus haut encore au-dessus de toutes les choses humaines », qu’il a pour la première fois (l’intuition de l’Eternel Retour. Il écrira : « Ce jour-là, Zarathoustra m’assaillit. »
Dans l’œuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900), Ainsi parlait Zarathoustra se place entre Le gai savoir et Par-delà le bien et le mal. Nietzsche traverse alors une période de grande souffrance intérieure. Mais c’est aussi le moment où il se montre le plus fécond : les ouvrages se succèdent les uns après les autres comme autant de traits fulgurants.
La première partie de Zarathoustra est écrite à Rapallo, au début de 1883. Le 15 février, Nietzsche apprend la mort de Richard Wagner. Il se rend à Rome, puis à Sils-Maria. La seconde partie est achevée au printemps. A l’automne, Nietzsche part pour Leipzig, où il sollicite sans succès de donner des cours libres à l’Université. Après quoi, il repart pour Gênes et, de là, pour Villefranche-sur-Mer. Il termine la troisième partie à Nice, pendant l’hiver. Mais la publication des premiers fascicules, sur laquelle il avait fondé de grands espoirs, ne rencontre aucun écho.
Plus isolé que jamais, Nietzsche reprend sa pérégrination : Venise, Sils-Maria, Zurich, Menton, Nice. En 1885, ayant rédigé la quatrième partie, il décide de la faire imprimer à son compte. Il en fixe le tirage à quarante exemplaires. Mais ne trouve que sept personnes à qui l’envoyer. Ce drame résume toute sa vie : ceux qui intéressaient Nietzsche ne comprenaient guère son œuvre, ceux qui l’appréciaient le plus ne l’intéressaient pas. Fin 1886, l’éditeur E.W. Fritsch, de Leipzig, réunit en un volume les trois premières parties d’Ainsi parlait Zarathoustra. Mais il faut attendre juillet 1892 pour voir paraître chez Naumann, également à Leipzig, la première édition correspondant à l’ensemble du manuscrit. (Une traduction, due à Henri Albert, sortira au Mercure de France en 1898.)
Ainsi parlait Zarathoustra est un poème philosophique aux allures de composition musicale. Il a ses thèmes, ses leitmotive, ses variations. « Comparé à la musique, disait Nietzsche, toute phrase a quelque chose d’indécent. »
Zarathoustra descend des hauteurs de la montagne. Il va vers les hommes comme le marteau vers une pierre à sculpter. Lui qui porte le nom d’un des premiers grands moralisateurs (Zoroastre, réformateur de l’ancienne religion de l’Iran) proclame la mort de la morale, l’avènement du Surhomme, la certitude de l’Eternel Retour.
« Je hais les êtres incertains »
L’ouvrage est tout entier d’inspiration solaire. Chaque page y baigne dans l’aveuglante clarté d’une affirmation de la vie. « Moi qui suis né sur la Terre, s’écrie Zarathoustra, j’éprouve les maladies du Soleil comme un obscurcissement de moi-même et un déluge de ma propre âme. »
On lisait déjà dans Le gai savoir : « Qui veut entonner un chant, un chant du matin, tellement ensoleillé, tellement léger, si aérien qu’il ne chasse pas les idées noires, mais qu’il les invite à chanter avec lui, à danser avec lui ? » Et dans les Chants du prince Vogelfrei : « Chassons les trouble-ciel, les noircisseurs de monde, les pousse-nuages ! Illuminons le royaume des cieux ! Soyons retentissants ! »
Nietzsche aussi entend être « retentissant ». « Je préfère le bruit et le tonnerre les outrages du mauvais temps à ce repos de chats circonspects et hésitants, écrit-il. Et, parmi les hommes, je hais surtout les êtres incertains marchant à pas de loup, les nuages qui passent en doutant et en hésitant. » Le danger, dit Nietzsche, ce ne sont pas les « méchants » — car leur méchanceté peut passer. Ce sont les « maladifs » — car leur état demeure. « Les malades, écrit-il, sont le plus grand danger pour ceux qui se portent bien. » C’est que les malades haïssent (en même temps qu’ils la désirent) cette « grande santé » qu’ils ne possèdent pas, de la même façon que les faibles ont la force en horreur. Les faibles voudraient que tout le monde fût épuisé. Les maladifs souhaiteraient que tous fussent atteints. Ainsi, leurs maux leur paraîtraient plus légers. Le nain qui voit s’abattre le géant se trouve du coup moins petit.
Les faibles disent : « Nous sommes les seuls bons, les seuls justes, nous sommes les seuls homini bonae voluntatis ». Ils « passent au milieu de nous comme de vivants reproches, comme s’ils voulaient nous servir d’avertissement — comme si la santé, la robustesse, la force, la fierté, le sentiment de la puissance étaient simplement des vices qu’il faudrait expier, amèrement expier, ils ont soif de jouer un rôle de bourreau ! » Nietzsche donne la parole au faible. Il lui fait expliquer les causes implicites de sa haine : « Ah ! si je pouvais être quelqu’un d’autre, n’importe qui ! Ainsi soupire ce regard. Mais il n’y a pas d’espoir. Je suis celui que je suis : comment saurais-je me débarrasser de moi-même ? Et pourtant, je suis las de moi-même ! »
A la morale du péché, Nietzsche substitue une éthique de l’honneur
Dans Zarathoustra, Nietzsche dépasse la critique, désormais classique, du moralisme judéo-chrétien et du rôle du prêtre, qu’il avait développée dans La généalogie de la morale et Le crépuscule des faux dieux pour aborder de front le problème de la création d’une « nouvelle objectivité » sur les ruines mêmes de la notion d’absolu.
« Autrefois, écrit-il, le blasphème contre Dieu était le pire blasphème ; mais Dieu est mort, et avec lui sont morts aussi ses blasphémateurs. Le pire sacrilège est à présent de blasphémer la terre. » Zarathoustra reste « fidèle à la terre ». Mais il sait aussi prendre du recul. Pour Nietzsche, « il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, avec reconnaissance plutôt qu’avec amour. » Il ajoute : « La maturité de l’homme, c’est de retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant. » Et encore : « Un homme est un génie quand il peut à la fois aimer une chose et s’en moquer. »
A la morale du péché, Friedrich Nietzsche propose de substituer une éthique de l’honneur, où la vie ne vaut la peine d’être vécue que dans certaines conditions. « Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, déclare Zarathoustra. Je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement. » « La morale nietzschéenne sera donc une morale de la vie, elle ne condamnera que les vies asservies et déchues » (Thierry Maulnier, Nietzsche. Gallimard, 1943).
Face aux êtres inférieurs (« Quand ils disent « je suis juste », cela sonne toujours comme « je suis vengé »… »), l’homme supérieur est pris au piège de son humanité : « Parce que tu es tendre et juste, tu dis : — Ils sont innocents de leur petite existence. Mais leur âme étroite pense : — Toute grande existence est coupable. »
« L’homme est une corde sur l’abîme »
Le déclin des aristocraties est allé de pair avec un processus qui a donné le pouvoir à ceux que Nietzsche appelle « les derniers hommes ». Sous ce terme, il dénonce par avance les représentants de la société de consommation et de la morale des marchands : ceux qui pensent que l’aventure humaine est trop risquée, qu’il faut mettre un terme à l’histoire, abolir les tensions, donner à tous un même confort, soumettre le politique à l’économique, et l’économique au social. « Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. »
En fait, l’homme est quelque chose qui doit être dépassé. « L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain, une corde sur l’abîme (…) Ce qu’il y a de grand chez l’homme, c’est qu’il est un pont, non un but. » On sait l’attention avec laquelle Nietzsche suivit les travaux de Darwin sur l’évolution des espèces. Cependant, pour lui, le Surhomme (Uebermensch) n’est pas une surenchère de l’homme (übermenschlich). C’est un être entièrement différent, ayant sa propre façon d’être, sa propre façon de voir le monde et d’évaluer le sens des choses. Le Surhomme est celui dont l’affirmation du moi donne naissance à une nouvelle espèce. Celui dont la vue-du-monde s’impose d’elle-même avec une telle puissance qu’on ne peut plus, après lui, penser en dehors d’elle. Il est l’aboutissement d’une projection créatrice du passé dans le présent, le « retour » sous une autre forme de ce qui fut. Et en même temps un achèvement : car l’être qui se réalise, du même coup, se dépasse.
Le sens de l’Eternel Retour
Pour Nietzsche, l’homme n’a de sens que s’il tend à aller au-delà de sa condition, c’est-à-dire s’il n’hésite pas à envisager sa propre disparition : la disparition de sa « nature », au profit de la « surnature » qu’il se donnera. « Le surhomme correspond à un but, un but donné à tout moment et qu’il est peut-être impossible d’atteindre ; mieux, un but qui, à l’instant même où il est atteint, se repropose sur un nouvel horizon. Dans une telle perspective, l’homme se présente comme un perpétuel dépassement de l’homme par l’homme » (Giorgio Locchi, L’histoire, in Nouvelle école, Nos 27-28, automne-hiver 1975).
« Le Surhomme est le sens de la terre ! Que votre volonté dise : que le Surhomme soit le sens de la terre ! »
Pour exprimer cette nécessité d’un dépassement, Nietzsche se saisit du « marteau » de l’Eternel Retour. Dans Zarathoustra, ce thème est illustré par l’énigme du portique : « Vois ce portique ! Il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici, que personne encore n’a suivis jusqu’au bout. Cette longue rue qui retourne en arrière, et cette longue rue qui retourne en avant : c’est une autre éternité. Ils se contredisent, les chemins, ils butent l’un contre l’autre : et c’est ici, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique est écrit là-haut. Il s’appelle instant. »
« Tout vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit — et revient. Tout va, tout revient : la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit ; le cycle de l’existence se poursuit éternellement. Tout se brise, tout s’assemble à nouveau, éternellement se bâtit le même édifice de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau, l’anneau de l’existence reste éternellement fidèle à lui-même. A chaque moment commence l’existence ; autour de tout Ici se déploie la sphère. Là. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux. »
Ici, Nietzsche ne cache pas ce qu’il doit aux Grecs de l’époque présocratique : Héraclite, Parménide, Anaximandre. Mais il rejoint aussi, dans une même intuition, l’incessant renouvellement des saisons et des générations — et les découvertes de la science moderne : cycle du carbone, cycle de l’oxygène, etc. A la même époque où il formule cette idée, Gustave Le Bon écrit : « Si ce sont les mêmes éléments de chaque monde qui servent, après sa destruction, à en reconstituer d’autres, il est aisé de comprendre que les mêmes combinaisons, c’est-à-dire les mêmes mondes habités par les mêmes êtres, ont dû se répéter bien des fois » (L’homme et les sociétés, vol. 2, 1881).
On sait que Nietzsche étudia beaucoup la science de son temps, et qu’il pensa un moment démontrer la concordance de la théorie atomique, alors naissante, avec l’idée de l’Eternel Retour. Au début de ce siècle, Gabriel Huan écrivait : « Le caractère scientifique de la doctrine du Retour est indéniable ; peut-être même est-elle le seul système cosmologique qui s’adapte aux hypothèses les plus récentes de la science moderne » (La philosophie de Friedrich Nietzsche, E. de Boccard, 1917). Dix ans plus tard, Abel Rey confronte les théories de Nietzsche aux enseignements de la thermodynamique et de la théorie cinétique des gaz. Il remarque : « L’idée de l’Eternel Retour n’est en définitive que l’affirmation que toute évolution est relative. Considérée dans un temps suffisamment long, elle s’effectue comme si elle pouvait se recommencer » (Le Retour Eternel et la philosophie de la physique, Flammarion, 1927). Depuis, l’idée de l’Eternel Retour a trouvé une nouvelle justification dans la notion de discontinuité du réel, induite par la microphysique. Remettant en cause les extrapolations universelles du principe de Carnot — qui s’applique aux résultats complexes, mais non aux événements moléculaires —, la science moderne tend à nier l’idée d’une irréversibilité foncière généralisée, à ramener l’irréversible au réversible — et le désordre généralisé à un ordre possible.
Sur un plan plus directement philosophique, l’Eternel Retour est souvent mal interprété — quand il n’est pas considéré comme « marginal » dans l’œuvre de Nietzsche. En réalité, comme l’a remarqué M. Gilles Deleuze, l’identité se rapporte moins à la nature de ce qui revient qu’au fait, pour ce qui est différent, de revenir éternellement. C’est l’expression d’un principe qui est la raison du divers et de sa reproduction, la raison de sa différence et de sa répétition. Dans sa critique de la conception « linéaire » de l’histoire (laquelle implique qu’il y ait nécessairement un début, une fin et un sens de l’histoire), Nietzsche va plus loin qu’un simple retour à la conception cyclique des Anciens — dont il souligne lui-même les limites (« d’où viendrait la diversité à l’intérieur d’un cycle ?») en précisant qu’« on ne ramène pas les Grecs ». Il affirme que l’histoire est semblable à une sphère : qu’à tout moment demeure une possibilité de régénération du temps.
Le temps, une sphère dont le centre est partout
Pour comprendre la conception de l’histoire que nous propose Nietzsche, il faut la mettre en parallèle avec l’idée d’une perspective quadridimensionnelle — dont nous sommes redevables à la conception relativiste de l’univers physique. Alors que dans l’Antiquité, les instants étaient encore vus comme des points se succédant sur une ligne, chez Nietzsche, le devenir est conçu comme un ensemble de moments dont chacun forme comme une sphère à l’intérieur d’une « supersphère quadridimensionnelle » (une dimension spatiale, trois dimensions temporelles), en sorte que chaque moment occupe le centre par rapport aux autres.
Dans cette perspective, indique M. Giorgo Locchi (« L’idée de la musique et le temps de l’histoire », in Nouvelle Ecole, No 30, hiver 1976-77), non seulement l’univers n’a ni début ni fin, mais l’image la plus appropriée pour exprimer l’idée du temps n’est plus le cercle (comme dans la conception cyclique des Anciens), mais la sphère. Le temps est une sphère, où, comme le dit Nietzsche, « le centre est partout ». La « position totale » de l’ensemble des forces est toujours destinée à revenir, parce que chaque combinaison conditionne une infinité d’autres combinaisons.
Le destin joue aux dés, observe M. Gilles Deleuze : « Quand les dés lancés affirment une fois le hasard, les dés qui retombent affirment nécessairement le nombre ou le destin qui ramène le coup de dés » (Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962 et 1970).
Ce thème a un aspect éthique évident. De la pensée de l’Eternel Retour, Nietzsche dit qu’elle est « lourde et difficile ». En effet, la pression qu’elle exerce sur l’homme n’est pas élective, mais sélective. Elle implique une sélection des choix : ne revient éternellement que ce qui est décidé à revenir. « C’est seulement celui qui tient sa vie pour éternellement capable d’être répétée, qui reste. » Nietzsche estime que cette pensée — vivre de telle sorte que l’on puisse vouloir revivre éternellement sa vie — est susceptible de transformer l’homme plus activement que le mythe de la « damnation éternelle ». Il en fait cette maxime : « Imprimer sur ta vie l’image de l’éternité. »
Pour Nietzsche, une perspective instituée dans l’histoire est d’autant plus « juste » qu’elle s’exprime avec une force susceptible de mieux la réaliser. C’est pour cela qu’à ses yeux, la volonté de puissance est l’« essence même de la vie ». C’est elle, et non la « lutte des classes », qui est le moteur et la cause de l’histoire.
« Je suis l’homme de la fatalité »
De même que l’aristocratisme ne consiste pas d’abord en droits, mais d’abord en devoirs, de même la volonté de puissance, avant d’autoriser à prendre, oblige à donner. Etant pure affirmation de soi, elle est nécessairement créatrice : l’affirmation ajoute, elle n’enlève pas. Le héros tragique ne se demande pas, comme le « bourgeois » (ou le prolétaire », tel que Marx le définit), ce qu’il peut retirer de l’existence, mais ce qu’il peut donner à la vie.
Par suite, l’histoire n’est pas à définir comme une suite d’événements ou de faits sans enchaînements, comme la simple succession des générations ; elle n’est pas non plus un « spectacle » ou un « objet de culte ». Elle est la perpétuelle transformation des sociétés par cette conscience historique qui est un spécifique de l’homme, servie par la volonté de puissance qui seule donne du sens à l’histoire, en instituant sur elle la perspective la plus forte.
Dans cette conception qui nous est proposée par Nietzsche, l’homme est le seul qui fasse l’histoire — non en tant qu’il s’inclut dans une classe, ou qu’il satisfait aux prescriptions d’une dogmatique, mais en tant qu’individu libre de ses choix, non déterminé, trouvant en lui-même seulement la possibilité d’être plus que lui-même. L’histoire est totalement son fait : faber suae fortunae. Sa liberté consiste à pouvoir toujours choisir entre les différentes perspectives historiques possibles — seule situation dans laquelle cette liberté n’est pas un faux-semblant.
Grâce à son action dans (et sur) le temps, l’homme dépasse l’objet par tout ce qui ne se laisse pas réduire à lui. Le chaos n’est pas ce qui était « avant » — toutes choses étant à la fois devenues et non-encore-devenues —, mais ce qui de tout temps est informe : le « chaos de tout », chaos éternel lui aussi, excluant la finalité et l’ordonnancement univoque de l’histoire, condition même du mouvement « sphérique » des choses à l’intérieur du devenir. Librement créateur, l’homme est créateur de lui-même : il se suffit à lui-même. (Et ce qui vaut des personnes vaut aussi des cultures et des peuples.)
Au contraire de Marx, Nietzsche ne parle pas seulement en termes de société, mais en termes de civilisation. Dans le socialisme, il décèle une redite profane de cet « évangile des petits qui rend petit, une résurgence de ce poison de la doctrine des droits égaux pour tous par quoi le christianisme a détruit notre bonheur sur terre » (Le crépuscule des faux dieux). A l’inéluctabilité de la société des égaux, il oppose la possibilité permanente d’une société aristocratique, rendant à chacun selon ses mérites, où l’homme serait la mesure de toutes choses, où la vie trouverait en elle-même sa propre justification — et qui enrichirait le monde, au lieu de l’appauvrir.
« Je suis l’homme de la fatalité, écrit-il. Car lorsque la vérité entrera en conflit avec le mensonge millénaire, nous aurons des ébranlements comme il n’y en eut jamais, une convulsion de tremblements de terre, un déplacement de montagnes et de vallées, tel qu’on n’en a jamais vu de pareil. L’idée de politique sera alors complètement absorbée par la lutte des esprits (…) Il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur terre. C’est seulement à partir de moi qu’il y a dans le monde une grande politique. »
Affirmant que l’Europe se fera, elle aussi, « fatalement », il ajoute : « Je voudrais voir l’Europe se créer au moyen d’une nouvelle caste qui la régirait, une volonté unique, formidable, capable de poursuivre un but pendant des milliers d’années, afin de mettre un terme à la trop longue comédie de sa petite politique et à ses mesquines et innombrables volontés dynastiques ou démocratiques. Ce temps de la petite politique est passé, déjà le siècle qui s’annonce fait prévoir la lutte pour la souveraineté du monde. Et l’irrésistible poussée vers la grande politique » (Par-delà le bien et le mal).
Débarrassé de l’insupportable tension résultant de l’antagonisme entre la morale et la vie, l’homme éclate de rire. Comme le jeune berger de la vision de Zarathoustra, lorsqu’il â craché la tête du serpent qui l’étouffait, retrouvant du même coup l’Innocence et la joie.
Toute joie veut la profonde éternité
Le thème de la joie (du « plaisir » dans la traduction de M. de Gandillac) éclate à la fin de Zarathoustra, comme dans la IXe symphonie, lorsque le ciel s’éclaircit après l’orage. Zarathoustra, comme tout héros, est avant tout joyeux. Au milieu de la route menant au surhumain, lorsque vient le temps du Grand Midi, Zarathoustra se met à entonner un « chant d’ivresse ». Car la joie est plus profonde que la peine. Et c’est pour cela qu’elle s’éternise : « La douleur dit : passe et finis ! Mais toute joie veut l’éternité. Veut la profonde, profonde éternité. »
« Ce que nous faisons, écrit Nietzsche, n’est jamais compris, mais seulement loué ou blâmé. » Lui-même n’échappe pas à cette loi. Mais le « joyeux messager » n’entend pas fonder de nouvelle religion. « Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes, car ce n’est que lorsque vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous. »
Ainsi parlait Nietzsche-Zarathoustra.
Quelques ouvrages sur Nietzsche (1977)
Tandis que dans tous les pays on assiste à une véritable floraison de livres sur Nietzsche, la publication des œuvres complètes, dans la grande édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, se poursuit activement. Aux éd. Walter de Gruyter, de Berlin, on prévoit un total d’environ trente volumes, répartis en huit sections. Toujours chez Walter de Gruyter, MM. Colli et Montinari ont mis en chantier une oeuvre considérable : la publication de l’ensemble de la correspondance de Nietzsche, en quelque vingt volumes répartis en trois sections chronologiques (1844-1869, 1869-1879 et 1880-1889). Le premier volume de cette édition, dénommée « Kritische Gesamtausgabe von Nietzsches Briefwechsel » (KGB), est sorti en 1975 ; il couvre la période 1849-1864.
Dans « Nietzsche et la critique du christianisme » (Cerf, 1974), Paul Valadier présente, du point de vue chrétien, une analyse en profondeur (et sans concessions aux diverses entreprises de « récupération » de la pensée nietzschéenne) d’un aspect important de l’œuvre de Nietzsche.
Dans « Nietzsche : finalisme et histoire » (Copernic, 1977), M. Pierre Chassard se penche plus particulièrement sur l’« antiprovidentialisme » de Nietzsche. Il résume en ces termes la philosophie nietzschéenne de l’histoire : « Elle démystifie et montre que l’univers n’est soumis à aucune toute-puissance que lui imposerait une fin, et que les hommes font eux-mêmes l’histoire. »