"La valeur prédominante accordée à la subjectivité par la métaphysique moderne menace donc dangereusement l'être des choses: la chose va devenir l'objet, et sous l'opposition sujet-objet il y a en fait l'affirmation de la juridiction du premier sur le second. La présente recherche est née de l'insatisfaction quand aux réponses que la métaphysique moderne est en mesure de donner sur le problème des choses ; c'est dans l'aristotélisme que nous avons cru trouver la solution bonne." (p.10)
"Nous avons [...] voulu éclaircir ce qu'on entend par le "réalisme" d'Aristote, montrer qu'il ne s'agit pas d'une position naïve et enfantine." (p.10)
" "Chose" tend à se confondre [pour les Modernes] avec "objet matériel inanimé", les autres usages du termes étant tenus pour métaphoriques. Le pragma grec, lui, recouvre en outre tous le champ des entreprises de l'homme, et notamment de la plus importante d'entre elles, l'entreprise politique, celles des affaires communes ou "choses publiques" (koina pragmata)." (p.10)
"Pour Aristote, la chose n'est pas seulement ce qui se tient devant le sujet pensant, mais aussi ce qui se tient par soi." (p.11)
"Etre dans le vrai, c'est penser uni ce qui est uni, séparé ce qui est séparé, mais Aristote prend bien soin de souligner quel est le sens de cette identité entre l'esprit et le réel: la vérité n'est pas de projeter sur le donné la loi de l'esprit, elle est au contraire d'accueillir en la pensée l'ordre du monde." (p.18)
"Le vrai est irradié par les choses ; il en porte la signature ; c'est par là qu'Aristote prend le contrepied de tout idéalisme." (p.20)
"Pour Aristote, la pensée n'est pas dialogue de l'âme avec elle-même, mais tête à tête avec les choses. D'autre part, le dialogue est un échange de paroles, et ici encore l'examen des choses risque d'être court-circuité, ce qui engendre l'erreur ; dans l'examen par soi seul, l'interlocuteur est la chose en question, dont la présence en quelque sorte en chair et en os nous incite moins, comme le dira plus tard Leibniz, à prendre la paille des mots pour le grain des choses. Poursuivre une recherche seul n'est pas donc pas s'enfermer dans la solitude, c'est s'ouvrir aux choses, qui constituent ici la véritable altérité, et le fondement même du vrai." (p.23)
"Lorsqu'Aristote précisément veut lutter contre cette totale absence de spécification qui fait de l'être platonicien un être général et vide, il souligne qu'être c'est toujours être quelque chose, la chose désignant ici la particularité absolue, l'être singulier. D'autre part, les entreprises de dissolution de la chose viennent de la part de philosophies qui interprètent le devenir comme pure énergie, comme force, et s'opposent aux philosophies de l'essence." (p.29)
"L'esprit le plus souvent s'égare parce qu'il n'a d'attention que pour la cohérence interne du discours au lieu de s'inquiéter de sa corrélation avec la réalité." (p.33)
"Aristote déclare que la poésie est plus philosophique que l'histoire. La poésie ramasse l'action, effectue un remembrement des événements en tant qu'ils ont une fin commune ; ainsi elle échappe au disparate auquel est vouée l'histoire. Ce rapprochement est légitimité par un passage du chapitre 23 où Aristote, rappelant la nécessité pour le mythe de tourner au resserrement dramatique comme dans les tragédies, pose que ces "synthèses" doivent différer des récits historiques, lesquels ne se centrent pas sur une seule action, mais visent simplement "un temps identique". L"histoire écrit des "chroniques", c'est-à-dire que l'unité qu'elle est capable de fournir est seulement celle du temps, à l'intérieur duquel les événements peuvent très bien se produire sans lien, puisque le voisinage chronologique n'implique pas forcément la relation causale, ou la communauté téléologique. [...] Le rassemblement organisé que l'art introduit dans les faits éparpillés en les promouvant à la hauteur du mythe tragique est véritablement démiurgique car il crée, en s'arrachant à l'histoire, une chose "une et entière comme un vivant". Au cours de ce rassemblement, il dégage l'essence, et c'est pourquoi le poète est plus proche de la philosophie que l'enquêteur." (p.35)
"Ainsi Antigone et Créon ne représentent-ils pas la plate dichotomie du bien et du mal, le bon droit est le fait de chacun des deux protagonistes ; ils sont des personnages réels, non des allégories." (p.49)
"Pour Aristote […] la pensée s'exerce sur un être déjà existant ; dans la connaissance c'est la chose qui a la priorité, et non l'inverse ; l'homme connaissant intervient dans un monde déjà là et debout par lui-même. Avant toute perception et toute pensée l'univers se dresse et par sa présence permet précisément qu'on y pense ; subordonner comme Protagoras l'être à son apparaître c'est s'exposer à dire que "rien n'a été ni ne sera n'ayant été pensé au préalable par personne". Cette dépendance de l'être du monde à ce qui deviendra le sujet est encore affirmée d'une autre manière, pour le compte de Protagoras, par Aristote. Tout ce qui apparaît est vrai, pose Protagoras ; or, souligne Aristote, ce "qui apparaît apparaît à quelqu'un", et ce quelqu'un est bien par suite le siège de la vérité. Par voie de conséquence l'être des choses n'est plus un être existant "lui-même par lui-même", mais une simple relation à celui à qui il apparaît ; même en surimposant toutes ces relations aux différents percevant, nous n'obtiendrons qu'un faisceau de relations, un amalgame de rapports, et non une véritable chose. On peut donc conclure que Protagoras "fait de toutes choses des relations". Cette relations de l'homme et des choses, Aristote pour son compte ne la nie évidemment pas, mais elle constitue pour lui la connaissance de la chose, non son être." (pp.61-62)
"Le plaisir qui est un véritable plaisir est donc celui qui apparaît être tel à l'homme valeureux (spoudaîos). Aristote esquive le relativisme du sophiste tout en faisant l'économie du recours à une norme transcendante pour la détermination des plaisirs bons ou mauvais: le spoudaîos est la norme incarnée." (p.64)
"Nous ne nous demanderons pas si Aristote a "raison" ou "tort" dans sa critique [de Platon]." (p.73)
"L'essentiel de la critique qu'Aristote adresse dans le Corpus à l'idéalisme platonicien, à savoir la séparation, est donc déjà présent dans le Des Idées en pleine période académique. Aristote n'a donc jamais accepté le platonisme sur ce point ; il l'a rejeté du vivant même de Platon. Cette critique […] est d'autant plus significative qu'Aristote admire profondément Platon, et que lorsqu'il la prononce il pense demeurer platonicien, mais il ne peut pas suivre son maître sur le terrain du séparatisme." (p.88)
"En refusant de réaliser l'essence en-dehors et au-dessus de ce dont elle est essence, Aristote renoue donc, par-delà Platon, avec le socratisme authentique." (p.88)
"Aristote, auditeur de Platon pendant vingt ans [à l'Académie]." (p.91)
"Le problème politique était considéré, à l'intérieur de l'Académie, comme de la plus haute importance." (p.102)
"Quand Perdiccas monte sur le trône, c'est-à-dire en 365, seulement deux ans après le départ d'Aristote, Platon lui envoie comme conseiller son élève Euphraios d'Orée." (p.102)
"La République et les Lois sont une utopie politique parce qu'elles sont le mime de la reconquête du pouvoir par une noblesse qui l'a définitivement perdu. Aristote semble l'avoir perçu." (p.108)
-Gilbert Romeyer-Dherbey, Les choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Éditions L'Age d'Homme, coll. Dialectica, 1983, 401 pages.
"Nous avons [...] voulu éclaircir ce qu'on entend par le "réalisme" d'Aristote, montrer qu'il ne s'agit pas d'une position naïve et enfantine." (p.10)
" "Chose" tend à se confondre [pour les Modernes] avec "objet matériel inanimé", les autres usages du termes étant tenus pour métaphoriques. Le pragma grec, lui, recouvre en outre tous le champ des entreprises de l'homme, et notamment de la plus importante d'entre elles, l'entreprise politique, celles des affaires communes ou "choses publiques" (koina pragmata)." (p.10)
"Pour Aristote, la chose n'est pas seulement ce qui se tient devant le sujet pensant, mais aussi ce qui se tient par soi." (p.11)
"Etre dans le vrai, c'est penser uni ce qui est uni, séparé ce qui est séparé, mais Aristote prend bien soin de souligner quel est le sens de cette identité entre l'esprit et le réel: la vérité n'est pas de projeter sur le donné la loi de l'esprit, elle est au contraire d'accueillir en la pensée l'ordre du monde." (p.18)
"Le vrai est irradié par les choses ; il en porte la signature ; c'est par là qu'Aristote prend le contrepied de tout idéalisme." (p.20)
"Pour Aristote, la pensée n'est pas dialogue de l'âme avec elle-même, mais tête à tête avec les choses. D'autre part, le dialogue est un échange de paroles, et ici encore l'examen des choses risque d'être court-circuité, ce qui engendre l'erreur ; dans l'examen par soi seul, l'interlocuteur est la chose en question, dont la présence en quelque sorte en chair et en os nous incite moins, comme le dira plus tard Leibniz, à prendre la paille des mots pour le grain des choses. Poursuivre une recherche seul n'est pas donc pas s'enfermer dans la solitude, c'est s'ouvrir aux choses, qui constituent ici la véritable altérité, et le fondement même du vrai." (p.23)
"Lorsqu'Aristote précisément veut lutter contre cette totale absence de spécification qui fait de l'être platonicien un être général et vide, il souligne qu'être c'est toujours être quelque chose, la chose désignant ici la particularité absolue, l'être singulier. D'autre part, les entreprises de dissolution de la chose viennent de la part de philosophies qui interprètent le devenir comme pure énergie, comme force, et s'opposent aux philosophies de l'essence." (p.29)
"L'esprit le plus souvent s'égare parce qu'il n'a d'attention que pour la cohérence interne du discours au lieu de s'inquiéter de sa corrélation avec la réalité." (p.33)
"Aristote déclare que la poésie est plus philosophique que l'histoire. La poésie ramasse l'action, effectue un remembrement des événements en tant qu'ils ont une fin commune ; ainsi elle échappe au disparate auquel est vouée l'histoire. Ce rapprochement est légitimité par un passage du chapitre 23 où Aristote, rappelant la nécessité pour le mythe de tourner au resserrement dramatique comme dans les tragédies, pose que ces "synthèses" doivent différer des récits historiques, lesquels ne se centrent pas sur une seule action, mais visent simplement "un temps identique". L"histoire écrit des "chroniques", c'est-à-dire que l'unité qu'elle est capable de fournir est seulement celle du temps, à l'intérieur duquel les événements peuvent très bien se produire sans lien, puisque le voisinage chronologique n'implique pas forcément la relation causale, ou la communauté téléologique. [...] Le rassemblement organisé que l'art introduit dans les faits éparpillés en les promouvant à la hauteur du mythe tragique est véritablement démiurgique car il crée, en s'arrachant à l'histoire, une chose "une et entière comme un vivant". Au cours de ce rassemblement, il dégage l'essence, et c'est pourquoi le poète est plus proche de la philosophie que l'enquêteur." (p.35)
"Ainsi Antigone et Créon ne représentent-ils pas la plate dichotomie du bien et du mal, le bon droit est le fait de chacun des deux protagonistes ; ils sont des personnages réels, non des allégories." (p.49)
"Pour Aristote […] la pensée s'exerce sur un être déjà existant ; dans la connaissance c'est la chose qui a la priorité, et non l'inverse ; l'homme connaissant intervient dans un monde déjà là et debout par lui-même. Avant toute perception et toute pensée l'univers se dresse et par sa présence permet précisément qu'on y pense ; subordonner comme Protagoras l'être à son apparaître c'est s'exposer à dire que "rien n'a été ni ne sera n'ayant été pensé au préalable par personne". Cette dépendance de l'être du monde à ce qui deviendra le sujet est encore affirmée d'une autre manière, pour le compte de Protagoras, par Aristote. Tout ce qui apparaît est vrai, pose Protagoras ; or, souligne Aristote, ce "qui apparaît apparaît à quelqu'un", et ce quelqu'un est bien par suite le siège de la vérité. Par voie de conséquence l'être des choses n'est plus un être existant "lui-même par lui-même", mais une simple relation à celui à qui il apparaît ; même en surimposant toutes ces relations aux différents percevant, nous n'obtiendrons qu'un faisceau de relations, un amalgame de rapports, et non une véritable chose. On peut donc conclure que Protagoras "fait de toutes choses des relations". Cette relations de l'homme et des choses, Aristote pour son compte ne la nie évidemment pas, mais elle constitue pour lui la connaissance de la chose, non son être." (pp.61-62)
"Le plaisir qui est un véritable plaisir est donc celui qui apparaît être tel à l'homme valeureux (spoudaîos). Aristote esquive le relativisme du sophiste tout en faisant l'économie du recours à une norme transcendante pour la détermination des plaisirs bons ou mauvais: le spoudaîos est la norme incarnée." (p.64)
"Nous ne nous demanderons pas si Aristote a "raison" ou "tort" dans sa critique [de Platon]." (p.73)
"L'essentiel de la critique qu'Aristote adresse dans le Corpus à l'idéalisme platonicien, à savoir la séparation, est donc déjà présent dans le Des Idées en pleine période académique. Aristote n'a donc jamais accepté le platonisme sur ce point ; il l'a rejeté du vivant même de Platon. Cette critique […] est d'autant plus significative qu'Aristote admire profondément Platon, et que lorsqu'il la prononce il pense demeurer platonicien, mais il ne peut pas suivre son maître sur le terrain du séparatisme." (p.88)
"En refusant de réaliser l'essence en-dehors et au-dessus de ce dont elle est essence, Aristote renoue donc, par-delà Platon, avec le socratisme authentique." (p.88)
"Aristote, auditeur de Platon pendant vingt ans [à l'Académie]." (p.91)
"Le problème politique était considéré, à l'intérieur de l'Académie, comme de la plus haute importance." (p.102)
"Quand Perdiccas monte sur le trône, c'est-à-dire en 365, seulement deux ans après le départ d'Aristote, Platon lui envoie comme conseiller son élève Euphraios d'Orée." (p.102)
"La République et les Lois sont une utopie politique parce qu'elles sont le mime de la reconquête du pouvoir par une noblesse qui l'a définitivement perdu. Aristote semble l'avoir perçu." (p.108)
-Gilbert Romeyer-Dherbey, Les choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Éditions L'Age d'Homme, coll. Dialectica, 1983, 401 pages.