"La crise du socialisme, c'est d'abord la crise du prolétariat. Avec l'ouvrier professionnel polyvalent, sujet possible de son travail productif, et, partant, sujet possible de la transformation révolutionnaire des rapports sociaux, a disparu la classe capable de prendre à son compte le projet socialiste et de le faire passer dans les choses. La dégénérescence de la théorie et de la pratique socialistes viennent fondamentalement de là.
En effet, chez Marx, le socialisme "scientifique" avait un double fondement: il était porté par la classe virtuellement majoritaire [sic] des producteurs sociaux prolétarisés ; et cette classe se définissait dans son essence par l'impossibilité consciente d'accepter son être-de-classe. Chaque prolétaire, en tant qu'individu de classe, était la contradiction vivante entre la souveraineté de sa praxis productive et le statut de marchandise que les rapports sociaux capitalistes conféraient à cette praxis, réduite à une quantité indifférenciée de travail et exploitée en tant que telle. Le prolétariat devait être sujet possible de la révolution socialiste parce qu'en chaque prolétaire il y avait contradiction inévitable entre, d'une part, la souveraineté de son travail et de ses rapports de travail, et, d'autre part, la négation de cette souveraineté par le capital. L'unité de la classe et de la conscience de classe avaient leur fondement dans la nécessité inévitable que chaque prolétaire rencontre dans sa propre activité individuelle la négation de la souveraineté de tous les prolétaires.
L'être-de-classe était la limite externe englobante et insupportable de l'activité de chacun et de tous. Le prolétariat était la seule et, historiquement, la première classe qui n'eût d'autre intérêt de classe que de supprimer son être de classe en détruisant les déterminations externes qui le constituaient. Autrement dit, le prolétariat de Marx était, en son être, négation de son être. Et le "socialisme scientifique" prétendait seulement expliciter comment cette négation pouvait retourner au positif, à quelles conditions elle pouvait devenir effectivement opérante.
Or, nous l'avons vu, la division capitaliste du travail a détruit le double fondement du "socialisme scientifique":
-Le travail ouvrier ne comporte plus de pouvoir. Or une classe pour laquelle son activité sociale n'est pas source de pouvoir n'a pas de la possibilité de se hisser au pouvoir et n'en éprouve pas la vocation.
-Le travail n'est plus une activité propre du travailleur. Qu'il soit exécuté à l'usine ou dans les services, c'est, dans l'immense majorité des cas, une activité passivisée, pré-programmée, totalement assujettie au fonctionnement d'un appareil et ne laissant pas de place à l'initiative personnelle. Il n'est donc plus question pour le "travailleur" de s'identifier à "son" travail ou à sa fonction dans le processus de production. Tout semble se passer en dehors de lui. Le "travail" lui-même est une certaine quantité d'activité réifiée venant à la rencontre du "travailleur" et se le soumettant.
Or avec la possibilité de s'identifier au travail disparaît le sentiment d'appartenance à une classe. De même que le travail reste extérieur à l'individu, de même son être-de-classe lui demeure extérieur. De même que le travail est une besogne quelconque qu'on exécute sans rien y investir de soi-même et qu'on quittera pour un autre emploi tout aussi contingent, de même l'appartenance à la classe est vécue comme un fait contingent, vide de sens.
Il n'est donc plus question pour le travailleur ni de se libérer au sein du travail ni de se rendre maître du travail ni de conquérir le pouvoir dans le cadre de ce travail. Il n'est plus question désormais que de se libérer du travail en en refusant tout à la fois la nature, le contenu, la nécessité et les modalités. Mais refuser le travail, c'est aussi refuser la stratégie traditionnelle du mouvement ouvrier et ses formes d'organisation: il ne s'agit plus de conquérir le pouvoir comme travailleur mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur. Il ne s'agit plus du tout du même pouvoir. La classe elle-même est entrée en crise.
Cette crise est cependant beaucoup plus la crise d'un mythe et d'une idéologie que celle d'une classe ouvrière réellement existante. Pendant plus d'un siècle, l'idée du Prolétariat a réussi à masquer son irréalité. Cette idée est aujourd'hui aussi périmée que le Prolétariat lui-même, parce qu'à la place du travailleur collectif naît une non-classe de non-travailleurs qui préfigurent, au sein de la société existante, une non-société dans laquelle les classes seraient abolies en même temps que le travail lui-même et que toutes les formes de domination.
Cette non-classe, à la différence de la classe ouvrière, est produite non pas par le capitalisme et marquée du sceau des rapports capitalistes de production ; elle est produite par la crise du capitalisme et par la dissolution, des rapports sociaux de production capitalistes. La négativité dont, selon Marx, la classe ouvrière devait être porteuse, n'a donc nullement disparu ; elle s'est déplacée et radicalisée en un nouveau lieu. Elle a pris, en se déplaçant, une forme et un contenu qui nient tout à la fois et de manière directe l'idéologie, la base matérielle, les rapports sociaux et l'organisation juridique (ou Etat) du capitalisme. Et elle a sur la classe ouvrière de Marx cet avantage supplémentaire d'être d'emblée consciente d'elle-même [sic !], c'est-à-dire une existence indissolublement objective et subjective, collective et individuelle.
Cette non-classe englobe, en fait, l'ensemble des individus qui se trouvent expulsés de la production par le processus d'abolition du travail, ou sous-employés dans leurs capacités par l'industrialisation (c'est-à-dire l'automatisation et l'informatisation) du travail intellectuel. Elle englobe l'ensemble de ces surnuméraires de la production sociale que sont les chômeurs actuels et virtuels, permanents et temporaires, totaux et partiels. Elle est le produit de décomposition de l'ancienne société, fondée sur le travail: sur la dignité, la valorisation, l'utilité sociale, le désir du travail. Elle s'étend à presque toutes les couches de la société, bien au-delà de ceux que les Panthères noires, à la fin des années 1960, appelaient, aux Etats-Unis, les "lumpen" et que, avec une prescience remarquable, ils opposaient à la classe des ouvriers stables, syndiqués, protégés par un contrat de travail et une convention collective. [...]
A la différence du prolétaire de Marx, le néo-prolétaire ne se définit plus par "son" travail et ne peut plus être défini par sa position au sein du processus social de production [sic]. La question de savoir où commence et où cesse la classe des ouvriers productifs ; dans quelle catégorie il faut ranger le kinésithérapeute, l'employée d'un office du tourisme, "l'animateur" de camp de vacances, le programmeur-analyste, l'employé de laboratoire d'analyses biologiques, le technicien des télécommunications- cette question cesse d'avoir la moindre importance et le moindre intérêt à partir du moment où une masse croissante, virtuellement majoritaire, de gens passent d'un "travail" à un autre, apprennent des métiers qu'ils n'exercent jamais de façon régulière, font des études sans débouchés et sans utilité pratique possible, abandonnent les études commencées ou ratent le bac "puisque de toute façon ça ne sert à rien", puis travaillent comme auxilliaires des P. T. T. en été, comme vendangeurs en automne, comme vendeurs en décembre, comme O.S au printemps, etc.
La seule chose certaine, pour eux, c'est qu'ils ne se sentent pas appartenir à la classe ouvrière ni à aucune autre. Ils ne peuvent se reconnaître dans l'appellation de "travailleur" ni dans celle, symétrique, de "chômeur". Qu'il travaille dans une banque, une administration publique, un service de nettoyage ou une usine, le néo-prolétaire est plutôt un non-travailleur provisoirement employé à une tâche indifférente: il fait "n'importe quoi" que "n'importe qui" peut faire à sa place. Il est l'exécutant précaire et quelconque d'un travail précaire et quelconque. Le travail n'est plus pour lui une contribution individuelle à une production sociale qui résulterait des activités des individus. Au contraire, c'est la production sociale qui est maintenant première et le travail est l'ensemble des activités précaires et aléatoires qui en résulte. Les travailleurs ne "produisent" plus la société par la médiation des rapports de production ; c'est l'appareil de production sociale dans sa généralité qui produit du "travail" et l'impose sous une forme contingente à des individus contingents et interchangeables. Le travail, autrement dit, n'appartient pas aux individus qui l'exécutent et n'est pas leur activité propre ; il appartient à l'appareil de production sociale, est réparti et programmé par lui, et reste extérieur aux individus auxquels il s'impose. Au lieu d'être le mode d'insertion du travailleur dans la coopération universelle, le travail est le mode d'asservissement du travailleur à l'appareil de domination universelle. Au lieu d'engendrer un travailleur qui, transcendant sa particularité bornée, se conçoit d'emblée comme travailleur social en général, le travail est perçu par les individus comme la forme contingente de l'oppression sociale en général. Le prolétaire en lequel le jeune Marx voyait une puissance universelle affranchie de toute forme particulière, n'est plus qu'une individualité particulière en révolte contre la puissance universelle des appareils.
L'inversion par rapport à l'idée marxienne du prolétariat est complète. Non seulement le nouveau prolétariat post-industriel ne trouve plus dans le travail la source de son pouvoir possible: il y voit la réalité du pouvoir des appareils et de son propre non-pouvoir. Non seulement il n'est plus le sujet possible du travail social de production ; il se pose comme sujet par le refus du travail social de production ; il se pose comme sujet par le refus du travail social, par la négation du travail perçu comme négation (c'est-à-dire comme aliénation). Rien ne permet de prédire que cette aliénation complète du travail social puisse être inversée. L'évolution technologique ne va pas dans le sens d'une appropriation sociale par les producteurs. Elle va dans le sens d'une abolition des producteurs sociaux, d'une marginalisation du travail socialement nécessaire sous l'effet de la révolution informatique. Quel que soit le nombre des emplois qui, dans les industries et les services, subsisteront lorsque l'automatisation aura atteint son plein développement, ces emplois ne pourront être source d'identité, de sens et de pouvoir pour ceux qui les occupent. Car la quantité de travail nécessaire à la reproduction non pas de cette société et de ses rapports de domination, mais d'une société viable disposant de tout ce qui est nécessaire et utile à la vie, cette quantité est en diminution rapide. Elle pourrait n'occuper que deux heures par jour ou une dizaine d'heures par semaine ou encore quinze semaines par an ou une dizaine d'années dans une vie [sic]. [...]
caractère caduc des rapports sociaux qui font du travail social la condition du revenu et de la circulation des richesses.
La spécificité du prolétariat post-industriel résulte de ce qui précède. A la différence de la classe ouvrière traditionnelle, cette non-classe est subjectivité libérée. Alors que le prolétariat industriel tirait de la transformation de la matière un pouvoir objectif qui le portait à se considérer lui-même comme une force matérielle, base de tout le devenir social, le nouveau prolétariat [sic] est non-force, dépourvu d'importance sociale objective, exclu de la société [re-sic]. Ne prenant pas part à la production de celle-ci, il assiste à son devenir comme à un processus étranger et à un spectacle. Il n'est donc pas question pour lui de s'approprier l'agencement d'appareils auquel cette société, à ses yeux, se réduit, ni de soumettre quoi que ce soit à son contrôle. Il s'agit seulement pour lui de conquérir, à coté et sur l'agencement des appareils, des espaces croissants d'autonomie, soustraits à la logique de la société, la contrecarrant et permettant à l'existence individuelle de s'épanouir sans entraves.
Par cette absence d'une conception globale de la société future, le nouveau prolétariat post-industriel diffère fondamentalement de la classe investie, selon Marx, d'une mission historique. C'est que le néo-prolétariat n'a rien à attendre de la société existante ni de son évolution. Cette évolution -le développement des forces productives- abouti a rendre le travail virtuellement superflu. Elle ne peut aller plus loin. La logique du Capital qui a conduit à ce résultat au bout de siècles de "progrès", c'est-à-dire d'accumulation de moyens de production de plus en plus efficaces, ne peut donner plus et mieux. Plus exactement, la société industrielle-productiviste ne peut désormais se perpétuer qu'en donnant à la fois plus et pire: plus de destructions, plus de gaspillages, plus de réparations des destructions, plus de programmation des individus jusque dans leur intimité. Le "progrès" est parvenu à un seuil passé lequel il change de signe: l'avenir est lourd de menaces et vide de promesses. Les progrès du productivisme conduisent à ceux de la barbarie et de l'oppression.
Il ne s'agit donc plus de savoir où nous allons ni d'épouser les lois immanentes du développement historique. Nous n'allons nulle part ; l'Histoire n'a pas de sens. Il n'y a rien à espérer d'elle et rien non plus à lui sacrifier. Il ne s'agit plus de nous dévouer à une Cause transcendante qui rachèterait nos souffrances et nous rembourserait avec intérêts le prix de nos renoncements. Désormais, il s'agit au contraire de savoir ce que nous désirons. La logique du Capital nous a conduits au seuil de la libération. Mais ce seuil ne sera franchi que par une rupture remplaçant la rationalité productiviste par une rationalité différente. Cette rupture ne peut venir que des individus eux-mêmes. Le règne de la liberté ne résultera jamais des processus matériels: il ne peut être instauré que par l'acte fondateur de la liberté qui, se revendiquant comme subjectivité absolue, se prend elle-même pour fin suprême en chaque individu. Seule la non-classe des non-producteurs est capable de cet acte fondateur ; car elle seule incarne à la fois l'au-delà du productivisme, le rejet de l'éthique de l'accumulation et la dissolution de toutes les classes." (p.101-113)
-André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, 3. Au-delà du socialisme. 1. Mort et résurrection du sujet historique: la non-classe des prolétaires post-industriels, Éditions Galilée, 1980, 246 pages.
http://carfree.free.fr/index.php/2008/02/02/lideologie-sociale-de-la-bagnole-1973/
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-André Gorz, « Ecologie et socialisme », Écologie & politique, 2002/1 (N°24), p. 71-95. DOI : 10.3917/ecopo.024.0071. URL : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2002-1-page-71.htm
En effet, chez Marx, le socialisme "scientifique" avait un double fondement: il était porté par la classe virtuellement majoritaire [sic] des producteurs sociaux prolétarisés ; et cette classe se définissait dans son essence par l'impossibilité consciente d'accepter son être-de-classe. Chaque prolétaire, en tant qu'individu de classe, était la contradiction vivante entre la souveraineté de sa praxis productive et le statut de marchandise que les rapports sociaux capitalistes conféraient à cette praxis, réduite à une quantité indifférenciée de travail et exploitée en tant que telle. Le prolétariat devait être sujet possible de la révolution socialiste parce qu'en chaque prolétaire il y avait contradiction inévitable entre, d'une part, la souveraineté de son travail et de ses rapports de travail, et, d'autre part, la négation de cette souveraineté par le capital. L'unité de la classe et de la conscience de classe avaient leur fondement dans la nécessité inévitable que chaque prolétaire rencontre dans sa propre activité individuelle la négation de la souveraineté de tous les prolétaires.
L'être-de-classe était la limite externe englobante et insupportable de l'activité de chacun et de tous. Le prolétariat était la seule et, historiquement, la première classe qui n'eût d'autre intérêt de classe que de supprimer son être de classe en détruisant les déterminations externes qui le constituaient. Autrement dit, le prolétariat de Marx était, en son être, négation de son être. Et le "socialisme scientifique" prétendait seulement expliciter comment cette négation pouvait retourner au positif, à quelles conditions elle pouvait devenir effectivement opérante.
Or, nous l'avons vu, la division capitaliste du travail a détruit le double fondement du "socialisme scientifique":
-Le travail ouvrier ne comporte plus de pouvoir. Or une classe pour laquelle son activité sociale n'est pas source de pouvoir n'a pas de la possibilité de se hisser au pouvoir et n'en éprouve pas la vocation.
-Le travail n'est plus une activité propre du travailleur. Qu'il soit exécuté à l'usine ou dans les services, c'est, dans l'immense majorité des cas, une activité passivisée, pré-programmée, totalement assujettie au fonctionnement d'un appareil et ne laissant pas de place à l'initiative personnelle. Il n'est donc plus question pour le "travailleur" de s'identifier à "son" travail ou à sa fonction dans le processus de production. Tout semble se passer en dehors de lui. Le "travail" lui-même est une certaine quantité d'activité réifiée venant à la rencontre du "travailleur" et se le soumettant.
Or avec la possibilité de s'identifier au travail disparaît le sentiment d'appartenance à une classe. De même que le travail reste extérieur à l'individu, de même son être-de-classe lui demeure extérieur. De même que le travail est une besogne quelconque qu'on exécute sans rien y investir de soi-même et qu'on quittera pour un autre emploi tout aussi contingent, de même l'appartenance à la classe est vécue comme un fait contingent, vide de sens.
Il n'est donc plus question pour le travailleur ni de se libérer au sein du travail ni de se rendre maître du travail ni de conquérir le pouvoir dans le cadre de ce travail. Il n'est plus question désormais que de se libérer du travail en en refusant tout à la fois la nature, le contenu, la nécessité et les modalités. Mais refuser le travail, c'est aussi refuser la stratégie traditionnelle du mouvement ouvrier et ses formes d'organisation: il ne s'agit plus de conquérir le pouvoir comme travailleur mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur. Il ne s'agit plus du tout du même pouvoir. La classe elle-même est entrée en crise.
Cette crise est cependant beaucoup plus la crise d'un mythe et d'une idéologie que celle d'une classe ouvrière réellement existante. Pendant plus d'un siècle, l'idée du Prolétariat a réussi à masquer son irréalité. Cette idée est aujourd'hui aussi périmée que le Prolétariat lui-même, parce qu'à la place du travailleur collectif naît une non-classe de non-travailleurs qui préfigurent, au sein de la société existante, une non-société dans laquelle les classes seraient abolies en même temps que le travail lui-même et que toutes les formes de domination.
Cette non-classe, à la différence de la classe ouvrière, est produite non pas par le capitalisme et marquée du sceau des rapports capitalistes de production ; elle est produite par la crise du capitalisme et par la dissolution, des rapports sociaux de production capitalistes. La négativité dont, selon Marx, la classe ouvrière devait être porteuse, n'a donc nullement disparu ; elle s'est déplacée et radicalisée en un nouveau lieu. Elle a pris, en se déplaçant, une forme et un contenu qui nient tout à la fois et de manière directe l'idéologie, la base matérielle, les rapports sociaux et l'organisation juridique (ou Etat) du capitalisme. Et elle a sur la classe ouvrière de Marx cet avantage supplémentaire d'être d'emblée consciente d'elle-même [sic !], c'est-à-dire une existence indissolublement objective et subjective, collective et individuelle.
Cette non-classe englobe, en fait, l'ensemble des individus qui se trouvent expulsés de la production par le processus d'abolition du travail, ou sous-employés dans leurs capacités par l'industrialisation (c'est-à-dire l'automatisation et l'informatisation) du travail intellectuel. Elle englobe l'ensemble de ces surnuméraires de la production sociale que sont les chômeurs actuels et virtuels, permanents et temporaires, totaux et partiels. Elle est le produit de décomposition de l'ancienne société, fondée sur le travail: sur la dignité, la valorisation, l'utilité sociale, le désir du travail. Elle s'étend à presque toutes les couches de la société, bien au-delà de ceux que les Panthères noires, à la fin des années 1960, appelaient, aux Etats-Unis, les "lumpen" et que, avec une prescience remarquable, ils opposaient à la classe des ouvriers stables, syndiqués, protégés par un contrat de travail et une convention collective. [...]
A la différence du prolétaire de Marx, le néo-prolétaire ne se définit plus par "son" travail et ne peut plus être défini par sa position au sein du processus social de production [sic]. La question de savoir où commence et où cesse la classe des ouvriers productifs ; dans quelle catégorie il faut ranger le kinésithérapeute, l'employée d'un office du tourisme, "l'animateur" de camp de vacances, le programmeur-analyste, l'employé de laboratoire d'analyses biologiques, le technicien des télécommunications- cette question cesse d'avoir la moindre importance et le moindre intérêt à partir du moment où une masse croissante, virtuellement majoritaire, de gens passent d'un "travail" à un autre, apprennent des métiers qu'ils n'exercent jamais de façon régulière, font des études sans débouchés et sans utilité pratique possible, abandonnent les études commencées ou ratent le bac "puisque de toute façon ça ne sert à rien", puis travaillent comme auxilliaires des P. T. T. en été, comme vendangeurs en automne, comme vendeurs en décembre, comme O.S au printemps, etc.
La seule chose certaine, pour eux, c'est qu'ils ne se sentent pas appartenir à la classe ouvrière ni à aucune autre. Ils ne peuvent se reconnaître dans l'appellation de "travailleur" ni dans celle, symétrique, de "chômeur". Qu'il travaille dans une banque, une administration publique, un service de nettoyage ou une usine, le néo-prolétaire est plutôt un non-travailleur provisoirement employé à une tâche indifférente: il fait "n'importe quoi" que "n'importe qui" peut faire à sa place. Il est l'exécutant précaire et quelconque d'un travail précaire et quelconque. Le travail n'est plus pour lui une contribution individuelle à une production sociale qui résulterait des activités des individus. Au contraire, c'est la production sociale qui est maintenant première et le travail est l'ensemble des activités précaires et aléatoires qui en résulte. Les travailleurs ne "produisent" plus la société par la médiation des rapports de production ; c'est l'appareil de production sociale dans sa généralité qui produit du "travail" et l'impose sous une forme contingente à des individus contingents et interchangeables. Le travail, autrement dit, n'appartient pas aux individus qui l'exécutent et n'est pas leur activité propre ; il appartient à l'appareil de production sociale, est réparti et programmé par lui, et reste extérieur aux individus auxquels il s'impose. Au lieu d'être le mode d'insertion du travailleur dans la coopération universelle, le travail est le mode d'asservissement du travailleur à l'appareil de domination universelle. Au lieu d'engendrer un travailleur qui, transcendant sa particularité bornée, se conçoit d'emblée comme travailleur social en général, le travail est perçu par les individus comme la forme contingente de l'oppression sociale en général. Le prolétaire en lequel le jeune Marx voyait une puissance universelle affranchie de toute forme particulière, n'est plus qu'une individualité particulière en révolte contre la puissance universelle des appareils.
L'inversion par rapport à l'idée marxienne du prolétariat est complète. Non seulement le nouveau prolétariat post-industriel ne trouve plus dans le travail la source de son pouvoir possible: il y voit la réalité du pouvoir des appareils et de son propre non-pouvoir. Non seulement il n'est plus le sujet possible du travail social de production ; il se pose comme sujet par le refus du travail social de production ; il se pose comme sujet par le refus du travail social, par la négation du travail perçu comme négation (c'est-à-dire comme aliénation). Rien ne permet de prédire que cette aliénation complète du travail social puisse être inversée. L'évolution technologique ne va pas dans le sens d'une appropriation sociale par les producteurs. Elle va dans le sens d'une abolition des producteurs sociaux, d'une marginalisation du travail socialement nécessaire sous l'effet de la révolution informatique. Quel que soit le nombre des emplois qui, dans les industries et les services, subsisteront lorsque l'automatisation aura atteint son plein développement, ces emplois ne pourront être source d'identité, de sens et de pouvoir pour ceux qui les occupent. Car la quantité de travail nécessaire à la reproduction non pas de cette société et de ses rapports de domination, mais d'une société viable disposant de tout ce qui est nécessaire et utile à la vie, cette quantité est en diminution rapide. Elle pourrait n'occuper que deux heures par jour ou une dizaine d'heures par semaine ou encore quinze semaines par an ou une dizaine d'années dans une vie [sic]. [...]
caractère caduc des rapports sociaux qui font du travail social la condition du revenu et de la circulation des richesses.
La spécificité du prolétariat post-industriel résulte de ce qui précède. A la différence de la classe ouvrière traditionnelle, cette non-classe est subjectivité libérée. Alors que le prolétariat industriel tirait de la transformation de la matière un pouvoir objectif qui le portait à se considérer lui-même comme une force matérielle, base de tout le devenir social, le nouveau prolétariat [sic] est non-force, dépourvu d'importance sociale objective, exclu de la société [re-sic]. Ne prenant pas part à la production de celle-ci, il assiste à son devenir comme à un processus étranger et à un spectacle. Il n'est donc pas question pour lui de s'approprier l'agencement d'appareils auquel cette société, à ses yeux, se réduit, ni de soumettre quoi que ce soit à son contrôle. Il s'agit seulement pour lui de conquérir, à coté et sur l'agencement des appareils, des espaces croissants d'autonomie, soustraits à la logique de la société, la contrecarrant et permettant à l'existence individuelle de s'épanouir sans entraves.
Par cette absence d'une conception globale de la société future, le nouveau prolétariat post-industriel diffère fondamentalement de la classe investie, selon Marx, d'une mission historique. C'est que le néo-prolétariat n'a rien à attendre de la société existante ni de son évolution. Cette évolution -le développement des forces productives- abouti a rendre le travail virtuellement superflu. Elle ne peut aller plus loin. La logique du Capital qui a conduit à ce résultat au bout de siècles de "progrès", c'est-à-dire d'accumulation de moyens de production de plus en plus efficaces, ne peut donner plus et mieux. Plus exactement, la société industrielle-productiviste ne peut désormais se perpétuer qu'en donnant à la fois plus et pire: plus de destructions, plus de gaspillages, plus de réparations des destructions, plus de programmation des individus jusque dans leur intimité. Le "progrès" est parvenu à un seuil passé lequel il change de signe: l'avenir est lourd de menaces et vide de promesses. Les progrès du productivisme conduisent à ceux de la barbarie et de l'oppression.
Il ne s'agit donc plus de savoir où nous allons ni d'épouser les lois immanentes du développement historique. Nous n'allons nulle part ; l'Histoire n'a pas de sens. Il n'y a rien à espérer d'elle et rien non plus à lui sacrifier. Il ne s'agit plus de nous dévouer à une Cause transcendante qui rachèterait nos souffrances et nous rembourserait avec intérêts le prix de nos renoncements. Désormais, il s'agit au contraire de savoir ce que nous désirons. La logique du Capital nous a conduits au seuil de la libération. Mais ce seuil ne sera franchi que par une rupture remplaçant la rationalité productiviste par une rationalité différente. Cette rupture ne peut venir que des individus eux-mêmes. Le règne de la liberté ne résultera jamais des processus matériels: il ne peut être instauré que par l'acte fondateur de la liberté qui, se revendiquant comme subjectivité absolue, se prend elle-même pour fin suprême en chaque individu. Seule la non-classe des non-producteurs est capable de cet acte fondateur ; car elle seule incarne à la fois l'au-delà du productivisme, le rejet de l'éthique de l'accumulation et la dissolution de toutes les classes." (p.101-113)
-André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, 3. Au-delà du socialisme. 1. Mort et résurrection du sujet historique: la non-classe des prolétaires post-industriels, Éditions Galilée, 1980, 246 pages.
http://carfree.free.fr/index.php/2008/02/02/lideologie-sociale-de-la-bagnole-1973/
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-André Gorz, « Ecologie et socialisme », Écologie & politique, 2002/1 (N°24), p. 71-95. DOI : 10.3917/ecopo.024.0071. URL : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2002-1-page-71.htm