"Le regard du Loup des steppes pénétrait notre époque tout entière, son agitation affairée, son arrivisme, le jeu superficiel d'une vie intellectuelle prétentieuse, insipide. [...] En l'espace d'une seconde, il exprimait avec éloquence le doute immense d'un penseur, d'un initié peut-être, qui ne croit plus à la dignité, au sens même de l'existence humaine. [...] Alors toute forme de notoriété, toute forme d'intelligence, toutes les conquêtes de l'esprit, tous les élans portant l'homme vers le sublime, la grandeur et l'éternité s'effondraient, n'étaient plus que simagrées !" (p.21-22)
"Je découvrais que Haller était un génie de la douleur, qu'à l'instar de ce que décrivait Nietzsche dans nombre de ses aphorismes, il avait développé en lui une capacité de souffrance extraordinaire, illimitée. En même temps, je me rendis compte que son pessimisme n'avait pas pour fondement un mépris du monde mais un mépris de lui-même. En effet, si impitoyables et destructeurs que fussent ses discours sur les institutions et les personnes, jamais il ne s'excluait du lot ; il était lui-même toujours le premier à être la cible de ses sarcasmes, le premier à être l'objet de sa haine et de son désaveu..." (p.23)
"Celui qui réfléchit, celui qui confère à la pensée une importance primordiale, peut certes aller très loin dans son domaine, mais il quitte alors la terre ferme pour rejoindre l'eau et se noiera un jour." (p.31)
"La mélancolie de Haller, je le sais aujourd'hui, n'est pas une bizarrerie spécifique à sa personne ; elle est la maladie de notre temps lui-même, la névrose qui caractérise la génération dont Haller fait partie et qui, loin de toucher exclusivement les individus faibles et médiocres, semble atteindre précisément les êtres forts, doués d'un esprit et de talents supérieurs." (p.38)
"J'abhorrais le jazz, mais le préférais de loin à toute la musique académique de notre époque. Sa fougue joyeuse et sauvage touchait chez moi aussi les instincts les plus profonds et il émanait de lui une sensualité candide, sincère.
Je restai là un instant à fureter, reniflant cette musique saignante et crue, flairant, plein de mauvaises intentions et de convoitise, l'atmosphère de ces salles de danse. La partie lyrique du morceau était doucereuse, sirupeuse à l'extrême et ruisselante de sentimentalité ; l'autre partie était sauvage, extravagante et puissante ; et pourtant, toutes deux s'accordaient de façon simple et paisible pour former un tout. C'était une musique de la décadence, telle qu'on devait certainement en entendre dans la Rome des derniers empereurs. Au regard de Bach, de Mozart, de la vraie musique, elle apparaissait naturellement comme de la pacotille ; mais on pouvait en dire autant de l'ensemble de notre art, de notre pensée, de notre civilisation factice, dès lors qu'on les comparait à la véritable culture." (p.59)
"L'homme de pouvoir est détruit par le pouvoir, l'homme d'argent par l'argent, l'homme servile par la servilité, l'homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit par sa liberté. Il atteignit son objectif, s'affranchit progressivement de toute contrainte. Personne ne pouvait lui donner d'ordres ; il n'avait pas à se conformer à la volonté de quelqu'un ; il décidait de sa conduite de façon libre et indépendante, car tout homme fort parvient infailliblement au but qu'un véritable instinct lui ordonne de poursuivre. Cependant, lorsqu'il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry s'aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. Le monde le laissait étrangement tranquille et, de son côté, il ne se souciait plus des gens, ni même de sa propre personne, s'asphyxiant lentement dans cette existence solitaire, sans attaches, où l'air se raréfiait. Désormais, la solitude et l'indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but, elles étaient son lot, sa punition. Il ne lui servait plus à rien de tendre les bras vers les autres avec ardeur et bonne volonté, à retrouver la communauté ; on le laissait seul maintenant." (p.72-73)
"Conformément à sa conception des choses, le Loup des steppes vivait totalement en dehors du monde bourgeois. Il n'avait en effet ni vie familiale ni ambition sociale. Il se sentait profondément différent des autres. Il se voyait parfois comme un original et un ermite maladif ; parfois aussi comme un individu doué de facultés supérieures à la normales, géniales, s'élevant au-dessus des normes mesquines de la vie ordinaire. Il méprisait sciemment le bourgeois et se sentait fier de ne pas en être un. Cependant, il menait une existence profondément bourgeoise par bien des aspects. Il avait de l'argent à la banque et soutenait financièrement des parents dans le besoin. Il était vêtu sans recherche mais de façon aussi convenable que discrète, et cherchait à vivre en bonne entente avec la police, le fics et autres autorités de ce genre. Par ailleurs, une nostalgie puissante, secrète, l'attirait en permanence vers le petit monde bourgeois, vers les demeures familiales paisibles, respectables, avec leurs petits jardinets entretenus, leurs escaliers reluisants et leur atmosphère foncièrement modeste d'ordre et de bienséance. Il aimait à avoir ses petits vices, ses petites extravagances, à se sentir comme un original ou un génie échappant aux conventions. Cependant, il ne se trouvait pour ainsi dire jamais dans les contrées de la vie où ces valeurs ont totalement disparu. Il n'était chez lui ni dans le milieu des hommes violents ou marginaux ni dans celui des êtres criminels ou déchus de leurs droits. Il continuait de demeurer dans la province des bourgeois, à entretenir un lien avec les habitudes, les normes et l'atmosphères de celle-ci, même si c'était sur le mode de l'opposition et de la révolte. En outre, il avait reçu une éducation marquée par les valeurs du milieu petit-bourgeois dans lequel il avait grandi et en avait hérité une foule de conceptions et des modèles de pensée. En théorie, il n'avait pas la moindre objection contre la prostitution, mais il aurait été personnellement incapable de prendre une fille de joie au sérieux, de la considérer vraiment comme son égale. Il pouvait aimer comme son frère le criminel politique, le révolutionnaire, l'homme séduisant la foules par ses idées, celui qui était banni par l'Etat et la société, mais il n'aurait su réagir face à un voleur, un cambrioleur, un sadique qu'en plaignant celui-ci sur un ton assez bourgeois.
De sorte qu'une moitié de son être et de ses actes reconnaissait et approuvait sans cesse ce que l'autre moitié combattait et niait. Il avait grandi dans une maison de la bourgeoisie cultivée où régnaient un ordre et des usages stricts. Ainsi, une partie de son âme était-elle toujours restée attachée aux règles de ce milieu, alors même qu'il s'était depuis longtemps individualisé à un degré dépassant l'acceptable pour celui-ci et qu'il s'était libéré des idées animant son idéal et sa foi.
La "bourgeoisie", en tant que mode d'être constant d'une partie de l'humanité, n'est rien d'autre qu'une tentative de trouver une stabilité, une aspiration à atteindre un point d'équilibre entre les attitudes extrêmes et les oppositions innombrables qui caractérisent le comportement des hommes. Choisissons n'importe laquelle de ces oppositions ; par exemple, l'opposition entre le saint et le débauché ; cela rendre immédiatement intelligible l'image que nous venons d'employer. L'homme a la possibilité de se consacrer entièrement au spirituel, à une tentative de rapprochement avec le divin, à l'idéal du saint. A l'inverse, il peut aussi s'abandonner pleinement à ses instincts, aux exigences de ses sens et tendre tout entier vers la satisfaction de plaisirs immédiats. La première voie mène à la sainteté, au martyre de l'esprit, au renoncement à soi qui permet d'accéder à Dieu. L'autre voie conduit à la débauche, au martyre des sens, au renoncement à soi qui débouche sur la mort et la décomposition. Le bourgeois tente, pour sa part, de trouver une voie moyenne, modérée, entre ces deux possibilités. Jamais il ne renoncera à lui-même, il ne s'abandonnera ni à l'ivresse ou à l'ascèse ; jamais il ne sera un martyr ; jamais il ne consentira à son anéantissement. Bien au contraire. Son idéal n'est en effet aucunement le sacrifice, mais la préservation de sa personne. Il n'aspire ni à la sainteté ni à son opposé, et ne supporte pas l'absolu. Certes, il désire être au service de Dieu, mais bien aussi de ce qui est source de plaisir. Il veut bien être vertueux, mais aussi passer un peu de bon temps sur cette terre. En résumé, il essaie de trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine où n'éclatent ni tempêtes ni orages violents. Et il y parvient, même s'il renonce pour cela à l'intensité existentielle et affective que procure une vie axée sur l'absolu et l'extrême. On ne peut vivre intensément qu'aux dépens de soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n'est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d'une parfaite tranquillité morale ; rejette le désir au profit d'un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d'une température agréable. Le bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité, angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner. Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré, la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle.
Il est clair que des personnes aussi faibles et anxieuses ne peuvent se maintenir longtemps en vie, même si elles sont encore fortement représentées. Leurs particularités les rendent incapables de jouer un autre rôle que celui du troupeau de brebis égaré parmi des loups vagabondant en toute liberté. Cependant, dans les périodes où des natures très fortes détiennent le pouvoir, nous constatons que les bourgeois sont certes les premiers à être éliminés, mais qu'ils ne disparaissent jamais complètement ; ils semblent même parfois être les véritables maîtres du monde. Comment cela est-il possible ? Ni leur nombre, ni leur vertu, ni leur bon sens, ni leur instinct d'organisation ne sont assez grands pour les sauver de leur perte. Par ailleurs, aucune médecine au monde ne peut maintenir en vie des personnes dont la force vitale est aussi faible dès le départ. Or malgré cela, la bourgeoisie existe, se montre puissante et prospère. Pourquoi ?
La réponse est la suivante: c'est à cause des Loups des steppes. En effet, la force vitale de la bourgeoisie ne repose aucunement sur les particularités de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extraordinairement nombreux qu'elle est capable d'englober, grâce à l'imprécision et à l'élasticité de ses idéaux. On trouve toujours parmi les bourgeois une foule importante de natures fortes et indomptés. Harry, notre Loup des steppes, en était un exemple caractéristique. Il s'était développé en tant qu'individu à un degré dépassant de loin les possibilités du bourgeois. Il connaissait le plaisir profond de la méditation, tout comme les joies sombres de la haine d'autrui et de soi-même. Il méprisait la loi, la vertu et le bon sens. Et pourtant, il demeurait prisonnier de la bourgeoisie, incapable de lui échapper. Ainsi, de vastes couches d'humanité s'accumulent-elles autour de la véritable masse que forme la bourgeoisie authentique ; des milliers d'existences et d'intelligences qui se situent au-delà du niveau d'évolution bourgeois et qui auraient normalement pour vocation de se consacrer à l'absolu. Chacun de ces êtres reste attaché par des sentiments infantiles au monde bourgeois ; se voit contaminé partiellement par sa mollesse ; s'obstine d'une certaine manière à vivre parmi ses membres ; continue d'une certaine manière à être l'esclave, l'obligé, le serviteur de ceux-ci. Car c'est l'inverse du principe des Grands Hommes qui prévaut aux yeux de la bourgeoisie: celui qui n'est pas contre elle est pour elle !
Si l'on examine l'âme du Loup des steppes à la lumière de ce qui vient d'être dit, celui-ci apparaît comme un homme qui, par son haut degré d'individualisation, n'était aucunement destiné à faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu'il avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l'aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l'astre massif et maternel de la bourgeoisie. Telle était sa situation dans le monde ; tel était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus fort d'entre eux s'élèvent au-dessus de l'atmosphère qui enveloppe le sol bourgeois et atteignent l'espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l'approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences n'ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout de même une adversité et une infortune considérables, dans l'enfer desquelles leurs talents s'épanouissent et deviennent féconds. Seules les rares personnes qui s'arrachent à l'emprise bourgeoise trouvent le chemin de l'absolu et ont une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire, mais souverain: l'humour." (p.78-84)
"Au commencement, il n'y avait ni innocence ni ingénuité. Tout ce qui fait partie de la Création, même l'être le plus simple, porte en son sein la culpabilité, la multiplicité ; se trouve plongé dans le flot impur du devenir et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Pour retrouver l'innocence, le stade précédant la Création, Dieu, il ne faut pas revenir en arrière, mais aller de l'avant ; il ne faut pas redevenir loup ou enfant, mais s'enfoncer toujours plus loin dans la faute, toujours plus profond dans la métamorphose par laquelle l'homme devient un être humain." (p.99)
"N'étais-je pas depuis assez longtemps déjà isolé et anormal ? Et pourtant, en mon for intérieur, je comprenais parfaitement l'appel, cette exhortation à la démence, au rejet de la raison, des inhibitions, des valeurs bourgeoises ; cette invitation à s'abandonner aux flux de l'univers anarchique de l'âme, de l'imagination." (p.111)
"Tout était vieux, fané, gris, mou, épuisé. Mon Dieu, comment était-ce possible ? Comment avais-je pu en arriver là, moi l'adolescent ailé, le poète, l'ami des Muses, le voyageur explorant infatigablement le monde, l'idéaliste ardent ? Comment avais-je pu être lentement, subrepticement envahi par cette paralysie, cette haine envers moi-même et tous les hommes, par cet étouffement de tous les sentiments, cette contrariété profonde et mauvaise, cette fange infernale où nous plongent la sécheresse du cœur et le désespoir ?" (p.114-115)
"Tout s'achèverait ainsi: toutes nos aspirations, toute notre culture, toute notre foi, toute notre joie et notre envie de vivre. Celles-ci semblaient si étiolées qu'elles seraient, elles aussi, ensevelies là. Notre monde civilisée représentait déjà un cimetière où Jésus-Christ et Socrate, Mozart et Hadyn, Dante et Goethe n'étaient plus que des noms à moitié effacés sur des stèles de métal rouillés autour desquelles se tenait, embarrassée et hypocrite, l'assistance endeuillée. Celles-ci aurait beaucoup donné pour pouvoir croire encore à ces stèles de métal autrefois sacrées à ses yeux ; elle aurait beaucoup donné pour pouvoir dire un mot sincère, grave, exprimant son affliction et son désespoir face à la disparition de ce monde. Mais elle n'était capable que de se tenir autour d'une tombe en affichant un sourire crispé, gêné." (p.118-119)
"Notre pays et le monde se porteraient mieux, si, au moins, les rares personnes capables de penser professaient publiquement leur confiance dans la raison et leur amour de la paix, au lieu de s'engager de manière aveugle et enragée dans la voie d'une nouvelle guerre." (p.126-127)
"Il en va de l'obéissance comme de la boisson ou de la nourriture. Lorsqu'on n'a pas obéi pendant longtemps, on place cela au-dessus de tout." (p.132)
"Cela me faisait un bien immense d'obéir à quelqu'un, d'être assis à côté de quelqu'un qui me questionnait, me commandait, m'adressait des remontrances." (p.135-136)
"Regarde donc un animal: un chat, un chien, un oiseau ou même un de ces grands animaux magnifiques qui peuplent les zoos: un puma ou une girafe ! Tu constateras forcément qu'ils sont tous vrais, que pas un d'entre eux n'est embarrassé ou ignore ce qu'il doit faire, comment il doit se comporter." (p.170)
"Je n'ai plus ni "patrie" ni idéal. Ce ne sont là en effet que des éléments de décoration pour ces messieurs qui organisent la prochaine tuerie." (p.175)
"Ce M. Haller à la fois doué et intéressant avait certes prêché la raison et l'humanité protesté contre la barbarie et la guerre. Toutefois, pendant celle-ci, il ne s'était pas laissé pousser contre un mur pour être fusillé, comme l'auraient, en vérité, exigé ses opinions. Il avait plutôt trouvé une sorte d'accommodement, un compromis extrêmement convenable et noble, cela va de soi, mais précisément, un compromis. Il continuait par ailleurs d'être hostile au pouvoir et à l'exploitation, tout en possédant à la banque un certain nombre d'actions d'entreprises industrielles, dont il dépensait les dividendes sans aucun remords. Il en allait ainsi pour tout. Harry Haller s'était merveilleusement travesti en idéaliste et en contempteur du monde, en ermite mélancolique et en prophète courroucé, mais au fond, c'était un bourgeois." (p.191-192)
"Tout ce que tu connaissais de beau et de sacré ; tout ce que tu aimais et vénérais auparavant ; toute ton ancienne foi dans l'homme et dans la grandeur de sa destinée ne t'ont été d'aucun secours. Tout cela a perdu sa valeur et s'est effondré." (p.219)
"Crois-tu que je sois incapable de comprendre ta crainte de danser le fox-trot ; ton horreur des bars et des dancings ; ta répugnance face à la musique de jazz et à tout ce bric-à-brac ? Je ne les comprends que trop bien, tout comme ton dégoût de la politique ; ton découragement face aux bavardages et aux gesticulations irresponsables des partis, de la presse ; ton désespoir face à la guerre, face à celle qui vient de s'achever, face à celle qui approche, face à la manière dont l'époque contemporaine pense, lit, construit, fait de la musique, festoie, se préoccupe de culture !" (p.221)
"Je me suis résigné à être coupable. Je n'ai rien contre la destruction de ce monde stupide et encombré ; je suis même heureux d'y participer et de sombrer avec lui." (p.269)
"Il n'y a plus de police et de choses de ce genre. Nous avons le choix, Dora. Nous pouvons rester ici tranquillement et tirer sur toutes les voitures qui veulent passer ; ou bien partir et laisser les autres tirer sur nous. Quel que soit le parti que nous choisissons, cela revient au même." (p.271)
"Vous devez vivre et apprendre à rire. Vous devez apprendre à écouter cette satanée musique radiophonique de la vie, à vénérer l'esprit qui transparaît derrière elle, à vous moquer de tout le tintamarre qu'elle produit." (p.311)
-Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Calmann-Lévy, 2004 (1927 pour la première édition allemande), 312 pages.
Ah ! Quelle sensibilité ! Quelle finesse ! Quelle lucidité, aussi.
C'est dans sa condition sociale, sa position de classe, et dans la situation historique de bouleversement à laquelle est soumise cette classe sociale, qu'il convient de chercher la clé et la cause première des contradictions et des tendances qui constituent la psychologie de Haller.
Pris dans une contradiction où il ne peut que se débattre, qu'il peut esthétiser, rendre sentimentale ou mystique, mais jamais résoudre. Son opposition à la bourgeoisie découle d'un dégoût personnel ("sa conception des choses), romantique, transposition subjective de sa position social ambigu (bourgeois déclassé / intellectuel "petit-bourgeois"), et non d'une exploitation objective, économique, ou d'une menace politique (comme cela pouvait être le cas de l'anti-bourgeoisisme de l'aristocratie) ou d'un idéal politique positif (de type socialiste par exemple). Rejet de la bourgeoisie conservé, mêlé d'une forme de réconciliation avec le même moderne, auquel s'adjoint une forme de fuite mystique, subjective. Le héros du Loup des steppes pourrait dire, en paraphrasant Descartes tout en jouant Guy Debord contre Karl Marx, qu'il est plus facile de se trouver de nouvelles passions que de transformer le monde.
Le besoin d'obéissance comme déconnexion d'avec la nécessité du travail ;
"Je découvrais que Haller était un génie de la douleur, qu'à l'instar de ce que décrivait Nietzsche dans nombre de ses aphorismes, il avait développé en lui une capacité de souffrance extraordinaire, illimitée. En même temps, je me rendis compte que son pessimisme n'avait pas pour fondement un mépris du monde mais un mépris de lui-même. En effet, si impitoyables et destructeurs que fussent ses discours sur les institutions et les personnes, jamais il ne s'excluait du lot ; il était lui-même toujours le premier à être la cible de ses sarcasmes, le premier à être l'objet de sa haine et de son désaveu..." (p.23)
"Celui qui réfléchit, celui qui confère à la pensée une importance primordiale, peut certes aller très loin dans son domaine, mais il quitte alors la terre ferme pour rejoindre l'eau et se noiera un jour." (p.31)
"La mélancolie de Haller, je le sais aujourd'hui, n'est pas une bizarrerie spécifique à sa personne ; elle est la maladie de notre temps lui-même, la névrose qui caractérise la génération dont Haller fait partie et qui, loin de toucher exclusivement les individus faibles et médiocres, semble atteindre précisément les êtres forts, doués d'un esprit et de talents supérieurs." (p.38)
"J'abhorrais le jazz, mais le préférais de loin à toute la musique académique de notre époque. Sa fougue joyeuse et sauvage touchait chez moi aussi les instincts les plus profonds et il émanait de lui une sensualité candide, sincère.
Je restai là un instant à fureter, reniflant cette musique saignante et crue, flairant, plein de mauvaises intentions et de convoitise, l'atmosphère de ces salles de danse. La partie lyrique du morceau était doucereuse, sirupeuse à l'extrême et ruisselante de sentimentalité ; l'autre partie était sauvage, extravagante et puissante ; et pourtant, toutes deux s'accordaient de façon simple et paisible pour former un tout. C'était une musique de la décadence, telle qu'on devait certainement en entendre dans la Rome des derniers empereurs. Au regard de Bach, de Mozart, de la vraie musique, elle apparaissait naturellement comme de la pacotille ; mais on pouvait en dire autant de l'ensemble de notre art, de notre pensée, de notre civilisation factice, dès lors qu'on les comparait à la véritable culture." (p.59)
"L'homme de pouvoir est détruit par le pouvoir, l'homme d'argent par l'argent, l'homme servile par la servilité, l'homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit par sa liberté. Il atteignit son objectif, s'affranchit progressivement de toute contrainte. Personne ne pouvait lui donner d'ordres ; il n'avait pas à se conformer à la volonté de quelqu'un ; il décidait de sa conduite de façon libre et indépendante, car tout homme fort parvient infailliblement au but qu'un véritable instinct lui ordonne de poursuivre. Cependant, lorsqu'il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry s'aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. Le monde le laissait étrangement tranquille et, de son côté, il ne se souciait plus des gens, ni même de sa propre personne, s'asphyxiant lentement dans cette existence solitaire, sans attaches, où l'air se raréfiait. Désormais, la solitude et l'indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but, elles étaient son lot, sa punition. Il ne lui servait plus à rien de tendre les bras vers les autres avec ardeur et bonne volonté, à retrouver la communauté ; on le laissait seul maintenant." (p.72-73)
"Conformément à sa conception des choses, le Loup des steppes vivait totalement en dehors du monde bourgeois. Il n'avait en effet ni vie familiale ni ambition sociale. Il se sentait profondément différent des autres. Il se voyait parfois comme un original et un ermite maladif ; parfois aussi comme un individu doué de facultés supérieures à la normales, géniales, s'élevant au-dessus des normes mesquines de la vie ordinaire. Il méprisait sciemment le bourgeois et se sentait fier de ne pas en être un. Cependant, il menait une existence profondément bourgeoise par bien des aspects. Il avait de l'argent à la banque et soutenait financièrement des parents dans le besoin. Il était vêtu sans recherche mais de façon aussi convenable que discrète, et cherchait à vivre en bonne entente avec la police, le fics et autres autorités de ce genre. Par ailleurs, une nostalgie puissante, secrète, l'attirait en permanence vers le petit monde bourgeois, vers les demeures familiales paisibles, respectables, avec leurs petits jardinets entretenus, leurs escaliers reluisants et leur atmosphère foncièrement modeste d'ordre et de bienséance. Il aimait à avoir ses petits vices, ses petites extravagances, à se sentir comme un original ou un génie échappant aux conventions. Cependant, il ne se trouvait pour ainsi dire jamais dans les contrées de la vie où ces valeurs ont totalement disparu. Il n'était chez lui ni dans le milieu des hommes violents ou marginaux ni dans celui des êtres criminels ou déchus de leurs droits. Il continuait de demeurer dans la province des bourgeois, à entretenir un lien avec les habitudes, les normes et l'atmosphères de celle-ci, même si c'était sur le mode de l'opposition et de la révolte. En outre, il avait reçu une éducation marquée par les valeurs du milieu petit-bourgeois dans lequel il avait grandi et en avait hérité une foule de conceptions et des modèles de pensée. En théorie, il n'avait pas la moindre objection contre la prostitution, mais il aurait été personnellement incapable de prendre une fille de joie au sérieux, de la considérer vraiment comme son égale. Il pouvait aimer comme son frère le criminel politique, le révolutionnaire, l'homme séduisant la foules par ses idées, celui qui était banni par l'Etat et la société, mais il n'aurait su réagir face à un voleur, un cambrioleur, un sadique qu'en plaignant celui-ci sur un ton assez bourgeois.
De sorte qu'une moitié de son être et de ses actes reconnaissait et approuvait sans cesse ce que l'autre moitié combattait et niait. Il avait grandi dans une maison de la bourgeoisie cultivée où régnaient un ordre et des usages stricts. Ainsi, une partie de son âme était-elle toujours restée attachée aux règles de ce milieu, alors même qu'il s'était depuis longtemps individualisé à un degré dépassant l'acceptable pour celui-ci et qu'il s'était libéré des idées animant son idéal et sa foi.
La "bourgeoisie", en tant que mode d'être constant d'une partie de l'humanité, n'est rien d'autre qu'une tentative de trouver une stabilité, une aspiration à atteindre un point d'équilibre entre les attitudes extrêmes et les oppositions innombrables qui caractérisent le comportement des hommes. Choisissons n'importe laquelle de ces oppositions ; par exemple, l'opposition entre le saint et le débauché ; cela rendre immédiatement intelligible l'image que nous venons d'employer. L'homme a la possibilité de se consacrer entièrement au spirituel, à une tentative de rapprochement avec le divin, à l'idéal du saint. A l'inverse, il peut aussi s'abandonner pleinement à ses instincts, aux exigences de ses sens et tendre tout entier vers la satisfaction de plaisirs immédiats. La première voie mène à la sainteté, au martyre de l'esprit, au renoncement à soi qui permet d'accéder à Dieu. L'autre voie conduit à la débauche, au martyre des sens, au renoncement à soi qui débouche sur la mort et la décomposition. Le bourgeois tente, pour sa part, de trouver une voie moyenne, modérée, entre ces deux possibilités. Jamais il ne renoncera à lui-même, il ne s'abandonnera ni à l'ivresse ou à l'ascèse ; jamais il ne sera un martyr ; jamais il ne consentira à son anéantissement. Bien au contraire. Son idéal n'est en effet aucunement le sacrifice, mais la préservation de sa personne. Il n'aspire ni à la sainteté ni à son opposé, et ne supporte pas l'absolu. Certes, il désire être au service de Dieu, mais bien aussi de ce qui est source de plaisir. Il veut bien être vertueux, mais aussi passer un peu de bon temps sur cette terre. En résumé, il essaie de trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine où n'éclatent ni tempêtes ni orages violents. Et il y parvient, même s'il renonce pour cela à l'intensité existentielle et affective que procure une vie axée sur l'absolu et l'extrême. On ne peut vivre intensément qu'aux dépens de soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n'est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d'une parfaite tranquillité morale ; rejette le désir au profit d'un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d'une température agréable. Le bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité, angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner. Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré, la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle.
Il est clair que des personnes aussi faibles et anxieuses ne peuvent se maintenir longtemps en vie, même si elles sont encore fortement représentées. Leurs particularités les rendent incapables de jouer un autre rôle que celui du troupeau de brebis égaré parmi des loups vagabondant en toute liberté. Cependant, dans les périodes où des natures très fortes détiennent le pouvoir, nous constatons que les bourgeois sont certes les premiers à être éliminés, mais qu'ils ne disparaissent jamais complètement ; ils semblent même parfois être les véritables maîtres du monde. Comment cela est-il possible ? Ni leur nombre, ni leur vertu, ni leur bon sens, ni leur instinct d'organisation ne sont assez grands pour les sauver de leur perte. Par ailleurs, aucune médecine au monde ne peut maintenir en vie des personnes dont la force vitale est aussi faible dès le départ. Or malgré cela, la bourgeoisie existe, se montre puissante et prospère. Pourquoi ?
La réponse est la suivante: c'est à cause des Loups des steppes. En effet, la force vitale de la bourgeoisie ne repose aucunement sur les particularités de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extraordinairement nombreux qu'elle est capable d'englober, grâce à l'imprécision et à l'élasticité de ses idéaux. On trouve toujours parmi les bourgeois une foule importante de natures fortes et indomptés. Harry, notre Loup des steppes, en était un exemple caractéristique. Il s'était développé en tant qu'individu à un degré dépassant de loin les possibilités du bourgeois. Il connaissait le plaisir profond de la méditation, tout comme les joies sombres de la haine d'autrui et de soi-même. Il méprisait la loi, la vertu et le bon sens. Et pourtant, il demeurait prisonnier de la bourgeoisie, incapable de lui échapper. Ainsi, de vastes couches d'humanité s'accumulent-elles autour de la véritable masse que forme la bourgeoisie authentique ; des milliers d'existences et d'intelligences qui se situent au-delà du niveau d'évolution bourgeois et qui auraient normalement pour vocation de se consacrer à l'absolu. Chacun de ces êtres reste attaché par des sentiments infantiles au monde bourgeois ; se voit contaminé partiellement par sa mollesse ; s'obstine d'une certaine manière à vivre parmi ses membres ; continue d'une certaine manière à être l'esclave, l'obligé, le serviteur de ceux-ci. Car c'est l'inverse du principe des Grands Hommes qui prévaut aux yeux de la bourgeoisie: celui qui n'est pas contre elle est pour elle !
Si l'on examine l'âme du Loup des steppes à la lumière de ce qui vient d'être dit, celui-ci apparaît comme un homme qui, par son haut degré d'individualisation, n'était aucunement destiné à faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu'il avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l'aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l'astre massif et maternel de la bourgeoisie. Telle était sa situation dans le monde ; tel était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus fort d'entre eux s'élèvent au-dessus de l'atmosphère qui enveloppe le sol bourgeois et atteignent l'espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l'approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences n'ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout de même une adversité et une infortune considérables, dans l'enfer desquelles leurs talents s'épanouissent et deviennent féconds. Seules les rares personnes qui s'arrachent à l'emprise bourgeoise trouvent le chemin de l'absolu et ont une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire, mais souverain: l'humour." (p.78-84)
"Au commencement, il n'y avait ni innocence ni ingénuité. Tout ce qui fait partie de la Création, même l'être le plus simple, porte en son sein la culpabilité, la multiplicité ; se trouve plongé dans le flot impur du devenir et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Pour retrouver l'innocence, le stade précédant la Création, Dieu, il ne faut pas revenir en arrière, mais aller de l'avant ; il ne faut pas redevenir loup ou enfant, mais s'enfoncer toujours plus loin dans la faute, toujours plus profond dans la métamorphose par laquelle l'homme devient un être humain." (p.99)
"N'étais-je pas depuis assez longtemps déjà isolé et anormal ? Et pourtant, en mon for intérieur, je comprenais parfaitement l'appel, cette exhortation à la démence, au rejet de la raison, des inhibitions, des valeurs bourgeoises ; cette invitation à s'abandonner aux flux de l'univers anarchique de l'âme, de l'imagination." (p.111)
"Tout était vieux, fané, gris, mou, épuisé. Mon Dieu, comment était-ce possible ? Comment avais-je pu en arriver là, moi l'adolescent ailé, le poète, l'ami des Muses, le voyageur explorant infatigablement le monde, l'idéaliste ardent ? Comment avais-je pu être lentement, subrepticement envahi par cette paralysie, cette haine envers moi-même et tous les hommes, par cet étouffement de tous les sentiments, cette contrariété profonde et mauvaise, cette fange infernale où nous plongent la sécheresse du cœur et le désespoir ?" (p.114-115)
"Tout s'achèverait ainsi: toutes nos aspirations, toute notre culture, toute notre foi, toute notre joie et notre envie de vivre. Celles-ci semblaient si étiolées qu'elles seraient, elles aussi, ensevelies là. Notre monde civilisée représentait déjà un cimetière où Jésus-Christ et Socrate, Mozart et Hadyn, Dante et Goethe n'étaient plus que des noms à moitié effacés sur des stèles de métal rouillés autour desquelles se tenait, embarrassée et hypocrite, l'assistance endeuillée. Celles-ci aurait beaucoup donné pour pouvoir croire encore à ces stèles de métal autrefois sacrées à ses yeux ; elle aurait beaucoup donné pour pouvoir dire un mot sincère, grave, exprimant son affliction et son désespoir face à la disparition de ce monde. Mais elle n'était capable que de se tenir autour d'une tombe en affichant un sourire crispé, gêné." (p.118-119)
"Notre pays et le monde se porteraient mieux, si, au moins, les rares personnes capables de penser professaient publiquement leur confiance dans la raison et leur amour de la paix, au lieu de s'engager de manière aveugle et enragée dans la voie d'une nouvelle guerre." (p.126-127)
"Il en va de l'obéissance comme de la boisson ou de la nourriture. Lorsqu'on n'a pas obéi pendant longtemps, on place cela au-dessus de tout." (p.132)
"Cela me faisait un bien immense d'obéir à quelqu'un, d'être assis à côté de quelqu'un qui me questionnait, me commandait, m'adressait des remontrances." (p.135-136)
"Regarde donc un animal: un chat, un chien, un oiseau ou même un de ces grands animaux magnifiques qui peuplent les zoos: un puma ou une girafe ! Tu constateras forcément qu'ils sont tous vrais, que pas un d'entre eux n'est embarrassé ou ignore ce qu'il doit faire, comment il doit se comporter." (p.170)
"Je n'ai plus ni "patrie" ni idéal. Ce ne sont là en effet que des éléments de décoration pour ces messieurs qui organisent la prochaine tuerie." (p.175)
"Ce M. Haller à la fois doué et intéressant avait certes prêché la raison et l'humanité protesté contre la barbarie et la guerre. Toutefois, pendant celle-ci, il ne s'était pas laissé pousser contre un mur pour être fusillé, comme l'auraient, en vérité, exigé ses opinions. Il avait plutôt trouvé une sorte d'accommodement, un compromis extrêmement convenable et noble, cela va de soi, mais précisément, un compromis. Il continuait par ailleurs d'être hostile au pouvoir et à l'exploitation, tout en possédant à la banque un certain nombre d'actions d'entreprises industrielles, dont il dépensait les dividendes sans aucun remords. Il en allait ainsi pour tout. Harry Haller s'était merveilleusement travesti en idéaliste et en contempteur du monde, en ermite mélancolique et en prophète courroucé, mais au fond, c'était un bourgeois." (p.191-192)
"Tout ce que tu connaissais de beau et de sacré ; tout ce que tu aimais et vénérais auparavant ; toute ton ancienne foi dans l'homme et dans la grandeur de sa destinée ne t'ont été d'aucun secours. Tout cela a perdu sa valeur et s'est effondré." (p.219)
"Crois-tu que je sois incapable de comprendre ta crainte de danser le fox-trot ; ton horreur des bars et des dancings ; ta répugnance face à la musique de jazz et à tout ce bric-à-brac ? Je ne les comprends que trop bien, tout comme ton dégoût de la politique ; ton découragement face aux bavardages et aux gesticulations irresponsables des partis, de la presse ; ton désespoir face à la guerre, face à celle qui vient de s'achever, face à celle qui approche, face à la manière dont l'époque contemporaine pense, lit, construit, fait de la musique, festoie, se préoccupe de culture !" (p.221)
"Je me suis résigné à être coupable. Je n'ai rien contre la destruction de ce monde stupide et encombré ; je suis même heureux d'y participer et de sombrer avec lui." (p.269)
"Il n'y a plus de police et de choses de ce genre. Nous avons le choix, Dora. Nous pouvons rester ici tranquillement et tirer sur toutes les voitures qui veulent passer ; ou bien partir et laisser les autres tirer sur nous. Quel que soit le parti que nous choisissons, cela revient au même." (p.271)
"Vous devez vivre et apprendre à rire. Vous devez apprendre à écouter cette satanée musique radiophonique de la vie, à vénérer l'esprit qui transparaît derrière elle, à vous moquer de tout le tintamarre qu'elle produit." (p.311)
-Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Calmann-Lévy, 2004 (1927 pour la première édition allemande), 312 pages.
Ah ! Quelle sensibilité ! Quelle finesse ! Quelle lucidité, aussi.
C'est dans sa condition sociale, sa position de classe, et dans la situation historique de bouleversement à laquelle est soumise cette classe sociale, qu'il convient de chercher la clé et la cause première des contradictions et des tendances qui constituent la psychologie de Haller.
Pris dans une contradiction où il ne peut que se débattre, qu'il peut esthétiser, rendre sentimentale ou mystique, mais jamais résoudre. Son opposition à la bourgeoisie découle d'un dégoût personnel ("sa conception des choses), romantique, transposition subjective de sa position social ambigu (bourgeois déclassé / intellectuel "petit-bourgeois"), et non d'une exploitation objective, économique, ou d'une menace politique (comme cela pouvait être le cas de l'anti-bourgeoisisme de l'aristocratie) ou d'un idéal politique positif (de type socialiste par exemple). Rejet de la bourgeoisie conservé, mêlé d'une forme de réconciliation avec le même moderne, auquel s'adjoint une forme de fuite mystique, subjective. Le héros du Loup des steppes pourrait dire, en paraphrasant Descartes tout en jouant Guy Debord contre Karl Marx, qu'il est plus facile de se trouver de nouvelles passions que de transformer le monde.
Le besoin d'obéissance comme déconnexion d'avec la nécessité du travail ;