https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2006-2-page-29.htm#no15
"La possibilité d’actions terroristes perpétrées par de petits groupes déterminés remet en cause le projet moderne consistant à limiter la violence et à en réserver l’administration réglée à l’État. Celui-ci doit aujourd’hui compter avec des entreprises semant la terreur afin de déstabiliser des populations. Les risques d’usage incontrôlé de la violence sont potentialisés par les processus mimétiques entre États et groupes terroristes. Ceux-ci ont tendance à se prendre pour de quasi-États et à affirmer les attributs de la souveraineté de manière d’autant plus caricaturale qu’elle leur est refusée. Ils imitent les institutions régaliennes, en particulier l’armée et la justice. Ils prétendent instruire des procès et exécuter des sentences. Ils revendiquent un usage absolu de la raison d’État et en particulier le droit de mettre à mort ennemis, traîtres ou indifférents. Inversement les États confrontés à des entreprises terroristes ont tendance à adopter des mesures d’exception dans l’espoir de « terroriser les terroristes », selon une formulation employée par un ancien ministre de l’intérieur (Charles Pasqua). Cet effet est attendu de restrictions des libertés publiques qui sont supposées entraver les initiatives hostiles mais qui imposent à l’ensemble de la population une situation où les acquis de la paix et de la démocratie sont malmenés."
"Avec le développement du terrorisme, les rapports sociaux deviennent une source potentielle de danger, lorsqu’ils mettent en présence d’inconnus dans des lieux de transit ou de passage. La méfiance s’instille dans l’espace public et elle peut y favoriser la suspicion généralisée. Face à toute catastrophe, voire à tout dysfonctionnement, on en vient à se demander s’ils ne sont pas intentionnels."
"L’essentiel étant de provoquer la peur dans une population, si celle qui est visée est confondue avec tout un pays, il arrive que les cibles soient frappées de manière aléatoire. En outre, les civils anonymes sont des proies particulièrement faciles à atteindre : ils vaquent à leurs occupations ordinaires et sont amenés à se déplacer pour cela et à côtoyer dans l’espace public nombre de gens inconnus. Le terroriste qui s’en prend à eux les confronte soudain, sans sommation, au front qu’il vient d’ouvrir pour faire voler en éclat la quiétude de leur vie quotidienne et suggérer que personne n’est à l’abri. Il achève d’abolir la distinction entre combattant et civil en s’inspirant des préceptes de la guerre totale qu’il voudrait déclencher sans avoir les moyens de la mener. À la différence des combats classiques, localisés et datés, le terroriste cherche à provoquer un affrontement impossible à circonscrire dans l’espace et le temps et donc susceptible de diffuser, à partir d’un impact ponctuel, un ébranlement de large amplitude.
Dans son entreprise de déstabilisation, le terrorisme tire partie de certaines caractéristiques de la société contemporaine. On sait qu’il utilise les médias comme caisse de résonance pour propager l’onde de choc de ses actions aussi loin que portent les moyens de communication de masse, c’est-à-dire aujourd’hui à toute la planète. On peut aussi remarquer qu’il utilise largement les technologies de l’information et de la communication, des cassettes à internet, pour transmettre ses messages. D’un point de vue opérationnel, il cherche à adopter les innovations qui rendent les moyens de destruction plus meurtriers et qui les mettent à la portée d’un petit nombre d’activistes. L’efficacité de ses actions est d’ailleurs due à ce qu’elles s’inscrivent dans les fragilités consécutives à l’ouverture et la complexité des sociétés actuelles. Ainsi le terrorisme tire parti des caractéristiques et des instruments de la modernité avancée. Il se loge dans ses interstices pour se retourner contre elle et compromettre ses acquis."
"Le terroriste n’est pas censé tuer pour assouvir ses propres pulsions ou satisfaire ses intérêts personnels. C’est ce qui le distingue du grand criminel ou du brigand. Il se prétend un instrument au service d’une cause transcendante. Il se revendique l’auteur d’un meurtre altruiste. La contrepartie de ce devoir de tuer est que celui qui l’assume accepte de renoncer aux satisfactions et aux affections accessibles au commun des mortels. Netchaïev proclamait déjà dans la Russie des années 1870 ce que la vocation nihiliste avait d’exigeant : celui qui s’y consacre est un homme perdu qui doit être prêt à se soustraire à tous les attachements de l’existence. En ce sens, le terrorisme représente une résurgence du sacrifice dans un monde animé par la rationalité, les droits individuels et les relations contractuelles. Au mépris de ces références, la victime et le bourreau sont offerts de concert, voire confondus, pour célébrer une cause et témoigner de son éclat. Ce sacrifice est destiné à obtenir la rédemption du mal actuel, à féconder un ordre nouveau ou seulement à en préparer l’avènement pour les générations futures."
"La subordination de l’existence individuelle à une cause transcendante procure quelques gratifications à ceux qui s’y adonnent. Il donne accès à l’héroïsme, au moins sous une forme négative, ouverte à quiconque se sent tenté par un destin de sacrificateur. Une telle exaltation n’est pas dénuée de séductions, elle permet de se prendre pour un justicier qui inflige des châtiments, rattrape les impudents et fait trembler tout le monde. Elle ouvre une perspective à des gens inconsolables de la vacuité ou de la déchéance de leur existence."
"Certains, parmi les activistes les plus moralisateurs, ont largement goûté aux plaisirs qu’ils réprouvent a posteriori. La projection sur un autre d’une abomination dont on tient à s’expurger permet d’envisager son extermination comme remède à la haine de soi."
"Le terroriste est une variante d’« homme pressé » qui rejette les médiations instituées et les délais qui en découlent pour exiger tout et tout de suite."
"L’action terroriste correspond à une double intention : secouer l’apathie de la collectivité dont elle se réclame et inspirer la crainte à ses ennemis ."
-Pascal Hintermeyer, « Terrorisme, sacrifice et volonté de puissance », Études sur la mort, 2/2006 (n° 130), p. 29-38.
"La possibilité d’actions terroristes perpétrées par de petits groupes déterminés remet en cause le projet moderne consistant à limiter la violence et à en réserver l’administration réglée à l’État. Celui-ci doit aujourd’hui compter avec des entreprises semant la terreur afin de déstabiliser des populations. Les risques d’usage incontrôlé de la violence sont potentialisés par les processus mimétiques entre États et groupes terroristes. Ceux-ci ont tendance à se prendre pour de quasi-États et à affirmer les attributs de la souveraineté de manière d’autant plus caricaturale qu’elle leur est refusée. Ils imitent les institutions régaliennes, en particulier l’armée et la justice. Ils prétendent instruire des procès et exécuter des sentences. Ils revendiquent un usage absolu de la raison d’État et en particulier le droit de mettre à mort ennemis, traîtres ou indifférents. Inversement les États confrontés à des entreprises terroristes ont tendance à adopter des mesures d’exception dans l’espoir de « terroriser les terroristes », selon une formulation employée par un ancien ministre de l’intérieur (Charles Pasqua). Cet effet est attendu de restrictions des libertés publiques qui sont supposées entraver les initiatives hostiles mais qui imposent à l’ensemble de la population une situation où les acquis de la paix et de la démocratie sont malmenés."
"Avec le développement du terrorisme, les rapports sociaux deviennent une source potentielle de danger, lorsqu’ils mettent en présence d’inconnus dans des lieux de transit ou de passage. La méfiance s’instille dans l’espace public et elle peut y favoriser la suspicion généralisée. Face à toute catastrophe, voire à tout dysfonctionnement, on en vient à se demander s’ils ne sont pas intentionnels."
"L’essentiel étant de provoquer la peur dans une population, si celle qui est visée est confondue avec tout un pays, il arrive que les cibles soient frappées de manière aléatoire. En outre, les civils anonymes sont des proies particulièrement faciles à atteindre : ils vaquent à leurs occupations ordinaires et sont amenés à se déplacer pour cela et à côtoyer dans l’espace public nombre de gens inconnus. Le terroriste qui s’en prend à eux les confronte soudain, sans sommation, au front qu’il vient d’ouvrir pour faire voler en éclat la quiétude de leur vie quotidienne et suggérer que personne n’est à l’abri. Il achève d’abolir la distinction entre combattant et civil en s’inspirant des préceptes de la guerre totale qu’il voudrait déclencher sans avoir les moyens de la mener. À la différence des combats classiques, localisés et datés, le terroriste cherche à provoquer un affrontement impossible à circonscrire dans l’espace et le temps et donc susceptible de diffuser, à partir d’un impact ponctuel, un ébranlement de large amplitude.
Dans son entreprise de déstabilisation, le terrorisme tire partie de certaines caractéristiques de la société contemporaine. On sait qu’il utilise les médias comme caisse de résonance pour propager l’onde de choc de ses actions aussi loin que portent les moyens de communication de masse, c’est-à-dire aujourd’hui à toute la planète. On peut aussi remarquer qu’il utilise largement les technologies de l’information et de la communication, des cassettes à internet, pour transmettre ses messages. D’un point de vue opérationnel, il cherche à adopter les innovations qui rendent les moyens de destruction plus meurtriers et qui les mettent à la portée d’un petit nombre d’activistes. L’efficacité de ses actions est d’ailleurs due à ce qu’elles s’inscrivent dans les fragilités consécutives à l’ouverture et la complexité des sociétés actuelles. Ainsi le terrorisme tire parti des caractéristiques et des instruments de la modernité avancée. Il se loge dans ses interstices pour se retourner contre elle et compromettre ses acquis."
"Le terroriste n’est pas censé tuer pour assouvir ses propres pulsions ou satisfaire ses intérêts personnels. C’est ce qui le distingue du grand criminel ou du brigand. Il se prétend un instrument au service d’une cause transcendante. Il se revendique l’auteur d’un meurtre altruiste. La contrepartie de ce devoir de tuer est que celui qui l’assume accepte de renoncer aux satisfactions et aux affections accessibles au commun des mortels. Netchaïev proclamait déjà dans la Russie des années 1870 ce que la vocation nihiliste avait d’exigeant : celui qui s’y consacre est un homme perdu qui doit être prêt à se soustraire à tous les attachements de l’existence. En ce sens, le terrorisme représente une résurgence du sacrifice dans un monde animé par la rationalité, les droits individuels et les relations contractuelles. Au mépris de ces références, la victime et le bourreau sont offerts de concert, voire confondus, pour célébrer une cause et témoigner de son éclat. Ce sacrifice est destiné à obtenir la rédemption du mal actuel, à féconder un ordre nouveau ou seulement à en préparer l’avènement pour les générations futures."
"La subordination de l’existence individuelle à une cause transcendante procure quelques gratifications à ceux qui s’y adonnent. Il donne accès à l’héroïsme, au moins sous une forme négative, ouverte à quiconque se sent tenté par un destin de sacrificateur. Une telle exaltation n’est pas dénuée de séductions, elle permet de se prendre pour un justicier qui inflige des châtiments, rattrape les impudents et fait trembler tout le monde. Elle ouvre une perspective à des gens inconsolables de la vacuité ou de la déchéance de leur existence."
"Certains, parmi les activistes les plus moralisateurs, ont largement goûté aux plaisirs qu’ils réprouvent a posteriori. La projection sur un autre d’une abomination dont on tient à s’expurger permet d’envisager son extermination comme remède à la haine de soi."
"Le terroriste est une variante d’« homme pressé » qui rejette les médiations instituées et les délais qui en découlent pour exiger tout et tout de suite."
"L’action terroriste correspond à une double intention : secouer l’apathie de la collectivité dont elle se réclame et inspirer la crainte à ses ennemis ."
-Pascal Hintermeyer, « Terrorisme, sacrifice et volonté de puissance », Études sur la mort, 2/2006 (n° 130), p. 29-38.