"Le XVIIIème siècle ne marque pas seulement la naissance de la modernité rationaliste mais aussi de son antithèse. En effet, c'est le moment même où la pensée rationaliste semble à son apogée que se dessine dans la vie intellectuelle européenne une révolte globale contre la vision de l'homme et de la société des Lumières. Durant deux siècles, cette révolte est dirigée avant tout contre les Lumières françaises, ou plutôt les Lumières franco-kantiennes, mais elle s'attaque aussi aux Lumières anglaises de John Locke à David Hume et à Jeremy Bentham. Depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle jusqu'à la période de la guerre froide, la confrontation de ces deux traditions politiques, ou de ces deux cultures politiques, constitue une des grandes tendances du monde qui est toujours le nôtre." (p.18)
"Le terme "anti-Lumières" a probablement été inventé par Nietzsche, et il est d'usage courant en Allemagne au tournant du XXème. [...] On ne s'est pas rendu que Nietzsche venait d'inventer un concept analytique de première importance pour définir un phénomène de civilisation." (p.20-21)
"Le mouvement intellectuel, culturel et politique associé à la révolte contre les Lumières ne constitue pas une contre-révolution, mais une autre révolution: ainsi naît non pas une contre-modernité mais une autre modernité, fondée sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes -l'histoire, la culture, la langue -une culture politique qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des hommes. Selon ses théoriciens, l'éclatement, la fragmentation et l'atomisation de l'existence humaine, engendrée par la destruction de l'unité du monde médiéval, sont à l'origine de la décadence moderne." (p28-29)
"Une des grandes lignes de l'argument développé dans ce livre est que le rejet des Lumières depuis la fin du XVIIIème siècle constitue non seulement une négation des principes sur lesquels reposent les démocraties des XIXème et XXème siècles, mais, dans la mesure où la capacité de l'individu à maîtriser le monde dans lequel il vit est un élément constitutif fondamental du libéralisme et plus tard de la démocratie libérale, cette révolte sape les fondations du libéralisme même." (p.31)
"Les tenants du néoconservatisme sont fascinés par la force de l'Etat: ils n'ont pas pour objectif de limiter son intervention, ni dans l'économie ni dans la société, comme le voulaient les libéraux classiques, mais au contraire de façonner la société et le pouvoir à leur image." (p.36)
"Il est difficile d'exagérer le poids historique aussi bien dans l'immédiat qu'à long terme de Burke et de Herder. En effet, ces deux volets de la première révolte contre le corpus idéologique mis en place par les XVIIIème siècles français et anglais, sur lesquels plane la grande œuvre philosophique de Kant, fixent pour près de deux siècles le cadre conceptuel de la critique des Lumières. Jusqu'en ses dernières années, le XIXème siècle développera les principes hérités de Herder et de Burke, en y ajoutant des éléments qui lui sont propres, notamment des éléments de déterminisme culturel qui pénètrent dans la vie intellectuelle, dans le discours historique et littéraire, bien avant que darwinisme social et gobinisme n'acquièrent droit de cité. Si ce processus se développe avec une telle facilité, c'est précisément parce que le déterminisme culturel, qu'en vérité peu de choses séparent du déterminisme ethnique puis racial, faisait déjà à la fin du XVIIIème siècle partie intégrante de la révolte contre les Lumières." (p.40)
"C'est bien le nationalisme culturel de Herder qui a posé les fondements du nationalisme politique, et il constitue le premier maillon d'une chaîne qui conduit jusqu'à [Friedrich] Meinecke. La lecture que fait Meinecke de Herder avant la Seconde Guerre mondiale, très proche de celle de Gadamer faite en pleine guerre, le montre fort bien. La coupure telle qu'on aime l'établir d'ordinaire entre les deux nationalismes et hautement artificielle." (p.43)
"Le communautarisme se veut explicitement héritier de l'herderianisme, élevé au statut de libéralisme parfait. Ce libéralisme est fondé, face à l'humanisme, sur le culte de la différence." (p.47)
"De Vico, ce premier grand ennemi du rationalisme, à Croce et à Sorel, ses deux grands admirateurs, de Herder à Meinecke, à Barrès et à Spengler, la vénération du particulier et le rejet de l'universel constituent le dénominateur commun à tous les penseurs des contre-Lumières indépendamment de leur milieu et de leur époque." (p.52)
"Pour [Isaiah] Berlin, excellent exemple des contre-Lumières "molles", comme pour Meinecke, il ne semble pas qu'il existe de cause à effet entre la guerre au rationalisme, à l'universalisme et au droit naturel, et la poussé du fascisme et du nazisme [...] Il a rendu un service immense à tous les ennemis du rationalisme et de l'universalisme de notre temps : avant les postmodernistes, et dans un contexte éminemment politique et en dépit du fait que sa pensée n'est pas faite d'une pièce et comporte beaucoup d'ambiguïtés, il apporte la preuve que l'on peut saper les fondements des Lumières à partir d'une position libérale." (p.56)
"Au début du XXème siècle, Croce [...] applaudira à la montée du fascisme [...] Spengler contribuera puissamment à la chute du régime de Weimar. Maurras verra dans la défaite de la France en 1940 l'occasion tant attendue d'enterrer les Lumières françaises, les principes de 89, la Révolution et la République." (p.58)
"N'est-il pas évident que le texte ne peut pas être lu autrement qu'à la lumière des objectifs que l'auteur s'était fixés ? Mais n'est-il pas également évident que, du moment où elle est lancée sur la place publique, une œuvre acquiert une existence et une signification qui lui sont propres et exerce une influence qui n'était pas toujours, et souvent n'était pas du tout dans l'intention de l'auteur ? Quand une œuvre est accaparée et pillée sans vergogne comme celle de Nietzsche par les nazis, ne convient-il quand même pas de se demander si elle n'y prêtait pas le flanc ? Le long combat de l'auteur de Par-delà le bien et le mal contre l'humanisme, l'égalité et la démocratie, en jouant un rôle de premier plan dans l'éducation de toute une génération d'Allemands, n'a-t-il pas contribué à ouvrir une brèche qui a permis cette usurpation inacceptable en soi ? Pourquoi une telle mésaventure n'a-t-elle pu arriver à l'œuvre de Tocqueville ou celle de Benjamin Constant ?" (p.76)
"Alors que la guerre froide battait son plein, l'idée selon laquelle l'utopie des Lumières enfantait la révolution soviétique, puis le stalinisme et le goulag faisait son chemin. Adorno et Horkheimer penchaient plutôt pour une filiation entre les Lumières et le nazisme. Cet assaut, on le sait, se poursuit de nos jours, sous des formes différentes. Selon Derrida par exemple, qui utilise cette argumentation contre Husserl, il n'y aurait qu'un pas de l'humanisme quel qu'il soit au racisme, au colonialisme et à l'européocentrisme. En fait, tout humanisme coïnciderait avec une attitude d'exclusion. Est-il nécessaire de dire que cette condamnation totale de l'humanisme fausse entièrement aussi bien l'esprit des Lumières franco-kantiennes que celui des Lumières anglaises et écossaises ?" (p.78-79)
"[Quentin] Skinner, sans doute le plus important des contextualistes "mous", s'embarque lui aussi dans une entreprise de déconstruction classique de l'histoire des idées. Dans un article brillant et qui a exercé une profonde influence depuis sa publication en 1969, il s'emploie à démolir une idée qui de tout temps a justifié l'étude de la pensée politique: celle selon laquelle les grands auteurs du passé auraient soulevé des questions qui sont aussi les nôtres et auraient cherché des solutions à des problèmes qui se posent encore à nous. Dans un texte devenu une sorte de bulle pontificale post-moderniste, Skinner soutient que chaque auteur, en tout temps et en tout lieu, s'attaque à une problématique donnée, est dans une situation unique et écrit pour certains lecteurs et non pas d'autres, il cherche des solutions à des questions concrètes qui sont les siennes et uniquement les siennes. C'est ainsi que chaque texte, chaque énoncé de faits, chaque principe, chaque idée traitant traitent de la spécificité d'une situation et de l'unicité d'un moment. Il est donc futile et naïf de parler de "vérités universelles" ou de "problèmes immortels" : il n'est pas possible de dépasser son temps et son lieu, il n'existe pas de questions éternelles, comme il n'y a points de concepts éternels, mais seulement des concepts spécifiques, bien définis, qui appartiennent à des sociétés spécifiques et donc différentes. Telle est la seule vérité générale qui puisse exister, non seulement en ce qui concerne le passé mais aussi notre temps.
Si les postmodernistes avaient simplement voulu dire que chaque génération doit penser pour elle-même, chercher elle-même la solution de ses propres problèmes et ne pas espérer trouver de réponses concrètes, susceptibles de commander l'action politique immédiate dans Aristote, saint Augustin ou Machiavel, ils n'auraient fait qu'énoncer une vérité évidente. S'ils avaient souhaité simplement montrer que les problèmes auxquels s'attaquait Platon étaient ceux de la démocratie athénienne et non point ceux de la démocratie française d'aujourd'hui, ils n'auraient formulé qu'une lapalissade. Mais tel n'est pas leur propos ; leur démarche est plus complexe car elle consiste en fait à nier l'existence de vérités de valeurs universelles. En effet, par le biais du contextualisme, du particularisme et du relativisme linguistique, en se concentrant sur ce qui est unique et spécifique, et en niant l'universel, on se retrouve forcément du côté de l'anti-humanisme et du relativisme historique." (p.80-81)
"Nulle autre époque ne peut, en effet se targuer d'avoir développé une conscience aussi explicite de la coupure à l'égard du passé que le temps des Lumières, cet extraordinaire début de l'âge moderne. [...] Les hommes des Lumières ont eu plus qu'aucune autre génération avant eux le sentiment d'une rupture décisive et que quelque chose d'irréversible s'est installé." (p.82)
"Le Fédéraliste suffit à lui seul pour réfuter les fondements d'un certain postmodernisme appliqués à l'histoire des idées. Il est vrai qu'il s'agit d'un exemple quasiment idéal: des hommes appelés dans un moment critique de l'histoire de leur communauté à résoudre des problèmes politiques concrets dans un pays aux marges de la civilisation donnent des réponses de valeur universelle et produisent un classique de la pensée politique." (p.85)
"Pour Maistre, la haine de Locke est le début de la sagesse." (p.86-87)
"Renan produira en 1871, au lendemain de Sedan, sa Réforme intellectuelle et morale de la France, un essai virulent contre le XVIIIème siècle français où, comme Taine dans Les Origines de la France contemporaine, il rend responsables de la décadence française les Lumières et la Révolution, Rousseau et la démocratie. Le même type d'arguments reviendra au lendemain de la débâcle de 1940, et la Réforme sera lue dans les premiers mois où se met en marche la Révolution nationale comme si elle sortait tout juste de l'imprimerie." (p.87-88)
"Kant, on le sait, ne reconnaissait pas aux individus le droit à la résistance au pouvoir politique, et à cet égard il se situe en deçà non seulement de Locke mais aussi de Hobbes. Ce dernier, s'il n'accorde pas à l'individu le droit à la rébellion, permet quand même d'entrevoir la possibilité que le pouvoir, mettant en danger la vie de l'individu, perde sa raison d'être et donc sa légitimité, et finisse par se décomposer, ce qui est une autre façon d'ouvrir une petite porte à la révolte. Kant sur ce point repousse les prémisses de l'école des droits naturels. Un droit à la révolte est pour lui une contradiction dans les termes. Bien plus, il est interdit au citoyen de poser la question de l'origine légitime ou non du système politique en place. Nietzsche devait lui reprocher durement ce conformisme propre aux intellectuels." (p.106-107)
"Alexis de Tocqueville est le plus important penseur français après Rousseau et le dernier grand libéral." (p.116)
"Burke inaugure une tradition que Maistre, son quasi-contemporain, poursuit. Leurs successeurs, les conservateurs révolutionnaires de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle en France et en Allemagne, Maurras ou son disciple d'outre-Manche, Thomas Ernst Hulme, le théoricien du vorticisme, traducteur de Sorel en anglais, un Lagarde, un Langbehn ou un Spengler s'inscrivent à leur tour dans cette ligne de pensée." (p.127)
"Dans le Moyen-Âge la plupart des penseurs des Lumières condamnaient un passé qu'ils voulaient voir disparaître pour toujours : voilà pourquoi ils voyaient dans la Renaissance cette évocation grandiose de l'Antiquité classique et païenne, le début de la modernité. Herder, au contraire, entend faire revivre une civilisation germanique et chrétienne, parfois plus germanique encore que chrétienne, organique et nationale." (p.177)
"Rousseau séjourne chez Hume." (p.177)
"
(pp.181-194)
"C'est bien Herder qui a mis le doigt sur ce qui sépare le rationalisme de la vision völkisch du XIXème siècle dont il ne pouvait pas prévoir toutes les ramifications, mais dont il est l'un des tous premiers, sinon le premier grand fondateur." (p.230)
"Hegel attaque Herder avec férocité : en lieu et place d'idées philosophiques nettes et distinctes, Herder met des "expressions" ou des "mots" qu'il ne faut surtout pas tenter de comprendre ou d'expliquer." (p.233)
"De Herder jusqu'à Berlin, les penseurs des anti-Lumières voient tous dans l'intuition plutôt que dans la raison l'instrument par excellence de la compréhension des affaires humaines." (p.248-249)
"Pour Kant, Rousseau avait raison de dénoncer les conséquences néfastes de la contradiction de l'état de civilisation avec la simplicité primitive de la nature. Mais, selon lui, le mal que Rousseau dénonce a rendu possible les biens de la culture : dès que l'homme a pris conscience de sa liberté, sa raison le pousse irrésistiblement à développer ses facultés naturelles, et exige qu'il se libère graduellement de la loi de nature." (p.279)
"Assurément, Burke n'ignore pas le sens de la Réforme, et il sait que c'est pour cet individu "réformé" que Hobbes et Locke ont produit la théorie des droits naturels." (p.355)
"Maistre, qui n'a pas une connaissance directe de Herder, montre comment Condorcet, pour lui le plus odieux des révolutionnaires et le plus fougueux ennemi du christianisme en même temps qu'ami de la Réforme, savait bien ce qu'il disait quand il s'émerveillait devant la mise en œuvre du principe de libre examen : rien ne pouvait résister à cet appel à la raison individuelle. Le protestantisme a fourni le principe, les hommes des Lumières se sont chargés des conséquences. [...] Un siècle après Maistre, Maurras reprendra les mêmes arguments, quasi inchangés." (p.362)
"La poussé de la droite révolutionnaire n'a été possible que parce que la révolte aristocratique avait formé le cadre conceptuel du grand mouvement populaire du rejet des Lumières." (p.371)
"Chez Taine, il n'existe pas de véritable distinction entre l'Etat, institution juridique, et la société, synonyme de la communauté nationale." (p.373)
"Les penseurs des anti-Lumières n'ont jamais été des conservateurs, mais des révolutionnaires d'une espèce nouvelle." (p.375-376)
"L'idée selon laquelle on peut vider le libéralisme de ses valeurs intellectuelles et morales pour préserver sa pensée économique constitue le fondement de la droite révolutionnaire au tournant du XXème siècle." (p.427)
"Comme Renan et Taine, Carlyle voit dans l'impérialisme une bénédiction. "The Nigger Question" est aussi un panégyrique de l'action civilisatrice de l'homme blanc." (p.436)
"Renan ne se veut pas le porte-parole de la bourgeoisie, au contraire. Le "matérialisme" bourgeois lui répugne et il éprouve une profonde aversion pour le renversement de valeurs qui s'opère sous la Monarchie de Juillet puis sous le Second Empire, pour "un état de la société où la richesse est le nerf principal des choses" et qui s'appelle "ploutocratie". [...] L'inégalité qu'il préconise est celle de naissance ou de talent intellectuel, et non pas d'argent" (p.437)
"L'idée selon laquelle les périodes de paix sont funestes car rien de grand ne s'y fait est commune aux penseurs des anti-Lumières jusqu'à la Seconde Guerre mondiale." (p.438)
"Renan n'a jamais dévié de l'idée du primat de la société, ce principe premier de la pensée anti-Lumières." (p.442)
"Renan est toujours proche de Gobineau, en dépit du fait qu'il s'emploie à occulter sa dette envers l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines, dont l'influence en France aura été finalement beaucoup plus profonde qu'il n'est généralement admis." (p.450)
"Nietzsche, par horreur de la démocratie, abhorre le nationalisme." (p.452)
"Carlyle, cet autre grand contemporain qui ne cessera lui aussi de célébrer les vertus de l'Allemagne, voit dans la victoire de la Prusse une victoire sur l'anarchie et dans la politique de Bismarck et ses succès une chance pour la France et une extraordinaire leçon donnée au monde entier." (p.461)
"Il est difficile d'imaginer le succès du mouvement antisémite, de Drumont, Barrès et Maurras jusqu'aux lois raciales de 1940, sans la respectabilité acquise grâce à Renan, par l'idée de l'inégalité des races et l'infériorité des Sémites." (p.470)
"La réaction maistrienne était moins dangereuse, parce que moins crédible, faite au nom d'un Ancien Régime que l'on savait disparu pour toujours, alors que le rejet herderien des Lumières annonce la montée des forces nouvelles du nationalisme. C'est bien dans la vision herderienne de la nation qu'est enraciné le nationalisme du tournant du XXème siècle, et non dans celle de Maistre." (p.531)
"Herder s'accorde avec Voltaire pour voir dans le Moyen-âge une époque de barbarie, mais, contrairement à Voltaire, il considère cette barbarie comme une saine vitalité, et il célèbre le désordre et l'effervescence créateurs de l'époque. [...] Herder n'a pas inventé le mythe des Barbares libérateurs, mais montre les Germains venus rajeunir et purifier un monde en déclin." (p.526)
"Herder vomit le présent. En dépit des apparences, ces idées ne sont ni réactionnaires, ni traditionnalistes, ni conservatrices: ce sont les principes qui engendrent un nouveau projet de civilisation et qui nourrissent la révolution culturelle dont Herder est, au cœur de l'Europe, le grand protagoniste. A long terme, l'importance de cette révolution ne fut pas tellement moindre que celle de la révolution industrielle. A beaucoup d'égards, la nationalisation des masses en est le résultat, la droite révolutionnaire et la révolution conservatrice en sont le produit." (p.532)
"C'est Herder encore qui lance la formule de "peuple jeune" recueillant l'héritage de peuples usés [...] La mission de la France, entrée dans la seconde moitié du XVIIIème siècle dans une période de décadence, est terminée, celle de l'Allemagne commence." (p.548)
"En refusant, dans Une autre philosophie de l'histoire, de comparer les époques et les peuples de l'histoire, en posant l'égale dignité de chaque culture, et en proclamant que toute vérité est celle d'une ethnie et d'une époque, Herder ouvre le sillon qui aboutit à Spengler, au relativisme et au scepticisme." (p.567)
"La filiation barrésienne la plus significative hors de France est assurément celle d'Ernst Jünger et de Carl Schmitt : le fameux Der Arbeiter (Le Travailleur) est une œuvre barrésienne qui combat "le machinisme" et la "modernité". Les œuvres complètes de Barrès, cette sorte de "génie du nationalisme", selon l'expression de Léon Blum, figuraient en bonne place dans la bibliothèque de Jünger. Quant à Carl Schmitt, la fameuse "distinction de l'ami et de l'ennemi" ou le seul "critère du politique" est une distinction barrésienne classique." (p.571)
"La révolution conservatrice est pour beaucoup dans la chute de la démocratie allemande. Le terme même, contrairement à ce que l'on pense souvent, est inventé dès l'époque de Weimar. Hofmannsthal, proche de ce courant, l'utilise en 1927 et en 132 est publié sous ce titre un ouvrage consacré à Sorel." (p.572)
"C'est bien Michelet, cet extraordinaire convoyeur d'idées, qui introduit Herder en France et c'est lui qui découvre Giambattista Vico." (p.576)
"En Sorel se trouvent réunies trois branches majeures de l'antirationnalisme: les apports successifs de Vico, de Nietzsche et de Bergson. La campagne menée par Sorel contre le XVIIIème siècle français, associée à celle que lance à la même époque Croce, constitue l'étape de transition vers le pallier suivant, celui du fascisme." (p.598)
"Sorel accomplit un véritable tour de force : il parvient à vider le marxisme de son rationalisme." (p.601)
"Sorel est fasciné par Pascal, tout comme il est ébloui par le spiritualisme bergsonien. Pascal est l'antithèse de Descartes, qui prépare la voie aux Encyclopédistes." (p.604)
"Croce a un commun avec Sorel une admiration pour Vico qui ne se démentira jamais, un passage par le marxisme et une aversion profonde pour les Lumières et leur produit au XXème siècle, la démocratie." (p.606)
"Catholique comme Sorel, [Croce] ne pouvait qu'éprouver un immense malaise, quasi viscéral, face aux Lumières." (p.609)
"Expérience faite du fascisme au pouvoir, Croce vote quand même la confiance à son chef." (p.615)
"Jünger n'a pas songé un seul instant à refuser de servir sous la croix gammée pendant la campagne de France et dans les troupes d'occupation à Paris." (p.620)
"Le plus grand ennemi que la pensée des Lumières ait jamais connu est incontestablement Nietzsche. Sa figure formidable domine le tournant du XXème siècle. Pourtant, par son antinationalisme violent, par son anti-antisémitisme intense, par son cosmopolitisme sans faille, par son individualisme aristocratique, par sa francophilie, Nietzsche occupe une place à part. Il contribue à nourrir la révolte contre les droits de l'homme, le libéralisme et la démocratie, il donne le cachet du génie à l'antirationalisme et à l'anti-universalisme et nul n'a fait plus que lui pour tourner en dérision la prétention à l'égalité. Il est, contrairement à ce que l'on prétend souvent, très conscient de la signification de son œuvre. Cependant, cet aristocrate de la pensée ne descend pas dans la rue. La campagne politique sur le terrain sera menée par les hommes qui prendront sur eux la tâche de traduire en terme de politique des masses aussi bien le travail de Nietzsche que celui de la génération précédente. Il se feront sciemment publicistes, simplificateurs et vulgarisateurs." (p.620-621)
"L'idée de différence comporte autant de dangers que l'idée d'uniformité." (p.666)
"[Isaiah] Berlin éprouve une grande sympathie pour celui qu'il présente comme un vieil homme qui ne s'est pas prosterné devant Hitler et l'hitlérisme, mais il oublie de nous rappeler que non seulement ce grand universitaire [Friedrich Meinecke] n'a pas élevé l'ombre d'une dénonciation contre le régime qu'il voyait s'installer et se mettre sans tarder à l'œuvre, mais encore qu'il s'enthousiasma pour les victoires des armées de Hitler." (p.683)
"Comme Heidegger, comme Jünger, comme Gadamer, Meinecke n'as pas éprouvé [après guerre] le besoin de repenser ses idées." (p.687)
"Le principal intérêt du travail de [Isaiah] Berlin, le centre vital de ses écrits est l'assaut qu'il lance contre les Lumières françaises." (p.690)
"Depuis Machiavel, la vertu et les devoirs sont les premières conditions de l'existence des droits." (p.702)
"Pour ce libéral qu'est Tocqueville, l'alternative liberté négative/liberté positive est quasiment incompréhensible. Il sait que la simple existence d'une garantie des droits individuels sous un régime constitutionnels ne suffit pas pour faire des hommes libres. Pour lui, la liberté ne réside pas seulement dans la préservation, autour de l'individu, d'une zone de non-interférence, mais dans sa capacité à s'unir avec ses concitoyens pour dominer son destin. C'est la capacité des Américains à se rassembler pour se gouverner eux-mêmes et à ne pas attendre la protection du souverain qui émerveille Tocqueville. [...] Ce n'est pas en laissant l'individu livré à lui-même qu'on le sauve du "despotisme", mais en lui apprenant à s'associer à ses semblables pour se gouverner lui-même : c'est par la démocratie même que l'on pourra surmonter les dangers que représente l'égalité pour la liberté. Pour Tocqueville, la participation aux affaires de la cité, l'exercice de sa souveraineté, sa capacité d'être maître de lui-même représente une condition sine qua non de la liberté ; la participation politique affermit et développe les mœurs de la liberté. En revanche, c'est en s'enfermant dans sa sphère particulière, quand il ne conçoit la liberté qu'en termes de non-intervention et voit dans la liberté positive le plus grand danger qui puisse guetter l'individu, que le citoyen finit par provoquer lui-même l'intervention de l'Etat et de la société."
"[Contrairement à ce que croit Hannah Arendt] ce n'est pas en tant qu'êtres humains que les Juifs prenaient le chemin des camps d'extermination, mais au contraire comme membres d'une collectivité bien définie, et ils étaient exterminés non pas comme êtres humains déchus de leur nationalité, mais au contraire parce qu'appartenant, dans l'esprit des bourreaux, à la plus forte de toutes les communautés, la communauté raciale. Ils n'étaient pas victimes de leur humanité abstraite, mais de leur qualité très concrète de membres d'une espèce maudite. [...] [...] En dernière analyse, qui porte la responsabilité intellectuelle de la catastrophe européenne du XXème siècle ? Les hommes qui tout au long du XVIIIème siècle, de 1689 à 1789, parlent du droit naturel, de l'unité du genre humain, de droits universels, "de cette nudité abstraite de l'être humain", tant décriée par Arendt, ou ceux qui nient l'existence des valeurs universelles ?" (p.762)
"Face à Heidegger, Cassirer prend la défense du rationalisme et des valeurs universelles." (p.765)
« C’est la pensée d’Hippolyte Taine, admirateur de Burke, plutôt que l’esprit de Tocqueville que le lecteur de ce livre aura reconnu chez [François Furet] » (p.774)
« François Furet a forgé une variante de néoconservatisme que la France de la fin du XXème siècle était bien préparée pour accueillir. » (p.776)
« C’est un conservatisme somme toute très tocquevillien, très aronien qui s’affirme [chez Michael Oakeshott.] » (p.780)
« Les néoconservateurs n’ont jamais adopté Hayek et son fameux ouvrage La Route de la servitude […] Dans l’esprit de [Irving] Kristol, c’est là la gloire du néoconservatisme : avoir créé un vaste courant populaire, non pas contre l’Etat-providence ou contre des tendances égalitaires, mais contre les principes mêmes du libéralisme. » (p.783)
« Les Lumières [...] sont de toutes les époques. Le progrès peut ne pas être continu, l’Histoire peut avancer en dents de scie, mais cela ne signifie pas que l’homme doive s’en remettre au hasard ou courber la tête devant les puissances de l’heure, et accepter les maux sociaux comme si ceux-ci étaient des phénomènes naturels et non pas le produit d’une abdication de la raison. » (p.796)
-Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la guerre froide, Saint-Amand, Gallimard, coll. Folio histoire, 2010, 945 pages.
"André Siegfried dispense un enseignement qui n'est pas dans son essence différent de celui que l'on doit à Hippolyte Taine, à Gustave Le Bon, ou à Georges Vacher de Lapouge et à Otto Ammon, le célèbre darwiniste social allemand." (p.35)
"Avec le boulangisme s'ouvre l'ère de la politique des masses." (p.61)
"La droite révolutionnaire procède de la révolte contre les Lumières françaises et son héritage, contre la modernité idéologique, contre le "matérialisme", libéral ou marxiste." (p.62)
"Le refus de la tradition des Lumières s'affirme en France tout au long du XIXème siècle avec une grande puissance et au tournant du siècle il est évident que la patrie des droits de l'homme a fini par produire non pas une seule et unique tradition politique, mais deux traditions politiques : d'une part une tradition universaliste et individualiste, bien ancrée dans la Révolution française, rationaliste, démocratique, à facette libérale ou jacobine, qui a été depuis la fondation de la IIIème République et jusqu'à l'été de 1940 la tradition dominante, et d'autre part une tradition particulariste et organiciste qui s'exprime dans une variante locale de nationalisme biologique et racial, très proche de la tradition völkisch en Allemagne.
C'est ainsi que se distingue un phénomène à première vue paradoxal : en dépit d'une histoire politique aussi dissemblable que possible, le nationalisme français et le nationalisme allemand se retrouve au tournant du siècle à peu près au même point." (p.64)
"Il est intéressant de noter qu'au cours des négociations qui précédèrent la formation de son gouvernement, Mussolini semble avoir offert, ou essayé de faire accepter à ses alliés l'idée d'une offre au parti socialiste de deux portefeuilles ministériels et d'un secrétariat d'Etat : voilà une idée qui ne serait pas venu à Pétain." (p.76)
"La fin du fascisme en Italie a été le fruit d'une révolte de l'intérieur, ce qui n'a pas été le cas à Vichy. Voilà encore un élément de comparaison intéressant." (p.80)
"On voit mal en quoi consistait la grande différence entre le régime de la Révolution nationale et le régime fasciste italien." (p.82)
"Dès 1922, le Vatican accordait sa bénédiction au mouvement fasciste et au gouvernement Mussolini." (p.85)
"Les hommes qui servirent Vichy au plus haut niveau avaient admis, compris, voire souhaité l'abandon des idéaux républicains." (p.97)
"Il convient d'insister sur le poids de la présence catholique dans la mobilisation nationaliste, antilibérale et antisémite depuis le tournant du siècle jusqu'à Vichy." (p.99-100)
"L'Église reste du début à la fin le pilier le plus solide de la Révolution nationale et l'une des pièces maîtresses de la collaboration." (p.100-101)
"Le seul membre de l'Académie française à s'engager dans la Résistance fut Mauriac." (p.102)
"Les élites ont très peu souffert [de l'Épuration]" (p.115)
"L'essentiel du phénomène fasciste [...] conjonction à partir de la droite nationaliste, antilibérale et antibourgeoise, d'une part, et de la gauche socialiste, mais à la fois antimarxiste et antidémocratique, d'autre part, d'éléments également décidés à briser la démocratie libérale." (p.116-117)
"Le déterminisme biologique sans lequel il n'y a pas de nazisme n'est pas élément constitutif du fascisme." (p.119)
"La Rocque n'était ni un personnage d'opérette ni un classique chef de bande, c'était un homme politique qui cherchait à servir son en abattant un régime politique qu'il considérait comme désastreux pour la patrie. [...] Les Croix-de-Feu n'étaient qu'une des nombreuses ligues de l'entre-deux-guerres, mais cette ligue était la seule à constituer un mouvement de masse. [...] Selon Philippe Machefer, le mouvement Croix-de-Feu-PSF avait, en novembre 1936, atteint 600 000 adhérents, plus que le parti communiste (284 000) et le parti socialiste (200 000) réunis, dont 4 000 maires et conseillers municipaux." (p.126-127)
"Ce n'était pas par respect de la démocratie et de ses institutions que La Rocque n'a pas donné l'assaut : c'était une simple question d'opportunité et de bon sens." (p.133-134)
"Jeune étudiant qui vomit la démocratie libérale, soldat de retour de captivité qui vient servir la Révolution nationale pour passer dans la Résistance à un moment où le sort de la guerre ne fait plus de doute, [François Mitterrand] représente une trajectoire politique qui n'a rien d'extraordinaire." (p.155-156)
"Nul autre parti communiste ne perd en faveur d'un parti fasciste un tel nombre de son Bureau politique que le PCF. Du boulangisme à la collaboration, la gauche française n'a cessé d'alimenter les formations de droite et d'extrême-droite, les mouvements préfascistes ou déjà pleinement fascistes." (p.188-189)
"La gauche socialiste n'est pas la seule à alimenter les formations fascistes ou fascisantes : le centre libéral apporte également sa part, aussi bien en la personne de Bertrand de Jouvenel qu'en celle de Gaston Bergery. Les deux "jeunes-turcs" du radicalisme -le premier sera l'économiste attitré de Jacques Doriot et le second, ambassadeur du Maréchal Pétain -jouent un rôle qui est loin d'être négligeable dans la formation d'un état d'esprit fasciste. Rappelons seulement les contributions de Jouvenel au confluent planiste et technocratique du fascisme et celle de Bergery à l'idée qu'il faut faire la guerre à la bourgeoisie libérale chez soi et non pas "la guerre idéologique" aux dictateurs." (p.196-197)
"La critique du marxisme engagée depuis le début du siècle par les socialistes de tendances diverses conduit à deux solutions, aux racines communes, mais qui finalement aboutissent à deux voies très différentes. Le révisionnisme libéral, de type Bernstein et Jaurès, trouve son origine dans l'idée du compromis avec l'ordre établi. Ni Bernstein ni Jaurès ne croient que les valeurs libérales soient, comme le pensait Lafargue, de simples "grues métaphysiques".
Contrairement à ce révisionnisme libéral, le "gauchisme" d'avant 1914 représente non seulement un refus total de l'ordre établi, de ses structures sociales et politiques, mais il constitue également une révolte contre ses valeurs morales, contre le type de civilisation qu'exprime le monde bourgeois." (p.277)
"C'est au nom de l'antimatérialisme que des hommes venus d'horizons politiques différents condamnent le marxisme et le libéralisme, les aspects politiques, sociaux et culturelles de la gauche et de la droite traditionnelles." (p.529)
"Ce n'est pas l'effet du hasard si, pendant l'été 1940, Jouvenel voit dans le triomphe allemand une victoire de l'esprit." (p.592)
"Le fascisme est beaucoup moins le fruit de l'esprit ancien-combattant que de celui d'une jeune génération qui se lève contre l'ordre établi : contre la société, mais aussi contre la famille, contre l'école, contre les tabous sexuels, contre un mode de vie dont cette génération rejette les contraintes. Les chefs fascistes, comme leurs troupes, appartiennent à une tranche d'âge beaucoup plus jeune que l'ensemble du personnel politique en place." (p.600)
"Ce n'est donc pas l'effet du hasard si de janvier à mai 1934 Esprit publie un essai de Otto Strasser [...] Un an plus tard, en mai 1935, [Emmanuel] Mounier va à Rome représenter l'équipe d'Esprit, en compagnie d'Ulmann, à un colloque organisé par l'Institut de culture fasciste." (p.614-615)
"Quelles étaient les raisons qui pouvaient amener Aron à manifester une telle mansuétude envers un nazi déclaré [Carl Schmitt] jusqu'à se refuser à un jugement de valeur sur ses idées ou son comportement ? Au contraire, n'était-il pas alors, comme aujourd'hui, plus urgent et plus utile de s'attaquer à la question de savoir pourquoi des grands intellectuels ont pu accueillir avec allégresse et favoriser la montée d'abord du fascisme puis du nazisme ? Peut-on tout ramener au sentiment que "la politique est tragique" ?
Le comportement d'Aron s'explique par sa conviction que les contemporains ne peuvent écrire leur propre histoire: leur faire écrire l'histoire de leur génération signifierait nécessairement leur permettre de s'ériger en justiciers. Il y a une complexité évidente, voire une ambivalence, dans la position d'Aron : il ne refuse aucunement que les sphères politiques, administratives, militaires ou universitaires en Allemagne et ailleurs en Europe soient nettoyés de l'influence de l'idéologie nazie. Alors d'où vient l'horreur qu'il éprouva en France face aux épurations ?
Très tôt, son souci devint d'abord celui d'éviter un affaiblissement du camp anticommuniste par des confrontions internes. Aussi, pour combler le fossé et guérir les cicatrices causées par le fascisme et le nazisme, il lui apparaissait qu'il valait mieux oublier ce passé tout proche. Cette règle joue évidemment avant tout en ce qui concerne les intellectuels.
Il ressort aussi de ces textes que, pour Aron, les intellectuels ne portent pas de responsabilités autre que pénale, ni plus ni moins que d'autres citoyens. Il n'existe pas pour lui de responsabilité spécifique de l'intellectuel. De plus, Aron pense que les grands intellectuels ont droit à un traitement spécial ou, en d'autres termes, à l'amnistie totale. Finalement, la situation était extraordinaire, les règles morales normales ne pouvaient s'appliquer à des conditions hors du commun. Plus généralement, comme Aron voit dans l'oubli une grande vertu politique, "l'illustre juriste" devrait pouvoir reprendre la place qui lui revenait au sein de la société allemande.
Pour Aron, le fascisme et le nazisme appartiennent au passé, le communisme constituait pour lui le grand défi du présent, le gouffre dans lequel la civilisation occidentale, après avoir échappé à la barbarie nazie, risquait de sombrer à nouveau. Dès lors, le passé ne comptait que dans la mesure où il pouvait rendre service au présent. On a ici l'explication de ses rapports avec Jouvenel et Fabre-Luce." (p.690-691)
"Seule une lecture attentive du Journal de la France de 1940-1944 et de l'Anthologie de la nouvelle Europe de 1942 permet de comprendre sur quoi exactement Aron veut jeter le voile de l'oubli. Il en est de même en ce qui concerne la production intellectuelle des années trente et quarante de Jouvenel. Après la défaite de Jouvenel date de 1941, et, en 1943, les deux auteurs [Jouvenel et Fabre-Luce] publient à Bruxelles, aux éditions de la Toison d'or, maison de propagande fondée par les nazis pour les besoins de la collaboration intellectuelle. Tous deux considèrent la défaite de 1940 comme une preuve de la supériorité morale de l'Allemagne et du régime qu'elle s'est donné en 1933. Tous deux furent pendant la guerre traduit en allemand par les soins des services de propagande nazis en France et jouirent d'une attention spéciale de la part du vainqueur. Tous deux avaient milité dans les années trente dans les rangs du PPF. Que Raymond Aron ait tout fait pour essayer de réduire à néant ce passé au nom d'un présent, qui était aussi le sien, constitue un aspect non moins significatif d'une question importante pour l'intelligence du XXème siècle français. [...] Pour lui, il ne fallait pas que le libéralisme français soit sali par les antécédents des hommes qu'il considérait être des figures majeures du XXème siècle français. Ou en d'autres termes : si quelqu'un était devenu libéral dans les années cinquante, il ne pouvait avoir été fasciste vint ans plus tôt. Une telle démarche, en dépit du fait qu'elle mutilait le passé, importait à Aron beaucoup plus qu'un effort rationnel pour comprendre la nature du mécanisme par lequel un intellectuel passait du fascisme au libéralisme." (p.694-695-696)
"La Lutte des jeunes préconise une révolution anticapitaliste, antidémocratique, antilibérale et antimarxiste qui séduisait les jeunes nazis. Jouvenel et ses principaux associés, Drieu, Roditi, Andreu, clament leur volonté d'ériger à la place de la démocratie libérale, un système politique autoritaire d'où seraient éliminés partis politiques et groupes de pression, parlement et responsabilité de l'exécutif devant le législatif. [...] Dans son évolution progressive vers le fascisme, Jouvenel franchit une étape décisive en réalisant, en février 1936, sa célèbre interview avec Hitler et en rejoignant le PPF fondé les 27 et 28 juin de la même année. Auparavant, il aura été candidat néo-socialiste -parti socialiste de France- dans la 5ème circonscription de Bordeaux, c'est-à-dire un homme de Déat et de Marquet. [...] Les prises de position de Jouvenel au temps du PPF ne constituent qu'une suite logique de celles que véhiculait La Lutte des jeunes ainsi que son livre sur L'économie dirigée. [...] Élu au Comité central, il se spécialise dans la presse doriotiste dans de virulentes attaques contre la SFIO et ses militants, attaques qui contiennent aussi les classiques allusions antisémites. [...] Un an plus tard, Drieu publie dans L'Émancipation nationale, le journal de Jouvenel, un violent article antisémite, "A propos du racisme", dans le plus pur style nazi: jamais, en aucune façon, Jouvenel ne réagit. [...] Après la guerre, il n'a pas exprimé de regret sur ses activités de cette époque, il a seulement essayé de les camoufler ou tout simplement de les faire oublier. [...] Sur le plan de son évolution intellectuelle, tout comme chez Fabre-Luce, on ne distingue chez le libéral en herbe aucune sorte de transition. Du pouvoir suit Après la défaite comme si de rien n'était, son engagement au sein de la société du Mont-Pèlerin vient après les conférences au service du PPF sans aucune explication. Les années trente ainsi que les années de guerre qui font corps avec elles se sont simplement évanouies. La synthèse fasciste du national et du social doublée de la haine du marxisme et du libéralisme, qui faisait le fond du doriotisme, est remplacée en un tour de main par l'adhésion au libéralisme le plus intransigeant." (p.725, 727, 728, 729, 731, 732, 759).
"L'entre-deux-guerres fut une période de bassesse et de médiocrité dont la France ne se releva qu'avec l'arrivée de la génération de Sartre et de Camus." (p.787)
"Il est difficile à l'heure actuelle d'imaginer un Aron affirmant que l'interview de Hitler n'était pas un panégyrique du nazisme, que Jouvenel, comme la quasi-totalité des Français ignorait qui était Hitler et, en outre, proclamer encore que la synthèse de nationalisme et de socialisme se trouvait disséminée dans tous les milieux. A en croire Aron, Jouvenel aurait été simplement une autre malheureuse victime d'un détestable climat intellectuel général. Personne ne songea à demander à Aron comment il se faisait que le grand journaliste, excellent connaisseur de l'Allemagne, conquis par le sourire et la bonhomie de Hitler, n'ait jamais entendu parler, en allant voir en février 1936 le sinistre dictateur, du camp de Dachau ouvert en mars 1933, de la "Nuit des longs couteaux" (29 juin - 2 juillet 1934) et des lois de Nuremberg de septembre 1935." (p.829)
"Des points d'interrogation comparables s'accumulent quand on s'arrête sur le mouvement Combat. Jouvenel se décrit, note Olivier Dard, comme ayant appartenu au mouvement d'Henri Frenay et comme membre de l'armée secrète. Comment se fait-il alors qu'on y ait pas entendu parler de lui ? Comment se fait-il qu'aucun résistant ne se soit porté garant de son passé ? Pourquoi Jouvenel n'entreprit-il jamais de suivre la filière naturelle pour tout résistant qui souhaitait faire reconnaître les services rendus à son pays ? Une procédure de validation d'appartenance à un mouvement de résistance intérieure existait et était en fait une démarche de routine [...] Un membre de Combat n'aurait éprouvé aucune difficulté à obtenir une attestation de la part du liquidateur." (p.853)
-Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France. Barcelone, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2012 (1983 pour la première édition), 1075 pages.
"Le terme "anti-Lumières" a probablement été inventé par Nietzsche, et il est d'usage courant en Allemagne au tournant du XXème. [...] On ne s'est pas rendu que Nietzsche venait d'inventer un concept analytique de première importance pour définir un phénomène de civilisation." (p.20-21)
"Le mouvement intellectuel, culturel et politique associé à la révolte contre les Lumières ne constitue pas une contre-révolution, mais une autre révolution: ainsi naît non pas une contre-modernité mais une autre modernité, fondée sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes -l'histoire, la culture, la langue -une culture politique qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des hommes. Selon ses théoriciens, l'éclatement, la fragmentation et l'atomisation de l'existence humaine, engendrée par la destruction de l'unité du monde médiéval, sont à l'origine de la décadence moderne." (p28-29)
"Une des grandes lignes de l'argument développé dans ce livre est que le rejet des Lumières depuis la fin du XVIIIème siècle constitue non seulement une négation des principes sur lesquels reposent les démocraties des XIXème et XXème siècles, mais, dans la mesure où la capacité de l'individu à maîtriser le monde dans lequel il vit est un élément constitutif fondamental du libéralisme et plus tard de la démocratie libérale, cette révolte sape les fondations du libéralisme même." (p.31)
"Les tenants du néoconservatisme sont fascinés par la force de l'Etat: ils n'ont pas pour objectif de limiter son intervention, ni dans l'économie ni dans la société, comme le voulaient les libéraux classiques, mais au contraire de façonner la société et le pouvoir à leur image." (p.36)
"Il est difficile d'exagérer le poids historique aussi bien dans l'immédiat qu'à long terme de Burke et de Herder. En effet, ces deux volets de la première révolte contre le corpus idéologique mis en place par les XVIIIème siècles français et anglais, sur lesquels plane la grande œuvre philosophique de Kant, fixent pour près de deux siècles le cadre conceptuel de la critique des Lumières. Jusqu'en ses dernières années, le XIXème siècle développera les principes hérités de Herder et de Burke, en y ajoutant des éléments qui lui sont propres, notamment des éléments de déterminisme culturel qui pénètrent dans la vie intellectuelle, dans le discours historique et littéraire, bien avant que darwinisme social et gobinisme n'acquièrent droit de cité. Si ce processus se développe avec une telle facilité, c'est précisément parce que le déterminisme culturel, qu'en vérité peu de choses séparent du déterminisme ethnique puis racial, faisait déjà à la fin du XVIIIème siècle partie intégrante de la révolte contre les Lumières." (p.40)
"C'est bien le nationalisme culturel de Herder qui a posé les fondements du nationalisme politique, et il constitue le premier maillon d'une chaîne qui conduit jusqu'à [Friedrich] Meinecke. La lecture que fait Meinecke de Herder avant la Seconde Guerre mondiale, très proche de celle de Gadamer faite en pleine guerre, le montre fort bien. La coupure telle qu'on aime l'établir d'ordinaire entre les deux nationalismes et hautement artificielle." (p.43)
"Le communautarisme se veut explicitement héritier de l'herderianisme, élevé au statut de libéralisme parfait. Ce libéralisme est fondé, face à l'humanisme, sur le culte de la différence." (p.47)
"De Vico, ce premier grand ennemi du rationalisme, à Croce et à Sorel, ses deux grands admirateurs, de Herder à Meinecke, à Barrès et à Spengler, la vénération du particulier et le rejet de l'universel constituent le dénominateur commun à tous les penseurs des contre-Lumières indépendamment de leur milieu et de leur époque." (p.52)
"Pour [Isaiah] Berlin, excellent exemple des contre-Lumières "molles", comme pour Meinecke, il ne semble pas qu'il existe de cause à effet entre la guerre au rationalisme, à l'universalisme et au droit naturel, et la poussé du fascisme et du nazisme [...] Il a rendu un service immense à tous les ennemis du rationalisme et de l'universalisme de notre temps : avant les postmodernistes, et dans un contexte éminemment politique et en dépit du fait que sa pensée n'est pas faite d'une pièce et comporte beaucoup d'ambiguïtés, il apporte la preuve que l'on peut saper les fondements des Lumières à partir d'une position libérale." (p.56)
"Au début du XXème siècle, Croce [...] applaudira à la montée du fascisme [...] Spengler contribuera puissamment à la chute du régime de Weimar. Maurras verra dans la défaite de la France en 1940 l'occasion tant attendue d'enterrer les Lumières françaises, les principes de 89, la Révolution et la République." (p.58)
"N'est-il pas évident que le texte ne peut pas être lu autrement qu'à la lumière des objectifs que l'auteur s'était fixés ? Mais n'est-il pas également évident que, du moment où elle est lancée sur la place publique, une œuvre acquiert une existence et une signification qui lui sont propres et exerce une influence qui n'était pas toujours, et souvent n'était pas du tout dans l'intention de l'auteur ? Quand une œuvre est accaparée et pillée sans vergogne comme celle de Nietzsche par les nazis, ne convient-il quand même pas de se demander si elle n'y prêtait pas le flanc ? Le long combat de l'auteur de Par-delà le bien et le mal contre l'humanisme, l'égalité et la démocratie, en jouant un rôle de premier plan dans l'éducation de toute une génération d'Allemands, n'a-t-il pas contribué à ouvrir une brèche qui a permis cette usurpation inacceptable en soi ? Pourquoi une telle mésaventure n'a-t-elle pu arriver à l'œuvre de Tocqueville ou celle de Benjamin Constant ?" (p.76)
"Alors que la guerre froide battait son plein, l'idée selon laquelle l'utopie des Lumières enfantait la révolution soviétique, puis le stalinisme et le goulag faisait son chemin. Adorno et Horkheimer penchaient plutôt pour une filiation entre les Lumières et le nazisme. Cet assaut, on le sait, se poursuit de nos jours, sous des formes différentes. Selon Derrida par exemple, qui utilise cette argumentation contre Husserl, il n'y aurait qu'un pas de l'humanisme quel qu'il soit au racisme, au colonialisme et à l'européocentrisme. En fait, tout humanisme coïnciderait avec une attitude d'exclusion. Est-il nécessaire de dire que cette condamnation totale de l'humanisme fausse entièrement aussi bien l'esprit des Lumières franco-kantiennes que celui des Lumières anglaises et écossaises ?" (p.78-79)
"[Quentin] Skinner, sans doute le plus important des contextualistes "mous", s'embarque lui aussi dans une entreprise de déconstruction classique de l'histoire des idées. Dans un article brillant et qui a exercé une profonde influence depuis sa publication en 1969, il s'emploie à démolir une idée qui de tout temps a justifié l'étude de la pensée politique: celle selon laquelle les grands auteurs du passé auraient soulevé des questions qui sont aussi les nôtres et auraient cherché des solutions à des problèmes qui se posent encore à nous. Dans un texte devenu une sorte de bulle pontificale post-moderniste, Skinner soutient que chaque auteur, en tout temps et en tout lieu, s'attaque à une problématique donnée, est dans une situation unique et écrit pour certains lecteurs et non pas d'autres, il cherche des solutions à des questions concrètes qui sont les siennes et uniquement les siennes. C'est ainsi que chaque texte, chaque énoncé de faits, chaque principe, chaque idée traitant traitent de la spécificité d'une situation et de l'unicité d'un moment. Il est donc futile et naïf de parler de "vérités universelles" ou de "problèmes immortels" : il n'est pas possible de dépasser son temps et son lieu, il n'existe pas de questions éternelles, comme il n'y a points de concepts éternels, mais seulement des concepts spécifiques, bien définis, qui appartiennent à des sociétés spécifiques et donc différentes. Telle est la seule vérité générale qui puisse exister, non seulement en ce qui concerne le passé mais aussi notre temps.
Si les postmodernistes avaient simplement voulu dire que chaque génération doit penser pour elle-même, chercher elle-même la solution de ses propres problèmes et ne pas espérer trouver de réponses concrètes, susceptibles de commander l'action politique immédiate dans Aristote, saint Augustin ou Machiavel, ils n'auraient fait qu'énoncer une vérité évidente. S'ils avaient souhaité simplement montrer que les problèmes auxquels s'attaquait Platon étaient ceux de la démocratie athénienne et non point ceux de la démocratie française d'aujourd'hui, ils n'auraient formulé qu'une lapalissade. Mais tel n'est pas leur propos ; leur démarche est plus complexe car elle consiste en fait à nier l'existence de vérités de valeurs universelles. En effet, par le biais du contextualisme, du particularisme et du relativisme linguistique, en se concentrant sur ce qui est unique et spécifique, et en niant l'universel, on se retrouve forcément du côté de l'anti-humanisme et du relativisme historique." (p.80-81)
"Nulle autre époque ne peut, en effet se targuer d'avoir développé une conscience aussi explicite de la coupure à l'égard du passé que le temps des Lumières, cet extraordinaire début de l'âge moderne. [...] Les hommes des Lumières ont eu plus qu'aucune autre génération avant eux le sentiment d'une rupture décisive et que quelque chose d'irréversible s'est installé." (p.82)
"Le Fédéraliste suffit à lui seul pour réfuter les fondements d'un certain postmodernisme appliqués à l'histoire des idées. Il est vrai qu'il s'agit d'un exemple quasiment idéal: des hommes appelés dans un moment critique de l'histoire de leur communauté à résoudre des problèmes politiques concrets dans un pays aux marges de la civilisation donnent des réponses de valeur universelle et produisent un classique de la pensée politique." (p.85)
"Pour Maistre, la haine de Locke est le début de la sagesse." (p.86-87)
"Renan produira en 1871, au lendemain de Sedan, sa Réforme intellectuelle et morale de la France, un essai virulent contre le XVIIIème siècle français où, comme Taine dans Les Origines de la France contemporaine, il rend responsables de la décadence française les Lumières et la Révolution, Rousseau et la démocratie. Le même type d'arguments reviendra au lendemain de la débâcle de 1940, et la Réforme sera lue dans les premiers mois où se met en marche la Révolution nationale comme si elle sortait tout juste de l'imprimerie." (p.87-88)
"Kant, on le sait, ne reconnaissait pas aux individus le droit à la résistance au pouvoir politique, et à cet égard il se situe en deçà non seulement de Locke mais aussi de Hobbes. Ce dernier, s'il n'accorde pas à l'individu le droit à la rébellion, permet quand même d'entrevoir la possibilité que le pouvoir, mettant en danger la vie de l'individu, perde sa raison d'être et donc sa légitimité, et finisse par se décomposer, ce qui est une autre façon d'ouvrir une petite porte à la révolte. Kant sur ce point repousse les prémisses de l'école des droits naturels. Un droit à la révolte est pour lui une contradiction dans les termes. Bien plus, il est interdit au citoyen de poser la question de l'origine légitime ou non du système politique en place. Nietzsche devait lui reprocher durement ce conformisme propre aux intellectuels." (p.106-107)
"Alexis de Tocqueville est le plus important penseur français après Rousseau et le dernier grand libéral." (p.116)
"Burke inaugure une tradition que Maistre, son quasi-contemporain, poursuit. Leurs successeurs, les conservateurs révolutionnaires de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle en France et en Allemagne, Maurras ou son disciple d'outre-Manche, Thomas Ernst Hulme, le théoricien du vorticisme, traducteur de Sorel en anglais, un Lagarde, un Langbehn ou un Spengler s'inscrivent à leur tour dans cette ligne de pensée." (p.127)
"Dans le Moyen-Âge la plupart des penseurs des Lumières condamnaient un passé qu'ils voulaient voir disparaître pour toujours : voilà pourquoi ils voyaient dans la Renaissance cette évocation grandiose de l'Antiquité classique et païenne, le début de la modernité. Herder, au contraire, entend faire revivre une civilisation germanique et chrétienne, parfois plus germanique encore que chrétienne, organique et nationale." (p.177)
"Rousseau séjourne chez Hume." (p.177)
"
(pp.181-194)
"C'est bien Herder qui a mis le doigt sur ce qui sépare le rationalisme de la vision völkisch du XIXème siècle dont il ne pouvait pas prévoir toutes les ramifications, mais dont il est l'un des tous premiers, sinon le premier grand fondateur." (p.230)
"Hegel attaque Herder avec férocité : en lieu et place d'idées philosophiques nettes et distinctes, Herder met des "expressions" ou des "mots" qu'il ne faut surtout pas tenter de comprendre ou d'expliquer." (p.233)
"De Herder jusqu'à Berlin, les penseurs des anti-Lumières voient tous dans l'intuition plutôt que dans la raison l'instrument par excellence de la compréhension des affaires humaines." (p.248-249)
"Pour Kant, Rousseau avait raison de dénoncer les conséquences néfastes de la contradiction de l'état de civilisation avec la simplicité primitive de la nature. Mais, selon lui, le mal que Rousseau dénonce a rendu possible les biens de la culture : dès que l'homme a pris conscience de sa liberté, sa raison le pousse irrésistiblement à développer ses facultés naturelles, et exige qu'il se libère graduellement de la loi de nature." (p.279)
"Assurément, Burke n'ignore pas le sens de la Réforme, et il sait que c'est pour cet individu "réformé" que Hobbes et Locke ont produit la théorie des droits naturels." (p.355)
"Maistre, qui n'a pas une connaissance directe de Herder, montre comment Condorcet, pour lui le plus odieux des révolutionnaires et le plus fougueux ennemi du christianisme en même temps qu'ami de la Réforme, savait bien ce qu'il disait quand il s'émerveillait devant la mise en œuvre du principe de libre examen : rien ne pouvait résister à cet appel à la raison individuelle. Le protestantisme a fourni le principe, les hommes des Lumières se sont chargés des conséquences. [...] Un siècle après Maistre, Maurras reprendra les mêmes arguments, quasi inchangés." (p.362)
"La poussé de la droite révolutionnaire n'a été possible que parce que la révolte aristocratique avait formé le cadre conceptuel du grand mouvement populaire du rejet des Lumières." (p.371)
"Chez Taine, il n'existe pas de véritable distinction entre l'Etat, institution juridique, et la société, synonyme de la communauté nationale." (p.373)
"Les penseurs des anti-Lumières n'ont jamais été des conservateurs, mais des révolutionnaires d'une espèce nouvelle." (p.375-376)
"L'idée selon laquelle on peut vider le libéralisme de ses valeurs intellectuelles et morales pour préserver sa pensée économique constitue le fondement de la droite révolutionnaire au tournant du XXème siècle." (p.427)
"Comme Renan et Taine, Carlyle voit dans l'impérialisme une bénédiction. "The Nigger Question" est aussi un panégyrique de l'action civilisatrice de l'homme blanc." (p.436)
"Renan ne se veut pas le porte-parole de la bourgeoisie, au contraire. Le "matérialisme" bourgeois lui répugne et il éprouve une profonde aversion pour le renversement de valeurs qui s'opère sous la Monarchie de Juillet puis sous le Second Empire, pour "un état de la société où la richesse est le nerf principal des choses" et qui s'appelle "ploutocratie". [...] L'inégalité qu'il préconise est celle de naissance ou de talent intellectuel, et non pas d'argent" (p.437)
"L'idée selon laquelle les périodes de paix sont funestes car rien de grand ne s'y fait est commune aux penseurs des anti-Lumières jusqu'à la Seconde Guerre mondiale." (p.438)
"Renan n'a jamais dévié de l'idée du primat de la société, ce principe premier de la pensée anti-Lumières." (p.442)
"Renan est toujours proche de Gobineau, en dépit du fait qu'il s'emploie à occulter sa dette envers l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines, dont l'influence en France aura été finalement beaucoup plus profonde qu'il n'est généralement admis." (p.450)
"Nietzsche, par horreur de la démocratie, abhorre le nationalisme." (p.452)
"Carlyle, cet autre grand contemporain qui ne cessera lui aussi de célébrer les vertus de l'Allemagne, voit dans la victoire de la Prusse une victoire sur l'anarchie et dans la politique de Bismarck et ses succès une chance pour la France et une extraordinaire leçon donnée au monde entier." (p.461)
"Il est difficile d'imaginer le succès du mouvement antisémite, de Drumont, Barrès et Maurras jusqu'aux lois raciales de 1940, sans la respectabilité acquise grâce à Renan, par l'idée de l'inégalité des races et l'infériorité des Sémites." (p.470)
"La réaction maistrienne était moins dangereuse, parce que moins crédible, faite au nom d'un Ancien Régime que l'on savait disparu pour toujours, alors que le rejet herderien des Lumières annonce la montée des forces nouvelles du nationalisme. C'est bien dans la vision herderienne de la nation qu'est enraciné le nationalisme du tournant du XXème siècle, et non dans celle de Maistre." (p.531)
"Herder s'accorde avec Voltaire pour voir dans le Moyen-âge une époque de barbarie, mais, contrairement à Voltaire, il considère cette barbarie comme une saine vitalité, et il célèbre le désordre et l'effervescence créateurs de l'époque. [...] Herder n'a pas inventé le mythe des Barbares libérateurs, mais montre les Germains venus rajeunir et purifier un monde en déclin." (p.526)
"Herder vomit le présent. En dépit des apparences, ces idées ne sont ni réactionnaires, ni traditionnalistes, ni conservatrices: ce sont les principes qui engendrent un nouveau projet de civilisation et qui nourrissent la révolution culturelle dont Herder est, au cœur de l'Europe, le grand protagoniste. A long terme, l'importance de cette révolution ne fut pas tellement moindre que celle de la révolution industrielle. A beaucoup d'égards, la nationalisation des masses en est le résultat, la droite révolutionnaire et la révolution conservatrice en sont le produit." (p.532)
"C'est Herder encore qui lance la formule de "peuple jeune" recueillant l'héritage de peuples usés [...] La mission de la France, entrée dans la seconde moitié du XVIIIème siècle dans une période de décadence, est terminée, celle de l'Allemagne commence." (p.548)
"En refusant, dans Une autre philosophie de l'histoire, de comparer les époques et les peuples de l'histoire, en posant l'égale dignité de chaque culture, et en proclamant que toute vérité est celle d'une ethnie et d'une époque, Herder ouvre le sillon qui aboutit à Spengler, au relativisme et au scepticisme." (p.567)
"La filiation barrésienne la plus significative hors de France est assurément celle d'Ernst Jünger et de Carl Schmitt : le fameux Der Arbeiter (Le Travailleur) est une œuvre barrésienne qui combat "le machinisme" et la "modernité". Les œuvres complètes de Barrès, cette sorte de "génie du nationalisme", selon l'expression de Léon Blum, figuraient en bonne place dans la bibliothèque de Jünger. Quant à Carl Schmitt, la fameuse "distinction de l'ami et de l'ennemi" ou le seul "critère du politique" est une distinction barrésienne classique." (p.571)
"La révolution conservatrice est pour beaucoup dans la chute de la démocratie allemande. Le terme même, contrairement à ce que l'on pense souvent, est inventé dès l'époque de Weimar. Hofmannsthal, proche de ce courant, l'utilise en 1927 et en 132 est publié sous ce titre un ouvrage consacré à Sorel." (p.572)
"C'est bien Michelet, cet extraordinaire convoyeur d'idées, qui introduit Herder en France et c'est lui qui découvre Giambattista Vico." (p.576)
"En Sorel se trouvent réunies trois branches majeures de l'antirationnalisme: les apports successifs de Vico, de Nietzsche et de Bergson. La campagne menée par Sorel contre le XVIIIème siècle français, associée à celle que lance à la même époque Croce, constitue l'étape de transition vers le pallier suivant, celui du fascisme." (p.598)
"Sorel accomplit un véritable tour de force : il parvient à vider le marxisme de son rationalisme." (p.601)
"Sorel est fasciné par Pascal, tout comme il est ébloui par le spiritualisme bergsonien. Pascal est l'antithèse de Descartes, qui prépare la voie aux Encyclopédistes." (p.604)
"Croce a un commun avec Sorel une admiration pour Vico qui ne se démentira jamais, un passage par le marxisme et une aversion profonde pour les Lumières et leur produit au XXème siècle, la démocratie." (p.606)
"Catholique comme Sorel, [Croce] ne pouvait qu'éprouver un immense malaise, quasi viscéral, face aux Lumières." (p.609)
"Expérience faite du fascisme au pouvoir, Croce vote quand même la confiance à son chef." (p.615)
"Jünger n'a pas songé un seul instant à refuser de servir sous la croix gammée pendant la campagne de France et dans les troupes d'occupation à Paris." (p.620)
"Le plus grand ennemi que la pensée des Lumières ait jamais connu est incontestablement Nietzsche. Sa figure formidable domine le tournant du XXème siècle. Pourtant, par son antinationalisme violent, par son anti-antisémitisme intense, par son cosmopolitisme sans faille, par son individualisme aristocratique, par sa francophilie, Nietzsche occupe une place à part. Il contribue à nourrir la révolte contre les droits de l'homme, le libéralisme et la démocratie, il donne le cachet du génie à l'antirationalisme et à l'anti-universalisme et nul n'a fait plus que lui pour tourner en dérision la prétention à l'égalité. Il est, contrairement à ce que l'on prétend souvent, très conscient de la signification de son œuvre. Cependant, cet aristocrate de la pensée ne descend pas dans la rue. La campagne politique sur le terrain sera menée par les hommes qui prendront sur eux la tâche de traduire en terme de politique des masses aussi bien le travail de Nietzsche que celui de la génération précédente. Il se feront sciemment publicistes, simplificateurs et vulgarisateurs." (p.620-621)
"L'idée de différence comporte autant de dangers que l'idée d'uniformité." (p.666)
"[Isaiah] Berlin éprouve une grande sympathie pour celui qu'il présente comme un vieil homme qui ne s'est pas prosterné devant Hitler et l'hitlérisme, mais il oublie de nous rappeler que non seulement ce grand universitaire [Friedrich Meinecke] n'a pas élevé l'ombre d'une dénonciation contre le régime qu'il voyait s'installer et se mettre sans tarder à l'œuvre, mais encore qu'il s'enthousiasma pour les victoires des armées de Hitler." (p.683)
"Comme Heidegger, comme Jünger, comme Gadamer, Meinecke n'as pas éprouvé [après guerre] le besoin de repenser ses idées." (p.687)
"Le principal intérêt du travail de [Isaiah] Berlin, le centre vital de ses écrits est l'assaut qu'il lance contre les Lumières françaises." (p.690)
"Depuis Machiavel, la vertu et les devoirs sont les premières conditions de l'existence des droits." (p.702)
"Pour ce libéral qu'est Tocqueville, l'alternative liberté négative/liberté positive est quasiment incompréhensible. Il sait que la simple existence d'une garantie des droits individuels sous un régime constitutionnels ne suffit pas pour faire des hommes libres. Pour lui, la liberté ne réside pas seulement dans la préservation, autour de l'individu, d'une zone de non-interférence, mais dans sa capacité à s'unir avec ses concitoyens pour dominer son destin. C'est la capacité des Américains à se rassembler pour se gouverner eux-mêmes et à ne pas attendre la protection du souverain qui émerveille Tocqueville. [...] Ce n'est pas en laissant l'individu livré à lui-même qu'on le sauve du "despotisme", mais en lui apprenant à s'associer à ses semblables pour se gouverner lui-même : c'est par la démocratie même que l'on pourra surmonter les dangers que représente l'égalité pour la liberté. Pour Tocqueville, la participation aux affaires de la cité, l'exercice de sa souveraineté, sa capacité d'être maître de lui-même représente une condition sine qua non de la liberté ; la participation politique affermit et développe les mœurs de la liberté. En revanche, c'est en s'enfermant dans sa sphère particulière, quand il ne conçoit la liberté qu'en termes de non-intervention et voit dans la liberté positive le plus grand danger qui puisse guetter l'individu, que le citoyen finit par provoquer lui-même l'intervention de l'Etat et de la société."
"[Contrairement à ce que croit Hannah Arendt] ce n'est pas en tant qu'êtres humains que les Juifs prenaient le chemin des camps d'extermination, mais au contraire comme membres d'une collectivité bien définie, et ils étaient exterminés non pas comme êtres humains déchus de leur nationalité, mais au contraire parce qu'appartenant, dans l'esprit des bourreaux, à la plus forte de toutes les communautés, la communauté raciale. Ils n'étaient pas victimes de leur humanité abstraite, mais de leur qualité très concrète de membres d'une espèce maudite. [...] [...] En dernière analyse, qui porte la responsabilité intellectuelle de la catastrophe européenne du XXème siècle ? Les hommes qui tout au long du XVIIIème siècle, de 1689 à 1789, parlent du droit naturel, de l'unité du genre humain, de droits universels, "de cette nudité abstraite de l'être humain", tant décriée par Arendt, ou ceux qui nient l'existence des valeurs universelles ?" (p.762)
"Face à Heidegger, Cassirer prend la défense du rationalisme et des valeurs universelles." (p.765)
« C’est la pensée d’Hippolyte Taine, admirateur de Burke, plutôt que l’esprit de Tocqueville que le lecteur de ce livre aura reconnu chez [François Furet] » (p.774)
« François Furet a forgé une variante de néoconservatisme que la France de la fin du XXème siècle était bien préparée pour accueillir. » (p.776)
« C’est un conservatisme somme toute très tocquevillien, très aronien qui s’affirme [chez Michael Oakeshott.] » (p.780)
« Les néoconservateurs n’ont jamais adopté Hayek et son fameux ouvrage La Route de la servitude […] Dans l’esprit de [Irving] Kristol, c’est là la gloire du néoconservatisme : avoir créé un vaste courant populaire, non pas contre l’Etat-providence ou contre des tendances égalitaires, mais contre les principes mêmes du libéralisme. » (p.783)
« Les Lumières [...] sont de toutes les époques. Le progrès peut ne pas être continu, l’Histoire peut avancer en dents de scie, mais cela ne signifie pas que l’homme doive s’en remettre au hasard ou courber la tête devant les puissances de l’heure, et accepter les maux sociaux comme si ceux-ci étaient des phénomènes naturels et non pas le produit d’une abdication de la raison. » (p.796)
-Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la guerre froide, Saint-Amand, Gallimard, coll. Folio histoire, 2010, 945 pages.
"André Siegfried dispense un enseignement qui n'est pas dans son essence différent de celui que l'on doit à Hippolyte Taine, à Gustave Le Bon, ou à Georges Vacher de Lapouge et à Otto Ammon, le célèbre darwiniste social allemand." (p.35)
"Avec le boulangisme s'ouvre l'ère de la politique des masses." (p.61)
"La droite révolutionnaire procède de la révolte contre les Lumières françaises et son héritage, contre la modernité idéologique, contre le "matérialisme", libéral ou marxiste." (p.62)
"Le refus de la tradition des Lumières s'affirme en France tout au long du XIXème siècle avec une grande puissance et au tournant du siècle il est évident que la patrie des droits de l'homme a fini par produire non pas une seule et unique tradition politique, mais deux traditions politiques : d'une part une tradition universaliste et individualiste, bien ancrée dans la Révolution française, rationaliste, démocratique, à facette libérale ou jacobine, qui a été depuis la fondation de la IIIème République et jusqu'à l'été de 1940 la tradition dominante, et d'autre part une tradition particulariste et organiciste qui s'exprime dans une variante locale de nationalisme biologique et racial, très proche de la tradition völkisch en Allemagne.
C'est ainsi que se distingue un phénomène à première vue paradoxal : en dépit d'une histoire politique aussi dissemblable que possible, le nationalisme français et le nationalisme allemand se retrouve au tournant du siècle à peu près au même point." (p.64)
"Il est intéressant de noter qu'au cours des négociations qui précédèrent la formation de son gouvernement, Mussolini semble avoir offert, ou essayé de faire accepter à ses alliés l'idée d'une offre au parti socialiste de deux portefeuilles ministériels et d'un secrétariat d'Etat : voilà une idée qui ne serait pas venu à Pétain." (p.76)
"La fin du fascisme en Italie a été le fruit d'une révolte de l'intérieur, ce qui n'a pas été le cas à Vichy. Voilà encore un élément de comparaison intéressant." (p.80)
"On voit mal en quoi consistait la grande différence entre le régime de la Révolution nationale et le régime fasciste italien." (p.82)
"Dès 1922, le Vatican accordait sa bénédiction au mouvement fasciste et au gouvernement Mussolini." (p.85)
"Les hommes qui servirent Vichy au plus haut niveau avaient admis, compris, voire souhaité l'abandon des idéaux républicains." (p.97)
"Il convient d'insister sur le poids de la présence catholique dans la mobilisation nationaliste, antilibérale et antisémite depuis le tournant du siècle jusqu'à Vichy." (p.99-100)
"L'Église reste du début à la fin le pilier le plus solide de la Révolution nationale et l'une des pièces maîtresses de la collaboration." (p.100-101)
"Le seul membre de l'Académie française à s'engager dans la Résistance fut Mauriac." (p.102)
"Les élites ont très peu souffert [de l'Épuration]" (p.115)
"L'essentiel du phénomène fasciste [...] conjonction à partir de la droite nationaliste, antilibérale et antibourgeoise, d'une part, et de la gauche socialiste, mais à la fois antimarxiste et antidémocratique, d'autre part, d'éléments également décidés à briser la démocratie libérale." (p.116-117)
"Le déterminisme biologique sans lequel il n'y a pas de nazisme n'est pas élément constitutif du fascisme." (p.119)
"La Rocque n'était ni un personnage d'opérette ni un classique chef de bande, c'était un homme politique qui cherchait à servir son en abattant un régime politique qu'il considérait comme désastreux pour la patrie. [...] Les Croix-de-Feu n'étaient qu'une des nombreuses ligues de l'entre-deux-guerres, mais cette ligue était la seule à constituer un mouvement de masse. [...] Selon Philippe Machefer, le mouvement Croix-de-Feu-PSF avait, en novembre 1936, atteint 600 000 adhérents, plus que le parti communiste (284 000) et le parti socialiste (200 000) réunis, dont 4 000 maires et conseillers municipaux." (p.126-127)
"Ce n'était pas par respect de la démocratie et de ses institutions que La Rocque n'a pas donné l'assaut : c'était une simple question d'opportunité et de bon sens." (p.133-134)
"Jeune étudiant qui vomit la démocratie libérale, soldat de retour de captivité qui vient servir la Révolution nationale pour passer dans la Résistance à un moment où le sort de la guerre ne fait plus de doute, [François Mitterrand] représente une trajectoire politique qui n'a rien d'extraordinaire." (p.155-156)
"Nul autre parti communiste ne perd en faveur d'un parti fasciste un tel nombre de son Bureau politique que le PCF. Du boulangisme à la collaboration, la gauche française n'a cessé d'alimenter les formations de droite et d'extrême-droite, les mouvements préfascistes ou déjà pleinement fascistes." (p.188-189)
"La gauche socialiste n'est pas la seule à alimenter les formations fascistes ou fascisantes : le centre libéral apporte également sa part, aussi bien en la personne de Bertrand de Jouvenel qu'en celle de Gaston Bergery. Les deux "jeunes-turcs" du radicalisme -le premier sera l'économiste attitré de Jacques Doriot et le second, ambassadeur du Maréchal Pétain -jouent un rôle qui est loin d'être négligeable dans la formation d'un état d'esprit fasciste. Rappelons seulement les contributions de Jouvenel au confluent planiste et technocratique du fascisme et celle de Bergery à l'idée qu'il faut faire la guerre à la bourgeoisie libérale chez soi et non pas "la guerre idéologique" aux dictateurs." (p.196-197)
"La critique du marxisme engagée depuis le début du siècle par les socialistes de tendances diverses conduit à deux solutions, aux racines communes, mais qui finalement aboutissent à deux voies très différentes. Le révisionnisme libéral, de type Bernstein et Jaurès, trouve son origine dans l'idée du compromis avec l'ordre établi. Ni Bernstein ni Jaurès ne croient que les valeurs libérales soient, comme le pensait Lafargue, de simples "grues métaphysiques".
Contrairement à ce révisionnisme libéral, le "gauchisme" d'avant 1914 représente non seulement un refus total de l'ordre établi, de ses structures sociales et politiques, mais il constitue également une révolte contre ses valeurs morales, contre le type de civilisation qu'exprime le monde bourgeois." (p.277)
"C'est au nom de l'antimatérialisme que des hommes venus d'horizons politiques différents condamnent le marxisme et le libéralisme, les aspects politiques, sociaux et culturelles de la gauche et de la droite traditionnelles." (p.529)
"Ce n'est pas l'effet du hasard si, pendant l'été 1940, Jouvenel voit dans le triomphe allemand une victoire de l'esprit." (p.592)
"Le fascisme est beaucoup moins le fruit de l'esprit ancien-combattant que de celui d'une jeune génération qui se lève contre l'ordre établi : contre la société, mais aussi contre la famille, contre l'école, contre les tabous sexuels, contre un mode de vie dont cette génération rejette les contraintes. Les chefs fascistes, comme leurs troupes, appartiennent à une tranche d'âge beaucoup plus jeune que l'ensemble du personnel politique en place." (p.600)
"Ce n'est donc pas l'effet du hasard si de janvier à mai 1934 Esprit publie un essai de Otto Strasser [...] Un an plus tard, en mai 1935, [Emmanuel] Mounier va à Rome représenter l'équipe d'Esprit, en compagnie d'Ulmann, à un colloque organisé par l'Institut de culture fasciste." (p.614-615)
"Quelles étaient les raisons qui pouvaient amener Aron à manifester une telle mansuétude envers un nazi déclaré [Carl Schmitt] jusqu'à se refuser à un jugement de valeur sur ses idées ou son comportement ? Au contraire, n'était-il pas alors, comme aujourd'hui, plus urgent et plus utile de s'attaquer à la question de savoir pourquoi des grands intellectuels ont pu accueillir avec allégresse et favoriser la montée d'abord du fascisme puis du nazisme ? Peut-on tout ramener au sentiment que "la politique est tragique" ?
Le comportement d'Aron s'explique par sa conviction que les contemporains ne peuvent écrire leur propre histoire: leur faire écrire l'histoire de leur génération signifierait nécessairement leur permettre de s'ériger en justiciers. Il y a une complexité évidente, voire une ambivalence, dans la position d'Aron : il ne refuse aucunement que les sphères politiques, administratives, militaires ou universitaires en Allemagne et ailleurs en Europe soient nettoyés de l'influence de l'idéologie nazie. Alors d'où vient l'horreur qu'il éprouva en France face aux épurations ?
Très tôt, son souci devint d'abord celui d'éviter un affaiblissement du camp anticommuniste par des confrontions internes. Aussi, pour combler le fossé et guérir les cicatrices causées par le fascisme et le nazisme, il lui apparaissait qu'il valait mieux oublier ce passé tout proche. Cette règle joue évidemment avant tout en ce qui concerne les intellectuels.
Il ressort aussi de ces textes que, pour Aron, les intellectuels ne portent pas de responsabilités autre que pénale, ni plus ni moins que d'autres citoyens. Il n'existe pas pour lui de responsabilité spécifique de l'intellectuel. De plus, Aron pense que les grands intellectuels ont droit à un traitement spécial ou, en d'autres termes, à l'amnistie totale. Finalement, la situation était extraordinaire, les règles morales normales ne pouvaient s'appliquer à des conditions hors du commun. Plus généralement, comme Aron voit dans l'oubli une grande vertu politique, "l'illustre juriste" devrait pouvoir reprendre la place qui lui revenait au sein de la société allemande.
Pour Aron, le fascisme et le nazisme appartiennent au passé, le communisme constituait pour lui le grand défi du présent, le gouffre dans lequel la civilisation occidentale, après avoir échappé à la barbarie nazie, risquait de sombrer à nouveau. Dès lors, le passé ne comptait que dans la mesure où il pouvait rendre service au présent. On a ici l'explication de ses rapports avec Jouvenel et Fabre-Luce." (p.690-691)
"Seule une lecture attentive du Journal de la France de 1940-1944 et de l'Anthologie de la nouvelle Europe de 1942 permet de comprendre sur quoi exactement Aron veut jeter le voile de l'oubli. Il en est de même en ce qui concerne la production intellectuelle des années trente et quarante de Jouvenel. Après la défaite de Jouvenel date de 1941, et, en 1943, les deux auteurs [Jouvenel et Fabre-Luce] publient à Bruxelles, aux éditions de la Toison d'or, maison de propagande fondée par les nazis pour les besoins de la collaboration intellectuelle. Tous deux considèrent la défaite de 1940 comme une preuve de la supériorité morale de l'Allemagne et du régime qu'elle s'est donné en 1933. Tous deux furent pendant la guerre traduit en allemand par les soins des services de propagande nazis en France et jouirent d'une attention spéciale de la part du vainqueur. Tous deux avaient milité dans les années trente dans les rangs du PPF. Que Raymond Aron ait tout fait pour essayer de réduire à néant ce passé au nom d'un présent, qui était aussi le sien, constitue un aspect non moins significatif d'une question importante pour l'intelligence du XXème siècle français. [...] Pour lui, il ne fallait pas que le libéralisme français soit sali par les antécédents des hommes qu'il considérait être des figures majeures du XXème siècle français. Ou en d'autres termes : si quelqu'un était devenu libéral dans les années cinquante, il ne pouvait avoir été fasciste vint ans plus tôt. Une telle démarche, en dépit du fait qu'elle mutilait le passé, importait à Aron beaucoup plus qu'un effort rationnel pour comprendre la nature du mécanisme par lequel un intellectuel passait du fascisme au libéralisme." (p.694-695-696)
"La Lutte des jeunes préconise une révolution anticapitaliste, antidémocratique, antilibérale et antimarxiste qui séduisait les jeunes nazis. Jouvenel et ses principaux associés, Drieu, Roditi, Andreu, clament leur volonté d'ériger à la place de la démocratie libérale, un système politique autoritaire d'où seraient éliminés partis politiques et groupes de pression, parlement et responsabilité de l'exécutif devant le législatif. [...] Dans son évolution progressive vers le fascisme, Jouvenel franchit une étape décisive en réalisant, en février 1936, sa célèbre interview avec Hitler et en rejoignant le PPF fondé les 27 et 28 juin de la même année. Auparavant, il aura été candidat néo-socialiste -parti socialiste de France- dans la 5ème circonscription de Bordeaux, c'est-à-dire un homme de Déat et de Marquet. [...] Les prises de position de Jouvenel au temps du PPF ne constituent qu'une suite logique de celles que véhiculait La Lutte des jeunes ainsi que son livre sur L'économie dirigée. [...] Élu au Comité central, il se spécialise dans la presse doriotiste dans de virulentes attaques contre la SFIO et ses militants, attaques qui contiennent aussi les classiques allusions antisémites. [...] Un an plus tard, Drieu publie dans L'Émancipation nationale, le journal de Jouvenel, un violent article antisémite, "A propos du racisme", dans le plus pur style nazi: jamais, en aucune façon, Jouvenel ne réagit. [...] Après la guerre, il n'a pas exprimé de regret sur ses activités de cette époque, il a seulement essayé de les camoufler ou tout simplement de les faire oublier. [...] Sur le plan de son évolution intellectuelle, tout comme chez Fabre-Luce, on ne distingue chez le libéral en herbe aucune sorte de transition. Du pouvoir suit Après la défaite comme si de rien n'était, son engagement au sein de la société du Mont-Pèlerin vient après les conférences au service du PPF sans aucune explication. Les années trente ainsi que les années de guerre qui font corps avec elles se sont simplement évanouies. La synthèse fasciste du national et du social doublée de la haine du marxisme et du libéralisme, qui faisait le fond du doriotisme, est remplacée en un tour de main par l'adhésion au libéralisme le plus intransigeant." (p.725, 727, 728, 729, 731, 732, 759).
"L'entre-deux-guerres fut une période de bassesse et de médiocrité dont la France ne se releva qu'avec l'arrivée de la génération de Sartre et de Camus." (p.787)
"Il est difficile à l'heure actuelle d'imaginer un Aron affirmant que l'interview de Hitler n'était pas un panégyrique du nazisme, que Jouvenel, comme la quasi-totalité des Français ignorait qui était Hitler et, en outre, proclamer encore que la synthèse de nationalisme et de socialisme se trouvait disséminée dans tous les milieux. A en croire Aron, Jouvenel aurait été simplement une autre malheureuse victime d'un détestable climat intellectuel général. Personne ne songea à demander à Aron comment il se faisait que le grand journaliste, excellent connaisseur de l'Allemagne, conquis par le sourire et la bonhomie de Hitler, n'ait jamais entendu parler, en allant voir en février 1936 le sinistre dictateur, du camp de Dachau ouvert en mars 1933, de la "Nuit des longs couteaux" (29 juin - 2 juillet 1934) et des lois de Nuremberg de septembre 1935." (p.829)
"Des points d'interrogation comparables s'accumulent quand on s'arrête sur le mouvement Combat. Jouvenel se décrit, note Olivier Dard, comme ayant appartenu au mouvement d'Henri Frenay et comme membre de l'armée secrète. Comment se fait-il alors qu'on y ait pas entendu parler de lui ? Comment se fait-il qu'aucun résistant ne se soit porté garant de son passé ? Pourquoi Jouvenel n'entreprit-il jamais de suivre la filière naturelle pour tout résistant qui souhaitait faire reconnaître les services rendus à son pays ? Une procédure de validation d'appartenance à un mouvement de résistance intérieure existait et était en fait une démarche de routine [...] Un membre de Combat n'aurait éprouvé aucune difficulté à obtenir une attestation de la part du liquidateur." (p.853)
-Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France. Barcelone, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2012 (1983 pour la première édition), 1075 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 27 Jan - 20:46, édité 4 fois