"[Il y a trente ans] les philosophes analytiques supposaient que l'étude du langage était la méthode requise pour le traitement de tous les problèmes philosophiques. Non seulement il existait alors, comme encore aujourd'hui, un domaine ou un champ important constitué par la philosophie du langage ; mais, surtout, la philosophie analytique était ou s'efforçait d'être, en un sens distinctif, de la philosophie linguistique. Cependant, si c'était alors la grande ambition de la philosophie communément appelée "analytique", c'est beaucoup moins le cas aujourd'hui." (p.VII)
"Je pense qu'à la condition d'opérer une sélection drastique dans ses écrits et de n'avoir aucune inclination à le considérer comme une autorité, on doit regarder Nietzsche comme un élément fondamental de toute philosophie morale valable à venir." (p.XIX)
"Ma conclusion est que l'attente du monde moderne à l'endroit de la pensée éthique est sans précédent, et que les idées de la rationalité incarnées dans la majeure partie de la philosophie morale contemporaine ne peuvent y répondre, tandis qu'un prolongement de la pensée antique profondément remaniée pourrait y parvenir." (p.1)
"L'intention de Platon, revenons-y, était de donner une image du moi telle que si les gens comprenaient correctement qui ils étaient, ils devraient s'apercevoir qu'une vie de justice n'était pas un bien extérieur au moi, mais plutôt un objectif rationnel. Pour lui comme pour Aristote, s'il était rationnel de mener un certain type de vie ou d'être un certain type de personne, cela devait contribuer à créer un état satisfaisant appelé "eudaimonia". D'ordinaire, on traduit ce terme par "bonheur". Mais chez Platon et Aristote, ce terme ne renvoie pas aux conceptions modernes du bonheur. Aujourd'hui, ce qui fait sens, pour une part, c'est de dire que l'on est heureux un jour, malheureux le lendemain, tandis que l'eudaimonia concernait la configuration d'une vie entière. Pour désigner cet état, j'emploierai l'expression bien-être (well-being)." (p.42)
"Aristote pensait en fait que les êtres humains étaient libres en un sens absolu." (p.47)
"L'idée que les gens peuvent avoir des "intérêts réels", différents des intérêts qu'ils pensent avoir, a généré une vaste littérature et à peu près autant de suspicion. Cette littérature est issue dans sa majeure partie de l'utilisation de cette idée par les hégéliens et, après Hegel, par les auteurs marxistes ; les applications de cette idée ont été essentiellement politiques, et elles justifient parfaitement la suspicion, dans la mesure où l'appel à l'intérêt réel des gens est souvent utilisé comme un moyen de les contraindre à faire quelque chose de contraire à leur intérêt "apparent" (c'est-à-dire perçu). Certaines de ces suspicions et critiques s'adressent, à tort, à la notion d'intérêt réel elle-même. Même si une action s'effectue dans l'intérêt réel de quelqu'un, le fait qu'il ne la perçoive pas comme son intérêt réel signifie qu'en admettant qu'on ne puisse le persuader, il faudra le contraindre à l'exécuter pour le salut de son intérêt réel. Mais dans ce contexte, une justification supplémentaire du fait que nous poursuivons ses intérêts réels sera nécessaire. Ce peut être l'intérêt réel de Robinson d'arrêter de boire, mais cela ne confère pas instantanément à quelqu'un le droit de l'empêcher de boire. (A qui ? A vous, au docteur, à l'Etat ?). Le simple fait que les intérêts réels ne coïncident pas avec les intérêts perçus soulève déjà des questions politiques et éthiques." (p.49-50)
"Pour éviter d'être purement idéologique, l'idée de l'intérêt réel doit s'accompagner d'une théorie de l'erreur, d'une description substantielle de la façon dont les gens peuvent échouer à reconnaître leurs intérêts réels." (p.52)
"Pour Aristote [...] quelqu'un peut ne pas valoir grand-chose sur le plan éthique sans pour autant être un déchet -et en particulier, il peut encore être capable d'utiliser sa raison à la recherche de ce qu'il considère comme son avantage. Aristote explique la condition de cet homme en disant qu'il a été mal éduqué, ayant acquis l'habitude de poursuivre le mauvais type de plaisir. Mais dans l'univers téléologique d'Aristote, tout être humain (ou du moins tout homme normal qui n'est pas un esclave par nature) possède une sorte d'inclination (nisus) à la vie vertueuse, au moins au sens civique. Aristote n'en dit pas assez sur la façon dont cette inclination peut être contrecarrée par une éducation insuffisante." (p.53)
"Nous ne pouvons prétendre, comme Aristote, fournir à chacun une réponse téléologique en faveur de la vie éthique." (p.58)
"A moins d'être déjà disposé à adopter un point de vue impartial ou moral, vous considérerez comme hautement déraisonnable la proposition suivant laquelle, pour décider correctement d'une action, il faut vous demander quelles règles vous fixeriez si vous ne possédiez aucun de vos avantages actuels, ou les ignoriez." (p.73)
"Comment un Je, qui a adopté la perspective de l'impartialité, peut-il détenir encore assez d'identité pour vivre une vie qui respecte ses propres intérêts ? Si la moralité est possible, me permet-elle encore d'être quelqu'un en particulier ?" (p.79)
"Il existe une distinction utile entre deux styles fondamentaux, le contractuel et l'utilitariste. L'idée centrale du contractualisme a été formulée par T. M. Scanlon, en relation avec sa conception de l'erreur morale: "un acte est mauvais (wrong) s'il est effectué dans des circonstances qui seraient interdites par tout système de règles pour la régulation générales du comportement, que personne ne pourrait raisonnablement rejeter en tant que fondement d'un accord général éclairé et volontaire". (Scanlon, et d'autres auteurs que j'évoquerai, parlent d'ordinaire de moralité ; je ferais parfois la même chose). Cette conception de la faute (wrongness) s'accompagne d'une théorie particulière de l'objet de la pensée morale, ou de ce que sont les faits moraux essentiels. Selon cette théorie, la pensée morale traite des conventions sur lesquelles les gens pourraient s'entendre en ces circonstances privilégiées où personne n'est ignorant ou contraint. La théorie comporte également une conception de la motivation morale. La motivation morale élémentaire est "un désir d'être capable de justifier ses actions devant les autres par des raisons qu'ils ne pourraient raisonnablement rejeter". Il y a une parenté évidente entre ce complexe d'idées et les conceptions kantiennes discutées au chapitre précédent. [...]
L'utilitarisme, en revanche, considère que les éléments du bien-être (welfare) individuel sont la préoccupation fondamentale de la pensée éthique. Il existe de nombreuses espèces d'utilitarisme. Elles se distinguent par la définition du bien-être et d'autres points: par exemple savoir si c'est l'acte individuel qui doit être justifié par sa maximisation du bien-être, plutôt qu'une règle, une pratique, une institution. (C'est la différence entre utilitarisme direct et utilitarisme indirect). Toutes les variantes s'accordent sur un bien-être agrégé (bien collectif agrégé) [...] c'est-à-dire qui ajoute en quelque sorte les uns aux autres tous les bien-êtres des individus concernés (cette formule et même le mot "concerné" soulèvent de nombreuses difficultés)." (p.85)
"L'idée d'un contrat, même sous forme schématique minimale, implique toujours en premier lieu des relations d'égalité entre les agents qui sont à la fois les sujets et les objets de la pensée." (p.86)
"Les exigences utilitaristes d'une production maximale de bien-être (welfare) sont sans limites. Il n'y a pas de limite à ce qu'une personne pourrait faire pour rendre le monde meilleur, si ce n'est celle du temps et de la force. De plus, puisque le rapport des états de choses possibles aux actions d'une personne est indéterminé, les exigences sont sans limites au sens où il existe souvent pas de frontières claires entre ce qui est attendu de moi et de ce qui est attendu des autres. Les théoriciens utilitaristes continuent (selon divers degré d'enthousiasme) à restreindre ce que l'on peut exiger d'un individu, en disant que vous êtes d'ordinaire plus efficace si vous vous occupez spécialement de vos propres enfants, ou vous détendez occasionnellement après un bon travail." (p.87)
"Le code le plus schématique contre les ingérences et la destruction mutuelle peut suffire à des partenaires qui n'ont qu'une exigence commune de vivre et non l'exigence de vivre en commun. Si ce code schématique devait fournir toute la substance éthique de la vie en commun, il donnerait trop peu: la vie en commun exige plus qu'un simple individualisme défensif." (p.115)
"A la base des questions sur doit, est et sur le sophisme naturaliste se trouvent des préoccupations intrinsèquement éthiques et métaphysiques. Au cœur de ces préoccupations se trouve l'idée que nos valeurs ne se trouvent pas dans "le monde", et qu'une description objective (non tendancieuse) du monde ne mentionnerait aucun valeur, que nos valeurs sont en un certain sens imposées ou projetées sur notre entourage. Si cette découverte est ce qu'elle est, on en prendra conscience avec désespoir, comme cela peut être le cas de la perte d'un monde téléologique. Mais elle peut aussi être une libération, et l'on pourrait trouver une forme radicale de liberté dans le fait que rien ne peut nous contraindre d'admettre un ensemble de valeurs plutôt qu'un autre." (p.141)
"Travail frauduleux et trompeur de lire nos valeurs dans le monde." (p.142)
p.158.
"
-Bernard Williams, L'Éthique et les limites de la philosophie, Gallimard, nrf essais, 1990 (1985 pour la première édition britannique), 243 pages.
"Je pense qu'à la condition d'opérer une sélection drastique dans ses écrits et de n'avoir aucune inclination à le considérer comme une autorité, on doit regarder Nietzsche comme un élément fondamental de toute philosophie morale valable à venir." (p.XIX)
"Ma conclusion est que l'attente du monde moderne à l'endroit de la pensée éthique est sans précédent, et que les idées de la rationalité incarnées dans la majeure partie de la philosophie morale contemporaine ne peuvent y répondre, tandis qu'un prolongement de la pensée antique profondément remaniée pourrait y parvenir." (p.1)
"L'intention de Platon, revenons-y, était de donner une image du moi telle que si les gens comprenaient correctement qui ils étaient, ils devraient s'apercevoir qu'une vie de justice n'était pas un bien extérieur au moi, mais plutôt un objectif rationnel. Pour lui comme pour Aristote, s'il était rationnel de mener un certain type de vie ou d'être un certain type de personne, cela devait contribuer à créer un état satisfaisant appelé "eudaimonia". D'ordinaire, on traduit ce terme par "bonheur". Mais chez Platon et Aristote, ce terme ne renvoie pas aux conceptions modernes du bonheur. Aujourd'hui, ce qui fait sens, pour une part, c'est de dire que l'on est heureux un jour, malheureux le lendemain, tandis que l'eudaimonia concernait la configuration d'une vie entière. Pour désigner cet état, j'emploierai l'expression bien-être (well-being)." (p.42)
"Aristote pensait en fait que les êtres humains étaient libres en un sens absolu." (p.47)
"L'idée que les gens peuvent avoir des "intérêts réels", différents des intérêts qu'ils pensent avoir, a généré une vaste littérature et à peu près autant de suspicion. Cette littérature est issue dans sa majeure partie de l'utilisation de cette idée par les hégéliens et, après Hegel, par les auteurs marxistes ; les applications de cette idée ont été essentiellement politiques, et elles justifient parfaitement la suspicion, dans la mesure où l'appel à l'intérêt réel des gens est souvent utilisé comme un moyen de les contraindre à faire quelque chose de contraire à leur intérêt "apparent" (c'est-à-dire perçu). Certaines de ces suspicions et critiques s'adressent, à tort, à la notion d'intérêt réel elle-même. Même si une action s'effectue dans l'intérêt réel de quelqu'un, le fait qu'il ne la perçoive pas comme son intérêt réel signifie qu'en admettant qu'on ne puisse le persuader, il faudra le contraindre à l'exécuter pour le salut de son intérêt réel. Mais dans ce contexte, une justification supplémentaire du fait que nous poursuivons ses intérêts réels sera nécessaire. Ce peut être l'intérêt réel de Robinson d'arrêter de boire, mais cela ne confère pas instantanément à quelqu'un le droit de l'empêcher de boire. (A qui ? A vous, au docteur, à l'Etat ?). Le simple fait que les intérêts réels ne coïncident pas avec les intérêts perçus soulève déjà des questions politiques et éthiques." (p.49-50)
"Pour éviter d'être purement idéologique, l'idée de l'intérêt réel doit s'accompagner d'une théorie de l'erreur, d'une description substantielle de la façon dont les gens peuvent échouer à reconnaître leurs intérêts réels." (p.52)
"Pour Aristote [...] quelqu'un peut ne pas valoir grand-chose sur le plan éthique sans pour autant être un déchet -et en particulier, il peut encore être capable d'utiliser sa raison à la recherche de ce qu'il considère comme son avantage. Aristote explique la condition de cet homme en disant qu'il a été mal éduqué, ayant acquis l'habitude de poursuivre le mauvais type de plaisir. Mais dans l'univers téléologique d'Aristote, tout être humain (ou du moins tout homme normal qui n'est pas un esclave par nature) possède une sorte d'inclination (nisus) à la vie vertueuse, au moins au sens civique. Aristote n'en dit pas assez sur la façon dont cette inclination peut être contrecarrée par une éducation insuffisante." (p.53)
"Nous ne pouvons prétendre, comme Aristote, fournir à chacun une réponse téléologique en faveur de la vie éthique." (p.58)
"A moins d'être déjà disposé à adopter un point de vue impartial ou moral, vous considérerez comme hautement déraisonnable la proposition suivant laquelle, pour décider correctement d'une action, il faut vous demander quelles règles vous fixeriez si vous ne possédiez aucun de vos avantages actuels, ou les ignoriez." (p.73)
"Comment un Je, qui a adopté la perspective de l'impartialité, peut-il détenir encore assez d'identité pour vivre une vie qui respecte ses propres intérêts ? Si la moralité est possible, me permet-elle encore d'être quelqu'un en particulier ?" (p.79)
"Il existe une distinction utile entre deux styles fondamentaux, le contractuel et l'utilitariste. L'idée centrale du contractualisme a été formulée par T. M. Scanlon, en relation avec sa conception de l'erreur morale: "un acte est mauvais (wrong) s'il est effectué dans des circonstances qui seraient interdites par tout système de règles pour la régulation générales du comportement, que personne ne pourrait raisonnablement rejeter en tant que fondement d'un accord général éclairé et volontaire". (Scanlon, et d'autres auteurs que j'évoquerai, parlent d'ordinaire de moralité ; je ferais parfois la même chose). Cette conception de la faute (wrongness) s'accompagne d'une théorie particulière de l'objet de la pensée morale, ou de ce que sont les faits moraux essentiels. Selon cette théorie, la pensée morale traite des conventions sur lesquelles les gens pourraient s'entendre en ces circonstances privilégiées où personne n'est ignorant ou contraint. La théorie comporte également une conception de la motivation morale. La motivation morale élémentaire est "un désir d'être capable de justifier ses actions devant les autres par des raisons qu'ils ne pourraient raisonnablement rejeter". Il y a une parenté évidente entre ce complexe d'idées et les conceptions kantiennes discutées au chapitre précédent. [...]
L'utilitarisme, en revanche, considère que les éléments du bien-être (welfare) individuel sont la préoccupation fondamentale de la pensée éthique. Il existe de nombreuses espèces d'utilitarisme. Elles se distinguent par la définition du bien-être et d'autres points: par exemple savoir si c'est l'acte individuel qui doit être justifié par sa maximisation du bien-être, plutôt qu'une règle, une pratique, une institution. (C'est la différence entre utilitarisme direct et utilitarisme indirect). Toutes les variantes s'accordent sur un bien-être agrégé (bien collectif agrégé) [...] c'est-à-dire qui ajoute en quelque sorte les uns aux autres tous les bien-êtres des individus concernés (cette formule et même le mot "concerné" soulèvent de nombreuses difficultés)." (p.85)
"L'idée d'un contrat, même sous forme schématique minimale, implique toujours en premier lieu des relations d'égalité entre les agents qui sont à la fois les sujets et les objets de la pensée." (p.86)
"Les exigences utilitaristes d'une production maximale de bien-être (welfare) sont sans limites. Il n'y a pas de limite à ce qu'une personne pourrait faire pour rendre le monde meilleur, si ce n'est celle du temps et de la force. De plus, puisque le rapport des états de choses possibles aux actions d'une personne est indéterminé, les exigences sont sans limites au sens où il existe souvent pas de frontières claires entre ce qui est attendu de moi et de ce qui est attendu des autres. Les théoriciens utilitaristes continuent (selon divers degré d'enthousiasme) à restreindre ce que l'on peut exiger d'un individu, en disant que vous êtes d'ordinaire plus efficace si vous vous occupez spécialement de vos propres enfants, ou vous détendez occasionnellement après un bon travail." (p.87)
"Le code le plus schématique contre les ingérences et la destruction mutuelle peut suffire à des partenaires qui n'ont qu'une exigence commune de vivre et non l'exigence de vivre en commun. Si ce code schématique devait fournir toute la substance éthique de la vie en commun, il donnerait trop peu: la vie en commun exige plus qu'un simple individualisme défensif." (p.115)
"A la base des questions sur doit, est et sur le sophisme naturaliste se trouvent des préoccupations intrinsèquement éthiques et métaphysiques. Au cœur de ces préoccupations se trouve l'idée que nos valeurs ne se trouvent pas dans "le monde", et qu'une description objective (non tendancieuse) du monde ne mentionnerait aucun valeur, que nos valeurs sont en un certain sens imposées ou projetées sur notre entourage. Si cette découverte est ce qu'elle est, on en prendra conscience avec désespoir, comme cela peut être le cas de la perte d'un monde téléologique. Mais elle peut aussi être une libération, et l'on pourrait trouver une forme radicale de liberté dans le fait que rien ne peut nous contraindre d'admettre un ensemble de valeurs plutôt qu'un autre." (p.141)
"Travail frauduleux et trompeur de lire nos valeurs dans le monde." (p.142)
p.158.
"
-Bernard Williams, L'Éthique et les limites de la philosophie, Gallimard, nrf essais, 1990 (1985 pour la première édition britannique), 243 pages.