https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Br%C3%A9hier
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"On sait quel magnifique éloge Auguste Comte fait du XIIIe siècle : âge organique par excellence qui a réalisé l’unité spiri¬tuelle, la véritable catholicité. Vers ce siècle se tourne le rêve de tous ceux qui jugent impossible toute paix sociale sans le fondement d’une foi commune qui dirige la pensée et l’action et se subordonne la philosophie, l’art et la morale." (p.424)
"Ces conflits sont encore accentués par la connaissance complète des œuvres d’Aristote qui, traduites en latin, soit de l’arabe soit du grec, ouvrent à la pensée philosophique un champ jusqu’ici presque inconnu et donnent pour la première fois la révélation directe d’une pensée païenne, qui n’a été aucunement modifiée par son contact avec la pensée chrétienne.
Dès le milieu du XIIe siècle, à Tolède, un collège de traducteurs, sous l’impulsion de l’évêque Raymond (1126 1151), commence à traduire de l’arabe les Analytiques postérieurs avec le commentaire de Thémistius ainsi que les Topiques et les Réfutations des sophistes ; Gérard de Crémone (mort en 1187) traduit les Météores, Physique, Du ciel, De la génération et de la corruption, sans compter les apocryphes, la Théologie, le traité Des causes, celui Des causes des propriétés des éléments. Puis la connaissance du grec se répand ; on trouve dans des manuscrits du XIIe siècle une traduction de la Métaphysique (moins les livres M et N qui n’étaient point encore traduits en 1270) et même un commentaire sur ce livre ; et Guillaume Le Breton, dans sa chronique de l’année 1210, dit qu’on lisait à Paris la Métaphysique « récemment apportée de Constantinople et traduite du grec en latin ». Au cours du XIIIe siècle, Henri de Brabant, Guillaume de Moerbeke (1215 1286), un ami de saint Thomas d’Aquin, Robert Grosseteste, Bartholomée de Messine sont des hellénistes qui traduisent tout ou partie des œuvres d’Aristote, et notamment la Politique, ignorée des philosophes arabes.
On traduit aussi les œuvres des commentateurs arabes ou même grecs, et des philosophes juifs ; Al Kindi, Al Farabi, Avicenne, Avicebron sont connus ; et au milieu du XIIIe siècle, on possède à Paris tous les commentaires d’Averroès, sauf celui de l’Organon.
On peut concevoir l’effet foudroyant de ces découvertes sur des esprits avides d’instruction livresque, très mal préparés à comprendre et à juger Aristote, parce qu’ils manquaient du sens historique nécessaire pour le replacer dans son cadre, parce qu’ils ne l’abordaient que par des traductions qui, suivant l’usage de l’époque, étaient du mot à mot souvent incompréhensible, et, enfin parce qu’ils n’avaient, pour lutter contre cette influence prestigieuse, le secours d’aucune doctrine adverse ni surtout d’aucune méthode à opposer à la solide construction aristotélicienne. De Platon, on n’avait traduit au XIIIe siècle, que le Phédon et le Ménon ; on connut dans la deuxième moitié du même siècle les Hypotyposes de Sextus Empiricus ; rien de tout cela ne faisait équilibre au péripatétisme.
Or cette doctrine, si forte de la faiblesse des autres, con¬tenait tout autre chose que ce que les théologiens demandaient à la philosophie ; la philosophie, toujours servante, devait être utilisée comme préliminaire et auxiliaire ; on ne voulait tenir d’elle qu’une méthode de discussion et non pas une affirmation sur la nature des choses. Et voici qu’Aristote apporte une physique qui, avec la théologie qui lui est liée, suggère une image de l’univers complètement incompatible avec celle qu’impliquent la doctrine et même la vie chrétiennes : un monde éternel et incréé, un dieu qui est simplement moteur du ciel des fixes et dont la providence et même la connaissance ne s’étendent point aux choses du monde sublunaire ; une âme qui est la simple forme du corps organisé et qui doit naître et disparaître avec lui, qui n’a par conséquent aucune destinée surnaturelle et supprime par suite toute signification au drame du salut : création, chute, rédemption, vie éternelle, voilà tout ce qu’Aristote ignorait et, implicitement, niait. Il ne s’agissait plus maintenant de ce platonisme éclectique qui, sans doute, offrait un certain danger puisqu’il aboutissait aux solutions erronées de Scot Érigène et d’Abélard, mais qui, du moins, outre qu’il pouvait, grâce à saint Augustin et à l’Aréopagite, s’accommoder assez bien avec le dogme, manifestait la préoccupation de la réalité divine et de la vie surnaturelle de l’âme : l’aristotélisme, lui, se refusait même à poser les problèmes et à leur donner un sens quelconque.
En désaccord formel avec la théologie chrétienne, il faut ajouter que le bloc doctrinal, formé par la physique d’Aristote, ne s’accordait pas mieux avec la science expérimentale qui fut la seule au Moyen âge à mériter vraiment ce nom, c’est à dire avec l’astronomie ; la connaissance très certaine que l’on avait alors de la variation des distances des planètes par rapport à la terre pendant le cours d’une de leurs révolutions, aurait dû rendre impossible une théorie des cieux qui enchâssait la planète sur une sphère qui avait la terre pour centre et qui était en recul sur la doctrine de Ptolémée (l’Almageste avait été traduit par Gérard de Crémone en 1175) ou la doctrine pythagoricienne du mouvement de la terre, connue dès le haut Moyen âge : circonstance qui, à ce moment, n’arrête pas le progrès de l’aristotélisme mais qui, plus tard, une fois qu’il eût triomphé, fut une des causes les plus importantes de sa ruine.
Ce qui importait à ce moment, c’est que l’aristotélisme, loin de servir à la politique universitaire des papes, menaçait d’être un gros obstacle. Albert le Grand lui-même ne dénonçait il pas l’influence de la physique d’Aristote sur les idées hétérodoxes de David de Dinant ? Aussi, dès 1211, le concile de Paris défend d’enseigner la physique d’Aristote, le légat du pape Robert de Courçon, en donnant, en 1215, ses statuts à l’Université de Paris, tout en permettant les livres logiques et éthiques d’Aristote, défend de lire la Métaphysique et la Philosophie naturelle. Interdiction vaine sans doute, devant l’engouement du public, puisque Grégoire IX se borne à commander de fabriquer des éditions d’Aristote expurgées de toute affirmation contraire au dogme. Il n’en est pas moins vrai que, en 1255, la Physique et la Métaphysique étaient au programme de la Faculté des arts, que, à partir de ce moment, l’autorité condamne non plus Aristote, mais ceux qui tiraient de ses livres des doctrines contraires à l’orthodoxie, enfin qu’Aristote devient peu à peu une autorité indiscutable. " (p.426-428)
"Au XIVe siècle, tandis que, dans les affres de la guerre de Cent Ans, naît l’idée de nationalité qui va écarter pour toujours l’idée d’une unité politique de la chrétienté, la représentation de l’univers se disloque. N’est il pas vrai d’ailleurs que les éléments que les penseurs dit XIIIe siècle avaient reçus dans leur construction travaillaient sourdement à la miner ? Platonisme, aristotélisme, expérience, mathématiques, traditions antiques, toutes ces forces qui nous ont apparu momentanément participant à la construction d’un système de pensée chrétienne vont se faire voir maintenant sous leur véritable jour comme des forces complètement indépendantes de la croyance chrétienne à une destinée surnaturelle." (p.470)
"Duns Scot ne rentre dans aucun des courants que nous avons suivis : à ceux qui en font un augustinien, l’on doit objecter la critique très vive qu’il fait des théories les plus chères à l’école : celle de la connaissance intellectuelle comme illumination, celle des raisons séminales contenues dans la matière et des connaissances innées contenues dans l’âme. Mais il est encore moins thomiste : ses doctrines les plus célèbres, l’existence actuelle de la matière, l’individuation par la forme (haeccéité), la priorité de la volonté, sont en opposition consciente et voulue avec celles de saint Thomas." (p.471)
"Nous avons donc devant nous, aux XIVe et XVe siècles, une génération d’hommes à l’esprit froid et sobre, qui ont perdu l’enthousiasme religieux qui animait les générations des grandes croisades, et qui ont acquis, dans la diplomatie compliquée qu’exige à cette époque la moindre affaire, cet esprit net et positif qui caractérise leur doctrine. Car nous voyons alors tomber, sous les coups des nominalistes, toute cette machi¬nerie métaphysique que nous avons vu s’élever au XIIIe siècle. Le nominalisme de cette époque est tout autre chose qu’une solution particulière du problème spécial des universaux : c’est un esprit nouveau qui déclare fictives toutes ces réalités métaphysiques que croyaient avoir découvertes les péripa¬téticiens et les platoniciens, qui se tient aussi près que possible de l’expérience et qui rejette dans le domaine de la foi pure, inaccessible à toute communication avec la raison, les affirmations de la religion." (p.478)
"Le plus grand des nominalistes, celui qui déduisit toutes les conséquences de la théorie, est le franciscain anglais Guillaume d’Occam, qui fut étudiant à Oxford (1300 1347). Il était nommé aux XIVe et XVe siècles le vénérable initiateur (venerabilis inceptor) du nominalisme, le monarque ou porte-étendard (antesignanus) des nominaux, et l’on appelait indifféremment ses partisans nominaux (nominales), terministes ou conceptistes." (p.479)
"Les théories d’Occam furent interdites à la faculté des arts de l’Université de Paris en 1339 et en 1340 ; plus d’un siècle après, en 1473, un édit du roi Louis XI interdit à nouveau l’occamisme, et les maîtres doivent s’engager par serment à enseigner le réalisme. Entre ces deux dates, tandis que la science d’Oxford languit, il s’est produit à l’Université de Paris ce mouvement nominaliste, si important pour l’histoire des sciences et de la philosophie, que P. Duhem est le premier à avoir bien étudié et à avoir estimé à sa juste valeur. Le pape Clément VI, en 1346, ne voyait pas sans inquiétude les maîtres ès arts se tourner vers ces « doctrines sophistiques » . On sait déjà qu’il condamna l’année suivante les thèses du cistercien Jean de Mirecourt qui, inspiré par Duns Scot, déclarait que Dieu est la seule cause et, avec Occam, que la haine du prochain n’est déméritoire que parce qu’elle est défendue par Dieu.
En 1346, il condamna les thèses d’un autre maître, un maître ès arts, Nicolas d’Autrecourt, qui dut les abjurer publiquement l’année suivante devant l’Université rassemblée. Une physique corpusculaire où tout changement se réduit à un mouve¬ment local, un monde où la seule cause efficace est Dieu et où l’on nie toute causalité naturelle, telle est l’image simple de l’univers que Nicolas proposait pour remplacer la physique et la métaphysique aristotéliciennes qui, à son avis, ne contenaient pas une seule démonstration et que l’on devrait bien abandonner pour étudier son Éthique et sa Politique." (p.481)
"Nicolas Oresme, qui étudiait la théologie à Paris en 1348 et mourut en 1382 évêque de Lisieux, fut un de ceux qui propagèrent la nouvelle mécanique céleste. Dans son Commentaire aux livres du Ciel et du monde (qu’il écrivit en langue vulgaire ainsi que nombre de ses autres œuvres), il montre que nulle expérience et nulle raison ne prouvent le mouvement du ciel et il indique « plusieurs belles persuasions à montrer que la terre est mue de mouvement journal et le ciel non » ; et il n’oublie pas de conclure que « telles considérations sont profitables pour la défense de notre Foy. » C’est le même Nicolas Oresme qui invente, avant Descartes, l’emploi des coordonnés du géomètre ; c’est lui qui, avant Galilée, trouve l’exacte formule de l’espace parcouru par un corps dans une chute en mouvement uniformément accéléré." (p.484)
"L’histoire des universités du XVe siècle est surtout l’histoire de la lutte des anciens et des modernes. L’occamisme se répand en particulier en Allemagne où il trouva un vulgarisateur sans originalité mais fidèle en la personne de Gabriel Biel qui enseigna en 1484 à l’Université de Tübingen et mourut en 1495 ; ce furent des élèves de Biel, des Gabrielistes, Staupitz et Nathin, qui, au couvent des Augustins, initièrent Luther à cette théologie nominaliste, dont le Dieu ressemble plutôt à un Jéhovah capricieux et arbitraire qu’à un Dieu qui soumet sa volonté à la loi de l’ordre et du bien conçue par son entendement." (p.485)
"Dans les milieux humanistes du XVe siècle, si différents des Universités, sous la protection des princes ou des papes, se réunissent indifféremment laïques et ecclésiastiques, à l’Académie platonicienne dans la Florence de Laurent le Magnifique, comme à l’Académie aldine à Venise. En ces milieux nouveaux, il n’est aucune considération pratique qui puisse prévaloir sur le désir du savoir comme tel ; l’esprit, tout à fait libéré, n’est plus asservi, comme dans les Universités, à la nécessité d’un enseignement qui forme des clercs. Au siècle suivant est fondé le Collège de France qui, distinct de l’Université, est fait non pour classer le savoir acquis et traditionnel, mais pour promouvoir les connaissances nouvelles.
Cette liberté produit un pullulement de doctrines et de pensées, que nous voyions poindre pendant tout le Moyen âge, mais qui, jusque là, avaient pu être refoulées ; ce mélange confus, que l’on peut appeler naturalisme, parce que, d’une manière générale, il ne soumet l’univers ni la conduite à aucune règle transcendante, mais en recherche seulement les lois immanentes, contient, à côté des pensées les plus viables et les plus fécondes, les pires monstruosités ; avant tout, on affecte de tourner le dos à tout ce qui s’est fait jusqu’ici : « Laurent Valla (écrit le Pogge aussi humaniste et épicurien que l’était son ami) blâme la physique d’Aristote, il trouve barbare le latin de Boèce, il détruit la religion, professe des idées hérétiques, méprise la Bible... Et n’a t il pas professé que la religion chrétienne ne repose point sur des preuves, mais sur la croyance, qui serait supérieure à toute preuve ! » . Or le Pogge est un fonctionnaire de la Curie romaine ; quant à Laurent Valla, le cardinal de Cuse, en 1450, le recommandait au pape et voulait l’y faire entrer.
Ce désir intense d’une vie autre, nouvelle et dangereuse, est provoqué ou du moins accentué par l’énorme accroissement de l’expérience et des techniques qui, en un siècle, change les conditions de la vie matérielle et intellectuelle de l’Europe. Accroissement de l’expérience dans le passé, grâce aux humanistes qui lisaient les textes grecs, et qui, au XVIe siècle, s’initièrent aux langues orientales ; l’important est moins encore la découverte de nouveaux textes que la manière dont on les lit ; c’est le même De officiis de Cicéron que connaissent saint Ambroise et Érasme ; saint Ambroise y cherche des règles pour ses clercs ; Érasme y trouve une morale autonome et indépendante du christianisme ; il ne s’agit plus maintenant d’accommoder ces textes à l’explication des Écritures, mais de les comprendre en eux mêmes. Accroissement de l’expérience dans l’espace, lorsque, dépassant les bornes de l’οι̉κουμένη, où la chrétienté, après l’antiquité, avait tracé les limites de la terre habitable, l’on découvre non seulement de nouvelles terres, qui détournent les regards du bassin de la Méditerranée, mais de nouveaux types d’humanité dont la religion et les mœurs sont inconnues. Accroissement des techniques, non seulement par la boussole, la poudre à canon et l’imprimerie, mais par des inventions industrielles ou mécaniques dont plu¬sieurs sont dues à des artistes italiens qui étaient en même temps des artisans. Les hommes de cette époque, même attachés à la tradition, ont l’impression que la vie, longtemps suspendue, reprend, que la destinée de l’humanité recommence : « Nous voyons partout, écrit le Cardinal de Cuse vers 1433, les esprits des hommes les plus adonnés à l’étude des arts libéraux et mécaniques, retourner à l’antiquité, et avec une extrême avidité, comme si l’on s’attendait à voir s’accomplir bientôt le cercle entier d’une révolution » .
Les esprits étaient naturellement portés à confronter avec cette expérience accrue les conceptions traditionnelles de l’homme et de la vie, fondées sur une expérience bien plus restreinte. Malgré toutes les divergences et toutes les diversités, il n’y a eu, durant le Moyen âge tout entier, qu’une seule image ou, si l’on veut, un seul schème dans lequel viennent naturellement s’encadrer toutes les images possibles de l’uni¬vers : c’est ce que nous avons appelé le théocentrisme : de Dieu comme principe à Dieu comme fin et consommation, en passant par les êtres finis, voilà une formule qui peut convenir à la plus orthodoxe des Sommes comme à la plus hétérodoxe des mystiques, tant l’ordre de la nature et l’ordre de la conduite humaine viennent se placer avec une sorte de nécessité entre ce principe et cette fin.
Une pareille synthèse n’était possible que grâce à une doc¬trine qui concevait toutes les choses de l’univers par référence à cette origine ou à cette fin, tous les êtres finis comme des créatures ou des manifestations de Dieu, tous les esprits finis comme en train de s’approcher ou de s’éloigner de Dieu. Or c’est cette référence qui, de plus en plus, devient impossible : déjà, au XIIe siècle, nous avons vu comment s’ébauchait un naturalisme humaniste qui étudiait en elles mêmes la structure et les forces de la nature et de la société ; plus encore, au XIVe siècle, laissant délibérément tout ce qui regarde p.742 l’origine et la fin des choses, démontrant même que c’est par erreur qu’on a cru saisir dans l’opposition du ciel immuable et de la région sublunaire quelque chose du plan divin, les occasions étudient la nature en et pour elle même. Mais, aux deux siècles suivants, que de raisons nouvelles de s’écarter du théocentrisme ! Les étranges et mystérieuses profondeurs que l’on soupçonnait à peine dans l’histoire et dans la nature commencent à apparaître ; la philologie, d’une part, la physique expérimentale, d’autre part, donnent sur l’homme et sur les choses des enseignements nouveaux ; le drame chrétien, avec ses moments historiques, création, péché, rédemption ne peut décidément servir de cadre à une nature dont les lois lui sont tout à fait indifférentes, à une humanité dont une partie l’ignore complètement, à une époque où les peuples chrétiens eux mêmes, se rendant indépendants du pouvoir spirituel, font prévaloir dans leur politique des buts tout à fait étrangers aux fins surnaturelles de la vie chrétienne, ou même délibéré¬ment contraires à l’idée de l’unité de la chrétienté.
Un changement si vital a une infinité de répercussions. La plus importante pour nous est de mettre au premier plan les hommes de pratique, hommes d’action, artistes et artisans, techniciens en tout genre aux dépens des méditatifs et des spéculatifs ; la conception nouvelle de l’homme et de la nature est une conception que l’on réalise plutôt qu’on ne la pense ; les noms des philosophes proprement dits, de Nicolas de Cuse à Campanella ont alors bien peu d’éclat à côté de ceux des grands capitaines et des grands artistes ; tout ce qui compte est alors technicien en quelque sens que ce soit ; le type achevé est Léonard de Vinci, à la fois peintre, ingénieur, mathématicien et physicien ; mais il n’est guère de philosophe qui ne soit en même temps médecin, ou tout au moins astrologue et occultiste ; la politique de Machiavel est une technique destinée aux princes italiens ; les humanistes, avant d’être des penseurs, sont des praticiens de la philologie, soucieux des méthodes qui leur permettront de restituer les formes et les pensées des anciens.
Pourtant, et c’est peut être là le grand paradoxe de l’époque, les philosophes de la Renaissance, depuis Nicolas de Cuse jusqu’à Campanella, s’efforcent d’organiser leur pensée autour de l’ancien schème de l’univers ; le retour au platonisme, tel qu’on le constate chez beaucoup d’entre eux, loin de les conduire à des idées neuves, ne fait que les persuader davantage que la grande tâche de la philosophie est d’ordonner les choses et les esprits entre Dieu comme principe et Dieu comme fin. Le contraste entre ce schème vieilli et la nouvelle philosophie de la nature qu’ils intègrent en leur système fait, nous le verrons, la grosse difficulté de leur doctrine." (p.491-493)
"Érasme, dans l’Éloge de la Folie (1511), qui parut à Paris et qui eut un succès immense, est tout heureux de constater l’accord des doctrines des chrétiens et des plato¬niciens sur l’âme humaine enchaînée au corps et empêchée par la matière de contempler la vérité." (p.499)
"L’université de Padoue, qui depuis 1405 dépendait de la sérénissime république de Venise, qui y nommait et y congédiait les maîtres sans intervention du pouvoir religieux, resta, p.754 au XVe et au XVIe siècle, un centre de liberté ; l’Inquisition même et plus tard les Jésuites qui y fondèrent un collège voyaient leur puissance annulée par le Sénat vénitien : l’État laïque se faisait ici le protecteur des philosophes.
Le plus célèbre de ses maîtres fut Pomponazzi (1462 1525), qui se pose la question suivante : à supposer que nous ne possédions aucune révélation divine, quelle idée devons nous nous faire de l’homme et de sa place dans l’univers ? Question à laquelle il trouvait une réponse chez Aristote et ses commentateurs. En son De immortalitate animae (1516) non seulement il démontre que l’âme intellectuelle, inséparable de l’âme sensitive (puisqu’elle ne peut penser sans images) doit être mortelle comme le corps, mais il en tire les conséquences pratiques (chap. XIII à XVI) : l’homme, qui n’a aucune fin surnaturelle, doit prendre comme fin l’humanité même et ses devoirs quotidiens ; il doit trouver dans l’amour de la vertu et la honte du mal un suffisant motif d’action ; il doit savoir que c’est « le législateur qui, connaissant le penchant de l’homme au mal et ayant égard au bien commun, a décidé que l’âme était immortelle, non par souci de la vérité, mais de l’honnêteté, et pour amener les hommes à la vertu. »." (p.500-501)
"Le juriste Jean Bodin est l’auteur d’une République (1577) où il oppose Platon à Machiavel, en déclarant que l’autorité de l’État reste soumise au droit naturel, qu’elle ne peut, par exemple, supprimer la propriété individuelle et que l’État n’a d’autre fin que le souverain bien humain. L’idée fondamentale de son Heptaplomeres est la même que celle de Postel : dégager de toutes les religions existantes un contenu commun qui puisse devenir la religion universelle qui « n’est pas autre chose que le regard d’un esprit pur vers le vrai Dieu » ; mais sa religion est encore plus simplifiée que celle de Postel, puisqu’elle ne contient guère que l’affirmation du Dieu unique et de son culte par l’exercice des vertus morales ; et, dans la pratique, il arrive à une tolérance qui lui fait reconnaître toutes les religions « afin de n’estre pas accusé d’athéisme ou d’estre un séditieux capable de troubler la tranquillité de la République »." (p.515)
-Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, "Les classiques des sciences sociales" (à partir de Librairie Félix Alcan, Paris, 1928, 788 pages).
http://classiques.uqac.ca/classiques/brehier_emile/Histoire_de_philo_t1/Histoire_de_philo_t1.html
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"On sait quel magnifique éloge Auguste Comte fait du XIIIe siècle : âge organique par excellence qui a réalisé l’unité spiri¬tuelle, la véritable catholicité. Vers ce siècle se tourne le rêve de tous ceux qui jugent impossible toute paix sociale sans le fondement d’une foi commune qui dirige la pensée et l’action et se subordonne la philosophie, l’art et la morale." (p.424)
"Ces conflits sont encore accentués par la connaissance complète des œuvres d’Aristote qui, traduites en latin, soit de l’arabe soit du grec, ouvrent à la pensée philosophique un champ jusqu’ici presque inconnu et donnent pour la première fois la révélation directe d’une pensée païenne, qui n’a été aucunement modifiée par son contact avec la pensée chrétienne.
Dès le milieu du XIIe siècle, à Tolède, un collège de traducteurs, sous l’impulsion de l’évêque Raymond (1126 1151), commence à traduire de l’arabe les Analytiques postérieurs avec le commentaire de Thémistius ainsi que les Topiques et les Réfutations des sophistes ; Gérard de Crémone (mort en 1187) traduit les Météores, Physique, Du ciel, De la génération et de la corruption, sans compter les apocryphes, la Théologie, le traité Des causes, celui Des causes des propriétés des éléments. Puis la connaissance du grec se répand ; on trouve dans des manuscrits du XIIe siècle une traduction de la Métaphysique (moins les livres M et N qui n’étaient point encore traduits en 1270) et même un commentaire sur ce livre ; et Guillaume Le Breton, dans sa chronique de l’année 1210, dit qu’on lisait à Paris la Métaphysique « récemment apportée de Constantinople et traduite du grec en latin ». Au cours du XIIIe siècle, Henri de Brabant, Guillaume de Moerbeke (1215 1286), un ami de saint Thomas d’Aquin, Robert Grosseteste, Bartholomée de Messine sont des hellénistes qui traduisent tout ou partie des œuvres d’Aristote, et notamment la Politique, ignorée des philosophes arabes.
On traduit aussi les œuvres des commentateurs arabes ou même grecs, et des philosophes juifs ; Al Kindi, Al Farabi, Avicenne, Avicebron sont connus ; et au milieu du XIIIe siècle, on possède à Paris tous les commentaires d’Averroès, sauf celui de l’Organon.
On peut concevoir l’effet foudroyant de ces découvertes sur des esprits avides d’instruction livresque, très mal préparés à comprendre et à juger Aristote, parce qu’ils manquaient du sens historique nécessaire pour le replacer dans son cadre, parce qu’ils ne l’abordaient que par des traductions qui, suivant l’usage de l’époque, étaient du mot à mot souvent incompréhensible, et, enfin parce qu’ils n’avaient, pour lutter contre cette influence prestigieuse, le secours d’aucune doctrine adverse ni surtout d’aucune méthode à opposer à la solide construction aristotélicienne. De Platon, on n’avait traduit au XIIIe siècle, que le Phédon et le Ménon ; on connut dans la deuxième moitié du même siècle les Hypotyposes de Sextus Empiricus ; rien de tout cela ne faisait équilibre au péripatétisme.
Or cette doctrine, si forte de la faiblesse des autres, con¬tenait tout autre chose que ce que les théologiens demandaient à la philosophie ; la philosophie, toujours servante, devait être utilisée comme préliminaire et auxiliaire ; on ne voulait tenir d’elle qu’une méthode de discussion et non pas une affirmation sur la nature des choses. Et voici qu’Aristote apporte une physique qui, avec la théologie qui lui est liée, suggère une image de l’univers complètement incompatible avec celle qu’impliquent la doctrine et même la vie chrétiennes : un monde éternel et incréé, un dieu qui est simplement moteur du ciel des fixes et dont la providence et même la connaissance ne s’étendent point aux choses du monde sublunaire ; une âme qui est la simple forme du corps organisé et qui doit naître et disparaître avec lui, qui n’a par conséquent aucune destinée surnaturelle et supprime par suite toute signification au drame du salut : création, chute, rédemption, vie éternelle, voilà tout ce qu’Aristote ignorait et, implicitement, niait. Il ne s’agissait plus maintenant de ce platonisme éclectique qui, sans doute, offrait un certain danger puisqu’il aboutissait aux solutions erronées de Scot Érigène et d’Abélard, mais qui, du moins, outre qu’il pouvait, grâce à saint Augustin et à l’Aréopagite, s’accommoder assez bien avec le dogme, manifestait la préoccupation de la réalité divine et de la vie surnaturelle de l’âme : l’aristotélisme, lui, se refusait même à poser les problèmes et à leur donner un sens quelconque.
En désaccord formel avec la théologie chrétienne, il faut ajouter que le bloc doctrinal, formé par la physique d’Aristote, ne s’accordait pas mieux avec la science expérimentale qui fut la seule au Moyen âge à mériter vraiment ce nom, c’est à dire avec l’astronomie ; la connaissance très certaine que l’on avait alors de la variation des distances des planètes par rapport à la terre pendant le cours d’une de leurs révolutions, aurait dû rendre impossible une théorie des cieux qui enchâssait la planète sur une sphère qui avait la terre pour centre et qui était en recul sur la doctrine de Ptolémée (l’Almageste avait été traduit par Gérard de Crémone en 1175) ou la doctrine pythagoricienne du mouvement de la terre, connue dès le haut Moyen âge : circonstance qui, à ce moment, n’arrête pas le progrès de l’aristotélisme mais qui, plus tard, une fois qu’il eût triomphé, fut une des causes les plus importantes de sa ruine.
Ce qui importait à ce moment, c’est que l’aristotélisme, loin de servir à la politique universitaire des papes, menaçait d’être un gros obstacle. Albert le Grand lui-même ne dénonçait il pas l’influence de la physique d’Aristote sur les idées hétérodoxes de David de Dinant ? Aussi, dès 1211, le concile de Paris défend d’enseigner la physique d’Aristote, le légat du pape Robert de Courçon, en donnant, en 1215, ses statuts à l’Université de Paris, tout en permettant les livres logiques et éthiques d’Aristote, défend de lire la Métaphysique et la Philosophie naturelle. Interdiction vaine sans doute, devant l’engouement du public, puisque Grégoire IX se borne à commander de fabriquer des éditions d’Aristote expurgées de toute affirmation contraire au dogme. Il n’en est pas moins vrai que, en 1255, la Physique et la Métaphysique étaient au programme de la Faculté des arts, que, à partir de ce moment, l’autorité condamne non plus Aristote, mais ceux qui tiraient de ses livres des doctrines contraires à l’orthodoxie, enfin qu’Aristote devient peu à peu une autorité indiscutable. " (p.426-428)
"Au XIVe siècle, tandis que, dans les affres de la guerre de Cent Ans, naît l’idée de nationalité qui va écarter pour toujours l’idée d’une unité politique de la chrétienté, la représentation de l’univers se disloque. N’est il pas vrai d’ailleurs que les éléments que les penseurs dit XIIIe siècle avaient reçus dans leur construction travaillaient sourdement à la miner ? Platonisme, aristotélisme, expérience, mathématiques, traditions antiques, toutes ces forces qui nous ont apparu momentanément participant à la construction d’un système de pensée chrétienne vont se faire voir maintenant sous leur véritable jour comme des forces complètement indépendantes de la croyance chrétienne à une destinée surnaturelle." (p.470)
"Duns Scot ne rentre dans aucun des courants que nous avons suivis : à ceux qui en font un augustinien, l’on doit objecter la critique très vive qu’il fait des théories les plus chères à l’école : celle de la connaissance intellectuelle comme illumination, celle des raisons séminales contenues dans la matière et des connaissances innées contenues dans l’âme. Mais il est encore moins thomiste : ses doctrines les plus célèbres, l’existence actuelle de la matière, l’individuation par la forme (haeccéité), la priorité de la volonté, sont en opposition consciente et voulue avec celles de saint Thomas." (p.471)
"Nous avons donc devant nous, aux XIVe et XVe siècles, une génération d’hommes à l’esprit froid et sobre, qui ont perdu l’enthousiasme religieux qui animait les générations des grandes croisades, et qui ont acquis, dans la diplomatie compliquée qu’exige à cette époque la moindre affaire, cet esprit net et positif qui caractérise leur doctrine. Car nous voyons alors tomber, sous les coups des nominalistes, toute cette machi¬nerie métaphysique que nous avons vu s’élever au XIIIe siècle. Le nominalisme de cette époque est tout autre chose qu’une solution particulière du problème spécial des universaux : c’est un esprit nouveau qui déclare fictives toutes ces réalités métaphysiques que croyaient avoir découvertes les péripa¬téticiens et les platoniciens, qui se tient aussi près que possible de l’expérience et qui rejette dans le domaine de la foi pure, inaccessible à toute communication avec la raison, les affirmations de la religion." (p.478)
"Le plus grand des nominalistes, celui qui déduisit toutes les conséquences de la théorie, est le franciscain anglais Guillaume d’Occam, qui fut étudiant à Oxford (1300 1347). Il était nommé aux XIVe et XVe siècles le vénérable initiateur (venerabilis inceptor) du nominalisme, le monarque ou porte-étendard (antesignanus) des nominaux, et l’on appelait indifféremment ses partisans nominaux (nominales), terministes ou conceptistes." (p.479)
"Les théories d’Occam furent interdites à la faculté des arts de l’Université de Paris en 1339 et en 1340 ; plus d’un siècle après, en 1473, un édit du roi Louis XI interdit à nouveau l’occamisme, et les maîtres doivent s’engager par serment à enseigner le réalisme. Entre ces deux dates, tandis que la science d’Oxford languit, il s’est produit à l’Université de Paris ce mouvement nominaliste, si important pour l’histoire des sciences et de la philosophie, que P. Duhem est le premier à avoir bien étudié et à avoir estimé à sa juste valeur. Le pape Clément VI, en 1346, ne voyait pas sans inquiétude les maîtres ès arts se tourner vers ces « doctrines sophistiques » . On sait déjà qu’il condamna l’année suivante les thèses du cistercien Jean de Mirecourt qui, inspiré par Duns Scot, déclarait que Dieu est la seule cause et, avec Occam, que la haine du prochain n’est déméritoire que parce qu’elle est défendue par Dieu.
En 1346, il condamna les thèses d’un autre maître, un maître ès arts, Nicolas d’Autrecourt, qui dut les abjurer publiquement l’année suivante devant l’Université rassemblée. Une physique corpusculaire où tout changement se réduit à un mouve¬ment local, un monde où la seule cause efficace est Dieu et où l’on nie toute causalité naturelle, telle est l’image simple de l’univers que Nicolas proposait pour remplacer la physique et la métaphysique aristotéliciennes qui, à son avis, ne contenaient pas une seule démonstration et que l’on devrait bien abandonner pour étudier son Éthique et sa Politique." (p.481)
"Nicolas Oresme, qui étudiait la théologie à Paris en 1348 et mourut en 1382 évêque de Lisieux, fut un de ceux qui propagèrent la nouvelle mécanique céleste. Dans son Commentaire aux livres du Ciel et du monde (qu’il écrivit en langue vulgaire ainsi que nombre de ses autres œuvres), il montre que nulle expérience et nulle raison ne prouvent le mouvement du ciel et il indique « plusieurs belles persuasions à montrer que la terre est mue de mouvement journal et le ciel non » ; et il n’oublie pas de conclure que « telles considérations sont profitables pour la défense de notre Foy. » C’est le même Nicolas Oresme qui invente, avant Descartes, l’emploi des coordonnés du géomètre ; c’est lui qui, avant Galilée, trouve l’exacte formule de l’espace parcouru par un corps dans une chute en mouvement uniformément accéléré." (p.484)
"L’histoire des universités du XVe siècle est surtout l’histoire de la lutte des anciens et des modernes. L’occamisme se répand en particulier en Allemagne où il trouva un vulgarisateur sans originalité mais fidèle en la personne de Gabriel Biel qui enseigna en 1484 à l’Université de Tübingen et mourut en 1495 ; ce furent des élèves de Biel, des Gabrielistes, Staupitz et Nathin, qui, au couvent des Augustins, initièrent Luther à cette théologie nominaliste, dont le Dieu ressemble plutôt à un Jéhovah capricieux et arbitraire qu’à un Dieu qui soumet sa volonté à la loi de l’ordre et du bien conçue par son entendement." (p.485)
"Dans les milieux humanistes du XVe siècle, si différents des Universités, sous la protection des princes ou des papes, se réunissent indifféremment laïques et ecclésiastiques, à l’Académie platonicienne dans la Florence de Laurent le Magnifique, comme à l’Académie aldine à Venise. En ces milieux nouveaux, il n’est aucune considération pratique qui puisse prévaloir sur le désir du savoir comme tel ; l’esprit, tout à fait libéré, n’est plus asservi, comme dans les Universités, à la nécessité d’un enseignement qui forme des clercs. Au siècle suivant est fondé le Collège de France qui, distinct de l’Université, est fait non pour classer le savoir acquis et traditionnel, mais pour promouvoir les connaissances nouvelles.
Cette liberté produit un pullulement de doctrines et de pensées, que nous voyions poindre pendant tout le Moyen âge, mais qui, jusque là, avaient pu être refoulées ; ce mélange confus, que l’on peut appeler naturalisme, parce que, d’une manière générale, il ne soumet l’univers ni la conduite à aucune règle transcendante, mais en recherche seulement les lois immanentes, contient, à côté des pensées les plus viables et les plus fécondes, les pires monstruosités ; avant tout, on affecte de tourner le dos à tout ce qui s’est fait jusqu’ici : « Laurent Valla (écrit le Pogge aussi humaniste et épicurien que l’était son ami) blâme la physique d’Aristote, il trouve barbare le latin de Boèce, il détruit la religion, professe des idées hérétiques, méprise la Bible... Et n’a t il pas professé que la religion chrétienne ne repose point sur des preuves, mais sur la croyance, qui serait supérieure à toute preuve ! » . Or le Pogge est un fonctionnaire de la Curie romaine ; quant à Laurent Valla, le cardinal de Cuse, en 1450, le recommandait au pape et voulait l’y faire entrer.
Ce désir intense d’une vie autre, nouvelle et dangereuse, est provoqué ou du moins accentué par l’énorme accroissement de l’expérience et des techniques qui, en un siècle, change les conditions de la vie matérielle et intellectuelle de l’Europe. Accroissement de l’expérience dans le passé, grâce aux humanistes qui lisaient les textes grecs, et qui, au XVIe siècle, s’initièrent aux langues orientales ; l’important est moins encore la découverte de nouveaux textes que la manière dont on les lit ; c’est le même De officiis de Cicéron que connaissent saint Ambroise et Érasme ; saint Ambroise y cherche des règles pour ses clercs ; Érasme y trouve une morale autonome et indépendante du christianisme ; il ne s’agit plus maintenant d’accommoder ces textes à l’explication des Écritures, mais de les comprendre en eux mêmes. Accroissement de l’expérience dans l’espace, lorsque, dépassant les bornes de l’οι̉κουμένη, où la chrétienté, après l’antiquité, avait tracé les limites de la terre habitable, l’on découvre non seulement de nouvelles terres, qui détournent les regards du bassin de la Méditerranée, mais de nouveaux types d’humanité dont la religion et les mœurs sont inconnues. Accroissement des techniques, non seulement par la boussole, la poudre à canon et l’imprimerie, mais par des inventions industrielles ou mécaniques dont plu¬sieurs sont dues à des artistes italiens qui étaient en même temps des artisans. Les hommes de cette époque, même attachés à la tradition, ont l’impression que la vie, longtemps suspendue, reprend, que la destinée de l’humanité recommence : « Nous voyons partout, écrit le Cardinal de Cuse vers 1433, les esprits des hommes les plus adonnés à l’étude des arts libéraux et mécaniques, retourner à l’antiquité, et avec une extrême avidité, comme si l’on s’attendait à voir s’accomplir bientôt le cercle entier d’une révolution » .
Les esprits étaient naturellement portés à confronter avec cette expérience accrue les conceptions traditionnelles de l’homme et de la vie, fondées sur une expérience bien plus restreinte. Malgré toutes les divergences et toutes les diversités, il n’y a eu, durant le Moyen âge tout entier, qu’une seule image ou, si l’on veut, un seul schème dans lequel viennent naturellement s’encadrer toutes les images possibles de l’uni¬vers : c’est ce que nous avons appelé le théocentrisme : de Dieu comme principe à Dieu comme fin et consommation, en passant par les êtres finis, voilà une formule qui peut convenir à la plus orthodoxe des Sommes comme à la plus hétérodoxe des mystiques, tant l’ordre de la nature et l’ordre de la conduite humaine viennent se placer avec une sorte de nécessité entre ce principe et cette fin.
Une pareille synthèse n’était possible que grâce à une doc¬trine qui concevait toutes les choses de l’univers par référence à cette origine ou à cette fin, tous les êtres finis comme des créatures ou des manifestations de Dieu, tous les esprits finis comme en train de s’approcher ou de s’éloigner de Dieu. Or c’est cette référence qui, de plus en plus, devient impossible : déjà, au XIIe siècle, nous avons vu comment s’ébauchait un naturalisme humaniste qui étudiait en elles mêmes la structure et les forces de la nature et de la société ; plus encore, au XIVe siècle, laissant délibérément tout ce qui regarde p.742 l’origine et la fin des choses, démontrant même que c’est par erreur qu’on a cru saisir dans l’opposition du ciel immuable et de la région sublunaire quelque chose du plan divin, les occasions étudient la nature en et pour elle même. Mais, aux deux siècles suivants, que de raisons nouvelles de s’écarter du théocentrisme ! Les étranges et mystérieuses profondeurs que l’on soupçonnait à peine dans l’histoire et dans la nature commencent à apparaître ; la philologie, d’une part, la physique expérimentale, d’autre part, donnent sur l’homme et sur les choses des enseignements nouveaux ; le drame chrétien, avec ses moments historiques, création, péché, rédemption ne peut décidément servir de cadre à une nature dont les lois lui sont tout à fait indifférentes, à une humanité dont une partie l’ignore complètement, à une époque où les peuples chrétiens eux mêmes, se rendant indépendants du pouvoir spirituel, font prévaloir dans leur politique des buts tout à fait étrangers aux fins surnaturelles de la vie chrétienne, ou même délibéré¬ment contraires à l’idée de l’unité de la chrétienté.
Un changement si vital a une infinité de répercussions. La plus importante pour nous est de mettre au premier plan les hommes de pratique, hommes d’action, artistes et artisans, techniciens en tout genre aux dépens des méditatifs et des spéculatifs ; la conception nouvelle de l’homme et de la nature est une conception que l’on réalise plutôt qu’on ne la pense ; les noms des philosophes proprement dits, de Nicolas de Cuse à Campanella ont alors bien peu d’éclat à côté de ceux des grands capitaines et des grands artistes ; tout ce qui compte est alors technicien en quelque sens que ce soit ; le type achevé est Léonard de Vinci, à la fois peintre, ingénieur, mathématicien et physicien ; mais il n’est guère de philosophe qui ne soit en même temps médecin, ou tout au moins astrologue et occultiste ; la politique de Machiavel est une technique destinée aux princes italiens ; les humanistes, avant d’être des penseurs, sont des praticiens de la philologie, soucieux des méthodes qui leur permettront de restituer les formes et les pensées des anciens.
Pourtant, et c’est peut être là le grand paradoxe de l’époque, les philosophes de la Renaissance, depuis Nicolas de Cuse jusqu’à Campanella, s’efforcent d’organiser leur pensée autour de l’ancien schème de l’univers ; le retour au platonisme, tel qu’on le constate chez beaucoup d’entre eux, loin de les conduire à des idées neuves, ne fait que les persuader davantage que la grande tâche de la philosophie est d’ordonner les choses et les esprits entre Dieu comme principe et Dieu comme fin. Le contraste entre ce schème vieilli et la nouvelle philosophie de la nature qu’ils intègrent en leur système fait, nous le verrons, la grosse difficulté de leur doctrine." (p.491-493)
"Érasme, dans l’Éloge de la Folie (1511), qui parut à Paris et qui eut un succès immense, est tout heureux de constater l’accord des doctrines des chrétiens et des plato¬niciens sur l’âme humaine enchaînée au corps et empêchée par la matière de contempler la vérité." (p.499)
"L’université de Padoue, qui depuis 1405 dépendait de la sérénissime république de Venise, qui y nommait et y congédiait les maîtres sans intervention du pouvoir religieux, resta, p.754 au XVe et au XVIe siècle, un centre de liberté ; l’Inquisition même et plus tard les Jésuites qui y fondèrent un collège voyaient leur puissance annulée par le Sénat vénitien : l’État laïque se faisait ici le protecteur des philosophes.
Le plus célèbre de ses maîtres fut Pomponazzi (1462 1525), qui se pose la question suivante : à supposer que nous ne possédions aucune révélation divine, quelle idée devons nous nous faire de l’homme et de sa place dans l’univers ? Question à laquelle il trouvait une réponse chez Aristote et ses commentateurs. En son De immortalitate animae (1516) non seulement il démontre que l’âme intellectuelle, inséparable de l’âme sensitive (puisqu’elle ne peut penser sans images) doit être mortelle comme le corps, mais il en tire les conséquences pratiques (chap. XIII à XVI) : l’homme, qui n’a aucune fin surnaturelle, doit prendre comme fin l’humanité même et ses devoirs quotidiens ; il doit trouver dans l’amour de la vertu et la honte du mal un suffisant motif d’action ; il doit savoir que c’est « le législateur qui, connaissant le penchant de l’homme au mal et ayant égard au bien commun, a décidé que l’âme était immortelle, non par souci de la vérité, mais de l’honnêteté, et pour amener les hommes à la vertu. »." (p.500-501)
"Le juriste Jean Bodin est l’auteur d’une République (1577) où il oppose Platon à Machiavel, en déclarant que l’autorité de l’État reste soumise au droit naturel, qu’elle ne peut, par exemple, supprimer la propriété individuelle et que l’État n’a d’autre fin que le souverain bien humain. L’idée fondamentale de son Heptaplomeres est la même que celle de Postel : dégager de toutes les religions existantes un contenu commun qui puisse devenir la religion universelle qui « n’est pas autre chose que le regard d’un esprit pur vers le vrai Dieu » ; mais sa religion est encore plus simplifiée que celle de Postel, puisqu’elle ne contient guère que l’affirmation du Dieu unique et de son culte par l’exercice des vertus morales ; et, dans la pratique, il arrive à une tolérance qui lui fait reconnaître toutes les religions « afin de n’estre pas accusé d’athéisme ou d’estre un séditieux capable de troubler la tranquillité de la République »." (p.515)
-Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, "Les classiques des sciences sociales" (à partir de Librairie Félix Alcan, Paris, 1928, 788 pages).