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Ce texte intégral de Mary Klage (Associate Professor, English Department, University of Colorado) propose un aperçu des enjeux théoriques, pratiques, sociaux et culturels qui fondent ce que l’on appelle la pensée postmoderne. Il offre un panorama des questions et des problèmes qui ont donné naissance à ce courant de pensée, très en vogue aux Etats-Unis, et qui reste en France limité à quelques cercles gravitant autour de ses figures fondatrices : Lyotard, Deleuze ou Baudrillard.
Le postmodernisme est une notion complexe, un ensemble d’idées, qui a émergé seulement comme champ disciplinaire dans le milieu des années 1980. Le postmodernisme est dur à définir, parce que c’est un concept qui apparaît dans une large variété de disciplines ou d’aires du savoir, incluant l’art, l’architecture, la musique, le cinéma, la littérature, la sociologie, la communication, la mode et la technologie. Il est dur de le localiser temporellement ou historiquement, parce que le commencement du postmodernisme n’est pas précisément datable. La plus aisée pour entamer une réflexion sur le postmodernisme peut-être de réfléchir sur le modernisme dont le postmodernisme semble avoir émergé ou à partir duquel il paraît s’être développé.
Le préalable moderne
Le modernisme a deux facettes, ou deux modes de définitions, les deux sont pertinents pour comprendre le postmodernisme. La première facette ou définition du modernisme vient du mouvement esthétique couramment appelé « modernisme ». Ce mouvement se termine avec les idées du XXe siècle sur l’art (quoique les traces de ses formes émergentes puissent être tout aussi bien trouvées au XIXe siècle). Le modernisme, comme vous savez, est le mouvement qui, dans les arts visuels, la musique, et la littérature, rejeta les vieux standards victoriens qui déterminaient les modes de conception, de réception et de signification de l’œuvre d’art. Dans la période du « haut modernisme », entre 1919 et 1930, les figures majeures de la littérature aidèrent radicalement à redéfinir ce que la poésie et la fiction pouvaient être et faire : Woolf, Joyce, Eliot, Pound, Stevens, Proust, Mallarmé, Kafka, et Rilke sont considérées comme les figures fondatrices du modernisme du XXe siècle.
Dans une perspective littéraire, les principales caractéristiques du modernisme incluent :
1 – Un intérêt pour l’impressionnisme et la subjectivité dans l’écriture (et dans les arts visuels). Un intérêt porté sur les modalités du voir, du lire, ou de la perception elle-même, plutôt que sur ce qui est perçu.
2 – Un mouvement décalé par rapport à l’objectivité apparente fournie par les narrateurs à la troisième personne omnisciente, par les points de vue narratifs fixés ou par des positions morales clairement établies. Les histoires racontées de manière démultipliée de Faulkner sont un exemple de cet aspect du modernisme.
3 – Une confusion dans les genres d’écriture, au point que la poésie semble plus réaliste (comme dans T.S. Eliot) et la prose plus poétique (comme chez Joyce ou Woolf).
4 – Un intérêt pour les formes fragmentées, les récits discontinus et le collage d’apparence aléatoire de différents matériaux.
5 – Une tendance à la réflexivité, ou à une prise de conscience de la production du travail artistique ; de sorte que chaque objet suscite l’attention vis-à-vis de son statut d’objet de production, c’est à dire comme quelque chose de construit et de consommé selon des modes singuliers.
6 - Un rejet de l’esthétique formelle en faveur de desseins minimalistes (comme dans la poésie de Carlos Williams) et un rejet, pour une grande part, des théories esthétiques formelles, en faveur de la spontanéité et la découverte en création.
7 – Un rejet de la distinction entre le haut et le bas, entre « grande culture » et culture populaire, à la fois dans le choix des matériaux utilisés pour produire l’art et dans les méthodes de distribution et de consommation de l’art.
Le postmodernisme
Le postmodernisme, comme le modernisme, suit la plupart des mêmes idées, rejetant les distinctions entre les formes hautes ou basses de l’art, rejetant les distinctions de genre rigides, soulignant et mettant en valeur le pastiche, la parodie, le bricolage, l’ironie et le jeu. L’art postmoderne (et la pensée) favorisent la réflexivité et la prise de conscience, la fragmentation et la discontinuité (spécialement au niveau des récits), l’ambiguïté et la simultanéité, et met en exergue l’intérêt pour le sujet déstructuré, décentré, déshumanisé.
Mais si le postmodernisme ressemble beaucoup au modernisme, il en diffère dans ses attitudes vis-à-vis de beaucoup de ces orientations. Le modernisme, par exemple, tend à présenter une vue fragmentée de la subjectivité humaine et de l’histoire… mais présente cette fragmentation comme quelque chose de tragique, quelque chose qu’il faille regretter et entériner comme une perte. De nombreux modernistes tentent de soutenir l’idée que les travaux de l’art peuvent rendre l’unité, la cohérence, et le sens qui a été perdu dans la vie moderne ; l’art fera ce que d’autres institutions humaines n’ont su réaliser. Le postmodernisme, à l’opposé, ne se lamente pas sur l’idée de la fragmentation, du provisoire ou de l’incohérence, mais bien plutôt célèbre tout cela. Le monde est-il sans sens ? Ne prétendons pas que l’art peut alors créer du sens, contentons-nous de jouer avec l’absurde.
Un autre abord pour évaluer la relation entre modernisme et postmodernisme nous aidera à clarifier quelques-unes de ces distinctions. Selon Frederic Jameson (philosophe américain marxisant), le modernisme et le postmodernisme sont des formations culturelles qui accompagnent des étapes particulières du capitalisme. Jameson discerne trois premières phases au sein du capitalisme, phases qui dictent des pratiques culturelles singulières (ayant une incidence sur le type d’art et de littérature qui est produit). La première est celle du capitalisme de marché, qui émerge au XVIIIe siècle et s’étend jusqu’au XIXe siècle tardif en occident, en Angleterre, et aux Etats-Unis, ainsi que dans leurs zones d’influences. Cette première phase est associée avec des développements technologiques particuliers, nommément, le moteur à vapeur, et avec un genre esthétique précis, nommément le réalisme. La seconde phase est apparue au XIXe siècle tardif jusqu’au milieu du XXe (autour de la seconde guerre mondiale) ; cette phase de capitalisme monopolistique est associée avec des moteurs à combustion et des moteurs électriques, et avec le modernisme. La troisième, la phase dans laquelle nous nous situons, est celle d’un capitalisme multinational ou consumériste, axé sur le marketing et la consommation de marchandises et de denrées - et non sur leur production -, qui est associé avec des technologies nucléaires et électroniques, et dont le postmodernisme émerge comme genre esthétique sui lui est propre.
Mais si Jameson caractérise le postmodernisme en liaison à-, voire en termes, des modes de production et de technologies, une seconde définition du postmodernisme émane davantage de l’histoire et de la sociologie que de la littérature ou de l’histoire de l’art. Cette approche définit le postmodernisme comme le nom d’une formation sociale entière ou comme un ensemble d’attitudes socio-historiques ; plus exactement, cette dernière approche met en tension la postmodernité et la modernité, davantage que le postmodernisme et le modernisme. Mais quelle est la différence entre modernité et modernisme ? « Modernisme » se réfère généralement à l’ensemble des mouvements esthétiques du XXe siècle ; « modernité » se réfère à un ensemble d’idées philosophiques, politiques et sociales et éthiques qui fournissent la base de l’aspect esthétique du modernisme. « La modernité » est en ce sens plus vieille que le « modernisme », le label « moderne » qui fut le premier articulé dans la sociologie du XIXe siècle, était sensé distinguer l’ère du présent de la précédente, qui se dénommait « antiquité ». Les universitaires sont toujours en train de débattre pour savoir quand commence précisément la période moderne, et comment distinguer entre ce qui est moderne et ce qui ne l’est pas ; il semble que la période moderne commence à chaque fois plus tôt, quand les historiens décident d’y regarder de plus près. Mais généralement, l’ère « moderne » est associée avec les Lumières européennes qui commence au milieu du XVIIIe siècle (d’autres historiens repérant, quant à eux, des éléments des Lumières dès la Renaissance ou même plus tôt, et on pourrait dire que la pensée proprement dite des Lumières commence avec le XVIIIe siècle).
Les idées fondamentales des Lumières, de la modernité, sont les mêmes, que les idées de base de l’humanisme. L’article de Jane Flax (psychothérapeute et professeur de sciences politiques) donne un bon résumé de ces idées ou de ces prémisses ; j’ajouterai quelque chose à sa liste.
1 – Il y a un soi stable, cohérent, connaissable. Ce soi est conscient, rationnel, autonome, et universel – aucune condition ou différence physique n’affecte substantiellement la manière d’être et de faire du soi.
2 – Ce soi se connaît lui-même et connaît le monde à travers la raison, ou la rationalité, située comme au faîte du fonctionnement mental et en étant la seule forme objective.
3 – Le mode de connaissance produit par un soi rationnel objectif est la « science », qui peut fournir des vérités universelles sur le monde, indépendamment du statut individualisé du sujet connaissant.
4 – Le savoir produit par la science est la « vérité » et est éternel.
5 – Le savoir/vérité produit par la science (par le soi connaissant objectif et rationnel) conduira toujours vers le progrès et la perfection. Toutes les institutions humaines et leurs pratiques peuvent être analysées par la science (raison/objectivité) et être améliorées.
6 – La raison est le juge ultime du vrai, donc de ce qui est juste, et de ce qui est bon (soit de ce qui est légal, et éthique). La liberté consiste à obéir aux lois qui se conforment aux savoirs découverts par la raison.
7 – Dans un monde gouverné par la raison, la vérité sera toujours la même comme le bien et le juste (et le beau) ; il ne peut y avoir de conflit entre ce qui est vrai et ce qui est juste etc.
8 – La science reste donc le paradigme pour toutes les formes socialement utiles de savoir. La science est neutre et objective ; les scientifiques, ceux qui produisent ce savoir via leurs capacités rationnelles, doivent être libres de suivre les lois de la raison, et ne pas être motivés par d’autres préoccupations (argent ou pouvoir).
9 - Le langage, comme le mode d’expression utilisé pour produire et disséminer le savoir, doit aussi être rationnel. Pour être rationnel, le langage doit être transparent ; il doit fonctionner seulement pour représenter le monde réel perceptible, simple médium de l’esprit rationnel cantonné dans une position d’observateur. Il doit y avoir une connexion objective et significative entre les objets de la perception et les mots utilisés pour les nommer (entre le signifiant et le signifié).
Il y a ainsi quelques prémisses fondamentales à l’humanisme, ou au modernisme. Ils servent à justifier et expliquer virtuellement la totalité de nos structures sociales et nos institutions, incluant la démocratie, la loi, la science, l’éthique et l’esthétique.
Ordre, métarécits et Modernité
La modernité est fondamentalement moderne par rapport à l’ordre : rationalité, et rationalisation, où il s’agit de créer de l’ordre à partir du chaos. L’idée princeps est que la création de davantage de rationalité est susceptible de créer davantage d’ordre, et que plus une société est ordonnée, mieux elle fonctionnera ; c’est à dire plus rationnellement. Parce que la modernité est lancée dans un processus visant toujours plus de mise en ordre, les sociétés modernes sont constamment sur leurs gardes contre tout ce qui se range sous la catégorie du « désordre ». Ainsi les sociétés modernes essaient d’établir constamment une opposition binaire entre l’ordre et le désordre, afin de pouvoir asseoir la supériorité de l’ordre. Mais faisant cela, elles doivent promouvoir des entités qui représentent ou piègent, le désordre ; les sociétés modernes donc doivent continuellement créer ou construire le « désordre ». Dans la culture occidentale, le désordre tend à devenir « l’autre », défini au sein de couples d’oppositions binaires. Donc tout ce qui est non blanc, non mâle, non hétérosexuel, non hygiénique, non rationnel devient une partie du « désordre » et doit être éliminé de la société rationnelle moderne, ordonnée.
Les voies prises par les sociétés modernes pour créer des catégories comme “ordre” et “désordre” doivent composer avec un effort pour maintenir la stabilité. J.-F. Lyotard a identifié cette stabilité avec l’idée de totalité ou de système totalisé. La totalité et la stabilité, et l’ordre selon Lyotard, sont maintenus dans les sociétés modernes au moyen des grands récits, autrement dit, ces histoires qu’une culture donnée se raconte à elle-même au sujet de ses propres pratiques et de ses propres croyances. Un des grands récits de la culture américaine pourrait être celle qui consiste à dire que la démocratie est la forme la plus rationnelle de gouvernement, et que la démocratie conduira au bonheur universel. Tout système de croyance ou idéologie a ses récits fondateurs selon Lyotard ; pour le marxisme, par exemple, le récit fondateur est l’idée que le capitalisme se détruira lui-même et qu’un monde socialiste utopique en émergera nécessairement. Vous pourriez penser que ces grands récits sont des sortes de méta-théories ou des méta-idéologies, soit des idéologies qui expliquent une idéologie (comme pour le marxisme) ; ou encore des histoires racontées pour expliquer le système de croyances existantes.
Selon Lyotard, tous les aspects des sociétés modernes, incluant la science comme première forme de savoir, dépendent de ces grands récits. Le postmodernisme est alors dans la critique de ces grands récits, la conscience que de tels récits servent à masquer les contradictions et les instabilités qui sont inhérents à toute forme de pratique ou d’organisation sociale. En d’autres termes, toute tentative pour créer de « l’ ordre » demande toujours la création d’un montant égal de « désordre », mais tout grand récit masque la construction de ces catégories en expliquant que le désordre est REELLEMENT chaotique et mauvais, et que « l’ ordre » est REELLEMENT rationnel et bon. Le postmodernisme, en rejetant ces grands récits, favorise les « minis récits », les histoires qui expliquent les pratiques limitées, les évènements locaux, plus que les concepts globaux ou universaux à grande échelle. Les « mini récits » postmodernes sont toujours situationnels, provisoires, contingents et temporaires, et ne prétendant pas à l’universalité, la vérité, la raison, et la stabilité.
Le signifiant postmoderne, la copie et la fragmentation des savoirs
Un autre aspect de la pensée des Lumières (le dernier des neuf points) est l’idée que le langage est transparent, que les mots ne sont que des représentations de pensées ou de choses, et n’ont pas d’autre fonction. Les sociétés modernes reposent sur l’idée que les signifiants sont toujours relatifs aux signifiés, et que la réalité réside dans les signifiés. Dans le postmodernisme, au contraire, il n’y a que des signifiants. L’idée d’une réalité stable ou permanente disparaît, et avec elle l’idée des signifiés que les signifiants révèleraient. Dans les sociétés postmodernes, il n’y a que des surfaces, sans profondeur ; seulement des signifiants sans signifiés.
Une autre manière de l’exprimer est de dire, avec Jean Baudrillard, que dans la société postmoderne, il n’y a pas d’original, mais seulement des copies, ou ce qu’il appelle des « simulacres ». Vous pouviez penser par exemple, à propos de la peinture ou de la sculpture, que là où il y a un travail original (Van Gogh par exemple), il peut y avoir des milliers de copies, mais l’original est toujours celui qui a la plus grande valeur (particulièrement monétaire). Ce qui contraste avec les disques Laser ou les cassettes, où il n’y a pas d’ « original » ; il n’existe que des copies, par millions, toutes identiques et vendues au même prix. Une autre version du « simulacre » de Baudrillard est le concept de réalité virtuelle, une réalité de simulation, pour laquelle il n’y a pas d’original. Ceci est particulièrement évident dans les jeux de simulation…
En définitive, le postmodernisme est centré sur des questions d’organisation de la connaissance. Dans les sociétés modernes, le savoir était assimilé à la science, et opposé au récit ; la science était un bon savoir et le récit était mauvais, primitif et irrationnel (donc associé avec les femmes, les enfants, les primitifs et les fous). Le savoir, cependant, était bon en soi ; on acquérait du savoir par l’éducation, pour accéder à la connaissance en général, pour devenir une personne éduquée. C’est l’idéal éducatif des arts libéraux. Dans une société postmoderne cependant, le savoir devient fonctionnel ; vous apprenez les choses, non pour les connaître, mais pour utiliser un tel savoir. Comme Sarup l’a noté, la politique d’éducation insiste aujourd’hui sur les compétences et la formation, plutôt que sur le vague idéal humaniste de l’éducation en général. Cela est particulièrement aigu pour les matières principales…
Non seulement le savoir dans nos sociétés postmodernes, est caractérisé par son utilité, mais le savoir est aussi distribué, emmagasiné, arrangé différemment dans les sociétés postmodernes comparées aux modernes. Spécifiquement, l’émergence des technologies informatiques a révolutionné les modes de production de savoir, la distribution et la consommation dans notre société (bien sur, on pourrait dire que le postmodernisme est mieux décrit par, et corrélé avec, l’émergence de la technologie informatique, débutant dans les années 1960, comme la puissance dominante dans tous les aspects de la vie sociale). Dans les sociétés postmodernes, quelque chose qui n’est pas capable d’être traduit dans une forme reconnaissable et stockable par un ordinateur – donc quelque chose qui n’est pas numérisable – cessera d’être un savoir. Dans ce paradigme, l’opposé de « savoir » n’est pas ignorance, comme cela est dans le paradigme humaniste, moderniste, mais plutôt « bruit ». Quelque chose qui ne se qualifie pas comme un type de « savoir » est « bruit », soit quelque chose qui n’est pas reconnaissable comme entité au sein du système.
Pour Lyotard la question importante, pour les sociétés postmodernes, est : -qui- décide de ce qu’est le savoir (et ce qui est « bruit ») ? -Qui- sait ce qui doit être décidé ? De telles décisions portant sur le savoir ne sont plus spécifiées par des considérations modernes ou humanistes : par exemple, évaluer le savoir comme vérité (ses qualités techniques), ou comme bien ou justice (qualités éthiques), ou comme beauté (qualité esthétique). Lyotard dit plutôt que le savoir suit les paradigmes des jeux de langage, comme posés par Wittgenstein. Je n’entrerai pas dans les détails des idées de Wittgenstein sur les jeux de langages…
Quantité de questions doivent être posées sur le postmodernisme, et l’une des plus importantes est la politique qu’il suppose ou, plus simplement, est-ce que le mouvement vers la fragmentation, le provisoire, la performance, et l’instabilité, est quelque chose de bon ou de mauvais ? Les réponses à cela sont diverses : dans notre société contemporaine, cependant, le désir de retourner à l’ère pré-postmoderne (moderne/humaniste/pensée des Lumières), tend à être associée avec des groupes philosophiques, religieux et politiques conservateurs. En fait, une des conséquences du postmodernisme semble être l’émergence d’un fondamentalisme religieux, comme forme de résistance à la remise en question des « grands récits » de la vérité religieuse. C’est peut-être plus évident (pour nous aux Etats-Unis) dans le fondamentalisme musulman apparaissant au Moyen–Orient, qui a banni des livres « postmodernes » comme Les Versets sataniques de Salman Rushdie parce qu’ils déconstruisent de tels grands récits.
Cette association entre le rejet du postmodernisme et le conservatisme ou le fondamentalisme peut expliquer en partie pourquoi l’affirmation de fragmentation et de multiplicité tend à attirer les libéraux et les radicaux. C’est pourquoi, en partie, les théoriciens féministes ont trouvé le postmodernisme si attractif, comme des penseurs américains comme Sarup, Flax et Butler l’ont noté.
A un autre niveau cependant, le postmodernisme semble offrir quelques alternatives pour rejoindre la culture globale de la consommation, où les commodités et les formes du savoir sont offertes par des forces échappant au contrôle de l’individu. Ces alternatives se centrent sur la pensée que toute idée et toute action (ou lutte sociale) sont nécessairement locales et partielles, mais néanmoins effectives. En disqualifiant les « grands récits » (comme la libération de la classe ouvrière), et en se centrant sur des buts locaux spécifiques (comme ces centres de soins journaliers améliorés pour les mères qui travaillent dans notre propre communauté sociale), la politique postmoderne offre une voie pour théoriser ces situations locales comme fluides et non prédictibles, quoique influencées par des tendances globales. Le slogan de la politique postmoderne semble donc être « pense globalement, agis localement », et ne te soucie pas de tout grand projet ou plan-maître.
Ce texte intégral de Mary Klage (Associate Professor, English Department, University of Colorado) propose un aperçu des enjeux théoriques, pratiques, sociaux et culturels qui fondent ce que l’on appelle la pensée postmoderne. Il offre un panorama des questions et des problèmes qui ont donné naissance à ce courant de pensée, très en vogue aux Etats-Unis, et qui reste en France limité à quelques cercles gravitant autour de ses figures fondatrices : Lyotard, Deleuze ou Baudrillard.
Le postmodernisme est une notion complexe, un ensemble d’idées, qui a émergé seulement comme champ disciplinaire dans le milieu des années 1980. Le postmodernisme est dur à définir, parce que c’est un concept qui apparaît dans une large variété de disciplines ou d’aires du savoir, incluant l’art, l’architecture, la musique, le cinéma, la littérature, la sociologie, la communication, la mode et la technologie. Il est dur de le localiser temporellement ou historiquement, parce que le commencement du postmodernisme n’est pas précisément datable. La plus aisée pour entamer une réflexion sur le postmodernisme peut-être de réfléchir sur le modernisme dont le postmodernisme semble avoir émergé ou à partir duquel il paraît s’être développé.
Le préalable moderne
Le modernisme a deux facettes, ou deux modes de définitions, les deux sont pertinents pour comprendre le postmodernisme. La première facette ou définition du modernisme vient du mouvement esthétique couramment appelé « modernisme ». Ce mouvement se termine avec les idées du XXe siècle sur l’art (quoique les traces de ses formes émergentes puissent être tout aussi bien trouvées au XIXe siècle). Le modernisme, comme vous savez, est le mouvement qui, dans les arts visuels, la musique, et la littérature, rejeta les vieux standards victoriens qui déterminaient les modes de conception, de réception et de signification de l’œuvre d’art. Dans la période du « haut modernisme », entre 1919 et 1930, les figures majeures de la littérature aidèrent radicalement à redéfinir ce que la poésie et la fiction pouvaient être et faire : Woolf, Joyce, Eliot, Pound, Stevens, Proust, Mallarmé, Kafka, et Rilke sont considérées comme les figures fondatrices du modernisme du XXe siècle.
Dans une perspective littéraire, les principales caractéristiques du modernisme incluent :
1 – Un intérêt pour l’impressionnisme et la subjectivité dans l’écriture (et dans les arts visuels). Un intérêt porté sur les modalités du voir, du lire, ou de la perception elle-même, plutôt que sur ce qui est perçu.
2 – Un mouvement décalé par rapport à l’objectivité apparente fournie par les narrateurs à la troisième personne omnisciente, par les points de vue narratifs fixés ou par des positions morales clairement établies. Les histoires racontées de manière démultipliée de Faulkner sont un exemple de cet aspect du modernisme.
3 – Une confusion dans les genres d’écriture, au point que la poésie semble plus réaliste (comme dans T.S. Eliot) et la prose plus poétique (comme chez Joyce ou Woolf).
4 – Un intérêt pour les formes fragmentées, les récits discontinus et le collage d’apparence aléatoire de différents matériaux.
5 – Une tendance à la réflexivité, ou à une prise de conscience de la production du travail artistique ; de sorte que chaque objet suscite l’attention vis-à-vis de son statut d’objet de production, c’est à dire comme quelque chose de construit et de consommé selon des modes singuliers.
6 - Un rejet de l’esthétique formelle en faveur de desseins minimalistes (comme dans la poésie de Carlos Williams) et un rejet, pour une grande part, des théories esthétiques formelles, en faveur de la spontanéité et la découverte en création.
7 – Un rejet de la distinction entre le haut et le bas, entre « grande culture » et culture populaire, à la fois dans le choix des matériaux utilisés pour produire l’art et dans les méthodes de distribution et de consommation de l’art.
Le postmodernisme
Le postmodernisme, comme le modernisme, suit la plupart des mêmes idées, rejetant les distinctions entre les formes hautes ou basses de l’art, rejetant les distinctions de genre rigides, soulignant et mettant en valeur le pastiche, la parodie, le bricolage, l’ironie et le jeu. L’art postmoderne (et la pensée) favorisent la réflexivité et la prise de conscience, la fragmentation et la discontinuité (spécialement au niveau des récits), l’ambiguïté et la simultanéité, et met en exergue l’intérêt pour le sujet déstructuré, décentré, déshumanisé.
Mais si le postmodernisme ressemble beaucoup au modernisme, il en diffère dans ses attitudes vis-à-vis de beaucoup de ces orientations. Le modernisme, par exemple, tend à présenter une vue fragmentée de la subjectivité humaine et de l’histoire… mais présente cette fragmentation comme quelque chose de tragique, quelque chose qu’il faille regretter et entériner comme une perte. De nombreux modernistes tentent de soutenir l’idée que les travaux de l’art peuvent rendre l’unité, la cohérence, et le sens qui a été perdu dans la vie moderne ; l’art fera ce que d’autres institutions humaines n’ont su réaliser. Le postmodernisme, à l’opposé, ne se lamente pas sur l’idée de la fragmentation, du provisoire ou de l’incohérence, mais bien plutôt célèbre tout cela. Le monde est-il sans sens ? Ne prétendons pas que l’art peut alors créer du sens, contentons-nous de jouer avec l’absurde.
Un autre abord pour évaluer la relation entre modernisme et postmodernisme nous aidera à clarifier quelques-unes de ces distinctions. Selon Frederic Jameson (philosophe américain marxisant), le modernisme et le postmodernisme sont des formations culturelles qui accompagnent des étapes particulières du capitalisme. Jameson discerne trois premières phases au sein du capitalisme, phases qui dictent des pratiques culturelles singulières (ayant une incidence sur le type d’art et de littérature qui est produit). La première est celle du capitalisme de marché, qui émerge au XVIIIe siècle et s’étend jusqu’au XIXe siècle tardif en occident, en Angleterre, et aux Etats-Unis, ainsi que dans leurs zones d’influences. Cette première phase est associée avec des développements technologiques particuliers, nommément, le moteur à vapeur, et avec un genre esthétique précis, nommément le réalisme. La seconde phase est apparue au XIXe siècle tardif jusqu’au milieu du XXe (autour de la seconde guerre mondiale) ; cette phase de capitalisme monopolistique est associée avec des moteurs à combustion et des moteurs électriques, et avec le modernisme. La troisième, la phase dans laquelle nous nous situons, est celle d’un capitalisme multinational ou consumériste, axé sur le marketing et la consommation de marchandises et de denrées - et non sur leur production -, qui est associé avec des technologies nucléaires et électroniques, et dont le postmodernisme émerge comme genre esthétique sui lui est propre.
Mais si Jameson caractérise le postmodernisme en liaison à-, voire en termes, des modes de production et de technologies, une seconde définition du postmodernisme émane davantage de l’histoire et de la sociologie que de la littérature ou de l’histoire de l’art. Cette approche définit le postmodernisme comme le nom d’une formation sociale entière ou comme un ensemble d’attitudes socio-historiques ; plus exactement, cette dernière approche met en tension la postmodernité et la modernité, davantage que le postmodernisme et le modernisme. Mais quelle est la différence entre modernité et modernisme ? « Modernisme » se réfère généralement à l’ensemble des mouvements esthétiques du XXe siècle ; « modernité » se réfère à un ensemble d’idées philosophiques, politiques et sociales et éthiques qui fournissent la base de l’aspect esthétique du modernisme. « La modernité » est en ce sens plus vieille que le « modernisme », le label « moderne » qui fut le premier articulé dans la sociologie du XIXe siècle, était sensé distinguer l’ère du présent de la précédente, qui se dénommait « antiquité ». Les universitaires sont toujours en train de débattre pour savoir quand commence précisément la période moderne, et comment distinguer entre ce qui est moderne et ce qui ne l’est pas ; il semble que la période moderne commence à chaque fois plus tôt, quand les historiens décident d’y regarder de plus près. Mais généralement, l’ère « moderne » est associée avec les Lumières européennes qui commence au milieu du XVIIIe siècle (d’autres historiens repérant, quant à eux, des éléments des Lumières dès la Renaissance ou même plus tôt, et on pourrait dire que la pensée proprement dite des Lumières commence avec le XVIIIe siècle).
Les idées fondamentales des Lumières, de la modernité, sont les mêmes, que les idées de base de l’humanisme. L’article de Jane Flax (psychothérapeute et professeur de sciences politiques) donne un bon résumé de ces idées ou de ces prémisses ; j’ajouterai quelque chose à sa liste.
1 – Il y a un soi stable, cohérent, connaissable. Ce soi est conscient, rationnel, autonome, et universel – aucune condition ou différence physique n’affecte substantiellement la manière d’être et de faire du soi.
2 – Ce soi se connaît lui-même et connaît le monde à travers la raison, ou la rationalité, située comme au faîte du fonctionnement mental et en étant la seule forme objective.
3 – Le mode de connaissance produit par un soi rationnel objectif est la « science », qui peut fournir des vérités universelles sur le monde, indépendamment du statut individualisé du sujet connaissant.
4 – Le savoir produit par la science est la « vérité » et est éternel.
5 – Le savoir/vérité produit par la science (par le soi connaissant objectif et rationnel) conduira toujours vers le progrès et la perfection. Toutes les institutions humaines et leurs pratiques peuvent être analysées par la science (raison/objectivité) et être améliorées.
6 – La raison est le juge ultime du vrai, donc de ce qui est juste, et de ce qui est bon (soit de ce qui est légal, et éthique). La liberté consiste à obéir aux lois qui se conforment aux savoirs découverts par la raison.
7 – Dans un monde gouverné par la raison, la vérité sera toujours la même comme le bien et le juste (et le beau) ; il ne peut y avoir de conflit entre ce qui est vrai et ce qui est juste etc.
8 – La science reste donc le paradigme pour toutes les formes socialement utiles de savoir. La science est neutre et objective ; les scientifiques, ceux qui produisent ce savoir via leurs capacités rationnelles, doivent être libres de suivre les lois de la raison, et ne pas être motivés par d’autres préoccupations (argent ou pouvoir).
9 - Le langage, comme le mode d’expression utilisé pour produire et disséminer le savoir, doit aussi être rationnel. Pour être rationnel, le langage doit être transparent ; il doit fonctionner seulement pour représenter le monde réel perceptible, simple médium de l’esprit rationnel cantonné dans une position d’observateur. Il doit y avoir une connexion objective et significative entre les objets de la perception et les mots utilisés pour les nommer (entre le signifiant et le signifié).
Il y a ainsi quelques prémisses fondamentales à l’humanisme, ou au modernisme. Ils servent à justifier et expliquer virtuellement la totalité de nos structures sociales et nos institutions, incluant la démocratie, la loi, la science, l’éthique et l’esthétique.
Ordre, métarécits et Modernité
La modernité est fondamentalement moderne par rapport à l’ordre : rationalité, et rationalisation, où il s’agit de créer de l’ordre à partir du chaos. L’idée princeps est que la création de davantage de rationalité est susceptible de créer davantage d’ordre, et que plus une société est ordonnée, mieux elle fonctionnera ; c’est à dire plus rationnellement. Parce que la modernité est lancée dans un processus visant toujours plus de mise en ordre, les sociétés modernes sont constamment sur leurs gardes contre tout ce qui se range sous la catégorie du « désordre ». Ainsi les sociétés modernes essaient d’établir constamment une opposition binaire entre l’ordre et le désordre, afin de pouvoir asseoir la supériorité de l’ordre. Mais faisant cela, elles doivent promouvoir des entités qui représentent ou piègent, le désordre ; les sociétés modernes donc doivent continuellement créer ou construire le « désordre ». Dans la culture occidentale, le désordre tend à devenir « l’autre », défini au sein de couples d’oppositions binaires. Donc tout ce qui est non blanc, non mâle, non hétérosexuel, non hygiénique, non rationnel devient une partie du « désordre » et doit être éliminé de la société rationnelle moderne, ordonnée.
Les voies prises par les sociétés modernes pour créer des catégories comme “ordre” et “désordre” doivent composer avec un effort pour maintenir la stabilité. J.-F. Lyotard a identifié cette stabilité avec l’idée de totalité ou de système totalisé. La totalité et la stabilité, et l’ordre selon Lyotard, sont maintenus dans les sociétés modernes au moyen des grands récits, autrement dit, ces histoires qu’une culture donnée se raconte à elle-même au sujet de ses propres pratiques et de ses propres croyances. Un des grands récits de la culture américaine pourrait être celle qui consiste à dire que la démocratie est la forme la plus rationnelle de gouvernement, et que la démocratie conduira au bonheur universel. Tout système de croyance ou idéologie a ses récits fondateurs selon Lyotard ; pour le marxisme, par exemple, le récit fondateur est l’idée que le capitalisme se détruira lui-même et qu’un monde socialiste utopique en émergera nécessairement. Vous pourriez penser que ces grands récits sont des sortes de méta-théories ou des méta-idéologies, soit des idéologies qui expliquent une idéologie (comme pour le marxisme) ; ou encore des histoires racontées pour expliquer le système de croyances existantes.
Selon Lyotard, tous les aspects des sociétés modernes, incluant la science comme première forme de savoir, dépendent de ces grands récits. Le postmodernisme est alors dans la critique de ces grands récits, la conscience que de tels récits servent à masquer les contradictions et les instabilités qui sont inhérents à toute forme de pratique ou d’organisation sociale. En d’autres termes, toute tentative pour créer de « l’ ordre » demande toujours la création d’un montant égal de « désordre », mais tout grand récit masque la construction de ces catégories en expliquant que le désordre est REELLEMENT chaotique et mauvais, et que « l’ ordre » est REELLEMENT rationnel et bon. Le postmodernisme, en rejetant ces grands récits, favorise les « minis récits », les histoires qui expliquent les pratiques limitées, les évènements locaux, plus que les concepts globaux ou universaux à grande échelle. Les « mini récits » postmodernes sont toujours situationnels, provisoires, contingents et temporaires, et ne prétendant pas à l’universalité, la vérité, la raison, et la stabilité.
Le signifiant postmoderne, la copie et la fragmentation des savoirs
Un autre aspect de la pensée des Lumières (le dernier des neuf points) est l’idée que le langage est transparent, que les mots ne sont que des représentations de pensées ou de choses, et n’ont pas d’autre fonction. Les sociétés modernes reposent sur l’idée que les signifiants sont toujours relatifs aux signifiés, et que la réalité réside dans les signifiés. Dans le postmodernisme, au contraire, il n’y a que des signifiants. L’idée d’une réalité stable ou permanente disparaît, et avec elle l’idée des signifiés que les signifiants révèleraient. Dans les sociétés postmodernes, il n’y a que des surfaces, sans profondeur ; seulement des signifiants sans signifiés.
Une autre manière de l’exprimer est de dire, avec Jean Baudrillard, que dans la société postmoderne, il n’y a pas d’original, mais seulement des copies, ou ce qu’il appelle des « simulacres ». Vous pouviez penser par exemple, à propos de la peinture ou de la sculpture, que là où il y a un travail original (Van Gogh par exemple), il peut y avoir des milliers de copies, mais l’original est toujours celui qui a la plus grande valeur (particulièrement monétaire). Ce qui contraste avec les disques Laser ou les cassettes, où il n’y a pas d’ « original » ; il n’existe que des copies, par millions, toutes identiques et vendues au même prix. Une autre version du « simulacre » de Baudrillard est le concept de réalité virtuelle, une réalité de simulation, pour laquelle il n’y a pas d’original. Ceci est particulièrement évident dans les jeux de simulation…
En définitive, le postmodernisme est centré sur des questions d’organisation de la connaissance. Dans les sociétés modernes, le savoir était assimilé à la science, et opposé au récit ; la science était un bon savoir et le récit était mauvais, primitif et irrationnel (donc associé avec les femmes, les enfants, les primitifs et les fous). Le savoir, cependant, était bon en soi ; on acquérait du savoir par l’éducation, pour accéder à la connaissance en général, pour devenir une personne éduquée. C’est l’idéal éducatif des arts libéraux. Dans une société postmoderne cependant, le savoir devient fonctionnel ; vous apprenez les choses, non pour les connaître, mais pour utiliser un tel savoir. Comme Sarup l’a noté, la politique d’éducation insiste aujourd’hui sur les compétences et la formation, plutôt que sur le vague idéal humaniste de l’éducation en général. Cela est particulièrement aigu pour les matières principales…
Non seulement le savoir dans nos sociétés postmodernes, est caractérisé par son utilité, mais le savoir est aussi distribué, emmagasiné, arrangé différemment dans les sociétés postmodernes comparées aux modernes. Spécifiquement, l’émergence des technologies informatiques a révolutionné les modes de production de savoir, la distribution et la consommation dans notre société (bien sur, on pourrait dire que le postmodernisme est mieux décrit par, et corrélé avec, l’émergence de la technologie informatique, débutant dans les années 1960, comme la puissance dominante dans tous les aspects de la vie sociale). Dans les sociétés postmodernes, quelque chose qui n’est pas capable d’être traduit dans une forme reconnaissable et stockable par un ordinateur – donc quelque chose qui n’est pas numérisable – cessera d’être un savoir. Dans ce paradigme, l’opposé de « savoir » n’est pas ignorance, comme cela est dans le paradigme humaniste, moderniste, mais plutôt « bruit ». Quelque chose qui ne se qualifie pas comme un type de « savoir » est « bruit », soit quelque chose qui n’est pas reconnaissable comme entité au sein du système.
Pour Lyotard la question importante, pour les sociétés postmodernes, est : -qui- décide de ce qu’est le savoir (et ce qui est « bruit ») ? -Qui- sait ce qui doit être décidé ? De telles décisions portant sur le savoir ne sont plus spécifiées par des considérations modernes ou humanistes : par exemple, évaluer le savoir comme vérité (ses qualités techniques), ou comme bien ou justice (qualités éthiques), ou comme beauté (qualité esthétique). Lyotard dit plutôt que le savoir suit les paradigmes des jeux de langage, comme posés par Wittgenstein. Je n’entrerai pas dans les détails des idées de Wittgenstein sur les jeux de langages…
Quantité de questions doivent être posées sur le postmodernisme, et l’une des plus importantes est la politique qu’il suppose ou, plus simplement, est-ce que le mouvement vers la fragmentation, le provisoire, la performance, et l’instabilité, est quelque chose de bon ou de mauvais ? Les réponses à cela sont diverses : dans notre société contemporaine, cependant, le désir de retourner à l’ère pré-postmoderne (moderne/humaniste/pensée des Lumières), tend à être associée avec des groupes philosophiques, religieux et politiques conservateurs. En fait, une des conséquences du postmodernisme semble être l’émergence d’un fondamentalisme religieux, comme forme de résistance à la remise en question des « grands récits » de la vérité religieuse. C’est peut-être plus évident (pour nous aux Etats-Unis) dans le fondamentalisme musulman apparaissant au Moyen–Orient, qui a banni des livres « postmodernes » comme Les Versets sataniques de Salman Rushdie parce qu’ils déconstruisent de tels grands récits.
Cette association entre le rejet du postmodernisme et le conservatisme ou le fondamentalisme peut expliquer en partie pourquoi l’affirmation de fragmentation et de multiplicité tend à attirer les libéraux et les radicaux. C’est pourquoi, en partie, les théoriciens féministes ont trouvé le postmodernisme si attractif, comme des penseurs américains comme Sarup, Flax et Butler l’ont noté.
A un autre niveau cependant, le postmodernisme semble offrir quelques alternatives pour rejoindre la culture globale de la consommation, où les commodités et les formes du savoir sont offertes par des forces échappant au contrôle de l’individu. Ces alternatives se centrent sur la pensée que toute idée et toute action (ou lutte sociale) sont nécessairement locales et partielles, mais néanmoins effectives. En disqualifiant les « grands récits » (comme la libération de la classe ouvrière), et en se centrant sur des buts locaux spécifiques (comme ces centres de soins journaliers améliorés pour les mères qui travaillent dans notre propre communauté sociale), la politique postmoderne offre une voie pour théoriser ces situations locales comme fluides et non prédictibles, quoique influencées par des tendances globales. Le slogan de la politique postmoderne semble donc être « pense globalement, agis localement », et ne te soucie pas de tout grand projet ou plan-maître.