https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Frayer-Laleix
"Je m’étais fait engager comme gardien de prison pour observer la vie des détentions surpeuplées. « On ne mesure le degré de civilisation d’une société qu’en entrant dans ses prisons », a écrit Dostoïevski. J’avais voulu voir notre « degré de civilisation » à nous et observer les visages de ceux que l’on mettait à l’écart.
En travaillant en maison d’arrêt, j’ai vite compris qui était massivement emprisonné en France : les jeunes issus de l’immigration. Des « Noirs » et des « Arabes » pour le dire clairement. Si je dis « Noirs » et « Arabes », c’est qu’à l’intérieur, les détenus se désignent comme ça. Il y a « les Noirs », « les Arabes », « les Voyageurs » – c’est-à-dire les Gitans – et « les Français », mot utilisé pour désigner les Blancs. Ce sont les catégories officieuses des cours de promenade et des coursives de nos prisons.
Pour certains, l’enfermement était devenu une banalité. C’était triste à observer. Beaucoup se connaissaient du dehors. Ils venaient des mêmes quartiers pauvres. Ils avaient fréquenté les mêmes écoles, les mêmes terrains de foot, les mêmes centres sociaux et fait leurs courses dans les mêmes supermarchés. Ils avaient eu les mêmes instituteurs et connu les mêmes éducateurs de rue.
La prison est le bout de chaîne quand toutes les autres institutions ont échoué à vous sortir de la merde. En détention, j’ai découvert une France dans laquelle je n’ai pas grandi : une France pauvre, abandonnée, hors des radars… et majoritairement immigrée."
"Le plus troublant a été le refus de beaucoup d’interlocuteurs avec qui j’évoquais le sujet d’en parler. À de rares exceptions près, responsables politiques, militants associatifs, journalistes, universitaires sont gênés par cette question. « Les gens risquent de ne pas comprendre », me suis-je entendu répondre lorsque j’ai proposé d’aborder ce thème pour une conférence à laquelle j’étais convié il y a quelques années."
"Neuf ans plus tard, le 2 octobre 2020, lors de son discours sur le « séparatisme islamiste » tenu aux Mureaux, Emmanuel Macron, le président de la République, évoque « la ghettoïsation que notre République […] a laissé faire » : « Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines […]. Nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés […]. Nous avons créé des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue », déclare-t-il ce jour-là.
Dans le même temps, il promet de combattre « l’islam radical » qui contrevient « aux lois de la République et crée un ordre parallèle ». Un séparatisme islamiste « dont le but final est de prendre le contrôle complet » de la société, dit-il. Dans les mois qui suivent, ce second volet éclipsera totalement le premier.
Mais revenons à ses premiers mots : « Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines. » Voilà une phrase de toute première importance.
C’est l’une des très rares fois où la première personnalité de l’État évoque ouvertement la responsabilité de ce même État dans la fabrique de ghettos ethniques en France. Des quartiers conçus pour être isolés urbanistiquement et coupés des cœurs de ville (par des lignes de chemin de fer ou des voies rapides le plus souvent). Des quartiers désormais presque dépourvus de services publics.
Les mots d’Emmanuel Macron en cette fin 2020 font écho à ceux tenus par Manuel Valls cinq ans plus tôt, le 20 janvier 2015. Quelques jours après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de la porte de Vincennes. Ce jour-là, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait mentionné l’« apartheid territorial, social, ethnique » de certains territoires de la République française. C’était là aussi une première."
"Un mot enfin sur le titre de cet ouvrage : « Et les Blancs sont partis. »
Cela n’est en aucun cas une référence à la théorie du « grand remplacement » circulant dans les milieux d’extrême droite. Cette formule est une phrase que j’ai souvent entendue prononcée en reportage par des gens que j’interviewais. Des Marocains, des Algériens, des Ivoiriens, des Maliens, des Sénégalais… Tous regrettent et déplorent cette fuite des Blancs. Ils en sont les premières victimes.
Emmanuel Macron lui-même a été crûment mis face à cette réalité le 19 avril 2021 alors qu’il visitait un quartier populaire de Montpellier accompagné de caméras de télévision. Ce jour-là, une dame de la cité l’interpelle avec des mots crus et désarmants : « Mon fils de 8 ans m’a demandé si le prénom de Pierre existait vraiment ou si [ça n’existait] que dans les livres tellement il y a un manque de mixité dans le quartier. Je lui ai dit non, [le prénom] de Pierre existait vraiment. Il y a des gens qui s’appellent Pierre. Cette question m’a choquée. » Face à elle ce jour-là, Emmanuel Macron l’a écoutée, l’air absorbé, sans que l’on sache ce que ce constat lui inspirait."
"Le vieux Renault Espace couine un coup quand il s’arrête au feu rouge, là où l’avenue de la République devient l’avenue du Maréchal-Juin. C’est l’automne. Dehors, les arbres sont nus et tout tordus. Le ciel est clair, les rues désertes. C’est le début de la semaine. Nous sommes le 25 octobre 2017.
À côté de moi, Yazid Kherfi a les mains sur le volant. On regarde chacun de notre côté le gris des trottoirs. À la radio, France Info annonce les titres du jour. Yazid tend son doigt façon général d’armée qui montre les positions ennemies : « Le Val Fourré est tout au bout, à deux kilomètres de là. Si tu es noir ou arabe, c’est là-bas que l’on te donne un logement. Si tu es blanc, on te trouve un logement dans le centre-ville, derrière nous. »
Il dit cela d’une façon neutre et froide avant de retomber dans le silence.
Quelques mois auparavant, je lui ai parlé de mon projet de livre sur la ségrégation ethnique en France, il m’a répondu simplement : « Alors, il faut que tu viennes voir Mantes-la-Jolie. » Il a proposé de me servir de guide. Nous nous connaissons depuis un paquet d’années maintenant. Yazid travaille comme médiateur et écume les quartiers sensibles de France pour faire de la prévention de la délinquance au volant de son camping-car bardé de citations de Nelson Mandela. Il va à la rencontre des jeunes, la nuit, dans les halls d’immeuble. Il offre le thé. Il fait du social sur mesure."
"Yazid a grandi à Mantes-la-Jolie. « Mantes » est une grosse commune à 50 kilomètres de Paris, sur la route qui file vers Rouen. Le Val Fourré représente plus de la moitié de la ville – 25 000 personnes sur un total de 45 000 habitants. C’est surtout une ville dans la ville. Coupée physiquement du reste de la commune par deux kilomètres de no man’s land.
Cette frontière urbaine est une constante dans la plupart des cités. On la retrouve à Amiens, Strasbourg, Orléans et dans de très nombreuses communes de banlieue parisienne. À chaque fois, les quartiers où sont concentrés Noirs et Arabes sont physiquement coupés du reste des villes. Très souvent, une ligne de chemin de fer, une voie rapide, une autoroute ou une succession de terrains vagues isolent ces quartiers. Une mise à distance par l’urbanisme terriblement efficace. [...]
On arrive à un rond-point, c’est l’entrée de la cité. Nous tournons en voiture quelque temps. Le quartier est composé de barres d’immeubles en plus ou moins bon état. Certaines ont été totalement refaites, d’autres sont vieillottes. Les balcons sont souvent encombrés, les trottoirs chargés de poubelles pas ramassées. On passe à côté de la mosquée devant laquelle ont été plantés des palmiers. Puis on se rend devant la friche de la nouvelle mosquée. « Elle est en travaux depuis des années, me dit Yazid. Il n’y a pas assez d’argent pour la terminer. » On voit le gris du crépi et les fers à béton qui pointent dans tous les sens.
Yazid gare sa voiture à côté du collège Georges-Clemenceau. Ce sont les vacances scolaires, l’établissement est fermé. « Pas besoin de fermer ta porte à clé, me dit-il. On va aller sur la dalle. » « La dalle » est une institution au Val Fourré. Une esplanade de béton gris grande comme un terrain de foot autour de laquelle sont organisés les commerces et les cafés de la cité. Yazid me fait visiter, les mains dans les poches de son jean : « Là, c’est le Marrakech, c’est là qu’on ira manger tout à l’heure. C’est tenu par un Marocain. » Il me montre la façade du petit restaurant.
« Ça, c’est le Petit Château rouge, c’est plus pour les Africains. Ils vendent des produits exotiques, des trucs que tu trouves pas dans les commerces français. » Le nom du magasin fait référence au quartier Château-Rouge, dans le nord de Paris, où se tient le plus grand marché africain d’Europe, avec sur les étals du poisson séché et des sacs de riz de 20 kg.
On tourne dans une allée bordée d’échoppes qui vendent des tapis de prière et des djellabas. Yazid : « Voilà les seules choses que l’on vend dans le quartier maintenant. » On avance encore jusqu’à passer devant la banque Chaabi, la banque utilisée par de multiples Marocains en France. Beaucoup ont recours à cette institution bancaire pour transférer des devises au Maroc. Les Marocains sont nombreux au Val Fourré. La plupart sont originaires du Sud du pays. L’autre grosse communauté de la cité est celle des Sénégalais du Fouta, une région tout à l’est du Sénégal, située le long du fleuve Sénégal. En passant devant la banque Chaabi, Yazid dit : « Les banques françaises sont presque toutes parties du quartier. »
Quand on entre dans le supermarché, Yazid me lance : « Tu ne trouveras pas d’alcool. »
En revenant sur la dalle, il lâche : « Regarde autour de toi. Tu vois des Blancs ? » Les hommes qui prennent des cafés en terrasse et les femmes qui reviennent des courses sont presque tous africains ou maghrébins. « Ici, maintenant, c’est le bled. On nous a tous parqués ici », soupire mon guide. On reste plantés devant le supermarché à regarder les gens passer."
"Ce jour-là, avant de venir sur la dalle de la cité, nous sommes passés dans le centre-ville de Mantes-la-Jolie. C’était une autre ville. Il y avait des boutiques de marques plein les rues : un Sephora, un Yves Rocher, un Picard, une Biocoop… Il y avait des bars et un pub irlandais qui servait de la Guinness, une bonne quinzaine d’agences bancaires quand la cité n’en comptait que cinq pour le même nombre d’habitants, de jolies rues pavées quand le Val Fourré était plein de nids-de-poule que la mairie mettait des lustres à reboucher. « Systématiquement, il y a plus de moyens mis dans le centre-ville que dans le quartier, souffle Yazid en conduisant. Même les décorations de Noël… ils en mettent plus dans le centre-ville qu’au Val Fourré. Pourquoi on a moins de guirlandes lumineuses que les autres ? »
Dans le centre-ville, on trouve aussi des panneaux explicatifs à côté des monuments historiques et une église collégiale vaste et imposante."
"À quelques kilomètres du Val Fourré, c’est une France de petits pavillons serrés les uns contre les autres, épaules contre épaules comme une première ligne de rugby. Ils ont des façades blanches et des jardinets, des portails colorés et des allées de gravillons. [...]
Patrick a 68 ans. Il est à la retraite. Il a fait presque toute sa carrière chez Renault et vécu une grosse partie de sa vie à Mantes-la-Jolie. Il a vu le Val Fourré se construire dans les années 1960 et « le bordel arriver » dans les années 1980. Il parle souvent « du bordel » qu’il y a là-bas. Il a calculé : la cité est à 1,5 kilomètre exactement des géraniums de son jardin. [...]
Il a vu le Val Fourré se construire « dans les années 1965 » sur l’emplacement de ce qui est alors un aérodrome. « J’avais 15 ans, j’allais au lycée professionnel juste à côté. J’ai vu les tours d’immeuble et le centre commercial sortir de terre. C’était le grand luxe. Le centre commercial du Val Fourré, on l’appelait “le petit Parly 2” parce que ça nous faisait penser au vrai Parly 2, le grand centre commercial de Versailles-Le Chesnay. Vous connaissez j’imagine ? » [...] À l’époque, dit-il, il y a des charcutiers, des traiteurs, des marchands de journaux et des vendeurs de tabac, un disquaire, des parfumeries et un magasin de lingerie. Sa femme y fait ses emplettes. [...]
La cité, dans les années 1970, compte deux salles de cinéma : le Nat 13 qui passe des films grand public et qui diffusera même « des trucs un peu porno » à un moment donné. Et le Chapelin, un ciné d’art et d’essai où les professeurs des écoles alentour emmènent leurs élèves. Patrick croit se souvenir qu’il y a vu Z de Costa-Gavras.
Et puis il y a une boîte de nuit. Une vraie. « Pas un truc à chicha comme maintenant, hein ? » Inaugurée au milieu des années 1970. Danyel Gérard, l’un des premiers chanteurs de rock français, et le parolier François Béranger viennent pour l’ouverture. Il y a même le groupe yéyé à la mode Les Parisiennes qui est là, celles qui chantent « Il fait trop beau pour travailler ». Patrick était à l’ouverture. Il avait dansé.
« Et puis, le bordel a commencé, dit-il. Ça s’est dégradé. Les Européens ont commencé à acheter des pavillons et à quitter la cité. Ils s’installaient à l’extérieur de Mantes, du côté de Limay et dans les communes des alentours. » Les habitants partaient, les commerçants aussi. « Les immigrés, eux, ont commencé à arriver, des Maliens, des Marocains, des Sénégalais… C’est les patrons qui les ont fait venir pour les faire bosser chez Renault et Peugeot. C’est les patrons les responsables de tout ça ! »
Dans la commune de Flins, pas loin de là, l’usine Renault a longtemps fabriqué des Renault 5, des Dauphine, des Twingo et des Clio. L’usine Peugeot de Poissy, elle, a produit des 206 et des 207.
Patrick tape un grand coup sur la table avec son poing fermé. « C’est un gaspillage fou, ce qu’on a fait ici. On a créé un ghetto. » Un autre exemple : le Chicken Burger qui a ouvert pas loin de chez lui. « Il est halal ! » Comme la plupart des commerces de la ville, croit-il savoir. Pas moyen d’y boire une bière. « Même de la Buckler ! » Pour se faire livrer une pizza, c’est pareil : « Ils mettent plus que de la dinde. Pour avoir du vrai bon jambon, faut aller dans une des pizzerias du centre-ville maintenant. » Il rouspète encore : « C’est plein de petits trucs comme ça. Ça a l’air de rien mais, mis bout à bout, c’est ça qui fait que les gens, ils en peuvent plus. Ils n’ont plus l’impression d’être chez eux et personne ne les écoute. Qui parle de nous ? Les journalistes ? Ils sont zéro. Les politiques ? Ils sont zéro aussi. Je vous le dis, on est oubliés de tout le monde. »
Au déjeuner, on mange le rôti froid avec la mayonnaise maison, des chips et des tomates à la vinaigrette. En sauçant le jus dans nos assiettes, on continue de discuter. Patrick est « tout d’un bloc », grande gueule et grand cœur mêlé. Il vient de parler durant une heure des immigrés et de ce qui ne va plus en France quand il ajoute : « Tous les ans, je donne de l’argent pour les orphelins de la police et… pour l’Afrique. » Je fais des yeux tout ronds. « Oui, je donne à Action contre la faim. Les mecs mettent le bordel ici, O.K., mais il faut bien les aider là-bas. »
Je lui pose du coup la question que j’hésite à lui poser depuis plusieurs minutes : est-ce qu’il vote Front national ? Ses yeux noircissent : « Ça va pas la tête ? Jamais de la vie. Mon père a été dans les camps. »"
"C’est une rengaine connue : les pouvoirs publics parquent les Noirs et les Arabes dans certains quartiers et leur refusent des logements dans d’autres. Les gens le disent. Mais sans pouvoir apporter la preuve de ce qu’ils avancent. Cela relève du constat empirique plus que de la démonstration.
Ce constat, je le fais aussi. [...]
Le constat empirique des habitants est confirmé depuis plusieurs années maintenant par des élus de terrain et des universitaires. En cause selon eux : la responsabilité de l’État français et des bailleurs sociaux.
Je rencontre Catherine Arenou, la maire de Chanteloup-les-Vignes, une commune des Yvelines, à l’ouest de Paris, dans sa mairie, le 27 février 2017. Soixante-cinq ans, médecin de formation et classée à droite, chose peu habituelle pour une élue d’une commune de banlieue. Elle a les cheveux courts et de fines lunettes. Il pleut à grosses gouttes sur les vitres de la mairie. La vallée de la Seine, toute proche, est humide comme une éponge gorgée d’eau.
La mairie est installée dans le cœur historique du village, là où l’on trouve des maisons en meulière, des rues pavées si étroites que deux voitures ne peuvent s’y croiser et une belle église au toit en pointe. Sur les coteaux du village, une association locale cultive quelques pieds de vigne pour en faire du vin.
Dans la chaleur douillette de son bureau, la maire me dit : « C’est l’État français qui a organisé la politique de peuplement de nos territoires. » Elle ne parle pas du charmant petit bourg. Sur le mur de son bureau, une grande carte de la commune est déployée. On y voit dessinés, tout au sud de la ville, les rues et les bâtiments entortillés de la cité de la Noé. Le quartier, construit à partir de 1966, compte près de 8 000 habitants pour une commune de 10 000 personnes. Des Africains, des Maghrébins, des Chinois essentiellement. C’est là que le film La Haine a été tourné en 1995. Quand je me suis rendu à pied à la mairie depuis la gare ferroviaire, ce matin-là, j’ai aperçu la mosquée toute neuve et son dôme luisant sous la pluie, je suis passé devant les quelques commerces halal aux rideaux de fer tirés. Le quartier de la Noé et le centre-bourg ressemblent à deux France qui se font face. Chanteloup-le-Haut et Chanteloup-le-Bas. Le quartier des Blancs et le quartier des immigrés, comme le Val Fourré et le centre-ville de Mantes-la-Jolie. [...]
« Au fil du temps, les villes comme Chanteloup sont devenues une variable d’ajustement de la politique de relogement de l’État. Nos quartiers sont devenus une pompe aspirante pour les étrangers et les plus pauvres. Quand on regarde les commissions d’attribution de logement depuis des années, on voit qu’il n’y a que des gens qui n’ont pas le choix de refuser, quel que soit l’endroit où ils travaillent. Et comme l’État [via les préfectures] possède en général 70 à 75 % des réservations de logement, eh bien c’est l’État qui continue à faire cette politique de peuplement. […]
Le point de bascule s’est fait avec le premier choc pétrolier et s’est ensuite amplifié dans les années 1980-1990. À partir de ce moment-là, la cité de la Noé a été vue comme un repoussoir. Ceux qui ont pu en sont partis le plus vite possible. La cité s’est retrouvée vide avec une vacance de logements terrible. C’est à partir de là que l’État a fait des vagues de population pour remplir la cité. Il y a eu la vague de population chinoise – on a un quartier chinois. Il y avait eu la vague de la population du Maghreb – elle était déjà arrivée depuis un petit bout de temps –, et puis est arrivée la vague d’Afrique subsaharienne qui est arrivée en vagues entières. Il y avait deux idées : la première de dire “ici il y a de la place” ; la seconde, le bailleur qui disait “il me faut des loyers”. Et personne ne se posait la question de ces vagues entières. Et on continue ! Ce n’est plus par vagues. Ce n’est plus aussi marqué mais on continue aujourd’hui. »
En janvier 2015, on retrouve le même diagnostic dans la bouche de François Pupponi, au micro de la matinale d’Europe 1. À cette époque, François Pupponi, ancien maire de Sarcelles, est président de l’ANRU3, la grande agence nationale supervisant la reconstruction d’immeubles dans les quartiers pauvres.
Nous sommes seize jours après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Thomas Sotto, le présentateur, lui demande : « Vous imaginez qu’on attribue un logement en disant “voilà, on a une famille sénégalaise…”. C’est pas possible, on n’a pas le droit. »
François Pupponi :
— C’est ce qu’on fait aujourd’hui.
— C’est ce que vous faites ?
— C’est ce que les gens, l’État a fait pendant quarante ans.
— Sans le dire ?
— Sans le dire. En se cachant, en attribuant les logements en fonction de l’origine sans le dire parce que c’est illégal, mais dans les faits, on a fait la tour des Maliens, la tour des Sénégalais, la tour des Algériens… C’est comme ça que ces quartiers ont été peuplés. [...]
Valérie Sala Pala, chercheuse au sein du laboratoire Triangle à l’université de Saint-Étienne, s’est intéressée, au début des années 2000, à l’attribution des logements sociaux à Marseille et à Birmingham, en Angleterre. La chercheuse est allée puiser à la source en s’entretenant, dans la cité phocéenne, avec une cinquantaine de professionnels du logement social : des responsables d’offices HLM, des chargés de politique du logement, des élus… les interrogeant sur la façon dont ils attribuaient les appartements HLM à Marseille.
Elle conclut à une pratique massive et institutionnalisée du recours aux critères ethniques pour allouer les logements. Soit afin de concentrer des populations de mêmes origines dans un quartier donné, comme, par exemple, dans la cité de la Savine, un quartier excentré du centre-ville où sont regroupés dans les années 1970 les Maghrébins puis des Cambodgiens et des Vietnamiens et, enfin, à partir du milieu des années 1980, des Comoriens. Soit pour éviter une trop grande concentration de certaines communautés dans les quartiers HLM les plus prisés. C’est le cas de la cité des Catalans, dans le VIIe arrondissement, où sont « mis en œuvre des quotas officieux ou “seuil de tolérance” ». Dans les deux cas, la politique du logement social contribue à la création de « frontières ethniques » au cœur des villes françaises, dit-elle. [...]
Une jeune doctorante, Marine Bourgeois, a mené un travail de recherche similaire5 en s’intéressant au rôle des bailleurs sociaux dans trois autres villes françaises. La chercheuse s’est immergée de longues semaines dans les bureaux d’agences HLM en suivant dans leur quotidien les employés qui sélectionnent les dossiers et font visiter les appartements. Elle aboutit aux mêmes conclusions : un recours systématique aux critères ethniques pour distribuer les logements. « Soit en faisant une distinction entre Européens et non-Européens. Soit en faisant une différence entre Blancs, Arabes et Noirs. »
Elle conclut à des responsabilités diluées : « Il n’y a pas un responsable raciste dans un bureau qui décrète qu’il ne faut pas attribuer d’appartements aux Noirs ou aux Arabes. Les choses sont plus subtiles », me dit-elle quand je la rencontre. Les petites mains des agences, celles qui reçoivent en entretien les candidats et font visiter les appartements, jouent un rôle crucial : « Ils présupposent ce que leurs chefs attendent d’eux et opèrent, en conséquence, une sélection sur critère ethnique sans que cela leur soit même demandé explicitement. »
Les pouvoirs publics sont en large partie responsables de la concentration ethnique dans certains quartiers, me dit également Renaud Epstein, maître de conférences à Science Po Saint-Germain-en-Laye et spécialiste de la politique de la ville."
"Il existe aussi des « dynamiques de communautés » dans les quartiers. Des logiques de regroupement à l’initiative des communautés et non pas de l’État ou des bailleurs sociaux. [...]
Je retrouve Abdou Ahmed, 49 ans, l’une des figures de la communauté, en fin de journée le 28 février 2019. Nous sommes installés dans son bureau, au premier étage d’une tour pleine de courants d’air. [...]
« Aux Comores, tout le monde connaît le quartier des 4000 de La Courneuve. Quand un Comorien resté au pays parle de “Paris”, il parle en réalité “des 4000”. C’est synonyme chez nous. » [...]
En 1974, Valéry Giscard d’Estaing met en place le regroupement familial. Femmes et enfants rejoignent époux et pères dans l’Hexagone et la communauté installée « aux 4000 » s’étoffe.
En 1978, les Comores sont victimes d’un coup d’État. Ceux qui pensaient y rentrer se trouvent coincés en France. Le coup d’État et l’instabilité politique incitent encore davantage les familles à fuir l’archipel. La communauté « des 4000 » se pérennise. Les changements de régimes à répétition et les coups de force durent jusqu’en 2001.
La communauté comorienne en France devient si importante que les Comoriens finissent par désigner la France comme « la cinquième île » – référence aux quatre îles qui constituaient originellement les Comores (les trois îles actuelles ainsi que Mayotte, aujourd’hui française). En plus des « 4000 », les Comoriens sont installés en nombre dans les quartiers nord de Marseille et les quartiers sud de Dunkerque. Aujourd’hui, 350 000 Comoriens vivent en France alors que l’archipel compte 800 000 habitants.
Dehors, il s’est mis à pleuvoir. La pluie goutte sur les vitres du bureau de La Courneuve d’Abdou Ahmed. Ce dernier se renverse dans son fauteuil. Il me dit que lui est arrivé « aux 4000 » en 2001. Il avait 30 ans. « La communauté était déjà bien installée. » Il n’est pas venu pour des « raisons économiques » comme beaucoup mais pour rejoindre sa femme qui faisait ses études en France.
Il vit dans le même appartement depuis dix-huit ans. « Moi et ma famille, on a été très bien accueillis en arrivant à La Courneuve. La mairie et le département nous ont bien aidés. J’ai trouvé un chez-moi en venant ici. » Aucune envie d’en partir. Même s’il y a des « problèmes » intermittents. Il y a trois semaines, des jeunes se sont mis à squatter le hall du bâtiment en fumant du cannabis à la vue de tout le monde. Il a fallu remuer ciel et terre pour faire venir la police pour qu’ils déguerpissent."
"À l’instar de la cité des 4000 liée aux Comoriens, il n’est pas rare, aujourd’hui, qu’une cité ou une commune soit liée à une communauté particulière : ainsi, la cité Félix-Pyat, à Marseille, abrite aussi une grosse communauté comorienne venue de la Grande Île. Dans la cité de la Grande Borne, à Grigny, dans l’Essonne, on trouve une importante communauté ouest-africaine venue du Sénégal et du Mali dans le quartier de la Balance et une communauté laotienne regroupée dans le quartier de la Demi-Lune. Les mêmes Laotiens vivent aussi en nombre aux environs de Nîmes, dans le Gard. Clichy-sous-Bois, ville emblématique des banlieues depuis les émeutes de 2005, accueille une très importante communauté marocaine originaire d’Oujda et de Berkane, deux villes proches de la frontière algérienne. Dans la commune des Mureaux, on compte de nombreux Marocains et de nombreux Sénégalais. Comme au Val Fourré tout proche. Les gens originaires de ces deux pays ont beaucoup travaillé dans l’industrie automobile de la vallée de la Seine. On retrouve de nombreux Sénégalais au Havre et dans la ville de Saint-Dié dans les Vosges. À Strasbourg, quantité de Turcs venant de Kayseri, une ville du centre de la Turquie, vivent dans les quartiers de la Meinau et de Hautepierre. On trouve aussi une importante communauté turque dans la commune de Chalette-sur-Loing, dans l’est du Loiret. Beaucoup de Maliens, venus de la région de Kayes, dans l’ouest du Mali, vivent à Montreuil et à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. À Massy, dans l’Essonne, les alentours de la place de France accueillent de nombreux Tunisiens originaires de la ville de Zarzis.
Tout cela n’a rien de très nouveau lorsque l’on considère l’histoire de France. Les Bretons s’étaient installés en masse dans le quartier Montparnasse et les Auvergnats avaient pris leurs quartiers dans le centre de Paris de la même façon au début du XXe siècle. Des solidarités communautaires, déjà, en tout point similaires à celles de ces dernières décennies."
"Au café Le Coq hardi, trois vieilles dames sont assises en face de moi, entourées de tasses de café chaud. Pomponnées, permanentées et parfumées comme si elles allaient au bal. Elles ont 72, 78 et 80 ans. Blanches de peau toutes les trois. Appelons-les Ginette, Madeleine et Josiane parce qu’elles ne tiennent pas « à avoir le nom dans le journal ou dans un livre. Tout ça, c’est tout pareil ». Avant d’être à la retraite, elles étaient respectivement aide-soignante, serveuse et femme au foyer. Ce sont des historiques du Val Fourré. « Enfin, il faut plutôt dire des dinosaures, suggère Madeleine, il n’y a presque plus un Blanc là-bas mis à part moi, Ginette et quelques autres. » Elle a les cheveux coupés courts et des bijoux qui la font miroiter au soleil.
Elles se sont installées dans la cité à la fin des années 1960. Aujourd’hui, Josiane, la plus âgée, n’y habite plus. Elle réside désormais dans un appartement du centre-ville, pas très loin de notre lieu de rencontre. « Les “Français” qui avaient des bons emplois sont partis et ont été remplacés par des Marocains, des Algériens et des Noirs. C’est devenu trop le bazar, j’ai préféré partir », me raconte-t-elle. Elle ne dit jamais « Blanc » mais « Français ».
Madeleine et Ginette, elles, résident toujours au Val Fourré. « Mais on est parmi les derniers “Français”. Tous les autres sont partis », précise Madeleine. C’est souvent elle qui prend la parole parce qu’elle a le verbe haut et le sens de la formule. « Moi, j’y ai mon appartement au Val Fourré mais c’est tout. Sinon, je fais tout à l’extérieur…
— Comment ça ?, je lui demande.
— Bah, pour mes courses, je vais pas au supermarché du quartier. Pensez donc ! Tout est halal, là-bas. C’est rien de ce que je mange. Et puis il y a les jeunes qui y traînent devant toute la journée. Du coup, pour les courses, je les fais au centre-ville en prenant le bus ou alors je vais au Auchan quand mes enfants peuvent m’y conduire en voiture. »
Pour le coiffeur, c’est pareil. Elle se fait coiffer au centre-ville : « Je me fais pas les nattes comme les Blacks, moi. » Idem pour la banque, son agence bancaire est en centre-ville plutôt que dans la cité. « Vous vous imaginez, vous, aller retirer de l’argent à la tirette sur la dalle avec tous les jeunes autour ? »
Pourquoi ne pas quitter la cité, alors ? « Bah, j’ai mes repères et mes petites habitudes. J’ai encore quelques copines ici, pas beaucoup mais encore deux ou trois. On va se promener ensemble tous les jours. Deux heures de marche à chaque fois et, au retour, on se fait une pause sur l’un des bancs devant la mosquée, là où il y a les palmiers. Maintenant, mes copines ont de l’âge et des douleurs. Elles marchent moins. »
Autre argument : le prix des loyers. « C’est combien un loyer en centre-ville ? Moi, j’ai une petite retraite vu que c’est que mon mari qui travaillait. Aujourd’hui, au Val Fourré, je paye que 500 euros pour mon appartement. J’aurais jamais ça ailleurs. »
La troisième, Josiane, a quitté le Val Fourré parce qu’elle n’en pouvait plus. Le café où elle travaillait comme serveuse a fermé après que « des jeunes y ont mis le feu ». C’était un dimanche d’août à la fin des années 1970. « Choupette », le chien du bistrot, a grillé dans l’incendie. « C’était des gosses qui s’amusaient qui ont fait ça. » Les pompiers et les policiers qui habitaient le quartier sont partis après quelques années. Et aujourd’hui, le médecin ne se déplace plus au domicile de ses patients le soir."
"Ce départ des Blancs a notamment été évoqué par les démographes Michèle Tribalat et Bernard Aubry dans une étude publiée en 2011 sur l’évolution des « concentrations ethniques en France » entre 1968 et 2005. S’intéressant aux plus jeunes et analysant l’évolution démographique de plusieurs villes, les auteurs concluent à un « chassé-croisé » entre les familles d’origine française et celles d’origine immigrée dans les zones urbaines, les premières quittant les zones densément peuplées au profit des zones rurales ou des petites villes."
"Face aux concentrations ethniques de fait, ils demandent aujourd’hui une refonte du système d’attribution des logements. Ces maires plaident pour une « politique de peuplement officielle », une politique qui prendrait en compte l’origine ethnique, entre autres critères, pour attribuer les logements sociaux. Une bombe politique à rebours de notre tradition républicaine. Parmi ces élus, Catherine Arenou, la maire de Chanteloup-les-Vignes : « Bien sûr qu’il nous faut aujourd’hui une politique de peuplement intégrant, entre autres critères, un critère d’origine. Aujourd’hui, le seul critère dont on dispose permet de savoir si le demandeur est originaire de l’Union européenne ou hors de l’Union européenne. C’est maigre. On feint de ne pas voir lorsque 30 Maliens issus du même village s’installent dans un même quartier en France. Cessons d’être hypocrites et encadrons ce qui se pratique dans les faits. Le critère d’origine doit être un critère parmi d’autres au même titre que le niveau de revenus, la taille de la famille ou la proximité du lieu de travail. » [...]
Mêmes mots chez Philippe Doucet, maire d’Argenteuil de 2008 à 2014. Deux mois après les attentats de janvier 2015, il adresse une lettre ouverte au pouvoir exécutif dans laquelle il demande lui aussi la mise en place d’une « politique de peuplement ». Pour lutter contre l’« apartheid ethnique », Philippe Doucet suggère d’« autoriser, sous le contrôle de la Cnil, le recours aux statistiques ethniques, dans les attributions de logements par les bailleurs sociaux, pour lutter contre la ghettoïsation »."
-Arthur Frayer-Laleix, « Et les Blancs sont partis ». Reportage au cœur de la fracture ethnique, Librairie Arthème Fayard, 2021.
"Je m’étais fait engager comme gardien de prison pour observer la vie des détentions surpeuplées. « On ne mesure le degré de civilisation d’une société qu’en entrant dans ses prisons », a écrit Dostoïevski. J’avais voulu voir notre « degré de civilisation » à nous et observer les visages de ceux que l’on mettait à l’écart.
En travaillant en maison d’arrêt, j’ai vite compris qui était massivement emprisonné en France : les jeunes issus de l’immigration. Des « Noirs » et des « Arabes » pour le dire clairement. Si je dis « Noirs » et « Arabes », c’est qu’à l’intérieur, les détenus se désignent comme ça. Il y a « les Noirs », « les Arabes », « les Voyageurs » – c’est-à-dire les Gitans – et « les Français », mot utilisé pour désigner les Blancs. Ce sont les catégories officieuses des cours de promenade et des coursives de nos prisons.
Pour certains, l’enfermement était devenu une banalité. C’était triste à observer. Beaucoup se connaissaient du dehors. Ils venaient des mêmes quartiers pauvres. Ils avaient fréquenté les mêmes écoles, les mêmes terrains de foot, les mêmes centres sociaux et fait leurs courses dans les mêmes supermarchés. Ils avaient eu les mêmes instituteurs et connu les mêmes éducateurs de rue.
La prison est le bout de chaîne quand toutes les autres institutions ont échoué à vous sortir de la merde. En détention, j’ai découvert une France dans laquelle je n’ai pas grandi : une France pauvre, abandonnée, hors des radars… et majoritairement immigrée."
"Le plus troublant a été le refus de beaucoup d’interlocuteurs avec qui j’évoquais le sujet d’en parler. À de rares exceptions près, responsables politiques, militants associatifs, journalistes, universitaires sont gênés par cette question. « Les gens risquent de ne pas comprendre », me suis-je entendu répondre lorsque j’ai proposé d’aborder ce thème pour une conférence à laquelle j’étais convié il y a quelques années."
"Neuf ans plus tard, le 2 octobre 2020, lors de son discours sur le « séparatisme islamiste » tenu aux Mureaux, Emmanuel Macron, le président de la République, évoque « la ghettoïsation que notre République […] a laissé faire » : « Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines […]. Nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés […]. Nous avons créé des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue », déclare-t-il ce jour-là.
Dans le même temps, il promet de combattre « l’islam radical » qui contrevient « aux lois de la République et crée un ordre parallèle ». Un séparatisme islamiste « dont le but final est de prendre le contrôle complet » de la société, dit-il. Dans les mois qui suivent, ce second volet éclipsera totalement le premier.
Mais revenons à ses premiers mots : « Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines. » Voilà une phrase de toute première importance.
C’est l’une des très rares fois où la première personnalité de l’État évoque ouvertement la responsabilité de ce même État dans la fabrique de ghettos ethniques en France. Des quartiers conçus pour être isolés urbanistiquement et coupés des cœurs de ville (par des lignes de chemin de fer ou des voies rapides le plus souvent). Des quartiers désormais presque dépourvus de services publics.
Les mots d’Emmanuel Macron en cette fin 2020 font écho à ceux tenus par Manuel Valls cinq ans plus tôt, le 20 janvier 2015. Quelques jours après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de la porte de Vincennes. Ce jour-là, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait mentionné l’« apartheid territorial, social, ethnique » de certains territoires de la République française. C’était là aussi une première."
"Un mot enfin sur le titre de cet ouvrage : « Et les Blancs sont partis. »
Cela n’est en aucun cas une référence à la théorie du « grand remplacement » circulant dans les milieux d’extrême droite. Cette formule est une phrase que j’ai souvent entendue prononcée en reportage par des gens que j’interviewais. Des Marocains, des Algériens, des Ivoiriens, des Maliens, des Sénégalais… Tous regrettent et déplorent cette fuite des Blancs. Ils en sont les premières victimes.
Emmanuel Macron lui-même a été crûment mis face à cette réalité le 19 avril 2021 alors qu’il visitait un quartier populaire de Montpellier accompagné de caméras de télévision. Ce jour-là, une dame de la cité l’interpelle avec des mots crus et désarmants : « Mon fils de 8 ans m’a demandé si le prénom de Pierre existait vraiment ou si [ça n’existait] que dans les livres tellement il y a un manque de mixité dans le quartier. Je lui ai dit non, [le prénom] de Pierre existait vraiment. Il y a des gens qui s’appellent Pierre. Cette question m’a choquée. » Face à elle ce jour-là, Emmanuel Macron l’a écoutée, l’air absorbé, sans que l’on sache ce que ce constat lui inspirait."
"Le vieux Renault Espace couine un coup quand il s’arrête au feu rouge, là où l’avenue de la République devient l’avenue du Maréchal-Juin. C’est l’automne. Dehors, les arbres sont nus et tout tordus. Le ciel est clair, les rues désertes. C’est le début de la semaine. Nous sommes le 25 octobre 2017.
À côté de moi, Yazid Kherfi a les mains sur le volant. On regarde chacun de notre côté le gris des trottoirs. À la radio, France Info annonce les titres du jour. Yazid tend son doigt façon général d’armée qui montre les positions ennemies : « Le Val Fourré est tout au bout, à deux kilomètres de là. Si tu es noir ou arabe, c’est là-bas que l’on te donne un logement. Si tu es blanc, on te trouve un logement dans le centre-ville, derrière nous. »
Il dit cela d’une façon neutre et froide avant de retomber dans le silence.
Quelques mois auparavant, je lui ai parlé de mon projet de livre sur la ségrégation ethnique en France, il m’a répondu simplement : « Alors, il faut que tu viennes voir Mantes-la-Jolie. » Il a proposé de me servir de guide. Nous nous connaissons depuis un paquet d’années maintenant. Yazid travaille comme médiateur et écume les quartiers sensibles de France pour faire de la prévention de la délinquance au volant de son camping-car bardé de citations de Nelson Mandela. Il va à la rencontre des jeunes, la nuit, dans les halls d’immeuble. Il offre le thé. Il fait du social sur mesure."
"Yazid a grandi à Mantes-la-Jolie. « Mantes » est une grosse commune à 50 kilomètres de Paris, sur la route qui file vers Rouen. Le Val Fourré représente plus de la moitié de la ville – 25 000 personnes sur un total de 45 000 habitants. C’est surtout une ville dans la ville. Coupée physiquement du reste de la commune par deux kilomètres de no man’s land.
Cette frontière urbaine est une constante dans la plupart des cités. On la retrouve à Amiens, Strasbourg, Orléans et dans de très nombreuses communes de banlieue parisienne. À chaque fois, les quartiers où sont concentrés Noirs et Arabes sont physiquement coupés du reste des villes. Très souvent, une ligne de chemin de fer, une voie rapide, une autoroute ou une succession de terrains vagues isolent ces quartiers. Une mise à distance par l’urbanisme terriblement efficace. [...]
On arrive à un rond-point, c’est l’entrée de la cité. Nous tournons en voiture quelque temps. Le quartier est composé de barres d’immeubles en plus ou moins bon état. Certaines ont été totalement refaites, d’autres sont vieillottes. Les balcons sont souvent encombrés, les trottoirs chargés de poubelles pas ramassées. On passe à côté de la mosquée devant laquelle ont été plantés des palmiers. Puis on se rend devant la friche de la nouvelle mosquée. « Elle est en travaux depuis des années, me dit Yazid. Il n’y a pas assez d’argent pour la terminer. » On voit le gris du crépi et les fers à béton qui pointent dans tous les sens.
Yazid gare sa voiture à côté du collège Georges-Clemenceau. Ce sont les vacances scolaires, l’établissement est fermé. « Pas besoin de fermer ta porte à clé, me dit-il. On va aller sur la dalle. » « La dalle » est une institution au Val Fourré. Une esplanade de béton gris grande comme un terrain de foot autour de laquelle sont organisés les commerces et les cafés de la cité. Yazid me fait visiter, les mains dans les poches de son jean : « Là, c’est le Marrakech, c’est là qu’on ira manger tout à l’heure. C’est tenu par un Marocain. » Il me montre la façade du petit restaurant.
« Ça, c’est le Petit Château rouge, c’est plus pour les Africains. Ils vendent des produits exotiques, des trucs que tu trouves pas dans les commerces français. » Le nom du magasin fait référence au quartier Château-Rouge, dans le nord de Paris, où se tient le plus grand marché africain d’Europe, avec sur les étals du poisson séché et des sacs de riz de 20 kg.
On tourne dans une allée bordée d’échoppes qui vendent des tapis de prière et des djellabas. Yazid : « Voilà les seules choses que l’on vend dans le quartier maintenant. » On avance encore jusqu’à passer devant la banque Chaabi, la banque utilisée par de multiples Marocains en France. Beaucoup ont recours à cette institution bancaire pour transférer des devises au Maroc. Les Marocains sont nombreux au Val Fourré. La plupart sont originaires du Sud du pays. L’autre grosse communauté de la cité est celle des Sénégalais du Fouta, une région tout à l’est du Sénégal, située le long du fleuve Sénégal. En passant devant la banque Chaabi, Yazid dit : « Les banques françaises sont presque toutes parties du quartier. »
Quand on entre dans le supermarché, Yazid me lance : « Tu ne trouveras pas d’alcool. »
En revenant sur la dalle, il lâche : « Regarde autour de toi. Tu vois des Blancs ? » Les hommes qui prennent des cafés en terrasse et les femmes qui reviennent des courses sont presque tous africains ou maghrébins. « Ici, maintenant, c’est le bled. On nous a tous parqués ici », soupire mon guide. On reste plantés devant le supermarché à regarder les gens passer."
"Ce jour-là, avant de venir sur la dalle de la cité, nous sommes passés dans le centre-ville de Mantes-la-Jolie. C’était une autre ville. Il y avait des boutiques de marques plein les rues : un Sephora, un Yves Rocher, un Picard, une Biocoop… Il y avait des bars et un pub irlandais qui servait de la Guinness, une bonne quinzaine d’agences bancaires quand la cité n’en comptait que cinq pour le même nombre d’habitants, de jolies rues pavées quand le Val Fourré était plein de nids-de-poule que la mairie mettait des lustres à reboucher. « Systématiquement, il y a plus de moyens mis dans le centre-ville que dans le quartier, souffle Yazid en conduisant. Même les décorations de Noël… ils en mettent plus dans le centre-ville qu’au Val Fourré. Pourquoi on a moins de guirlandes lumineuses que les autres ? »
Dans le centre-ville, on trouve aussi des panneaux explicatifs à côté des monuments historiques et une église collégiale vaste et imposante."
"À quelques kilomètres du Val Fourré, c’est une France de petits pavillons serrés les uns contre les autres, épaules contre épaules comme une première ligne de rugby. Ils ont des façades blanches et des jardinets, des portails colorés et des allées de gravillons. [...]
Patrick a 68 ans. Il est à la retraite. Il a fait presque toute sa carrière chez Renault et vécu une grosse partie de sa vie à Mantes-la-Jolie. Il a vu le Val Fourré se construire dans les années 1960 et « le bordel arriver » dans les années 1980. Il parle souvent « du bordel » qu’il y a là-bas. Il a calculé : la cité est à 1,5 kilomètre exactement des géraniums de son jardin. [...]
Il a vu le Val Fourré se construire « dans les années 1965 » sur l’emplacement de ce qui est alors un aérodrome. « J’avais 15 ans, j’allais au lycée professionnel juste à côté. J’ai vu les tours d’immeuble et le centre commercial sortir de terre. C’était le grand luxe. Le centre commercial du Val Fourré, on l’appelait “le petit Parly 2” parce que ça nous faisait penser au vrai Parly 2, le grand centre commercial de Versailles-Le Chesnay. Vous connaissez j’imagine ? » [...] À l’époque, dit-il, il y a des charcutiers, des traiteurs, des marchands de journaux et des vendeurs de tabac, un disquaire, des parfumeries et un magasin de lingerie. Sa femme y fait ses emplettes. [...]
La cité, dans les années 1970, compte deux salles de cinéma : le Nat 13 qui passe des films grand public et qui diffusera même « des trucs un peu porno » à un moment donné. Et le Chapelin, un ciné d’art et d’essai où les professeurs des écoles alentour emmènent leurs élèves. Patrick croit se souvenir qu’il y a vu Z de Costa-Gavras.
Et puis il y a une boîte de nuit. Une vraie. « Pas un truc à chicha comme maintenant, hein ? » Inaugurée au milieu des années 1970. Danyel Gérard, l’un des premiers chanteurs de rock français, et le parolier François Béranger viennent pour l’ouverture. Il y a même le groupe yéyé à la mode Les Parisiennes qui est là, celles qui chantent « Il fait trop beau pour travailler ». Patrick était à l’ouverture. Il avait dansé.
« Et puis, le bordel a commencé, dit-il. Ça s’est dégradé. Les Européens ont commencé à acheter des pavillons et à quitter la cité. Ils s’installaient à l’extérieur de Mantes, du côté de Limay et dans les communes des alentours. » Les habitants partaient, les commerçants aussi. « Les immigrés, eux, ont commencé à arriver, des Maliens, des Marocains, des Sénégalais… C’est les patrons qui les ont fait venir pour les faire bosser chez Renault et Peugeot. C’est les patrons les responsables de tout ça ! »
Dans la commune de Flins, pas loin de là, l’usine Renault a longtemps fabriqué des Renault 5, des Dauphine, des Twingo et des Clio. L’usine Peugeot de Poissy, elle, a produit des 206 et des 207.
Patrick tape un grand coup sur la table avec son poing fermé. « C’est un gaspillage fou, ce qu’on a fait ici. On a créé un ghetto. » Un autre exemple : le Chicken Burger qui a ouvert pas loin de chez lui. « Il est halal ! » Comme la plupart des commerces de la ville, croit-il savoir. Pas moyen d’y boire une bière. « Même de la Buckler ! » Pour se faire livrer une pizza, c’est pareil : « Ils mettent plus que de la dinde. Pour avoir du vrai bon jambon, faut aller dans une des pizzerias du centre-ville maintenant. » Il rouspète encore : « C’est plein de petits trucs comme ça. Ça a l’air de rien mais, mis bout à bout, c’est ça qui fait que les gens, ils en peuvent plus. Ils n’ont plus l’impression d’être chez eux et personne ne les écoute. Qui parle de nous ? Les journalistes ? Ils sont zéro. Les politiques ? Ils sont zéro aussi. Je vous le dis, on est oubliés de tout le monde. »
Au déjeuner, on mange le rôti froid avec la mayonnaise maison, des chips et des tomates à la vinaigrette. En sauçant le jus dans nos assiettes, on continue de discuter. Patrick est « tout d’un bloc », grande gueule et grand cœur mêlé. Il vient de parler durant une heure des immigrés et de ce qui ne va plus en France quand il ajoute : « Tous les ans, je donne de l’argent pour les orphelins de la police et… pour l’Afrique. » Je fais des yeux tout ronds. « Oui, je donne à Action contre la faim. Les mecs mettent le bordel ici, O.K., mais il faut bien les aider là-bas. »
Je lui pose du coup la question que j’hésite à lui poser depuis plusieurs minutes : est-ce qu’il vote Front national ? Ses yeux noircissent : « Ça va pas la tête ? Jamais de la vie. Mon père a été dans les camps. »"
"C’est une rengaine connue : les pouvoirs publics parquent les Noirs et les Arabes dans certains quartiers et leur refusent des logements dans d’autres. Les gens le disent. Mais sans pouvoir apporter la preuve de ce qu’ils avancent. Cela relève du constat empirique plus que de la démonstration.
Ce constat, je le fais aussi. [...]
Le constat empirique des habitants est confirmé depuis plusieurs années maintenant par des élus de terrain et des universitaires. En cause selon eux : la responsabilité de l’État français et des bailleurs sociaux.
Je rencontre Catherine Arenou, la maire de Chanteloup-les-Vignes, une commune des Yvelines, à l’ouest de Paris, dans sa mairie, le 27 février 2017. Soixante-cinq ans, médecin de formation et classée à droite, chose peu habituelle pour une élue d’une commune de banlieue. Elle a les cheveux courts et de fines lunettes. Il pleut à grosses gouttes sur les vitres de la mairie. La vallée de la Seine, toute proche, est humide comme une éponge gorgée d’eau.
La mairie est installée dans le cœur historique du village, là où l’on trouve des maisons en meulière, des rues pavées si étroites que deux voitures ne peuvent s’y croiser et une belle église au toit en pointe. Sur les coteaux du village, une association locale cultive quelques pieds de vigne pour en faire du vin.
Dans la chaleur douillette de son bureau, la maire me dit : « C’est l’État français qui a organisé la politique de peuplement de nos territoires. » Elle ne parle pas du charmant petit bourg. Sur le mur de son bureau, une grande carte de la commune est déployée. On y voit dessinés, tout au sud de la ville, les rues et les bâtiments entortillés de la cité de la Noé. Le quartier, construit à partir de 1966, compte près de 8 000 habitants pour une commune de 10 000 personnes. Des Africains, des Maghrébins, des Chinois essentiellement. C’est là que le film La Haine a été tourné en 1995. Quand je me suis rendu à pied à la mairie depuis la gare ferroviaire, ce matin-là, j’ai aperçu la mosquée toute neuve et son dôme luisant sous la pluie, je suis passé devant les quelques commerces halal aux rideaux de fer tirés. Le quartier de la Noé et le centre-bourg ressemblent à deux France qui se font face. Chanteloup-le-Haut et Chanteloup-le-Bas. Le quartier des Blancs et le quartier des immigrés, comme le Val Fourré et le centre-ville de Mantes-la-Jolie. [...]
« Au fil du temps, les villes comme Chanteloup sont devenues une variable d’ajustement de la politique de relogement de l’État. Nos quartiers sont devenus une pompe aspirante pour les étrangers et les plus pauvres. Quand on regarde les commissions d’attribution de logement depuis des années, on voit qu’il n’y a que des gens qui n’ont pas le choix de refuser, quel que soit l’endroit où ils travaillent. Et comme l’État [via les préfectures] possède en général 70 à 75 % des réservations de logement, eh bien c’est l’État qui continue à faire cette politique de peuplement. […]
Le point de bascule s’est fait avec le premier choc pétrolier et s’est ensuite amplifié dans les années 1980-1990. À partir de ce moment-là, la cité de la Noé a été vue comme un repoussoir. Ceux qui ont pu en sont partis le plus vite possible. La cité s’est retrouvée vide avec une vacance de logements terrible. C’est à partir de là que l’État a fait des vagues de population pour remplir la cité. Il y a eu la vague de population chinoise – on a un quartier chinois. Il y avait eu la vague de la population du Maghreb – elle était déjà arrivée depuis un petit bout de temps –, et puis est arrivée la vague d’Afrique subsaharienne qui est arrivée en vagues entières. Il y avait deux idées : la première de dire “ici il y a de la place” ; la seconde, le bailleur qui disait “il me faut des loyers”. Et personne ne se posait la question de ces vagues entières. Et on continue ! Ce n’est plus par vagues. Ce n’est plus aussi marqué mais on continue aujourd’hui. »
En janvier 2015, on retrouve le même diagnostic dans la bouche de François Pupponi, au micro de la matinale d’Europe 1. À cette époque, François Pupponi, ancien maire de Sarcelles, est président de l’ANRU3, la grande agence nationale supervisant la reconstruction d’immeubles dans les quartiers pauvres.
Nous sommes seize jours après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Thomas Sotto, le présentateur, lui demande : « Vous imaginez qu’on attribue un logement en disant “voilà, on a une famille sénégalaise…”. C’est pas possible, on n’a pas le droit. »
François Pupponi :
— C’est ce qu’on fait aujourd’hui.
— C’est ce que vous faites ?
— C’est ce que les gens, l’État a fait pendant quarante ans.
— Sans le dire ?
— Sans le dire. En se cachant, en attribuant les logements en fonction de l’origine sans le dire parce que c’est illégal, mais dans les faits, on a fait la tour des Maliens, la tour des Sénégalais, la tour des Algériens… C’est comme ça que ces quartiers ont été peuplés. [...]
Valérie Sala Pala, chercheuse au sein du laboratoire Triangle à l’université de Saint-Étienne, s’est intéressée, au début des années 2000, à l’attribution des logements sociaux à Marseille et à Birmingham, en Angleterre. La chercheuse est allée puiser à la source en s’entretenant, dans la cité phocéenne, avec une cinquantaine de professionnels du logement social : des responsables d’offices HLM, des chargés de politique du logement, des élus… les interrogeant sur la façon dont ils attribuaient les appartements HLM à Marseille.
Elle conclut à une pratique massive et institutionnalisée du recours aux critères ethniques pour allouer les logements. Soit afin de concentrer des populations de mêmes origines dans un quartier donné, comme, par exemple, dans la cité de la Savine, un quartier excentré du centre-ville où sont regroupés dans les années 1970 les Maghrébins puis des Cambodgiens et des Vietnamiens et, enfin, à partir du milieu des années 1980, des Comoriens. Soit pour éviter une trop grande concentration de certaines communautés dans les quartiers HLM les plus prisés. C’est le cas de la cité des Catalans, dans le VIIe arrondissement, où sont « mis en œuvre des quotas officieux ou “seuil de tolérance” ». Dans les deux cas, la politique du logement social contribue à la création de « frontières ethniques » au cœur des villes françaises, dit-elle. [...]
Une jeune doctorante, Marine Bourgeois, a mené un travail de recherche similaire5 en s’intéressant au rôle des bailleurs sociaux dans trois autres villes françaises. La chercheuse s’est immergée de longues semaines dans les bureaux d’agences HLM en suivant dans leur quotidien les employés qui sélectionnent les dossiers et font visiter les appartements. Elle aboutit aux mêmes conclusions : un recours systématique aux critères ethniques pour distribuer les logements. « Soit en faisant une distinction entre Européens et non-Européens. Soit en faisant une différence entre Blancs, Arabes et Noirs. »
Elle conclut à des responsabilités diluées : « Il n’y a pas un responsable raciste dans un bureau qui décrète qu’il ne faut pas attribuer d’appartements aux Noirs ou aux Arabes. Les choses sont plus subtiles », me dit-elle quand je la rencontre. Les petites mains des agences, celles qui reçoivent en entretien les candidats et font visiter les appartements, jouent un rôle crucial : « Ils présupposent ce que leurs chefs attendent d’eux et opèrent, en conséquence, une sélection sur critère ethnique sans que cela leur soit même demandé explicitement. »
Les pouvoirs publics sont en large partie responsables de la concentration ethnique dans certains quartiers, me dit également Renaud Epstein, maître de conférences à Science Po Saint-Germain-en-Laye et spécialiste de la politique de la ville."
"Il existe aussi des « dynamiques de communautés » dans les quartiers. Des logiques de regroupement à l’initiative des communautés et non pas de l’État ou des bailleurs sociaux. [...]
Je retrouve Abdou Ahmed, 49 ans, l’une des figures de la communauté, en fin de journée le 28 février 2019. Nous sommes installés dans son bureau, au premier étage d’une tour pleine de courants d’air. [...]
« Aux Comores, tout le monde connaît le quartier des 4000 de La Courneuve. Quand un Comorien resté au pays parle de “Paris”, il parle en réalité “des 4000”. C’est synonyme chez nous. » [...]
En 1974, Valéry Giscard d’Estaing met en place le regroupement familial. Femmes et enfants rejoignent époux et pères dans l’Hexagone et la communauté installée « aux 4000 » s’étoffe.
En 1978, les Comores sont victimes d’un coup d’État. Ceux qui pensaient y rentrer se trouvent coincés en France. Le coup d’État et l’instabilité politique incitent encore davantage les familles à fuir l’archipel. La communauté « des 4000 » se pérennise. Les changements de régimes à répétition et les coups de force durent jusqu’en 2001.
La communauté comorienne en France devient si importante que les Comoriens finissent par désigner la France comme « la cinquième île » – référence aux quatre îles qui constituaient originellement les Comores (les trois îles actuelles ainsi que Mayotte, aujourd’hui française). En plus des « 4000 », les Comoriens sont installés en nombre dans les quartiers nord de Marseille et les quartiers sud de Dunkerque. Aujourd’hui, 350 000 Comoriens vivent en France alors que l’archipel compte 800 000 habitants.
Dehors, il s’est mis à pleuvoir. La pluie goutte sur les vitres du bureau de La Courneuve d’Abdou Ahmed. Ce dernier se renverse dans son fauteuil. Il me dit que lui est arrivé « aux 4000 » en 2001. Il avait 30 ans. « La communauté était déjà bien installée. » Il n’est pas venu pour des « raisons économiques » comme beaucoup mais pour rejoindre sa femme qui faisait ses études en France.
Il vit dans le même appartement depuis dix-huit ans. « Moi et ma famille, on a été très bien accueillis en arrivant à La Courneuve. La mairie et le département nous ont bien aidés. J’ai trouvé un chez-moi en venant ici. » Aucune envie d’en partir. Même s’il y a des « problèmes » intermittents. Il y a trois semaines, des jeunes se sont mis à squatter le hall du bâtiment en fumant du cannabis à la vue de tout le monde. Il a fallu remuer ciel et terre pour faire venir la police pour qu’ils déguerpissent."
"À l’instar de la cité des 4000 liée aux Comoriens, il n’est pas rare, aujourd’hui, qu’une cité ou une commune soit liée à une communauté particulière : ainsi, la cité Félix-Pyat, à Marseille, abrite aussi une grosse communauté comorienne venue de la Grande Île. Dans la cité de la Grande Borne, à Grigny, dans l’Essonne, on trouve une importante communauté ouest-africaine venue du Sénégal et du Mali dans le quartier de la Balance et une communauté laotienne regroupée dans le quartier de la Demi-Lune. Les mêmes Laotiens vivent aussi en nombre aux environs de Nîmes, dans le Gard. Clichy-sous-Bois, ville emblématique des banlieues depuis les émeutes de 2005, accueille une très importante communauté marocaine originaire d’Oujda et de Berkane, deux villes proches de la frontière algérienne. Dans la commune des Mureaux, on compte de nombreux Marocains et de nombreux Sénégalais. Comme au Val Fourré tout proche. Les gens originaires de ces deux pays ont beaucoup travaillé dans l’industrie automobile de la vallée de la Seine. On retrouve de nombreux Sénégalais au Havre et dans la ville de Saint-Dié dans les Vosges. À Strasbourg, quantité de Turcs venant de Kayseri, une ville du centre de la Turquie, vivent dans les quartiers de la Meinau et de Hautepierre. On trouve aussi une importante communauté turque dans la commune de Chalette-sur-Loing, dans l’est du Loiret. Beaucoup de Maliens, venus de la région de Kayes, dans l’ouest du Mali, vivent à Montreuil et à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. À Massy, dans l’Essonne, les alentours de la place de France accueillent de nombreux Tunisiens originaires de la ville de Zarzis.
Tout cela n’a rien de très nouveau lorsque l’on considère l’histoire de France. Les Bretons s’étaient installés en masse dans le quartier Montparnasse et les Auvergnats avaient pris leurs quartiers dans le centre de Paris de la même façon au début du XXe siècle. Des solidarités communautaires, déjà, en tout point similaires à celles de ces dernières décennies."
"Au café Le Coq hardi, trois vieilles dames sont assises en face de moi, entourées de tasses de café chaud. Pomponnées, permanentées et parfumées comme si elles allaient au bal. Elles ont 72, 78 et 80 ans. Blanches de peau toutes les trois. Appelons-les Ginette, Madeleine et Josiane parce qu’elles ne tiennent pas « à avoir le nom dans le journal ou dans un livre. Tout ça, c’est tout pareil ». Avant d’être à la retraite, elles étaient respectivement aide-soignante, serveuse et femme au foyer. Ce sont des historiques du Val Fourré. « Enfin, il faut plutôt dire des dinosaures, suggère Madeleine, il n’y a presque plus un Blanc là-bas mis à part moi, Ginette et quelques autres. » Elle a les cheveux coupés courts et des bijoux qui la font miroiter au soleil.
Elles se sont installées dans la cité à la fin des années 1960. Aujourd’hui, Josiane, la plus âgée, n’y habite plus. Elle réside désormais dans un appartement du centre-ville, pas très loin de notre lieu de rencontre. « Les “Français” qui avaient des bons emplois sont partis et ont été remplacés par des Marocains, des Algériens et des Noirs. C’est devenu trop le bazar, j’ai préféré partir », me raconte-t-elle. Elle ne dit jamais « Blanc » mais « Français ».
Madeleine et Ginette, elles, résident toujours au Val Fourré. « Mais on est parmi les derniers “Français”. Tous les autres sont partis », précise Madeleine. C’est souvent elle qui prend la parole parce qu’elle a le verbe haut et le sens de la formule. « Moi, j’y ai mon appartement au Val Fourré mais c’est tout. Sinon, je fais tout à l’extérieur…
— Comment ça ?, je lui demande.
— Bah, pour mes courses, je vais pas au supermarché du quartier. Pensez donc ! Tout est halal, là-bas. C’est rien de ce que je mange. Et puis il y a les jeunes qui y traînent devant toute la journée. Du coup, pour les courses, je les fais au centre-ville en prenant le bus ou alors je vais au Auchan quand mes enfants peuvent m’y conduire en voiture. »
Pour le coiffeur, c’est pareil. Elle se fait coiffer au centre-ville : « Je me fais pas les nattes comme les Blacks, moi. » Idem pour la banque, son agence bancaire est en centre-ville plutôt que dans la cité. « Vous vous imaginez, vous, aller retirer de l’argent à la tirette sur la dalle avec tous les jeunes autour ? »
Pourquoi ne pas quitter la cité, alors ? « Bah, j’ai mes repères et mes petites habitudes. J’ai encore quelques copines ici, pas beaucoup mais encore deux ou trois. On va se promener ensemble tous les jours. Deux heures de marche à chaque fois et, au retour, on se fait une pause sur l’un des bancs devant la mosquée, là où il y a les palmiers. Maintenant, mes copines ont de l’âge et des douleurs. Elles marchent moins. »
Autre argument : le prix des loyers. « C’est combien un loyer en centre-ville ? Moi, j’ai une petite retraite vu que c’est que mon mari qui travaillait. Aujourd’hui, au Val Fourré, je paye que 500 euros pour mon appartement. J’aurais jamais ça ailleurs. »
La troisième, Josiane, a quitté le Val Fourré parce qu’elle n’en pouvait plus. Le café où elle travaillait comme serveuse a fermé après que « des jeunes y ont mis le feu ». C’était un dimanche d’août à la fin des années 1970. « Choupette », le chien du bistrot, a grillé dans l’incendie. « C’était des gosses qui s’amusaient qui ont fait ça. » Les pompiers et les policiers qui habitaient le quartier sont partis après quelques années. Et aujourd’hui, le médecin ne se déplace plus au domicile de ses patients le soir."
"Ce départ des Blancs a notamment été évoqué par les démographes Michèle Tribalat et Bernard Aubry dans une étude publiée en 2011 sur l’évolution des « concentrations ethniques en France » entre 1968 et 2005. S’intéressant aux plus jeunes et analysant l’évolution démographique de plusieurs villes, les auteurs concluent à un « chassé-croisé » entre les familles d’origine française et celles d’origine immigrée dans les zones urbaines, les premières quittant les zones densément peuplées au profit des zones rurales ou des petites villes."
"Face aux concentrations ethniques de fait, ils demandent aujourd’hui une refonte du système d’attribution des logements. Ces maires plaident pour une « politique de peuplement officielle », une politique qui prendrait en compte l’origine ethnique, entre autres critères, pour attribuer les logements sociaux. Une bombe politique à rebours de notre tradition républicaine. Parmi ces élus, Catherine Arenou, la maire de Chanteloup-les-Vignes : « Bien sûr qu’il nous faut aujourd’hui une politique de peuplement intégrant, entre autres critères, un critère d’origine. Aujourd’hui, le seul critère dont on dispose permet de savoir si le demandeur est originaire de l’Union européenne ou hors de l’Union européenne. C’est maigre. On feint de ne pas voir lorsque 30 Maliens issus du même village s’installent dans un même quartier en France. Cessons d’être hypocrites et encadrons ce qui se pratique dans les faits. Le critère d’origine doit être un critère parmi d’autres au même titre que le niveau de revenus, la taille de la famille ou la proximité du lieu de travail. » [...]
Mêmes mots chez Philippe Doucet, maire d’Argenteuil de 2008 à 2014. Deux mois après les attentats de janvier 2015, il adresse une lettre ouverte au pouvoir exécutif dans laquelle il demande lui aussi la mise en place d’une « politique de peuplement ». Pour lutter contre l’« apartheid ethnique », Philippe Doucet suggère d’« autoriser, sous le contrôle de la Cnil, le recours aux statistiques ethniques, dans les attributions de logements par les bailleurs sociaux, pour lutter contre la ghettoïsation »."
-Arthur Frayer-Laleix, « Et les Blancs sont partis ». Reportage au cœur de la fracture ethnique, Librairie Arthème Fayard, 2021.