http://www.institutcoppet.org/2012/07/31/emile-faguet-pourquoi-les-francais-ne-sont-pas-liberaux-1903/
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Faguet
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Lib%C3%A9ralisme
https://fr.wikisource.org/wiki/Lib%C3%A9ralisme_et_%C3%89tatisme
http://fr.wikisource.org/wiki/En_lisant_Nietzsche_(%C3%89mile_Faguet)
"Il voulait voir clair absolument et jusqu’au fond dans les autres, dans lui-même, dans les idées et dans les systèmes." (p.3)
"De sa loyauté et de son orgueil combinés, il naquit en lui de très bonne heure une saine hardiesse, une franche bravoure, une intrépidité d’opinion qui le rendit querelleur, agressif, batailleur, contradicteur fieffé, toujours en guerre et volontiers exagéreur. [...] Il y a en lui beaucoup de Joseph de Maistre."(p.5-6)
"Le romantisme français a été français. Plus, à s’en éloigner, on le voit mieux, plus on se persuade de cette vérité. Il a été clair, il a été ordonné, il a été vif et ardent ; presque tous ses grands représentants se sont mêlés à l’action ; il a été optimiste chez ses deux grands chefs de chœur et pessimiste seulement par accès et crises chez les autres." (p.7)
"C’était un peu son tempérament, en ce sens qu’il était maladif, volontiers triste, aussi exagéreur et susceptible de s’éprendre du colossal et du gigantesque, aussi un peu désordonné et difficilement capable de mettre un ordre matériel dans ses idées, aussi très personnel, même au sens mauvais du mot et ne détestant pas la littérature qui est une confidence, un épanchement et une confession. J’accorderai tout cela, et, aussi bien, il a bien fallu qu’il y ait eu quelque chose du romantisme dans sa complexion pour qu’il soit resté romantique relativement assez longtemps. Mais le fond ou si vous voulez — car je ne sais guère ce que c’est que le fond — certaines parties très considérables de sa complexion étaient tout autres et contraires. Il était prompt d’esprit, trop prompt même peut-être ; il aimait la clarté, il aimait, encore sans le bien savoir, la règle ; par son orgueil il était aristocrate ; et si l’art est toujours aristocratique, certainement, encore est-il que l’art romantique est plus populaire, s’adressant toujours plus aux sentiments qu’aux idées et, particulièrement, plus qu’aux idées fines. Et puis, ce qui à la vérité n’est que circonstanciel, mais n’en est pas moins important et peut-être plus, Nietzsche était indépendant et agressif, et que toute l’Allemagne fût pénétrée de romantisme, ce lui était une raison pour que très vite il se tournât d’un autre côté. Il s’affranchit." (p.8-9)
"On trouverait une théorie à peu près complète de l’art classique, et particulièrement de l’art classique français, éparse dans les œuvres de Nietzsche. Il est sûr au moins que le clair, le précis, l’ordonné et le choisi furent pour lui une sorte de révélation ravissante." (p.12)
"Les véritables goûts, les goûts profonds, ceux qui demeurent toute la vie, se formant entre la vingtième année et la trentième." (p.15)
"Il se fait peu à peu toute une idée, fausse à mon avis, mais originale, intéressante et extrêmement féconde en conséquences, de l’âme grecque, du tempérament grec et de la race grecque, et cette idée il la caresse, et il s’en pénètre, et il s’en enivre, et il en fera tout un système philosophique, sociologique et moral ; et en vérité Nietzsche est tout entier dans les Origines de la Tragédie grecque." (p.16)
"L’Olympe est un séjour d’êtres supérieurs, à la fois puissamment vivants et noblement beaux, exaltés dans la joie de vivre et dans la volonté de vivre, immortels, mot dont, pour l’avoir trop répété, on ne sent plus la signification, immortels, c’est-à-dire insatiables de vie et en voulant pour l’éternité et voulant une vie éternellement inépuisable ; d’êtres, aussi, qui se plaisent à être beaux, à être grands, à être forts, à être nobles et harmonieux." (p.17)
"Nietzsche fera la guerre et suppliera qu’on fasse la guerre [...] à l’habitude et à la tradition qui sont bien souvent des formes encore ou de la timidité, ou de la nonchalance et de la paresse." (p.49-50)
"Nietzsche a été estimé anarchiste par quelques-uns, encore qu’il ne le soit pas du tout et que foncièrement il soit précisément le contraire. Il n’est pas anarchiste, il n’est pas antisocial ; seulement il voit très bien que toutes les sociétés actuelles et toutes les sociétés depuis un assez long temps sont directement opposées à sa foi et font obstacle à sa foi par leur constitution même. Les sociétés actuelles, quelles qu’elles soient, monarchies absolues, monarchies tempérées, démocraties, ne visent aucunement à faire vivre ou à aider l’homme à vivre en liberté, en force et en beauté ; si elles visent à quelque chose (de quoi, du reste, on peut douter), c’est à faire vivre le plus d’hommes possible." (p.51)
"Le démocrate lui paraît je ne sais quel ami de l’ombre et des ténèbres humides, tout ce qu’il y a de moins apollinien ; et le socialiste, qui n’est pour lui, et il a raison, que le démocrate logique, un être de nuit, dont le seul souci est de vouloir éteindre tout ce qui ressemble un peu au soleil." (p.56)
"Quasi personne ne niera que les religions sont nées de la terreur des hommes ignorants en présence des forces de la nature." (p.62)
"Pour Nietzsche — et nous sommes ici dans les idées de Nietzsche qui me paraissent les plus justes en leur fond sinon dans toutes les conséquences qu’il en tire — pour Nietzsche le Christianisme n’est pas autre chose qu’un des avènements, et le plus considérable et le plus décisif, du plébéianisme ; et c’est pour cela qu’il y voit l’ennemi le plus odieux et le plus redoutable, éternel obstacle à ses idées générales. Le Christianisme est l’avènement du plébéianisme." (p.78)
"Il a été préparé (ce que Nietzsche me paraît avoir complètement oublié ou passé sous silence) par le prophétisme hébreu, qui est un mouvement formellement populaire, plébéien, démocratique et égalitaire.
Toutes ces préparations sont exécrables." (p.79)
"Nietzsche parle toujours des savants comme un professeur qui s’est évadé du professorat." (p.91)
"Il n’y a guère d’illusion plus forte que cette idée, vraiment universelle à notre époque, qui consiste à confondre la civilisation et la science. C’est une idée universelle pour tout homme qui croit avoir réfléchi et même pour tout homme, du peuple comme de l’élite, et peut-être encore plus pour l’homme du peuple. L’homme civilisé, c’est l’homme qui sait, l’homme cultivé, c’est l’homme qui sait. Il n’y a rien de plus faux. L’artiste qui ne sait rien du tout, l’homme d’action qui sait peu de chose, est un homme aussi cultivé, aussi civilisé, souvent beaucoup plus, que le savant." (p.99)
"Les religions sont fausses et la science est vaine, et l’une et les autres sont des obstacles à la vie forte et à la vie réelle, et des ferments de décadence dans l’humanité." (p.107)
"Il est certain que c’est le bien et le mal, et la conduite des mœurs, et la règle des mœurs, qui importent le plus." (p.151)
"La volonté de puissance, le désir de persévérer dans l’être et d’accroître indéfiniment son être, en un mot l’égoïsme pur, voilà tout l’homme naturel, et quand il croit y renoncer il n’y renonce pas, et quand il l’altère plus ou moins il se dénature, et quand on se dénature on se dégrade et on s’affaiblit, et l’homme moralisé n’est qu’un égoïste perverti. Pour réintégrer l’homme dans son humanité, il faut, coûte que coûte, lui persuader de redevenir un égoïste pur et simple. Ils étaient des égoïstes radicaux ces peuples antiques qui n’admettaient même pas, qui ne comprenaient même pas qu’il y eût pour un peuple d’autre destinée que d’être conquérant ou conquis, qui allaient de l’avant, conquérant sans cesse, ajoutant des accroissements à des accroissements, étendant et développant leur personnalité, voulant remplir le monde de leur moi, jusqu’au jour, accepté par eux, où ils seraient conquis à leur tour. Et ces peuples, ce sont eux, pourtant, qui ont créé la civilisation. On ne peut pas dire qu’ils aient eu une morale de bandits et une conception de la vie digne de barbares ou de sauvages. Ils étaient des hommes, et voilà tout ; ils étaient pleinement hommes ; ils avaient la volonté de puissance, c’est-à-dire l’égoïsme sain, jeune et vivace, et ils s’agrandissaient, selon la loi de leur nature, par la conquête, par la fondation de villes, par la colonie, par la création littéraire et par la création artistique. Et de morale, sinon de cette morale qui n’est que règle de discipline civile et civique, ils s’en inquiétaient comme de rien." (p.180-181)
"Son idée centrale, à la fois philosophique et historique, son idée maîtresse, c’est que c’est le peuple qui a inventé la morale, pour brider, museler, entraver et paralyser les forts et les beaux, ceux qui veulent vivre en force et en beauté ; et que le peuple, patient et rusé, y a parfaitement réussi. Le peuple, aux instincts bas, ne peut vivre ni en beauté ni en force ; il veut vivre platement, pacifiquement, sûrement, doucement, et ne jamais faire de grandes choses. Il n’aime pas du tout la vie dangereuse. Il veut manger du pain, regarder les jeux du cirque, se reproduire, s’enivrer un peu, chanter quelques chansons sottes, travailler le moins possible, point du tout s’il se peut ; et mourir très tard. Il a son art à lui, en tout temps le même, qui est très caractéristique de ses mœurs. C’est un art sans imagination et sans lyrisme, sans sublimité, même apparente, ou même intentionnelle ; c’est un art fait de sensiblerie timide, plaintive et fade, un art de romances ou de peinture de genre attendrissante ; c’est un art tout élégiaque, ou si vous voulez tout gemütlich. Et, d’autre part, c’est un art grossement comique, fait de lourdes plaisanteries et de railleries contondantes. Rien, dans cet art populaire de tous les temps, qui pousse à l’action, à l’entreprise, à la vie énergique, laborieuse, rude, forte et belle. Le peuple de tous les temps est un « troupeau » d’êtres timides et nonchalants." (p.202-203)
"Mais voici, là-bas, plus loin, entre le monde de la Méditerranée et le monde oriental, un petit peuple, d’autre race, qui, sans doute, lui aussi, est patriote ; qui, lui aussi, a un dieu national, un dieu local, un dieu en quelque sorte provincial ; mais qui n’est pas aristocrate, qui est plébéien tout entier et qui a une morale toute particulière qui étonnerait bien un Romain ou un Grec. Ce petit peuple a inventé le péché. Entendez que le péché, ce n’est pas un acte nuisible à un concitoyen et par suite un acte contre la cité. Le péché c’est un acte contre Dieu, c’est une chose qui déplaît à Dieu et qui ne peut être effacée que par le repentir, la demande de pardon, la demande de grâce et la contrition et l’humiliation devant la majesté divine offensée. — Ceci est une conception toute particulière : égalitaire, car devant la grandeur divine toutes les grandeurs humaines sont égales, n’étant rien, et le péché du fort et du riche est aussi grave, comme offense à Dieu, que tout autre ; ecclésiastique, car, s’il y a des confidents et des interprètes de la pensée divine, ils seront juges des péchés et en demanderont compte au riche comme au pauvre, au fort comme au faible ; morale, enfin ; car ici il ne s’agit pas de patrie à défendre, de cité à servir, de volonté de puissance à aider et à soutenir, etc. ; il s’agit d’un code dressé par un dieu, imposé aux hommes dans l’intérêt de ce dieu, pour la gloire de ce dieu et qui commande impérativement, sans donner ses raisons, et à qui il faut obéir parce qu’il commande et pour cela seul. L’impératif catégorique est né." (p.214-215)
"La plèbe organise ainsi, si cela peut s’appeler organiser, un État destructeur de l’espèce supérieure (ou d’une grande partie de l’espèce supérieure) et désarmé, d’une part contre l’étranger avide et d’autre part, à l’intérieur, contre les ennemis violents ou rongeurs, volontaires ou involontaires, de la société. Cet État plébéien est répresseur de la partie la plus élevée de l’espèce supérieure, comme nous l’avons vu, et aussi il est destructeur de la partie un peu moins élevée de l’espèce supérieure, en ce que, celle-là, il l’appelle, il l’attire, il l’entraîne à la politique et l’y épuise." (p.242)
"Le romantisme procède toujours d’une faiblesse, qu’elle soit nervosité ou qu’elle soit neurasthénie. On peut dire que l’art classique et l’art romantique sont tous deux des rêves, puisqu’ils sont des arts, mais que l’un est rêve d’homme fort et l’autre rêve d’homme faible." (p.298-299)
"Le romantisme procède toujours d’une faiblesse, qu’elle soit nervosité ou qu’elle soit neurasthénie. On peut dire que l’art classique et l’art romantique sont tous deux des rêves, puisqu’ils sont des arts, mais que l’un est rêve d’homme fort et l’autre rêve d’homme faible." (p.328)
"L’asservissement de la recherche du vrai à la morale ; l’asservissement de la recherche du beau à la morale ; l’asservissement de la recherche du bien public à la morale, sont des suppressions de la recherche du beau, de la recherche du vrai et de la recherche du bien public ; l’asservissement absolu et superstitieux de l’humanité à la morale — car la morale a ses superstitions comme la religion, de qui elle diffère peu — tuerait net l’humanité.
Et cela revient à dire que là aussi il y a des morales particulières : il y a une morale particulière de l’art, il y a une morale particulière de la science, il y a une morale particulière de la politique." (p.336)
"L’humanité doit être dirigée et gouvernée par une élite : c’est parfaitement mon avis. Elle doit être gouvernée et asservie rudement par une élite de penseurs, d’artistes et d’hommes énergiques, ces artistes en actions, parce que ces gens-là créent de la beauté, dont la foule ne se soucie point et que la foule ne crée que quand on la force à la produire : ce n’est plus mon avis. Si l’élite ne se donne pas pour but, avant tout, de rendre des services à la foule, de la rendre plus intelligente, plus sage, plus saine, et en définitive plus heureuse, je ne vois plus trop à quoi sert l’élite et où elle puiserait son droit. Qu’elle ne rende pas le peuple heureux par les moyens que le peuple choisirait, d’accord ; qu’elle lui fasse défricher des brousses, sécher des marais, bâtir des Versailles, mener une guerre de défense et même de conquêtes, en profitant soit de la force qu’elle a su concentrer en elle, soit de la confiance instinctive ou héréditaire que le peuple a mise en elle, soit : l’élite a précisément pour mission de voir plus loin, de prévoir et de savoir ce qui, en définitive, au prix de malheurs transitoires, fera la grandeur, la force, la sécurité et, somme toute, le bonheur du peuple ; — mais que l’élite ne se croie obligée qu’à créer de la beauté par ses efforts et ceux du peuple, et à faire de l’art avec le peuple pour matière, je ne suis pas assez artiste pour croire que le but vaille qu’on emploie ces moyens." (p.356-357)
"Nietzsche, a rendu au monde l’immense service d’être loyal, d’être brave, de ne s’incliner devant aucun préjugé, ni même devant aucune doctrine vénérable, de ne reculer devant aucune idée de lui, si scandaleuse qu’elle put paraître, de tout remettre en question, intrépidement, comme Descartes, plus, je crois, plus à fond que Descartes lui-même ; d’avoir eu un imperturbable courage intellectuel, qu’il pousse quelquefois jusqu’à la forfanterie ; mais c’est le défaut de la qualité, à quoi il faut toujours s’attendre et de quoi il faut toujours prendre son parti." (p.361)
-Émile Faguet, En lisant Nietzsche, Société française d’imprimerie et de librairie, 1904, 362 pages.
http://archive.org/search.php?query=mediatype%3A(texts)%20-contributor%3Agutenberg%20AND%20(subject%3A%22Faguet%2C%20Emile%2C%201847-1916%22%20OR%20creator%3A%22Faguet%2C%20Emile%2C%201847-1916%22%20OR%20creator%3A%22Emile%20Faguet%22%20OR%20title%3A%22Emile%20Faguet%22%20OR%20description%3A%22Emile%20Faguet%22)
https://archive.org/stream/lesocialismeen1900faguuoft#page/n7/mode/2up
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1016/S0191-6599(96)00008-3
"
-Joerge Dyrkton, "The Liberal Critic as Ideologue: Émile Faguet and fin-de-siècle Reflections on the Eighteenth Century," History of European Ideas, Vol. 22, Nos. 5-6, 1996, pp. 321–336.
https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10848779908579958?needAccess=true
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Faguet
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Lib%C3%A9ralisme
https://fr.wikisource.org/wiki/Lib%C3%A9ralisme_et_%C3%89tatisme
http://fr.wikisource.org/wiki/En_lisant_Nietzsche_(%C3%89mile_Faguet)
"Il voulait voir clair absolument et jusqu’au fond dans les autres, dans lui-même, dans les idées et dans les systèmes." (p.3)
"De sa loyauté et de son orgueil combinés, il naquit en lui de très bonne heure une saine hardiesse, une franche bravoure, une intrépidité d’opinion qui le rendit querelleur, agressif, batailleur, contradicteur fieffé, toujours en guerre et volontiers exagéreur. [...] Il y a en lui beaucoup de Joseph de Maistre."(p.5-6)
"Le romantisme français a été français. Plus, à s’en éloigner, on le voit mieux, plus on se persuade de cette vérité. Il a été clair, il a été ordonné, il a été vif et ardent ; presque tous ses grands représentants se sont mêlés à l’action ; il a été optimiste chez ses deux grands chefs de chœur et pessimiste seulement par accès et crises chez les autres." (p.7)
"C’était un peu son tempérament, en ce sens qu’il était maladif, volontiers triste, aussi exagéreur et susceptible de s’éprendre du colossal et du gigantesque, aussi un peu désordonné et difficilement capable de mettre un ordre matériel dans ses idées, aussi très personnel, même au sens mauvais du mot et ne détestant pas la littérature qui est une confidence, un épanchement et une confession. J’accorderai tout cela, et, aussi bien, il a bien fallu qu’il y ait eu quelque chose du romantisme dans sa complexion pour qu’il soit resté romantique relativement assez longtemps. Mais le fond ou si vous voulez — car je ne sais guère ce que c’est que le fond — certaines parties très considérables de sa complexion étaient tout autres et contraires. Il était prompt d’esprit, trop prompt même peut-être ; il aimait la clarté, il aimait, encore sans le bien savoir, la règle ; par son orgueil il était aristocrate ; et si l’art est toujours aristocratique, certainement, encore est-il que l’art romantique est plus populaire, s’adressant toujours plus aux sentiments qu’aux idées et, particulièrement, plus qu’aux idées fines. Et puis, ce qui à la vérité n’est que circonstanciel, mais n’en est pas moins important et peut-être plus, Nietzsche était indépendant et agressif, et que toute l’Allemagne fût pénétrée de romantisme, ce lui était une raison pour que très vite il se tournât d’un autre côté. Il s’affranchit." (p.8-9)
"On trouverait une théorie à peu près complète de l’art classique, et particulièrement de l’art classique français, éparse dans les œuvres de Nietzsche. Il est sûr au moins que le clair, le précis, l’ordonné et le choisi furent pour lui une sorte de révélation ravissante." (p.12)
"Les véritables goûts, les goûts profonds, ceux qui demeurent toute la vie, se formant entre la vingtième année et la trentième." (p.15)
"Il se fait peu à peu toute une idée, fausse à mon avis, mais originale, intéressante et extrêmement féconde en conséquences, de l’âme grecque, du tempérament grec et de la race grecque, et cette idée il la caresse, et il s’en pénètre, et il s’en enivre, et il en fera tout un système philosophique, sociologique et moral ; et en vérité Nietzsche est tout entier dans les Origines de la Tragédie grecque." (p.16)
"L’Olympe est un séjour d’êtres supérieurs, à la fois puissamment vivants et noblement beaux, exaltés dans la joie de vivre et dans la volonté de vivre, immortels, mot dont, pour l’avoir trop répété, on ne sent plus la signification, immortels, c’est-à-dire insatiables de vie et en voulant pour l’éternité et voulant une vie éternellement inépuisable ; d’êtres, aussi, qui se plaisent à être beaux, à être grands, à être forts, à être nobles et harmonieux." (p.17)
"Nietzsche fera la guerre et suppliera qu’on fasse la guerre [...] à l’habitude et à la tradition qui sont bien souvent des formes encore ou de la timidité, ou de la nonchalance et de la paresse." (p.49-50)
"Nietzsche a été estimé anarchiste par quelques-uns, encore qu’il ne le soit pas du tout et que foncièrement il soit précisément le contraire. Il n’est pas anarchiste, il n’est pas antisocial ; seulement il voit très bien que toutes les sociétés actuelles et toutes les sociétés depuis un assez long temps sont directement opposées à sa foi et font obstacle à sa foi par leur constitution même. Les sociétés actuelles, quelles qu’elles soient, monarchies absolues, monarchies tempérées, démocraties, ne visent aucunement à faire vivre ou à aider l’homme à vivre en liberté, en force et en beauté ; si elles visent à quelque chose (de quoi, du reste, on peut douter), c’est à faire vivre le plus d’hommes possible." (p.51)
"Le démocrate lui paraît je ne sais quel ami de l’ombre et des ténèbres humides, tout ce qu’il y a de moins apollinien ; et le socialiste, qui n’est pour lui, et il a raison, que le démocrate logique, un être de nuit, dont le seul souci est de vouloir éteindre tout ce qui ressemble un peu au soleil." (p.56)
"Quasi personne ne niera que les religions sont nées de la terreur des hommes ignorants en présence des forces de la nature." (p.62)
"Pour Nietzsche — et nous sommes ici dans les idées de Nietzsche qui me paraissent les plus justes en leur fond sinon dans toutes les conséquences qu’il en tire — pour Nietzsche le Christianisme n’est pas autre chose qu’un des avènements, et le plus considérable et le plus décisif, du plébéianisme ; et c’est pour cela qu’il y voit l’ennemi le plus odieux et le plus redoutable, éternel obstacle à ses idées générales. Le Christianisme est l’avènement du plébéianisme." (p.78)
"Il a été préparé (ce que Nietzsche me paraît avoir complètement oublié ou passé sous silence) par le prophétisme hébreu, qui est un mouvement formellement populaire, plébéien, démocratique et égalitaire.
Toutes ces préparations sont exécrables." (p.79)
"Nietzsche parle toujours des savants comme un professeur qui s’est évadé du professorat." (p.91)
"Il n’y a guère d’illusion plus forte que cette idée, vraiment universelle à notre époque, qui consiste à confondre la civilisation et la science. C’est une idée universelle pour tout homme qui croit avoir réfléchi et même pour tout homme, du peuple comme de l’élite, et peut-être encore plus pour l’homme du peuple. L’homme civilisé, c’est l’homme qui sait, l’homme cultivé, c’est l’homme qui sait. Il n’y a rien de plus faux. L’artiste qui ne sait rien du tout, l’homme d’action qui sait peu de chose, est un homme aussi cultivé, aussi civilisé, souvent beaucoup plus, que le savant." (p.99)
"Les religions sont fausses et la science est vaine, et l’une et les autres sont des obstacles à la vie forte et à la vie réelle, et des ferments de décadence dans l’humanité." (p.107)
"Il est certain que c’est le bien et le mal, et la conduite des mœurs, et la règle des mœurs, qui importent le plus." (p.151)
"La volonté de puissance, le désir de persévérer dans l’être et d’accroître indéfiniment son être, en un mot l’égoïsme pur, voilà tout l’homme naturel, et quand il croit y renoncer il n’y renonce pas, et quand il l’altère plus ou moins il se dénature, et quand on se dénature on se dégrade et on s’affaiblit, et l’homme moralisé n’est qu’un égoïste perverti. Pour réintégrer l’homme dans son humanité, il faut, coûte que coûte, lui persuader de redevenir un égoïste pur et simple. Ils étaient des égoïstes radicaux ces peuples antiques qui n’admettaient même pas, qui ne comprenaient même pas qu’il y eût pour un peuple d’autre destinée que d’être conquérant ou conquis, qui allaient de l’avant, conquérant sans cesse, ajoutant des accroissements à des accroissements, étendant et développant leur personnalité, voulant remplir le monde de leur moi, jusqu’au jour, accepté par eux, où ils seraient conquis à leur tour. Et ces peuples, ce sont eux, pourtant, qui ont créé la civilisation. On ne peut pas dire qu’ils aient eu une morale de bandits et une conception de la vie digne de barbares ou de sauvages. Ils étaient des hommes, et voilà tout ; ils étaient pleinement hommes ; ils avaient la volonté de puissance, c’est-à-dire l’égoïsme sain, jeune et vivace, et ils s’agrandissaient, selon la loi de leur nature, par la conquête, par la fondation de villes, par la colonie, par la création littéraire et par la création artistique. Et de morale, sinon de cette morale qui n’est que règle de discipline civile et civique, ils s’en inquiétaient comme de rien." (p.180-181)
"Son idée centrale, à la fois philosophique et historique, son idée maîtresse, c’est que c’est le peuple qui a inventé la morale, pour brider, museler, entraver et paralyser les forts et les beaux, ceux qui veulent vivre en force et en beauté ; et que le peuple, patient et rusé, y a parfaitement réussi. Le peuple, aux instincts bas, ne peut vivre ni en beauté ni en force ; il veut vivre platement, pacifiquement, sûrement, doucement, et ne jamais faire de grandes choses. Il n’aime pas du tout la vie dangereuse. Il veut manger du pain, regarder les jeux du cirque, se reproduire, s’enivrer un peu, chanter quelques chansons sottes, travailler le moins possible, point du tout s’il se peut ; et mourir très tard. Il a son art à lui, en tout temps le même, qui est très caractéristique de ses mœurs. C’est un art sans imagination et sans lyrisme, sans sublimité, même apparente, ou même intentionnelle ; c’est un art fait de sensiblerie timide, plaintive et fade, un art de romances ou de peinture de genre attendrissante ; c’est un art tout élégiaque, ou si vous voulez tout gemütlich. Et, d’autre part, c’est un art grossement comique, fait de lourdes plaisanteries et de railleries contondantes. Rien, dans cet art populaire de tous les temps, qui pousse à l’action, à l’entreprise, à la vie énergique, laborieuse, rude, forte et belle. Le peuple de tous les temps est un « troupeau » d’êtres timides et nonchalants." (p.202-203)
"Mais voici, là-bas, plus loin, entre le monde de la Méditerranée et le monde oriental, un petit peuple, d’autre race, qui, sans doute, lui aussi, est patriote ; qui, lui aussi, a un dieu national, un dieu local, un dieu en quelque sorte provincial ; mais qui n’est pas aristocrate, qui est plébéien tout entier et qui a une morale toute particulière qui étonnerait bien un Romain ou un Grec. Ce petit peuple a inventé le péché. Entendez que le péché, ce n’est pas un acte nuisible à un concitoyen et par suite un acte contre la cité. Le péché c’est un acte contre Dieu, c’est une chose qui déplaît à Dieu et qui ne peut être effacée que par le repentir, la demande de pardon, la demande de grâce et la contrition et l’humiliation devant la majesté divine offensée. — Ceci est une conception toute particulière : égalitaire, car devant la grandeur divine toutes les grandeurs humaines sont égales, n’étant rien, et le péché du fort et du riche est aussi grave, comme offense à Dieu, que tout autre ; ecclésiastique, car, s’il y a des confidents et des interprètes de la pensée divine, ils seront juges des péchés et en demanderont compte au riche comme au pauvre, au fort comme au faible ; morale, enfin ; car ici il ne s’agit pas de patrie à défendre, de cité à servir, de volonté de puissance à aider et à soutenir, etc. ; il s’agit d’un code dressé par un dieu, imposé aux hommes dans l’intérêt de ce dieu, pour la gloire de ce dieu et qui commande impérativement, sans donner ses raisons, et à qui il faut obéir parce qu’il commande et pour cela seul. L’impératif catégorique est né." (p.214-215)
"La plèbe organise ainsi, si cela peut s’appeler organiser, un État destructeur de l’espèce supérieure (ou d’une grande partie de l’espèce supérieure) et désarmé, d’une part contre l’étranger avide et d’autre part, à l’intérieur, contre les ennemis violents ou rongeurs, volontaires ou involontaires, de la société. Cet État plébéien est répresseur de la partie la plus élevée de l’espèce supérieure, comme nous l’avons vu, et aussi il est destructeur de la partie un peu moins élevée de l’espèce supérieure, en ce que, celle-là, il l’appelle, il l’attire, il l’entraîne à la politique et l’y épuise." (p.242)
"Le romantisme procède toujours d’une faiblesse, qu’elle soit nervosité ou qu’elle soit neurasthénie. On peut dire que l’art classique et l’art romantique sont tous deux des rêves, puisqu’ils sont des arts, mais que l’un est rêve d’homme fort et l’autre rêve d’homme faible." (p.298-299)
"Le romantisme procède toujours d’une faiblesse, qu’elle soit nervosité ou qu’elle soit neurasthénie. On peut dire que l’art classique et l’art romantique sont tous deux des rêves, puisqu’ils sont des arts, mais que l’un est rêve d’homme fort et l’autre rêve d’homme faible." (p.328)
"L’asservissement de la recherche du vrai à la morale ; l’asservissement de la recherche du beau à la morale ; l’asservissement de la recherche du bien public à la morale, sont des suppressions de la recherche du beau, de la recherche du vrai et de la recherche du bien public ; l’asservissement absolu et superstitieux de l’humanité à la morale — car la morale a ses superstitions comme la religion, de qui elle diffère peu — tuerait net l’humanité.
Et cela revient à dire que là aussi il y a des morales particulières : il y a une morale particulière de l’art, il y a une morale particulière de la science, il y a une morale particulière de la politique." (p.336)
"L’humanité doit être dirigée et gouvernée par une élite : c’est parfaitement mon avis. Elle doit être gouvernée et asservie rudement par une élite de penseurs, d’artistes et d’hommes énergiques, ces artistes en actions, parce que ces gens-là créent de la beauté, dont la foule ne se soucie point et que la foule ne crée que quand on la force à la produire : ce n’est plus mon avis. Si l’élite ne se donne pas pour but, avant tout, de rendre des services à la foule, de la rendre plus intelligente, plus sage, plus saine, et en définitive plus heureuse, je ne vois plus trop à quoi sert l’élite et où elle puiserait son droit. Qu’elle ne rende pas le peuple heureux par les moyens que le peuple choisirait, d’accord ; qu’elle lui fasse défricher des brousses, sécher des marais, bâtir des Versailles, mener une guerre de défense et même de conquêtes, en profitant soit de la force qu’elle a su concentrer en elle, soit de la confiance instinctive ou héréditaire que le peuple a mise en elle, soit : l’élite a précisément pour mission de voir plus loin, de prévoir et de savoir ce qui, en définitive, au prix de malheurs transitoires, fera la grandeur, la force, la sécurité et, somme toute, le bonheur du peuple ; — mais que l’élite ne se croie obligée qu’à créer de la beauté par ses efforts et ceux du peuple, et à faire de l’art avec le peuple pour matière, je ne suis pas assez artiste pour croire que le but vaille qu’on emploie ces moyens." (p.356-357)
"Nietzsche, a rendu au monde l’immense service d’être loyal, d’être brave, de ne s’incliner devant aucun préjugé, ni même devant aucune doctrine vénérable, de ne reculer devant aucune idée de lui, si scandaleuse qu’elle put paraître, de tout remettre en question, intrépidement, comme Descartes, plus, je crois, plus à fond que Descartes lui-même ; d’avoir eu un imperturbable courage intellectuel, qu’il pousse quelquefois jusqu’à la forfanterie ; mais c’est le défaut de la qualité, à quoi il faut toujours s’attendre et de quoi il faut toujours prendre son parti." (p.361)
-Émile Faguet, En lisant Nietzsche, Société française d’imprimerie et de librairie, 1904, 362 pages.
http://archive.org/search.php?query=mediatype%3A(texts)%20-contributor%3Agutenberg%20AND%20(subject%3A%22Faguet%2C%20Emile%2C%201847-1916%22%20OR%20creator%3A%22Faguet%2C%20Emile%2C%201847-1916%22%20OR%20creator%3A%22Emile%20Faguet%22%20OR%20title%3A%22Emile%20Faguet%22%20OR%20description%3A%22Emile%20Faguet%22)
https://archive.org/stream/lesocialismeen1900faguuoft#page/n7/mode/2up
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1016/S0191-6599(96)00008-3
"
-Joerge Dyrkton, "The Liberal Critic as Ideologue: Émile Faguet and fin-de-siècle Reflections on the Eighteenth Century," History of European Ideas, Vol. 22, Nos. 5-6, 1996, pp. 321–336.
https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10848779908579958?needAccess=true