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    Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens (1815-1919)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens (1815-1919) Empty Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens (1815-1919)

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 16 Sep - 16:11

    "Un tout autre point de vue [que colonialiste] se fit entendre dans le discours que prononça ensuite le Premier ministre de la République du Congo, Patrice Lunumba: "Nous avons connu que la loi n'était jamais la même selon qu'il s'agissait d'un Blanc ou d'un Noir: accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu qu'il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs, qu'un Noir n'était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu'un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d'une justice d'oppression et d'exploitation (applaudissements). Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi est désormais fini. [...]
    Mais [...] dans les années cinquante le même Patrice Lunumba avait exprimé des opinions fort différentes et exposé une tout autre manière de percevoir les rapports coloniaux: "A ceux qui ne veulent voir dans la colonisation que le mauvais côté des choses, nous les prions de faire une balance entre le bien réalisé et le mal pour voir ce qui l'emporte. La délivrance de cette traite odieuse que pratiquaient de sanguinaires Arabes et leurs alliés -ces malandrins dépourvus de tout sentiment humain qui ravageaient le pays, à qui la devons-nous ? (...) Par un idéalisme humanitaire très sincère, la Belgique nous vint en aide et, avec l'aide de vigoureux combattants indigènes, elle parvint à chasser l'ennemi, à enrayer la maladie, à nous instruire, à faire disparaître de nos murs des usages peu humains, à nous rendre notre dignité humaine, à faire de nous des hommes libres, heureux, rigoureux, des civilisés. (...) Tout homme réellement humain et raisonnable doit témoigner de la reconnaissance et s'incliner avec respect devant l’œuvre grandiose réalisée dans ce pays au prix d'incalculables sacrifices matériels et humains.".
    " (p.10-11)

    "Le premier enseignement de l'approche comparative est bien qu'au XIXe siècle, si nombre de pays européens possédèrent alors des colonies, parler d'empires coloniaux dans tous les cas est peut-être un peu excessif. En 1815, il ne restait déjà plus grand-chose de l'empire mondial espagnol naguère si grandiose et en 1914 il n'en subsistait presque plus rien. Après la perte du Brésil, les possessions portugaises furent limitées principalement à l'Afrique. Elles étaient relativement limitées principalement à l'Afrique. Elles étaient relativement vastes mais ne revêtaient pas un très grand intérêt. L'Allemagne et, dans une mesure encore plus importante, l'Italie connurent une situation similaire. L'empire colonial de la Belgique ne se composait que d'une seule colonie, si immense fût-elle comparée à la petite métropole.
    S'agissant des Pays-Bas, en revanche, on peut parler à bon droit d'empire colonial. Les possessions coloniales néerlandaises s'étendaient toujours -ce serait du moins le cas jusqu'en 1872- sur trois continents ; toutefois les Indes néerlandaises étaient de loin la plus importante de ces possessions, voire en réalité la seule colonie vraiment importante. Au cours de ce siècle, la France se dota d'un nouvel empire colonial qui, avec ses dix millions de kilomètres carrées, peut prétendre légitimement au titre d'imperium. L'Empire russe s'étendait sur une superficie bien plus vaste encore mais la question demeure de savoir jusqu'à quel point, dans son cas, l'expression "empire colonial" est pertinente. Le seul véritable empire colonial à l'échelle mondiale était l'Empire britannique.
    Beaucoup de ces empires ne virent le jour qu'au XIXe siècle. Le Congo belge avait son origine dans l'Etat indépendant du Congo fondé par le roi des Belges Léopold II et qui avait été reconnu par la communauté internationale en 1884-1885. Durant ces mêmes années se constituèrent les empires coloniaux allemand et italien. Les colonies françaises furent, elles aussi, acquises en grande partie au cours des années 1880 et suivantes. En cette fin de XIXe siècle, des pays non européens tels que le Japon et les Etats-Unis participaient également à la compétition coloniale. Ainsi prit fin le monopole colonial de l'Europe. Aussi le XIXe siècle peut-il être appelé avec juste raison le "siècle colonial de l'Europe", même si les empires coloniaux européens n'atteignirent leur plus grande envergure qu'au XXe siècle avec le partage des reliquats de l'empire ottoman lors de la conférence de la paix de 1918-1919. Hormis l'annexion de l'Éthiopie par l'Italie mussolinienne en 1936, plus aucune mutation territoriale majeure ne surviendrait après 1918-1919
    ." (p.14-15)

    "Dans le cadre de leur Reconquista séculaire, du refoulement des occupants arabes de la Péninsule, les Espagnols s'étaient emparés de territoires en Afrique du Nord. Ces présides espagnols, Ceuta et Medilla, étaient les premières implantations européennes en Afrique depuis l'Empire romain et ce sont les seules qui existent encore aujourd'hui. Mais ces événements paraissent mineurs en regard des répercussions qu'eurent les expéditions de Christophe Colomb et Vasco et Gama." (p.26)

    "L'empire ottoman ou plutôt l'empire des Osmanlis, doit son nom à son fondateur, Osman Ier, qui fonda au XIIIe siècle un Etat indépendant en lisière de l'empire byzantin. L'expansion turque s'orienta essentiellement vers l'ouest et atteignit son apogée en 1453 avec la conquête de Constantinople. Ainsi furent jetées les bases du grand empire ottoman qui finirait par s'étendre, en Europe, jusqu'à Vienne et, en Afrique du Nord, jusqu'au Maroc. L'expansion de cet empire au Moyen-Orient eut lieu principalement sous Sélim Ier (1512-1520). La gloire ottomane fut à son zénith sous son successeur, Soliman le Magnifique (1520-1566), dont le prestige vint de ses conquêtes, de ses qualités militaires et de ses talents d'administrateur et de législateur. Constantinople comptait alors une population que l'on estime entre 600 000 et 750 000 habitants, ce qui en faisait de loin la plus grande ville d'Europe et l'une des plus grandes villes du monde." (p.27-28)

    "En 1368, la dynastie Ming était arrivée au pouvoir à la suite de l'effondrement graduel du pouvoir mongol dans le sud de la Chine. Des rivalités qui en résultèrent entre les chefs rebelles, Zhu Yuanzhang, le fondateur de la dynastie Ming, sortit vainqueur. La capitale fut d'abord établie à Nankin mais, en 1409, la cour se transporta à Pékin qui devint la capitale officielle en 1421.
    La Chine, pays très vaste, était très peuplée. Les données démographiques ne sont pas d'une parfaite fiabilité mais, selon le recensement officiel de 1393, la Chine comptait alors soixante millions d'habitants ; toutefois, la plupart des experts estiment que le chiffre réel de la population était beaucoup plus élevé. Sous la dynastie Ming, ce chiffre fit plus que doubler. L'extension des terres agraires et l'introduction de nouvelles variétés de riz firent croître nettement la production agricole. Les grandes villes comme Nankin, Pékin et, plus tard, Canton étaient d'une taille supérieure aux capitales européennes. Outre l'agriculture, l'activité de l'industrie de la soie et du coton était considérable. Le commerce était surtout florissant dans les provinces côtières du Sud. Le niveau de la science et de la technique était plus élevé qu'en Europe. Parmi les inventions et les innovations chinoises, figurent au premier chef le papier, la poudre à canon, la presse à imprimer et la boussole.
    La navigation chinoise prospérait. Les navires et les procédés de navigation chinois n'avaient rien à envier à ceux de l'Ancien Continent. Au contraire, la jonque -mot portugais dérivé du terme javanais signifiant "navire", ajong -était un excellent voilier. Les cargos chinois jaugeaient 1500 tonneaux et davantage ; leur capacité dépassait donc de loin celle des cargos européens. Des centaines de bateaux naviguaient sur les fleuves de Chine et le long de  ses côtes continentales. Au début du XVe siècle, les Chinois entreprirent pas moins de sept grandes expéditions dans l'océan Indien et l'archipel indonésien. La première flotte qui s'aventura dans un telle expédition sous la direction de l'amiral Tcheng Ho en 1405 se composait de 317 bâtiments qui avaient à leur bord 28 000 hommes. Les jonques chinoises explorèrent de grandes parties de l'Asie. Quand Vasco de Gama contourna vers l'est le cap de Bonne-Espérance, les Chinois avaient déjà découvert les côtes de l'Afrique orientale d'où ils avaient ramené une girafe pour leur empereur. Mais ces activités maritimes firent long feu. La Chine était et demeurerait une puissance terrestre qui veillait en priorité à sécuriser ses frontières. Toutes ces expéditions coûteuses avaient en outre grevé lourdement le Trésor public et une lutte d'influence s'était engagée entre les mandarins, qui répugnaient au commerce, et les eunuques qui avaient organisé ces odyssées navales. Aussi l'empereur décida-t-il de mettre un terme à l'aventure de l'outre-mer. La construction navale fut interdite et, à partir de 1551, prendre le large avec un bateau de plus d'un mât fut passible de sanctions. C'est ainsi qu'au moment précis où l'expansion européenne s'amorça la Chine cessa ses activités d'outre-mer.
    Plusieurs facteurs expliquent les différences entre l'expansion de l'Europe et celle de la Chine. D'abord leurs motivations n'étaient pas les mêmes: la ferveur religieuse et la cupidité qui poussèrent les Européens à faire route vers les pays d'outre-mer, ainsi que la curiosité européenne, faisaient défaut dans le cas de la Chine. De surcroît les Chinois n'avaient aucune raison d'aller en Europe. Les Européens convoitaient les trésors de l'Orient tels que les produits de luxe et les épices, que les Chinois, pour leur part, avaient à portée de main.
    Mais il est une différence tenue pour essentielle par les historiens: l'Europe, contrairement à la Chine, n'avait pas un seul souverain
    ." (p.28-30)

    "En 1596, une flottille emmenée par Keyser et de Houtman accosta en rade de Bantam (l'ancienne Banten). Cet événement marque le début de trois siècles et demi de présence néerlandaise dans l'archipel indonésien. En 1602, les Compagnies néerlandaises d'Orient furent regroupées au sein d'une entreprise de plus grande taille, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (la VOC), première multinationale de l'histoire ainsi que la plus grande puissance d'Asie. La VOC était financée par des actions émises à la Bourse d'Amsterdam et gérée par un conseil d'administration de dix-sept membres connu sous le nom de Conseil des Dix-Sept. Les Etats Généraux néerlandais lui attribuèrent le monopole du commerce en Asie et, en échange, elle devait y assumer défense et justice. En 1621, fut fondée également une Compagnie des Indes occidentales (la WIC) dotée pour la zone atlantique d'une charte comparable.
    Le système des compagnies présentait l'avantage de ne pas faire supporter les frais de gestion à l'Etat mais aux négociants, qui faisaient les bénéfices. En Angleterre, diverses entreprises commerciales d'outre-mer avaient déjà été crées dans les années 1560 et, en 1600, une East India Compagny (EIC) y vit également le jour
    ." (p.33)

    "L'essor des compagnies néerlandaises, anglaises, françaises et autres s'inscrit dans le grand processus historique mondial qui s'accomplit au cours du XVIe siècle, à savoir le déplacement du centre de gravité économique et politique de l'Europe, de la Méditerranée vers la mer du Nord et l'océan Atlantique. Au XVIIIe siècle, ce processus aboutit à l'hégémonie mondiale de l'Angleterre mais, au XVIIe siècle, rien ne laissait prévoir une telle évolution. A cette époque-là, en effet, l'entreprise la plus puissante était la VOC. Elle avait chassé les Portugais de l'archipel indonésien, s'était emparée du centre de production des épices, les Moluques, et avait contraint ses habitants à lui fournir des produits d'exportation. Dans ce contexte, il n'était pas rare qu'elle eût recours à des méthodes brutales. L'extermination de la population de Banda en fut l'illustration la plus sinistrement célèbre.
    Du reste, la VOC ne se cantonna nullement à l'archipel indonésien. Elle avait des comptoirs sur les deux côtes de l'Inde (Malabar et Coromandel), au Bengale, en Birmanie, en Malaisie, en Indochine et au Siam, ainsi qu'en Perse et à Surat. Elle régna quelque temps sur Formose (Taîwan). Elle possédait aussi une factorerie au Japon: située sur l'île artificielle de Dejima dans la baie de Nagasaki, elle fut le seul établissement qui resta ouvert après que le Japon, en 1640, se fut fermé au commerce occidental et demeura donc pendant plus de deux cents ans (de 1640 à 1854) le seul endroit où le Japon put entrer en relation avec l'Occident.
    La VOC fonda également une base de ravitaillement pour ses navires au cap de Bonne-Espérance. Cet établissement donnerait naissance à la colonie du Cap et jetterait du même coup les bases de la future domination de l'Afrique du Sud par les Blancs.
    " (p.34-35)

    "La guerre de Sept Ans (1756-1763) fut lourde de conséquences non seulement pour l'Europe, mais aussi pour l'outre-mer. Elle mit fin au premier empire colonial français. Les Anglais vainquirent les Français en Inde et au Canada. C'en fut ainsi terminé, du moins provisoirement, du rôle de la France en Asie. Elle conserva quelques comptoirs en Inde (entre autres à Pondichéry) mais sans plus aucun poids politique. Cette guerre donna également une tournure décisive à l'évolution des rapports de force avec le Nouveau Monde. Là aussi, la France avait perdu son influence. L'Amérique située au nord du Rio Grande deviendrait essentiellement une région anglophone et dominée par la culture anglaise avec une minorité française au Québec, vestige de temps révolus." (p.38)

    "En 1815, s'achève donc la première phase de l'expansion européenne, au bilan contrasté. En Amérique, tout a déjà été consommé: exploration et exploitation, colonisation et décolonisation. Un monde nouveau est né qui est politiquement indépendant de l'Europe et dont l'avenir sera dans une large mesure tributaire des Etats-Unis. En Asie, les bases d'une nouvelle ère dans les relations séculaires que ce continent entretenait avec l'Europe ont été établies. Si, jusque-là, c'était l'Europe qui accusait un retard sur l'Asie et qui n'offrait aux Asiatiques que peu de denrées, il en irait autrement au lendemain de la révolution industrielle. L'Angleterre et, plus tard, le reste de l'Europe fourniront dorénavant des produits industriels, d'abord essentiellement des produits textiles, que les produits asiatiques traditionnels ne pourront concurrencer du point de vue des coûts de production.
    La révolution industrielle du XVIIIe siècle jette les bases de nouveaux rapports de force en Asie. La supériorité technique européenne ne se limite pas, en effet, à la production textile. L'industrie européenne se développe dans d'autres domaines. Machines à vapeur, bateaux à vapeur et armes à feu deviennent des instruments majeurs dans le contexte de l'avènement de nouveaux équilibres entre les puissances. En outre, les gouvernements européens manifestent désormais de l'intérêt pour l'exercice du pouvoir colonial.
    " (p.42)

    "L'expansion européenne débuta à la fin du XVe siècle, après que l'Europe se fut remise de la "mort noire", la peste qui, vers le milieu du XIVe siècle, avait laminé un tiers de sa population et peut-être même davantage. Cette reprise démographique ne s'arrêterait plus. La part de l'Europe dans la population mondiale, qui, au milieu du XVIIe siècle, n'était encore que de 18.3% atteindra 24.9% en 1900. Cette croissance constitue la toile de fond de cinq siècles d'expansion européenne.
    Ce processus de croissance, au sens absolu du terme, se poursuit encore au XXe siècle mais commence alors à décroître au sens relatif. Pour deux raisons: d'une part, après le taux de mortalité, ce fut au tour du taux de natalité de baisser, entraînant un affaissement de la croissance démographique ; d'une part, dans les colonies, le taux de mortalité baissa graduellement alors que le taux de natalité y demeurait encore provisoirement élevé
    ." (p.45-46)

    "Pendant la seule période 1500-1650, près d'un demi-million d'Espagnols gagnèrent l'Amérique espagnole." (p.49)

    "Au cours de la période 1840-1940 [...] [l'émigration] connut une croissance exponentielle, soixante millions d'émigrants quittant l'Europe. [...] Ces flux migratoires à grande échelle furent rendus possibles par une forte baisse du prix des transports." (p.50-51)

    "La société coloniale était une société d'hommes. [...] Pour les colons, trouver des femmes était et resterait une difficulté." (p.57)

    "Après des insurrections coloniales comme la guerre de Java (1825-1830) et la "Révolte des Cipayes" en 1857, il serait souhaitable d'augmenter la distance entre les maîtres et les asservis. Le ton changea et les mariages mixtes ne furent plus jugés acceptables. Plus la mission se développait, plus le concubinage était critiqué. L'Angleterre joua à cet égard un rôle de pionner. Aux Indes britanniques, le concubinage tomba quasiment en désuétude après la "Révolte". En 1909, lord Crewe, le ministre des Colonies, promulgua sa fameuse "Circulaires Crewe" qui interdisait aux fonctionnaires de l'administration britannique de fréquenter des femmes autochtones. Cela marqua le début d'une véritable "campagne de pureté" où fut soulignée l'importance de la continence et de l'abstinence sexuelles." (p.60-61)

    "L'arrivée de femmes européennes entraîna de profondes mutations dans la société coloniale. Dans les foyers, une séparation claire se créa entre la famille blanche et les autres habitants. Les relations entre les maîtres blancs et le personnel de maison furent formalisées, ce qui inspira à celui-ci des sentiments d'aversion. Comme le dit un domestique dans le livre de George Orwell Burmese days (Une histoire birmane): "Si notre maître se marie, je devrai partir le jour même". Les règles vestimentaires furent également durcies. C'est pourquoi on a dit que l'arrivée de la femme européenne avait contribué à la ségrégation raciale." (p.62)

    "La révolution industrielle eut pour conséquence une augmentation énorme de la productivité. Dès 1830, un ouvrier anglais produisait avec sa trameuse mécanique 350 à 400 fois plus de fil à l'heure qu'un artisan indien avec son rouet, ce qui eut des conséquences fatales pour le textile indien. En 1814, l'Inde importait 915 000 mètres de textile anglais ; en 1820, elle en importa près de 12 millions et, en 1890, elle en importerait plus d'un milliard 800 millions." (p.65)

    "Au début du XIXe siècle, les navires rapides reliaient Londres à Calcutta en deux mois. En 1914, ce périple ne durait plus que deux semaines. Le creusement du canal de Suez joua un grand rôle à cet égard, car il permit de réduire de 41% la distance séparant Londres de Bombay. Et Bombay put ainsi assumer le rôle de centre économique de l'Inde joué jusque-là par Calcutta." (p.66)

    "Un facteur important qui favorisa le développement de l'économie internationale fut la relative stabilité monétaire. Après l'émergence de monnaies nationales qui supplantèrent les différentes monnaies régionales, vient le temps des banques centrales nationales. En Angleterre, cette fonction fut assurée après 1844 par la Bank of England. En France, la Banque de France obtint en 1848 le monopole de l'émission des billets de banque. En Allemagne et en Italie, cela se produisit plus tard, après l'unification -en Italie, il fallut même attendre 1907. Un élément d'une importance considérable pour le circuit des paiements internationaux fut l'instauration de l'étalon-or. L'Angleterre fut en 1821 le premier pays qui passa totalement à l'or. Les autres pays connurent encore longtemps le bimétallisme, caractérisé par la coexistence de monnaies en or et en argent. L'Allemagne instaura l'étalon-or en 1871. Aux alentours de 1880, la plupart des pays développés avaient adopté cet étalon-or. Le Japon suivit après 1900. Une grande stabilité monétaire en résulta, stabilité qui fut encore consolidée par la position dominante de la livre sterling anglaise, due au fait que Londres jouait un rôle clé comme centre financier. La livre sterling était alors ce que le dollar serait après 1945: la devise de réserve internationale." (p.69)

    "L'abrogation, en 1846, des Corn Laws, lois protectionnistes qui jusque-là avaient empêché toute importation de blé étranger en Angleterre [...] inaugura l'ère du libre-échange dans l'histoire britannique. La pensée libre-échangiste gagna aussi du terrain ailleurs en Europe. Le traité de libre-échange franco-britannique du 23 janvier 1860, mieux connu sous le nom de traité Cobden-Chevalier, est considéré comme l'avancée la plus importante à cet égard. L'empereur Napoléon III, qui s'était converti au libre-échangisme durant ses longs séjours d'exilé en Angleterre, fit adopter ce traité contre la volonté du Parlement et de la population.
    Durant le dernier quart du siècle, l'idéologie favorable au libre-échange régressa. En 1879, l'Allemagne fut le premier pays à instaurer un tarif protectionniste sous l'impulsion de Bismarck qui voulait ainsi réconcilier les principales catégories sociales auxquelles il s'adossait, d'une part, les Junkers prussiens et leurs intérêts agraires et, d'autres part, les industriels rhénans. En France, le gouvernement décida en 1881 de procéder à une révision tarifaire qui institua une protection limitée pour les produits industriels mais eut en pratique une portée insignifiante. Mais par la suite, le protectionnisme finirait aussi par avoir droit de cité en France. En 1892, le tarif très protectionniste de la loi Méline y fut instauré. La fin de l'ère libre-échangiste approchait à grands pas
    ." (p.71)

    "Un des plus grands projets coloniaux en matière d'infrastructures fut l'aménagement du chemin de fer. Les Anglais en avaient été les grands précurseurs en Inde. En 1845, ils avaient créé leur première entreprise, l'East Indian Railway Co. Sous la pression du lobby ferroviaire en Angleterre, l'East India Company, qui y était au départ opposé, leva ses objections et en 1852 débutèrent les travaux de pose de la première ligne de chemin de fer qui relierait Bombay à Kalyani, deux villes distantes de 55 kilomètres. Beaucoup d'autres entreprises suivirent. Résultat: en 1902, l'Inde britannique disposait d'un réseau ferré de près de 42 000 kilomètres qui n'était alors dépassé en importance que par celui de la Russie, des Etats-Unis et du Canada, et était plus vaste que celui du reste de l'Asie." (p.73)

    "D'après les estimations, l'Europe a, entre 1750 et 1913, dû sacrifier quelque 300 000 de ses ressortissants pour conquérir 34 millions de kilomètres carrés de territoire africain et asiatique, et soumettre 534 millions d'individus. Chez les colons, le nombre de victimes directes de ces guerres s'est située entre 800 000 et un million de personnes. Mais le nombre total de victimes imputable aux déplacements de populations, aux famines, etc., qui ont accompagné ces conflits s'est élevé à environ 25 millions." (p.76-77)

    "La guerre coloniale présentait [souvent] le caractère d'une guerre populaire, ce qui ne signifiait pas qu'aucune distinction n'était établie entre civils et combattants mais que cette distinction, qui en Europe, précisément au cours de ces années-là, prenait corps de plus en plus nettement, était fluctuante. Le fait est que la guerre coloniale tendît à assurer une présence permanente du colonisateur signifiait que l'on ne pouvait se satisfaire d'une approche purement militaire. Il ne s'agissait pas seulement de conquérir le pays mais aussi "les cœurs et les esprits" de la population." (p.79)

    "Nombre d'étude ont montré que la majorité des soldats [des armées coloniales] ne décédait pas à la suite d'actes guerriers mais de maladies. [...]
    Pendant la première moitié du XIXe siècle, 6% seulement des soldats de l'armée coloniale britannique moururent sur le champ de bataille. Tous les autres moururent après avoir contracté une maladie.
    " (p.81)

    "Les armées coloniales affrontaient souvent un ennemi alignant dix fois plus d'homme." (p.82)

    "Les Anglais se trouvaient dans une situation unique en ce sens qu'ils possédaient au sein de leur Indian Army un réservoir énorme de soldats qu'ils pouvaient, si nécessaire, engager partout dans le monde -et cela aux frais du budget indien. Entre 1829 et 1856, l'armée britannico-indienne fut engagée en Chine (trois fois), en Perse, en Éthiopie, à Singapour, à Hongkong, en Afghanistan, en Égypte, en Birmanie, au Soudan et en Ouganda. Au cours de la période qui suivit la Révolte en 1857, elle dut intervenir en Chine, en Éthiopie, au Baluchistan, à Malte, à Chypre, en Afghanistan, en Égypte, en Birmanie, au Nyasaland, à Mombassa, en Ouganda et au Soudan." (p.83)

    "Il faut distinguer trois principales formes d'administration coloniale, qui composent une gamme de nuances allant de l'immixtion limitée à l'ingérence intensive: protectorats, colonies et zones qui étaient considérés comme une composante de la mère patrie. Il n'existe du reste qu'un seul exemple de cette dernière catégorie, l'Algérie, qui fut subdivisée, selon le modèle français, en départements dirigés par des préfets recevant leurs instructions de Paris. Ces départements, qui relevaient du ministre de l'Intérieur, étaient considérés comme des composantes de la France elle-même, à peu près comme la Corse.
    Le protectorat, en tant que modèle d'administration, apparut avec les grandes extensions territoriales de la fin du XIXe siècle. Les empires d'outre-mer s'étendirent trop rapidement pour permettre une croissance, adaptée à cette extension, de l'administration coloniale. Les charges financières et administratives auraient été trop importantes. Le système du protectorat permit de remédier à ce problème. Son principe était que le souverain qui se plaçait sous protection conservait son autorité sur le plan intérieur mais cédait la gestion de ses relations extérieures à la puissance protectrice. Aussi, la tutelle sur les protectorats relevait dans la plupart des cas du ministre des Affaires étrangères.
    La forme administrative du protectorat changea au fil des années. Au début, on établissait une distinction très nette entre les protectorats, qui possédaient une certaine autonomie, et les colonies, caractérisées par une cession intégrale de la souveraineté. Il en était encore ainsi, par exemple, à l'époque de la Conférence de Berlin. Mais dix ans plus tard les "law officers" britanniques en concluaient déjà que l'exercice du protectorat dans un pays non civilisé impliquait le droit d'assumer une juridiction, de quelque nature qu'elle fût, sur toute personne, à seule fin que le mandat fût effectif. C'était aussi le point de vue des experts français et allemands. Et conséquence, la distinction entre colonie et protectorat perdit beaucoup de son sens.
    La Tunisie et le Maroc étaient des protectorats français mais en pratique l'influence française y était quasi aussi grande qu'en Algérie.
    Outre cette différence de souveraineté entre colonies et protectorats, la différence d'idéologie de l'administration coloniale revêtait aussi une importance majeure. A cet égard, il y avait grosso modo deux courants ou écoles, à savoir l'assimilation et l'association. Ces termes sont empruntés au débat français consacré à cette matière mais ils peuvent aussi bien être employés au sens large. Le concept d'assimilation remonte à la Révolution française. La constitution de l'an III (1795) a décrété les territoires d'outre-mer "parties intégrantes de la République" et les a subdivisés, tout comme la France elle-même, en départements. C'est ainsi que fut amorcée et fondée la politique d'assimilation. Il s'agit là d'un concept typiquement français, à en croire Arthur Girault, théoricien colonial faisant autorité. Il soutenait que si l'autonomie convient à des Anglo-Saxons, elle ne convient pas aux Français dont les esprits, comme ceux de tous les Latins, avaient été pétris par l'influence de Rome pendant des siècles. Pour sa part, Lyautey affirmait que l'administration directe était une évidence pour les Français. Au demeurant, cette notion n'a pas exclusivement une signification purement administrative. Elle implique également qu'il faille tendre vers une adaptation culturelle des peuples colonisés aux idées et aux conceptions françaises.
    Le concept d'association est beaucoup plus récent puisqu'il remonte aux années 1890, quand les théoriciens coloniaux français débattirent du maintien de la politique coloniale traditionnelle à l'heure où l'empire colonial s'était étendu d'une façon si inattendue et sur une telle échelle. D'aucuns jugèrent que le maintien n'était pas possible. Le représentant le plus important de cette tendance était Jules Harmand. Il exposa dans un ouvrage classique, Domination et colonisation (1910), que la mission première du colonisateur devait être de préserver et de perpétuer sa domination. Les moyens idoines pour y parvenir étaient un système d'administration indirecte et le respect des us et coutumes et de la religion des peuples indigènes. Voilà pourquoi il fallait substituer au système d'administration directe prôné par le courant assimilationniste une forme d'administration indirecte.
    Les idées de Harmand ne sont guère éloignées de la politique coloniale anglaise qui était axée sur le maintien des structures administratives existantes et le respect ou, du moins, l'acceptation de la nature propre des civilisations et des sociétés autochtones. A première vue, il existait d'ailleurs une certaine similitude entre les deux visions car la France et l'Angleterre se servaient d'administrateurs autochtones. Mais en Afrique britannique les chefs avaient un autre statut que ceux d'Afrique française. L'autorité du chief britannique reposait généralement sur son statut précolonial et l'autorité traditionnelle qu'il exerçait sur la population locale. Il possédait donc une forme personnelle de pouvoir et de légitimation. Le chef français, en revanche, n'était rien de plus qu'un fonctionnaire qui n'avait généralement aucune expérience précoloniale de l'exercice du pouvoir et qui, souvent, n'était même pas originaire de la région concernée. Un sergent pensionné des tirailleurs sénégalais pouvait être chef partout. Le gouverneur général de l'Afrique-Occidentale française, Joost van Vollenhoven, aimait à rappeler que les chefs ne détenaient aucun pouvoir personnel car il n'y avait pas deux autorités dans cette région, la Française et l'autochtone, mais une seule, en sorte que le commandant français est le seul responsable légitime. Le chef autochtone n'étant qu'un instrument, un auxiliaire. Dans les colonies françaises, les chefs se voyaient souvent imposer de nouvelles tâches pour le moindre ingrates, telle que la perception d'impôts. Le caractère religieux du pouvoir du chef ne jouait plus aucun rôle. Tout cela contribua au démantèlement des structures de pouvoir précoloniales.
    Alors que le système britannique de l'indirect rule conservait autant que possible intactes les formes de pouvoir traditionnelles, les chefs français n'étaient donc rien de plus, en pratique, que des instruments entre les mains du colonisateur. Il y avait aussi une différence de culture administrative. Une grande partie des fonctionnaires de l'administration britannique appartenaient à la gentry, ce qui expliquerait qu'ils ressentaient une certaine sympathie pour les pouvoirs traditionnels, y compris les souverains africains. Les Français, en revanche, étaient généralement issus de la petite bourgeoisie, nourrissaient des idéaux républicains et étaient allergiques à tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le féodalisme et l'Ancien Régime. Ils tenaient les chefs pour des parasites et doutaient de leur loyauté
    ." (p.89-93)

    "Les puissances coloniales créèrent toutes, tôt ou tard, un ministère des Colonies responsable de la plupart des régions d'outre-mer.
    En Angleterre, ce fut tout d'abord le ministre de la Guerre qui assuma cette responsabilité mais, en 1854, un ministère des Colonies distincts (le Colonial Office) en fut chargé. Celui-ci ne fut toutefois pas compétent pour toutes les possessions d'outre-mer. L'Inde, par exemple, ne dépendit pas du ministre des Colonies -après qu'en 1858 la responsabilité pour l'Inde assumée ne dépendit pas du ministre des Colonies- après qu'en 1858 la responsabilité pour l'Inde assumée jusque-là par l'East India Company eut été transférée à la Couronne- mais du Secretary for India. L'India Office était un appareil puissant doté d'un personnel beaucoup plus nombreux qu'au ministère des Colonies. Un autre ministère gérait aussi les régions d'outre-mer: le Foreign Office. Initialement, la majorité des colonies africaines ressortissait à ce ministère et était administrée par des consuls ou commissioners. Un règlement spécifique existait pour le Soudan qui, sur la base d'un accord anglo-égyptien, était administré comme un condominium anglo-égyptien et disposait de son propre organe administratif: le Sudan Political Service. De même, l'Égypte, qui ne devint officiellement un protectorat britannique qu'en 1914, relevait des Affaires étrangères et était gérée par un haut-commissaire. Lors de la conférence coloniale de 1907, le Colonial Office fut subdivisé en trois sections: les colonies de la Couronne, les dominions et la Section générale. En 1926, un ministre des dominions fut nommé.
    " (p.94)

    "L'Allemagne fit son entrée sur la scène coloniale tardivement. Elle n'acquit sa première colonie qu'en 1884. Les questions coloniales y relevaient des Affaires étrangères. Initialement, un seul homme en fut chargé, le Geheimer Legationsrat Heinrich von Kusserow, qui travaillait au sein de la division juridico-commerciale. Lorsque, dans les années quatre-vingt, l'Allemagne acquit soudain un empire colonial, cette organisation ne suffit plus et, en 1890, une administration distincte en fut chargée -la Kolonial-abteilung. Quoiqu'elle fût subordonnée au ministre des Affaires étrangères, cette division se trouvait dans une situation unique puisque son dirigeant faisait directement rapport au chancelier du Reich et défendait généralement lui-même le budget colonial au Reichstag. En 1907, enfin, un ministère autonome des Colonies fut institué et, en 1910, fut adoptée une nouvelle organisation du service administratif colonial. Mais quatre ans plus tard l'Allemagne perdit ses colonies." (p.96)

    "Les Indes néerlandaises avaient le système administratif le plus ancien et le plus élaboré. Leur administration était constituée d'un gouverneur général qui opérait quasiment en toute autonomie, surtout durant les premières années, et était assisté par un Conseil des Indes. Il dirigeait un service administratif connu sous le nom d'Administration intérieure. A cet égard, il convient toutefois de noter que jusqu'aux années 1870 l'autorité du pouvoir colonial et l'intérêt manifesté par lui se limitèrent essentiellement à l'île de Java qui était le centre de l'exploitation économique. L'administration néerlandaise était une forme de gouvernement double dans la mesure où, aux côtés du corps restreint de fonctionnaires néerlandais, existait une administration indigène, principalement dirigée par des chefs traditionnels, eux-mêmes placés sous la tutelle des Néerlandais." (p.97)

    "Après une période transitoire, toutes les possessions indo chinoises furent réunies sous le gouverneur général de l'Indochine française qui était en poste à Hanoi. En Afrique, il en alla de même. Les colonies françaises d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale furent rassemblées en deux fédérations, respectivement l'Afrique-Occidentale française (A-OF) et l'Afrique-Équatoriale française (A-EF). Un gouverneur général se trouvait à la tête de chacune d'elles. Madagascar avait son propre gouverneur général." (p.98)

    "En France, existait depuis 1886 l’École cambodgienne qui avait été créée pour familiariser les jeunes Indochinois avec la langue et la culture françaises et pour les former afin qu'ils s'insèrent dans l'administration coloniale. En 1888, quand le fils du roi de Porto-Novo y fut inscrit, cette école fut rebaptisée École coloniale (indigène) et demeura donc exclusivement destinée aux sujets coloniaux. L'année suivante vit une mutation décisive. L'École coloniale se vit doter d'une section européenne où des Français furent formés pour servir dans l'administration coloniale. [...] Mais "Colo" n'eut jamais le prestige des vraies grandes écoles et elle dut donc se résoudre à admettre ceux qui se présentaient comme élevés. Par surcroît, ces fonctionnaires de formation théorique se heurtaient à une certaine opposition, l'expérience pratique étant jugée plus importante. En 1914 encore, un cinquième seulement du corps d'administrateurs coloniaux provenait de "Colo"." (p.101)

    "Les Britanniques s'y prenaient tout autrement. Ils recrutaient les fonctionnaires de l'Indian Civil Service parmi les anciens élèves des grandes universités. C'est pourquoi le niveau social des fonctionnaires coloniaux britanniques était élevé, beaucoup plus élevé en tout cas que celui de leurs homologues français et néerlandais. Un grand nombre d'entre eux étaient issus, nous l'avons dit, des rangs de la gentry. John Bright, homme politique libéral, déclara avec pertinence que l'Empire britannique était un gigantesque système d'opportunité offerte aux aristocrates anglais.
    La majorité d'entre eux avait fréquenté une public school et très nombreux étaient ceux qui étaient diplômés d'Oxford, de Cambridge, du Trinity College (Dublin) ou de Sandhurst
    ." (p.101)

    "L'Inde britannique était administrée par un nombre incroyablement réduit de fonctionnaires. Aux alentours de 1890, l'Indian Civil Service comptait en tout et pour tout 900 agents administratifs britanniques." (p.103-104)

    "Hegel, dans sa philosophie de l'Histoire, cantonne l'Asie sur le bas-côté de l'Histoire, ruine majestueuse et identique à elle-même -image proche de celle peinte par Karl Marx, pour lequel la Chine était une momie couchée dans un cercueil scellé et sur lequel l'Histoire ne saurait avoir de prise." (p.111)

    "En 1871, une chaire de géographie fut créée au Collège de France et, en 1872, la géographie devint une matière scolaire. L'engouement française était considérable. Le président de la République Mac-Mahon considérait la géographie comme "la philosophie de la Terre". Mais cette passion pour la géographie n'était pas désintéressée. En 1874, fut fondée à Bordeaux une association de géographie commerciale et, en 1876, une association analogue fut créée à Paris. La vocation de la géographie n'était pas seulement de découvrir le monde mais aussi de l'assujettir." (p.113)

    "Pour les Occidentaux, la santé des armées coloniales était l'un des principaux soucis et l'une des préoccupations majeures. En France, la marine était dotée depuis 1722 d'un service médical qui lui était propre. La marine étant responsable pour les colonies, elle y déploya des hôpitaux. Pour soigner ses malades, elle faisait souvent appel à des religieuses. Les premières sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qui étaient au nombre de sept, arrivèrent au Sénégal en 1819. Les soins médicaux étaient en premier lieu destinés aux militaires mais ils furent graduellement destinés aussi aux autres Européens et, plus tard, également à la population indigène. En 1890, le Corps de Santé coloniale fut créé. La formation fut d'abord dispensée à l'École de Santé navale de Bordeaux, qui venait d'être créée, puis à l'Institut Pasteur de Paris. A partir des années 1890, tout un réseau d'Instituts Pasteur vit le jour dans les colonies françaises.
    Aux Indes néerlandaises, les médecins relevèrent jusqu'en 1911 de l'une ou l'autre forme de tutelle exercée par le chef du Service médical de l'armée
    ." (p.132)

    "Les Européens comprenaient naturellement que les infections ne s'arrêteraient pas à la frontière des quartiers indigènes. Aussi dans les nouvelles villes coloniales, une zone sanitaire, verte, était souvent créée entre la ville européenne et la ville autochtone mais cela ne suffisait pas non plus. Car le personnel indigène était indispensable dans les usines et les bureaux, mais aussi et surtout dans les maisons. C'est la raison pour laquelle la lutte contre les grandes maladies tropicales (la peste, le choléra, la fièvre jaune et la maladie du sommeil endémique et très redoutée en Afrique) devint un objectif majeur." (p.133)

    "En 1815, quand le Congrès de Vienne fut organisé pour faire triompher l'ordre, il y avait cinq grandes puissances: l'Autriche ; la Prusse, nouvelle puissance dirigeante dans le monde allemand ; la Russie, qui était alors plus que jamais associée aux affaires de l'Europe ; la France, certes vaincues mais néanmoins grande puissance qui continuerait de jouer un rôle majeur ; et bien évidemment la Grande-Bretagne, la superpuissance maritime et industrielle par excellence et le grand vainqueur de Waterloo. Le but du Congrès était de redessiner la carte politique de l'Europe de façon à atteindre un équilibre des forces et une stabilité durable. Les hommes d'Etat réunis à Vienne ne portaient aucun intérêt aux désirs de souveraineté nationale qu'avait fait naître la Révolution, ni aux sentiments nationalistes stimulés par la volonté de conquête de Napoléon. Ils appelaient de leurs vœux le calme, l'ordre et l'équilibre propices à la défense des intérêts des familles souveraines régnantes. [...]
    Le concert des nations européennes se maintiendrait grosso modo jusqu'à la guerre franco-allemande de 1870. La France fut bientôt réadmise au sein du concert en tant que membre à part entière. [...]
    Ce fut donc une période relativement stable sur le plan de la politique internationale. [...]
    Les questions coloniales ne suscitaient que peu d'intérêt. C'est pourquoi la période allant de 1815 à 1870 a souvent été opposée à l'époque de l'impérialisme moderne et considérée comme une époque de stagnation coloniale. Ce qui était vrai jusqu'à un certain point. Quelques-uns des pays qui joueraient plus tard un rôle majeur en tant que puissances coloniales n'existaient pas encore et d'autres n'étaient pas encore actifs dans ce domaine. L'Allemagne et l'Italie ne furent des Etats unifiés qu'en 1870 et la Belgique ne se sépara des Pays-Bas qu'en 1830. Le Japon n'était pas encore "ouvert" et les Etats-Unis n'étaient pas encore vraiment unis. Certaines anciennes puissances coloniales comme l'Espagne et le Portugal déclinaient nettement. Elles avaient perdu définitivement leurs possessions sud-américaines. L'Empire ottoman était en déclin. Les Pays-Bas avaient assez de soucis avec les Indes néerlandaises. Seule la Russie menait une politique expansionniste vigoureuse en Sibérie, en Asie centrale et dans la direction des Détroits (le Bosphore et les Dardanelles) et de l'Empire turc. Elle trouva sur son chemin la seule autre grande puissance de cette époque, la Grande-Bretagne, et elle entra en conflit avec elle à intervalles réguliers. En Asie, le contexte de tensions qui les opposait s'appelait "The Great Game" (le Grand Jeu) ; dans le bassin méditerranéen, en revanche, on parlait de "la question d'Orient". En outre, la Grande-Bretagne était en mesure, grâce à son avance sur le plan industriel et à sa suprématie sur les océans, de dominer une grande partie du globe sans devoir réellement mobiliser toutes ses ressources pour y parvenir. Elle étendait parfois son empire de manière classique, c'est-à-dire en annexant ou en assujettissant des territoires, mais elle s'y employait plus souvent par un exercice informel de son pouvoir.
    Non seulement les Britanniques ne déployaient pas une grande activité sur le font colonial, mais les débats théoriques étaient dominés par l'école anti-coloniale dont les origines remontaient aux "philosophes" des Lumières et aux économistes libéraux classiques
    ." (p.142-144)

    "En Afrique, les Anglais possédaient la Gambie, la Sierra Leone et la Gold Coast (Côte-de-l'or). Mais une colonie revêtait plus d'importance que les autres: la colonie du Cap en Afrique du Sud que les Britanniques avaient prise aux Pays-Bas en 1806. Au cours du XIXe siècle, l'océan Indien deviendrait une mer intérieure anglaise: "the British Lake". Au début du siècle, les Britanniques ne détenaient pas encore de possessions sur la côte orientale de l'Afrique et, dans l'océan Indien, seule Maurice, prise à la France en 1814, était importante. [...] En 1819, ils acquirent Singapour, qui deviendrait le plus grand centre commercial de l'Asie du Sud-Est." (p.146-147)

    "Après la période napoléonienne, il ne restait plus grand-chose de l'Empire espagnol, un empire planétaire naguère si orgueilleux. Les premières colonies espagnoles qui se déclarèrent indépendantes furent le Paraguay et le Venezuela en 1811. L'Argentine ou Rio de la Plata, comme elle s'appelait à l'époque, suivit en 1816. Puis ce fut au tour du Chili (1818), du Mexique et du Pérou en 1821 et de la Bolivie en 1825. Certes, l'Espagne rêva de reconquérir ces territoires perdus et il fut question de projets dans ce sens mais ils restèrent lettre morte. L'Angleterre et les Etats-Unis y étaient opposés. Les seules possessions que l'Espagne détenait encore étaient Cuba et Porto Rico dans les Caraïbes et les Philippines dans le Pacifique.
    De même, le Portugal avait perdu sa plus importante colonie, le Brésil, pendant les années de la révolution. En 1822, le Brésil se déclara officiellement indépendant. Il ne reste plus dans la besace portugaise qu'une poignée de possessions et de comptoirs disséminés à travers le monde comme Goa (sur la côte occidentale de l'Inde), Macao (en Chine) et la moitié orientale de Timor en Indonésie.
    " (p.147)

    "La Révolution française mit fin à l'esclavage, fondement de l'économie antillaise, le 4 février 1794. Mais Napoléon, qui était arrivé au pouvoir en 1799, voulut non seulement rétablir l'autorité française, mais réintroduire l'esclavage. Il envoya sur l'île une force armée très importante et le chef de l'insurrection des esclaves, Toussaint-Louverture, fut fait prisonnier, transféré en France et interné au château de Joux où le climat rude du Jura lui fut assez rapidement fatal. Les difficultés sur l'île elle-même ne furent pas résolues pour autant. La guerre se poursuivit, les troupes françaises furent vaincues et, en 1804, Saint-Domingue accéda à l'indépendance et fut rebaptisée Haïti." (p.155)

    "Il faut se rendre compte que 12 millions de personnes représentent moins de la moitié du nombre total d'esclaves déportés d'Afrique. La traite arabe fut, quantitativement, plus importante. Il s'est agi au total d'un nombre de personnes compris entre 14 et 15 millions. Toutefois, cette traite a commencé plus tôt, au VIIe siècle, et elle s'est poursuivie plus longtemps, jusqu'à la fin du XIXe siècle. Par conséquent, elle a concerné en moyenne moins d'un million de personnes par siècle, alors que la traite atlantique a concerné en moyenne trois millions de personnes par siècle. Au cours du seul XVIIIe siècle, les Européens ont transporté plus de six millions de personnes, soit autant que la traite arabe en six siècles." (p.179-180)

    "En France, l'éphémère Deuxième République, qui était née après la révolution de 1848, avait avancé des idées progressistes sur les colonies (abolition de l'esclavage, assimilation, libertés politiques). Le Second Empire amena un nouvel élan colonial qui était essentiellement d'inspiration économique. Après l'abolition de la traite des esclaves, il fallut chercher à assurer l'avenir économique de la colonie française du Sénégal en faisant le négoce de ses produits  agricoles tels que l'huile de palme. Or ces produits ne se trouvaient pas sur le littoral mais à l'intérieur du pays. Si le Sénégal voulait survivre sur le plan économique, il devait préserver son arrière-pays. Or, deux rivaux potentiels s'opposaient: les Anglais, qui étaient actifs sur la Côte-de-l'Or, et les empires islamiques, dont le plus important était l'empire des Toucouleur.
    L'empire des Toucouleur était l'un des empires islamiques qui au XIXe siècle étaient nés du jihad, de la lutte pour l'expansion de l'islam, conduite par El-Hadj Omar (env. 1797-1864). Il fit le pèlerinage de La Mecque en 1826, visita sur le chemin du retour Le Caire, épousa la fille du sultan de Sokoto dans le nord du Nigeria puis retourna dans sa terre natale à Futa Toro. En 1852, il proclama la guerre sainte contre les païens du Soudan occidental et fonda l'empire des Toucouleur qui s'étendit de Tombouctou à l'est au Sénégal français à l'ouest. La capitale en était Ségou.
    A l'ouest, les Toucouleur se heurtèrent à l'expansionnisme français. La France leur déclara la guerre et étendit sa puissance vers l'est, sous le commandement d'un officier du génie, Louis Faidherbe, qui fut gouverneur à deux reprises, de 1854 et 1861 et de 1863 à 1865. Lorsque Faidherbe fut nommé gouverneur du Sénégal pour la première fois, il n'avait que trente-six ans. Homme d'initiative et d'imagination, il deviendrait l'une des grandes figures de l'histoire militaire et coloniale française. Son but était de faire du Sénégal une colonie viable. A cette fin, il estimait nécessaire de soumettre militairement les Etats islamiques dans le Soudan occidental. Cela s'était aussi révélé nécessaire en Algérie où Faidherbe avait servi antérieurement. Ce n'était qu'ensuite qu'il serait possible de mettre sur pied les activités commerciales qui devaient constituer la base de la prospérité du Sénégal. Son grand projet était de mettre en place une liaison reliant l'Algérie à l'océan Atlantique en passant par le Sahara et le Niger.
    Mais provisoirement son grand projet d'expansion dans l'intérieur des terres resterait en grande partie dans les limbes. Paris refusait en effet de dégager les capitaux nécessaires. En revanche, son idée que l'expansion militaire fût la condition pour la poursuite de la colonisation fut acceptée. Elle serait le fondement de la future politique française en Afrique de l'Ouest. En 1870, la chute de l'Empire français entraîna la fin brutale de la politique d'expansion au Sénégal mais cette politique serait reprise à la fin des années soixante-dix
    ." (p.185-186)

    "L'Australie devint une colonie de peuplement. La population blanche y connut une croissance exponentielle, passant de 15 000 individus en 1815 à plus d'un million en 1860. Quand à la population aborigène, elle décrut au cours de la même période, passant d'un demi-million d'individus à 250 000." (p.230)

    "En 1853, l'amiral Febvrier-Despointes prit possession de la Nouvelle-Calédonie sur ordre de l'empereur Napoléon III et au nom de la France." (p.233)

    "En 1870, la guerre franco-allemande éclate. Elle a pour conséquences la défaite de la France, le départ de l'empereur Napoléon III et la proclamation de la Troisième République, mais aussi l'achèvement de l'unité allemande sous la forme d'un empire allemand avec le Roi de Prusse à sa tête. Cette guerre avait été précédée d'une autre entre la Prusse et l'Autriche qui avait été aussi gagnée par la Prusse, ce qui avait mis fin à l'implication autrichienne dans les affaires allemandes. Dorénavant, l'Autriche n'aurait plus qu'une seule sphère d'influence: les Balkans.
    La guerre de 1870 eut une influence déterminante sur les rapports de force en Europe. Depuis la guerre de Trente Ans (1618-1648), qui avait laissé l'Empire allemand divisé et désemparé, la France avait été la puissance dominante en Europe. Et le Congrès de Vienne n'avait pas non plus apporté de changement décisif dans la structure du système européen des Etats. La création de l'Empire allemand, en revanche, changea profondément la donne
    ." (p.236)

    "En 1851, en Grande-Bretagne, 22.5% de la population vivaient dans des villes de plus de 100 000 habitants, en France 4.6% et en Allemagne 3.1% (aux Pays-Bas 7.3%). En 1900, on atteignait 35.3% en Grande-Bretagne, 13.7% en France et 16.3% en Allemagne (28.7% aux Pays-Bas). Dans les trois grands pays d'Europe de l'Ouest, la population des grandes villes avait donc plus que doublé." (p.238-239)

    "Le capital européen partit principalement en Amérique, dans les colonies de peuplement britanniques et en Europe elle-même." (p.240)

    "Le gouverneur allemand d'Afrique du Sud-Ouest interdit en 1905 les mariages mixtes entre Blancs et Noirs parce que de telles unions nuisaient à la race." (p.243)

    "Ernest Renan postulait que les conquêtes dans les mêmes races étaient condamnables mais que l'assujettissement de races inférieures par des races supérieures était souhaitable." (p.245)

    "En Angleterre, dans le dernier quart du XIXe siècle, virent également le jour un mouvement colonial et une idéologie coloniale. Sir Charles Dilke publia en 1868 son livre Greater Britain, sir John Seeley fit paraître en 1884 The Expansion of England et le livre de James Froude, Oceana, fut édité en 1886. Tous ces ouvrages faisaient l'éloge des qualités du peuple et de la race britannique et étaient en même temps des plaidoyers en faveur de l'expansion de l'Angleterre. Au cours des années ultérieures, il y eut des propagandistes comme Kipling et des idéologues comme Cecil Rhodes. L'un des plus fervents coloniales fut Joseph Chamberlain (1836-1914). Chamberlain était un homme d'action plutôt qu'un grand penseur, mais il avait une vision claire de l'avenir du monde, de l'Angleterre et des colonies. Il croyait que l'avenir appartenait à de grands empires tels que la Russie et les Etats-Unis, et que l'Angleterre ne pourrait jouer un rôle à ce niveau que si elle maintenait vigoureusement soudé son Empire en faisant collaborer étroitement ses différentes composantes, sous la direction de l'Angleterre. [...]
    Il en va de même pour l'homme qui l'avait précédé, lord Rosebery (1847-1929). Rosebery était libéral autant qu'impérialiste et, à ce double titre, il symbolisa la rupture des libéraux avec la tradition de la "little England" de Cobden, Bright et Gladstone.
    " (p.252-253)

    "L'importance économique de l'empire colonial allemand, qui n'existerait que trente ans (1884-1914), fut modeste. En 1914, la population blanche totale de toutes les colonies allemandes n'atteignait pas 25 000 habitants dont 20 000 étaient des Allemands. Ce nombre était inférieur à la population d'une ville de province et il était également inférieur au nombre d'Allemands qui émigraient chaque année aux Etats-Unis. En 1914, le commerce total avec les colonies représentait un 0.5% du total du commerce extérieur allemand." (p.263)

    "Il était tout à fait logique que l'Italie développe une forme d'impérialisme et souhaite jouer un rôle dans le partage du continent auquel elle était si étroitement liée, à savoir l'Afrique. En fin de compte, la Sicile n'est séparée des côtes africaines que de cent cinquante kilomètres et il n'est pas nécessaire de posséder des connaissances historiques très étendues pour savoir que l'essor de Rome comme puissance mondiale avait commencé par la guerre contre Carthage. Au XIXe siècle, en tout cas, on ne le savait que trop. Par surcroît, l'Italie avait assez de colons pour peupler toute l'Afrique du Nord. Au XIXe siècle, les Italiens émigrèrent massivement. Durant les années soixante-dix, près de 170 000 personnes quittèrent le pays. Au cours des années quatre-vingt-dix, les émigrants italiens étaient déjà plus de 1.5 million et, durant la première décennie du XXe siècle, 3.6 millions de personnes quittèrent l'Italie. Au total, plus de 6 millions d'Italiens vivaient, en 1914, hors de l'Italie, contre 35 millions dans le pays même. A l'origine, ces émigrants provenaient principalement d'Italie du Nord mais, dans les années quatre-vingt, la crise qui tourmenta l'agriculture dans le Sud provoqua un exode rural massif. Cette "émigration des désespérés" était une préoccupation importante aux yeux des intellectuels et des responsables politiques et la perte de l' "italianita" était ressentie comme un supplice à une époque où les idées nationalistes et socialo-darwiniennes faisaient florès.
    L'Italie était devenue un Etat unitaire en 1870 mais pour les chefs de file du renouveau italien, le Risorgimento, l'Italie était une unité inaboutie. Elle avait un centre impérial mais pas d'empire. Il s'agissait donc de bâtir cet empire. Il en résulta donc une résurrection des aspirations coloniales qui étaient confuses et quelquefois même contradictoire, mais qui étaient sublimées dans une idéologie vague, variante italienne du "white man's burden": le fardeau de l'homme latin.
    Lorsque Francesco Crispi devint Premier ministre en 1887, les idées impérialistes prirent forme plus clairement
    ." (p.269-270)

    "[Rupert Emerson] définissait le colonialisme comme l'exercice du pouvoir sur une race différente séparée du centre impérial par une mer de sel. [...] Il existe des différences considérables entre des processus de formation d'un Etat et l'expansion coloniale." (p.273)

    "En France, on discerne indéniablement une période impérialiste qui se distingue clairement de la tiédeur coloniale caractérisant la période antérieure. Si, en 1878, le territoire total des colonies françaises atteignait presque 5 millions de kilomètres carrés ; en 1913, il avait plus que doublé. Le nombre de ressortissants français outre-mer était passé de 7 à 48 millions. Pour des pays comme l'Allemagne, l'Italie et la Belgique, qui ne possédaient pas du tout de colonies avant les années quatre-vingt, la rupture est encore plus nette. En 1880, le territoire total de toutes les colonies européennes s'étendait sur une superficie de 24.5 millions de kilomètres carrés. En 1914, cette superficie avait plus que doublé puisqu'elle était désormais de 53.2 millions de kilomètres carrés. Pendant le même laps de temps, la population coloniale totale était passée de 312 à 554 millions de personnes. Entre-temps, les Etats-Unis et le Japon avaient fait eux aussi leur apparition sur la scène coloniale." (p.277)
    -Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens (1815-1919), Éditions Gallimard, 2009, 554 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 29 Déc - 17:25, édité 6 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 28 Déc - 20:28

    "En Afrique [...] il n'y avait quasi pas de possessions européennes avant 1870. En 1914, en revanche, il n'y avait plus que deux pays qui n'étaient pas des colonies: le Liberia, qui venait d'être fondé, et le seul pays qui s'était opposé avec succès à l'expansion coloniale européenne: l'Éthiopie. En Afrique, des pays qui n'avaient jamais possédé de colonies, comme l'Allemagne et l'Italie, prirent part à la colonisation. Sur le continent noir, il fut possible à la Belgique, l'un des plus petits pays d'Europe, d'acquérir l'une des plus grandes colonies d'Afrique. Le Congo belge était quatre-vingt fois plus grand que la Belgique elle-même. Sur ce continent, il fut aussi possible à un pays de taille très modeste et, à de nombreux égards, arriéré comme le Portugal d'acquérir deux très grandes colonies: l'Angola et le Mozambique. [...]
    Trois phases peuvent être distinguées dans ce processus. La première, très brève, débuta par l'occupation française de la Tunisie en 1881 et s'acheva par l'occupation anglaise de l'Égypte l'année suivante. Cette période revêtit un caractère propre parce que ces événements se déroulèrent dans le monde méditerranéen et étaient étroitement liés à des questions traditionnelles dont s'occupait la diplomatie européenne. Durant la seconde phase, la plus longue puisqu'elle se déroula de 1882 à 1898, l'Europe s'intéressa à l'Afrique profonde, d'abord au Congo et au reste de l'Afrique centrale (1882-1885) puis à l'Afrique de l'Est dont le partage eut lieu entre 1890 et 1898. Enfin, pendant la troisième et dernière phase qui dura de 1898 à 1902, deux questions stratégiquement importantes furent à l'ordre du jour: la lutte pour l'hégémonie sur le Nil qui aboutirait à la crise de Fachoda de 1898 et la lutte pour le pouvoir que se livrèrent les Boers et les Anglais en Afrique du Sud et qui déboucha sur la guerre des Boers de 1899-1902.
    " (p.282-283)

    "En 1881, la Tunisie était toujours, officiellement, une province de l'empire turc, mais l'hégémonie turque était relativement théorique. En réalité, la Tunisie était un Etat indépendant qui avait son propre drapeau, sa propre monnaie, sa propre armée et sa propre flotte. C'était un petit pays qui était limité au nord par la mer et au sud par le désert. Sur son flanc est se trouvait Tripoli, autre province ottomane, et, sur son flanc ouest, la colonie française d'Algérie avait vu le jour en 1830. La Tunisie comptait environ un million d'habitants. C'était un pays agricole où l'on ne dénombrait qu'une poignée de villes dont Tunis était de loin la plus grande avec près de cent mille habitants. Comme tant de pays en Afrique du Nord, la Tunisie mena une politique de développement et, par voie de conséquence, elle s'endetta. L'influence financière de l'Europe ne cessa de croître et de plus en plus d'Européens, en particulier des Italiens, vinrent s'y établir. L'Italie avait donc des visées sur la Tunisie. Pour l'Angleterre, elle présentait surtout un intérêt stratégique parce qu'elle était située à l'intersection entre l'ouest et l'est du bassin méditerranéen. La France était, financièrement, très impliquée dans les affaires tunisiennes et elle avait en outre un intérêt stratégique en Tunisie en raison de sa frontière avec l'Algérie. Il existait dès lors un certain équilibre qui faisait qu'il était dangereux pour la France d'intervenir. Cette situation changea lorsque l'Angleterre et l'Allemagne invitèrent ouvertement la France à le faire lors du Congrès de Berlin de 1878. L'Angleterre voulait offrir une compensation à la France car elle avait elle-même annexé Chypre, et Bismarck espérait détourner ainsi l'attention des Français de la "ligne bleue des Vosges". Au début, le gouvernement français n'osa pas répondre à cette invitation. Elle ne se fiait pas aux intentions affichées par l'Allemagne et redoutait des complications.
    Mais en 1881, Gambetta, le chef de file des républicains, décida qu'on ne pouvait attendre plus longtemps. Le risque de voir l'Italie intervenir si la France n'agissait pas était trop grand. Le Premier ministre, Jules Ferry, marqua son accord. Un incident frontalier fournit le prétexte nécessaire à l'organisation d'une expédition dont l'objectif était prétendument d'aider le bey de Tunis à restaurer son autorité. Le 24 avril 1881, un corps expéditionnaire français franchit la frontière algéro-tunisienne. Le 12 mai, il atteignit Tunis et, quelques heures plus tard, le bey signait le traité du Bardo qui mit fin de facto à l'indépendance de la Tunisie. Douze jours plus tard, la Chambre des députés française ratifia ce traité à une majorité écrasante. La Chambre partagea l'enthousiasme de Gambetta qui félicita Ferry pour avoir redonné à la France "son rang de grande puissance".
    " (p.285-286)

    "L'administration [de l'Algérie] fut entièrement bâtie sur le modèle français, avec des départements, des cantons et des communes. Il y avait trois sortes de communes: les communes de plein exercice qui étaient situées dans des lieux où une colonie française très nombreuse était présente et qui étaient gérées par un maire ; les communes mixtes qui étaient gérées par des fonctionnaires et les communes indigènes qui étaient situées dans des zones isolées. A partir de 1884, les Algériens qui satisfaisaient à certains critères (par exemple la propriété foncière ou le fait d'être titulaire d'une décoration française) furent autorisés à voter aux élections pour les conseils communaux. Toutefois, un peu plus de 1% seulement des Algériens entraient en ligne de compte.
    Le modèle français était aussi en vigueur dans le domaine de la jurisprudence, du moins celles applicable aux Européens. Les Algériens gardaient leur propre jurisprudence. Ils pouvaient aussi opter pour le statut de citoyen français mais, s'ils faisaient ce choix, ils ne relevaient plus de la loi islamique, ce que leurs frères musulmans tenaient pour une forme d'apostasie. Ceux qui s'engagèrent dans cette voie furent très peu nombreux. Il s'agit principalement de Kabyles originaires de l'intérieur des terres à peine arabisé. La plus grande partie des impôts était acquitté par les musulmans qui payaient, outre les impôts arabes précoloniaux (par exemple sur les chevaux, les moutons, les chameaux, etc.), les nouveaux impôts directs et indirects français.
    En Tunisie, existait le système du protectorat. Le bey restait nominalement souverain et la Tunisie conservait son propre drapeau. Mais le pouvoir était, en réalité, entre les mains du tout-puissant résident général français qui était ministre des Affaires étrangères et président du conseil des ministres du bey. Toute décision devait être approuvée par lui. Du reste, le conseil des ministres n'était composé que de deux membres: le Premier ministre et un ministre qui portait le titre curieux de "ministre de la Plume". La direction de l'administration était assurée par le secrétaire général du gouvernement qui dépendait du Premier ministre. Aux fins de l'administration, un certain nombre de directions générales (des finances, de l'agriculture, etc.) furent créées. Les fonctionnaires d'administration du bey travaillaient sous la surveillance de contrôleurs français. Pour le surplus, l'ancien appareil administratif resta en place, sauf pour la justice et l'enseignement. Dans ces deux domaines, des dispositions spéciales furent prises à l'intention des Européens.
    L'autorité française sur la Maroc commença officiellement à s'exercer en 1912. Mais l'assujettissement réel du Maroc s'avérerait une tout autre paire de manches que celui sur papier. Peu après la divulgation du traité de Fès, les soldats et les habitants de Fès s'insurgèrent. Ils tuèrent tous les Européens qu'ils purent trouver. L'établissement du protectorat devrait donc s'accomplir par la force et cela prendrait beaucoup de temps et coûterait beaucoup d'argent. L'homme qui en fut chargé, le maréchal Lyautey, serait vice-roi du Maroc de 1912 à 1925, avec une brève interruption pendant la Première Guerre mondiale. Il opta pour une approche graduelle. Il commença par l'occupation du "Maroc utile", le Maroc des villes et des plaines, et ne se tourna qu'ensuite vers le Moyen Atlas. Il n'occupa le Sud qu'en dernier lieu. La conquête de l'ensemble du Maroc ne fut achevée qu'en 1934 et, après 1912, elle a donc pris encore vingt-deux ans. Et vingt-deux ans plus tard, en 1956, le Maroc recouvrit son indépendance.
    Au Maroc existait officiellement, comme en Tunisie, un ordre double. Le sultan garda nominativement la souveraineté sur son pays et ne se dessaisit que du contrôle de la justice, de la défense, de la diplomatie et des finances. Mais, en réalité, le résident général trustait tout le pouvoir. Les anciens ministères et services continuèrent, ici aussi, d'exister mais Lyautey créa en outre, sur le modèle européen, quelques ministères dont le fonctionnement fut assuré par des Français pour lesquels il fit construire une ville administrative moderne à Rabat. Le Maroc fut subdivisé en régions dont le nombre augmenta au fut et à mesure que s'étendit l'autorité du gouvernement. Les Européens, qui possédaient leurs propres tribunaux depuis le traité de Madrid de 1880, furent conviés à se placer sous le système juridique français. Les Marocains conservèrent leur propre système
    ." (p.297-300)

    "L'impérialisme italien fut essentiellement orienté vers la Méditerranée. C'est là que se trouvait l'avenir impérial de l'Italie. Même l'occupation de Massaoua sur la mer Rouge fut expliquée par une théorie selon laquelle la mer Rouge était la clé de la Méditerranée. Mais de prime abord aucun possibilité ne s'offrait en Méditerranée et c'est la raison pour laquelle l'Italie ne s'intéressa provisoirement qu'à la mer Rouge. Une entreprise italienne y avait acquis en 1869, notamment en vue de l'ouverture du canal de Suez, la baie d'Assab. Le gouvernement italien reprit les droits afférents à cette propriété et, le 5 juillet 1882, il fit officiellement d'Assab la première colonie italienne. La prise de Massaoua en 1885, sur les rives de la mer Rouge également, fut un événement d'une plus grande importance. Les Italiens ambitionnaient désormais de relier Assab et Massaoua et d'en occuper l'hinterland. Cette ambition fut concrétisée en 1890. C'est ainsi que vit le jour la colonie de l'Érythrée.
    Les Italiens partageaient la côte occidentale de la mer rouge avec les Français, qui s'étaient installés à Obock en 1862, et avec les Anglais. Ceux-ci étaient à Aden depuis 1839 et ils y étaient principalement tributaires, pour les approvisionnement en vivres, de l'autre côté somalien. Après l'évacuation égyptienne du Soudan en 1887, ils avaient également placé sous protectorat une partie de la côte occidentale de la mer Rouge. En 1888, fut tracé la frontière entre le Somaliland britannique et le Somaliland français et, en 1892, Djibouti devint la capitale de la colonie française. En 1887, l'Italie fit l'acquisition, avec l'aval du sultan de Zanzibar, d'un protectorat sur toute la côte orientale de l'Afrique, de Kismaayo, à l'embouchure du Juba, au Cap Guardafui, sur la pointe de la Corne. De ce protectorat serait issu plus tard le Somililand italien. A l'issue d'un cycle de concertations diplomatiques, le Royaume-Uni et l'Italie signèrent, les 24 mars et 15 avril 1891, deux traités ayant trait au partage de leurs sphères d'influence en Afrique orientale. Ces traités revenaient en substance à dire que l'Italie était autorisé par l'Angleterre à exercer une suprématie dans la Corne de l'Afrique mais ne mettrait jamais les pieds dans la vallée du Nil. Le Juba marquerait la frontière entre le Somaliland italien et l'Afrique-Orientale britannique. Mais, pour l'heure, les Italiens s'intéressaient surtout à l'Éthiopie.
    Les Italiens apprendraient vite qu'une expansion n'était pas une partie de plaisir. En 1887, ils expérimentèrent pour la première fois la force des soldats éthiopiens. Le 26 janvier de cette année-là, leur armée fut taillée en pièces à Dogali. Les Italiens réagirent à cette défaite cinglante en engageant des moyens militaires et diplomatiques. Il fallait venger l'humiliation de Dogali.
    C'est pourquoi il fut décidé de constituer une force armée puissante. La seconde arme qu'utilisa Rome fut la diplomatie. L'Italie tenta alors une manœuvre diplomatique dont la finalité était de monter l'un contre l'autre l'empereur Johannes et son rival Ménélik. Et cette manœuvre réussit. Ménélik fut plus ou moins reconnu comme souverain aux termes d'un traité secret du 20 octobre 1887. Johannes se trouva dans une situation encore plus pénible quand il dut affronter non seulement l'assaut de troupes italiennes toutes fraîches, mais aussi une invasion mahdiste. Il périt le 10 mars 1889 lors d'une bataille avec ces derniers qui au demeurant tourna à son avantage. La plupart des chefs éthiopiens reconnaissaient maintenant Ménélik comme empereur. [...]
    En septembre 1895, Ménélik déclara la guerre à l'Italie. Les Italiens disposaient d'une force redoutable: près de 18 000 hommes dont plus de 10 000 Européens, mais le negusa nagast mobilisa près de 100 000 guerriers. 20 000 d'entre eux disposaient exclusivement de lances et d'épées mais les autres étaient bien armés. Les Éthiopiens disposaient même d'une artillerie et d'une cavalerie. Cependant, même cette formidable armée n'aurait pas été capable telle quelle de venir à bout des fortifications italiennes. Mais le Premier ministre italien, Crispi, assaillit son commandant d'exhortations enflammées et de télégrammes sarcastiques. Le commandant, exaspéré, passa à l'attaque le 1er mars 1896. Cette bataille deviendrait célèbre sous le nom de bataille d'Adoua. Les Éthiopiens remportèrent une victoire écrasante. [...] Pour l'Italie, les retombées de cette défaite furent désastreuses: 6000 hommes perdirent la vie, 1500 furent blessés et 1800 furent faits prisonniers. Plus de la moitié du contingent italien avait été éliminée. Cinq jours plus tard, l'Italie demanda à l'Éthiopie de faire la paix. Les négociations qui s'ensuivirent débouchèrent sur le traité d'Addis-Abeda du 26 octobre 1896 par lequel l'Italie reconnut la souveraineté et l'indépendance de l'Éthiopie.
    " (p.352-355)

    "En Afrique du Nord, après l'occupation française de Tunis en 1881 et l'occupation anglaise de l'Égypte en 1882, seules les provinces turques de Tripoli et de Cyrène restaient des proies potentielles pour l'Italie. L'autorité turque y était en réalité purement nominale et la présence de la Turquie y était marginale. Cette région s'appelait jadis la Libye mais ce nom était tombé dans l'oubli. [...] Le gouvernement italien décida d'en faire la dénomination officielle de la région dans un décret de 1911 qui annonçait son annexion par l'Italie.
    L'un des arguments italiens qui militaient en faveur de la nécessité d'acquérir des colonies, en particulier en Afrique du Nord, était l'argument de l'émigration et le raisonnement selon lequel l'Afrique du Nord sy prêterait tout particulièrement en raison de sa situation et de son climat. Mais cette argumentation ne convainquit car, au final, 1% seulement des émigrants italiens partirait dans les colonies italiennes contre 40% en Amérique. Même après l'annexion de la Libye, le Maroc français accueillit encore plus d'Italiens que la Libye italienne.
    Que l'Italie voulût conquérir la Libye était un fait évident. Qu'elle ne pût le faire qu'avec l'accord tacite des grandes puissances (et notamment la France et l'Angleterre) était une réalité incontestable. C'est la France qui prit l'initiative d'améliorer les relations franco-italiennes. Cette initiative fut prise par le ministre français des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, qui chercha un rapprochement tant vis-à-vis de l'Angleterre que de l'Italie. Le premier contact aboutirait à la fameuse Entente cordiale de 1904, le second à un traité franco-italien secret de 1902 par lequel l'Italie promit de rester neutre en cas de guerre franco-allemande, promesse qui rendait passablement sujette à caution son appartenance à la Triple Alliance. Du reste, aux yeux de l'Italie, il ne s'agissait pas d'une tromperie mais d'une "réinterprétation".
    Le but recherché par l'Italie en Libye n'était pas, quant à lui, si évident. L'intérêt que présentait la Libye, qui est en grande partie un désert, sur le plan n'était pas manifeste. Elle ne comptait pas beaucoup plus d'un demi-million d'habitants et les possibilités d'émigration étaient restreintes. Cet engouement était donc essentiellement politique et idéologique, comme l'indique le titre d'un lire italien consacré à la Libye et intitulé:
    Notre Terre promise. Les nationalistes y recherchaient la gloire, les catholiques y voyaient une perspective intéressante de propager la foi chrétienne et les uns comme les autres pensaient que la Libye pouvait offrir des perspectives d'avenir à leurs pauvres paysans. En outre, c'était maintenant ou jamais. Quand l'affaire marocaine atteignit son paroxysme en 1911, l'Italie intervint. Elle déclara que la communauté italienne de Tripoli était menacée et posa un ultimatum au sultan. La déclaration de guerre fut suivit peu de temps après, le 29 septembre 1911. Un blocus fut instantanément imposé et, cinq jours plus tard, le port de Tripoli fut bombardé et une force armée débarqua. Les Italiens gagnèrent sur terre, en mer et même dans les airs car ils disposaient de neuf avions et de trois dirigeables. Du reste, ils effectuèrent le premier bombardement aérien de l'histoire.
    Étant donné que la Libye faisait partie de la Porte ottomane, il s'agit en réalité d'une guerre italo-turque. Cette guerre s'étendit à l'ensemble du bassin méditerranéen oriental. L'Italie bombarda Beyrouth, menaça les détroits et occupa une série d'îles turques en mer Égée. C'est alors que l'Angleterre fit savoir à l'Italie qu'elle passait les bornes et celle-ci baissa le ton. Par le traité de Lausanne (15 octobre 1912), la Turquie céda Tripoli et la Cyrénaïque. Mais l'affaire n'était pas close pour autant. Les Italiens n'avaient pas été accueillis par la population arabe comme des libérateurs les délivrant du régime turc. Au contraire, les Arabes leur résistèrent et continuèrent de le faire, même après la reddition turque, sous la forme d'une guérilla, surtout en Cyrénaïque. L'Italie envoya un contingent de 100 000 hommes dont 4000 périrent et 5000 furent blessés. En 1914, il lui fut encore nécessaire de maintenir en Libye une garnison de 50 000 hommes pour maintenir l'ordre, du moins à Tripoli et dans quelques autres grandes villes
    ." (p.355-358)

    "L'Allemagne déclara la guerre à la France le 3 août [1914] et l'Angleterre déclara la guerre à l'Allemagne le 4 août. Le 6 août, les Français envahirent le Togoland allemand à partir du Dahomey. Ils furent suivis des Anglais une semaine plus tard. Le Togo fut pris dès le 27 août, à la fois par les West African Rifles britanniques et par les tirailleurs sénégalais de l'armée française. Le Cameroun opposa plus de résistance. Les alliés engagèrent au total 25 000 hommes. Les Allemands essuyèrent une défaite le 27 septembre mais un reliquat de leur armée tint bon dans l'intérieur des terres jusqu'au 18 février 1916. Les Britanniques perdirent au total 1668 hommes, et les Français, 2567, dont la plupart moururent d'ailleurs de maladie.
    Les troupes sud-africaines envahirent l'Afrique sud-occidentale allemande en septembre 1914. Cette guerre connut un déroulement fluctuant et prit une tournure inattendue lorsqu'une unité de l'armée sud-africaine commandée par le colonel Maritz passa à l'ennemi. Cela était le résultat de la situation politique complexe de l'Afrique du Sud. Les quatre anciennes entités politiques s'étaient rassemblées en 1910 au sein de l'Union sud-africaine. Cette Union se déclara fidèle à la Grande-Bretagne, mais une partie des Afrikaners n'avait pas encore oublié l'ancienne inimitié et elle se révolta. C'était en octobre 1914. Les insurgés emmenés par Beyers et De Wet étaient au nombre de 11 500 et les troupes gouvernementales comptaient 30 000 hommes. La rébellion fut écrasée en décembre 1914 et la conquête de l'Afrique du Sud-Ouest put être entamée sérieusement, ce qui fut fait sous la direction de deux anciens généraux des Boers, L. Botha et J. C. Smuts, devenus entre-temps, respectivement Premier ministre et ministre de la Défense de l'Union. Le 14 janvier 1915, les troupes sud-africaines envahirent l'Afrique sud-occidentale allemande. Les Allemands disposaient d'environ 5 000 hommes. Botha, qui se trouvait à la tête de 43 000 hommes, s'empara de la capitale Windkoek le 12 mai. Selon le Cape Argus, c'était "le plus grand coup jamais porté à l'ambition allemande de dominer le monde".
    Le 9 juillet 1915, l'affaire était réglée et le commandant allemand se rendit sans condition
    ." (p.474-475)

    "Les alliés connurent moins de réussite lors de la guerre en Afrique-Orientale allemande où une force allemande commandée par le légendaire colonel von Lettow-Vorbeck mena avec succès une guérilla. Le colonel Paul von Lettow-Vorbeck était un militaire colonial chevronné qui avait servi en Chine pendant la révolution des Boxers et en Afrique du Sud-Ouest. Il se révéla être un homme d'une grande intelligence militaire et d'une volonté de fer. Il resta actif pendant toute la durée de la guerre, ne se rendit qu'après l'armistice puis fit un retour triomphal à Berlin le 2 mars 1919, traversant à la tête de ses troupes la porte de Brandebourg. Il devint une légende militaire, la preuve vivante que le moral pouvait l'emporter sur le métal. Il ne mourut qu'en 1964, à l'âge de 94 ans.
    Dans cette région, les Allemands prirent l'initiative et envahirent les pays limitrophes qu'étaient la Rhodésie, l'Ouganda et le Congo belge. L'armée allemande grossit au fil des ans, essentiellement en raison de l'afflux de soldats africains, et compta finalement plus de 20 000 hommes. Les alliés (la Belgique et la Grande-Bretagne) engagèrent quant à eux quelque 130 000 hommes.
    Conscient que son armée était trop réduite pour affronter l'épreuve d'une grande guerre, Lettow-Vorbeck appliqua une tactique de guérilla qui s'avéra fructueuse. Ses troupes vivaient des produits de la terre et s'approvisionnaient en armes capturées. Dans l'immensité de ces territoires, elles étaient toujours en mouvement. En novembre 1917, les Allemands se replièrent en zone portugaise où ils poursuivirent la guerre jusqu'à leur reddition définitive le 25 novembre 1918, soit deux semaines après la capitulation allemande sur le front occidental.
    La Belgique prit donc part, elle aussi, à la lutte qui se jouait en Afrique. Elle était elle-même occupée quasi intégralement par les Allemands mais les troupes du Congo belge (fortes de plus de 20 000 hommes en 1917) envahirent le Cameroun et l'Afrique orientale allemande puis occupèrent le Ruanda. Quoique les troupes allemandes eussent envahi l'Angola, colonie portugaise, le Portugal resta d'abord neutre, mais en mars 1916 il se rallia aux alliés et envoya 40 000 hommes en France. En 1917, Lettow-Vorbeck attaqua le Mozambique. Les Italiens étaient très occupés à gérer les mouvements rebelles qui se manifestaient dans leurs propres colonies d'Érythrée, du Somaliland et surtout de Libye où, en 1915, une grande insurrection les refoula vers la côte. Si l'Italie ne contribua que modestement aux efforts militaires des alliés dans les colonies africaines, c'est en partie à cause des difficultés qu'elle connaissait sur le plan intérieur.
    Le deuxième théâtre d'opérations d'outre-mer se situait en Extrême-Orient. Là, la guerre fut conduite d'un côté par l'Allemagne et de l'autre par l'Empire britannique et son allié, le Japon. Le Japon déclara la guerre à l'Allemagne le 23 août 1914. Le 29 août, les troupes néo-zélandaises s'emparent du Samoa allemand. Le 15 septembre, les troupes australiennes occupèrent la Nouvelle-Guinée allemande, l'archipel Bismarck et les îles Salomon. Dans le courant du mois d'octobre, le Japon occupa les îles Mariannes, Carolines et Marshall, et passa également à l'offensive dans la baie de Kiao Chow et dans la ville portuaire de Ch'ing-Tao. Le combat y fut plus âpre étant donné que 3000 fusiliers marins allemands opposèrent aux Japonais une défense vigoureuse. Les Japonais engagèrent pas moins de 50 000 hommes qui, à un stade ultérieur, bénéficièrent encore du renfort de deux régiments britanniques. La ville tomba le 7 novembre 1914, ce qui mit un terme à la guerre en Extrême-Orient.
    " (p.476-478)

    "En 1914, la Grande-Bretagne, contrairement à l'Allemagne et à la France, ne connaissait pas le service militaire. L'armée de métier et les volontaires qui ne tardèrent pas à affluer fournirent donc les contingents nécessaires. Le service militaire ne fut instauré au Royaume-Uni qu'au début de 1916. La question était de savoir si les dominions suivraient cet exemple. Au Canada, dans la ville francophone de Québec, des émeutes provoquées par le dépôt d'un projet de loi allant dans ce sens éclatèrent en mars 1917. Ce projet fut néanmoins adopté en août 1917, même s'il contint finalement nombre d'exceptions. Les Canadiens francophones s'y soustrayèrent autant que possible.
    La Nouvelle-Zélande suivit sans problème mais, en Australie, un référendum fut organisé à deux reprises, en 1916 et en 1918, et son résultat fut chaque fois négatif. La contribution australienne consista donc en un contingent exclusivement composé de volontaires mais elle fut néanmoins très importante. Le leader du Labour Party australien, Andrew Fisher, déclara que l'Australie donnerait "[son] dernier homme et [son] dernier shilling" et ce fut en effet l'impression qu'elle produisit puisque, proportionnellement, le contingent australien fut considérable (7.5% de la population). En outre, elle enregistra la plus forte proportion de pertes. L'Afrique du Sud fournit elle aussi une grosse contribution: 25 000 Sud-Africains blancs combattirent en France et plus de 30 000 combattirent en Afrique de l'Est. Les Cape Coloured (contingent sud-africain de couleur) servirent aussi dans l'armée et prirent part à des combats en Afrique de l'Est, en Palestine et en France. Plus de 65 000 Sud-Africains noirs furent engagés comme personnel auxiliaire non combattant.
    Tout bien considéré, la contribution de l'Empire britannique à l'effort de guerre anglais fut énorme. Les différentes composantes du British Empire fournirent au total près de 3 millions de soldats aux forces armées anglaises. La contribution proportionnellement la plus importante fut celle de la Nouvelle-Zélande puisqu'un homme sur cinq servit dans l'armée, ce qui était encore plus qu'en Grande-Bretagne où c'était un homme sur sept. Dans les dominions, la plus grande contribution en termes absolus fut celle du Canada (640 000 hommes), suivie par celle de l'Australie (417 000 hommes) et celle de la Nouvelle-Zélande (220 000 hommes). L'Afrique du Sud fournit 136 000 hommes et la minuscule Terre-Neuve, 12 000.
    Mais le plus gros contingent, et de loin, fut apporté par l'Inde. La force indienne s'éleva au total à 1.4 million d'hommes, ce qui représentait près de la moitié de toutes les forces coloniales de la Grande-Bretagne. Presque un million (850 000) de combattants servirent en dehors du sous-continent proprement dit et 62 000 Indiens moururent au front, ce qui représente un sacrifice supérieur à celui de l'Australie (59 000) et du Canada (57 000) en chiffres absolus mais sensiblement inférieur au leur en pourcentage. Au total, la part de l'Empire dans les troupes britanniques aussi bien que dans les pertes se monta à environ un tiers
    ." (p.479-481)

    "Au total, servirent dans l'armée française, pendant la Première Guerre mondiale, 170 000 Africains de l'Ouest et près de 300 000 soldats nord-africains, ainsi que 41 000 Malgaches, 48 000 Indochinois et 60 000 soldats provenant des autres colonies, soit un total de plus de 600 000 hommes." (p.483-484)

    "L'historien belge Jean Stengers a calculé que le Congo belge avait coûté à l'Etat belge (jusqu'en 1950) environ 300 millions de francs belges et lui avait rapporté 90 millions de francs, dont 66 millions sous le régime personnel de Léopold II et 24 millions sous le régime belge, ce qui représente donc au total un poste déficitaire net de près de 210 millions de francs. Mais ce déficit ne concerne que les dépenses et les recettes publiques, et non les avantages économiques pour la Belgique et les Belges.
    Aux yeux de beaucoup, les Pays-Bas étaient un modèle d'exploitation coloniale réussie. Le système des cultures permit au Trésor public néerlandais d'engranger des recettes colossales, ce qui permit aux Néerlandais de démanteler leur dette publique sans devoir lever d'impôt sur les revenus et de financer des travaux publics. Certains en tirèrent aussi un profit personnel. Ceux qui obtenaient la signature d'un contrat du sucre devinrent riches comme Crésus en peu de temps. A un stade ultérieur, l'exploitation des colonies fut assurée par des entreprises privées. Les Indes néerlandaises ont présenté un intérêt économique tout à fait considérable pour les Pays-Bas, et cela tant au XIXe qu'au XXe siècle, mais cet intérêt a été moins important qu'on ne l'a prétendu souvent. Ainsi, il est très exagéré d'affirmer que les Pays-Bas sont entièrement redevables aux Indes de leur prospérité. D'après les calculs de J.B.D Derksen et du futur prix Nobel Jan Tinbergen, en 1938 la contribution des Indes néerlandaises au revenu national des Pays-Bas ne dépassait pas 13.7%. Toutefois, les Indes fournissaient des emplois aux Néerlandais et le secteur indo-néerlandais avait des retombées positives sur l'économie des Pays-Bas.
    De par leur longue histoire coloniale et le contraste énorme entre la taille très modeste de la métropole et la superficie gigantesque de sa plus importante colonie, les Pays-Bas étaient un cas à part. Pour l'Allemagne, les colonies présentèrent durant leur brève existence un intérêt économique totalement négligeable. De même, l'Italie ne tira quasi aucun profit de ses rares possessions
    ." (p.496-497)

    "La première grande étude qualitative qui ait tenté d'analyser l'importance économique de l'Empire britannique a été réalisée par deux historiens américains: L. Davis et R. Huttenback du California Institute of Technology. Ils ont collecté une très grande quantité de données et les ont ensuite analysées au moyen de méthodes statistiques pointues. Leur livre, intitulé Mammon and the Pursuit of Empire, essaie de répondre à la fameuse question que l'on s'est toujours posée: "l'Empire a-t-il rapporté ?". Leur réponse, négative, est peut-être un peu décevante. Après 1880, les marges bénéficiaires effectivement élevées qui étaient perçues au début sur les investissements coloniaux commencèrent à diminuer, jusqu'à atteindre des valeurs inférieures au niveau de recettes comparables tirées d'autres destinations d'outre-mer ou d'investissements réalisés en Angleterre même. Hobson et Lénine ont donc fait fausse route lorsqu'ils ont étudié la relation entre les capitaux excédentaires et la nécessité d'une expansion d'outre-mer." (p.498)
    -Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens (1815-1919), Éditions Gallimard, 2009, 554 pages.



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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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