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    Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde Empty Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 17 Sep - 16:14

    « 1492 marque d’abord la fin de la reconquête de l’Espagne par les chrétiens. Ce n’est que plus tard qu’on l’associera à la découverte du Nouveau Monde. Pour mesurer le poids de la question musulmane, il suffit d’évoquer le contexte méditerranéen dans lequel s’inscrit la guerre de Grenade : l’avancée ottomane qui fournira la toile de fond lancinante de l’expansion outre-Atlantique. Lorsque le 28 juillet 1480 les Turcs envahirent Otrante, sur la côte adriatique de l’Italie, égorgeant et empalant tous ses habitants à l’exception des jeunes gens des deux sexes, la menace qu’ils faisaient planer sur la chrétienté depuis la prise de Constantinople en 1453 devint plus tangible et plus angoissante. Le roi de Naples, au demeurant cousin de Ferdinand d’Aragon, sollicita instamment le concours des forces chrétiennes parce que « Mahomet Bey se proposait non seulement d’extirper la religion chrétienne mais aussi d’exterminer tous les princes qui en étaient les défenseurs et de réduire les Italiens en esclavage ».
    Face à un tel danger Ferdinand et Isabelle réagirent avec promptitude sur deux fronts : en Italie, où fût dépéchée une flotte de vingt-cinq navires commandée par Pedro de Cadix, « le Bouc » (Macho cabrio), et dans la péninsule même, où les musulmans de Grenade, par leur position stratégiue, devenaient la « cinquième colonne » du Grand Turc. » (p.61)

    « A la fin de l’été 1491, tandis que Santé Fé était assoupie sous une chaleur écrasante, le camp accueillit une ancienne connaissance de la reine, le marin génois Christophe Colomb, accompagné d’un franscicain de La Rabida, le prieur Juan Pérez. L’homme était obstiné. Alors que tous les espoirs se portaient sur la « ville rouge » [Grenade], si proche qu’on pouvait sentir le parfum de ses fleurs et percevoir la rumeur lointaine de ses habitants, le Génois revenait sur son projet de rejoindre par l’occident les terres qu’avait reconnues Marco Polo. » (p.73)

    « Le sort des Maures préfigure celui de centaines de sociétés encore inconnues des Européens en cette année de 1492. Avant Grenade, d’autres villes avaient été reconquises et le statut des musulmans qui y habitaient, les mudéjars, avait été réglé légalment. Sous certaines conditions la pratique de l’islam y était tolérée. Ces populations étaient qualifiées à l’aube du XVIe siècle de monfies, terme ambigu qui désignait autant les Maures convertis au catholicisme et dangereusement bilingues (ladinos) que des gens sans foi ni loi. […] Beaucoup d’entre eux émigrèrent en Afrique du Nord. » (p.75)

    « Grenade laissait planer un danger certain en raison de sa position stratégique et de ses contacts avec les Maures d’Afrique du Nord. La répression de toute tentative de rébellion de la part des vaincus était donc une nécessité. De surcroît, les chevaliers qui avaient participé aux guerres de la Reconquête étaient en droit d’exiger des récompenses. C’est ainsi que la distribution de terres et de privilèges connues sous le nom de repartimiento débuta dès le lendemain de la victoire, au détriment de la propriété musulmane. […] Retenons le terme repartimiento que l’on retrouvera fréquemment de l’autre côté de l’Océan. » (p.76)

    « Dans la mesure où la Reconquête faisait d’une religion, le catholicisme, le seul ciment de l’unité espagnole, toutes les communautés qui s’en écartaient devenaient non seulement marginales mais surtout indésirables. » (p.77)

    « C’est en 1480, sous le règne d’Isabelle, à la veille de la croisade contre le royaume de Grenade, que les conversos furent à nouveau inquiétés, cette fois d’une façon plus directe, par la création d’un tribunal spéciale, l’Inquisition, chargé d’éliminer l’hérésie par tous les moyens, y compris par le feu. […] Ceux qui échappaient au bûcher étaient condamnés à porter de grandes croix rouges sur leurs vêtements, afin d’afficher aux yeux de tous leur passé d’hérétiques. Une pluie de prohibitions s’abattit sur ces malheureux : ils furent chassés de toute charge publique impliquant la moindre responsabilité et on leur interdit de se vêtir de soie et de porter des bijoux sous peine de mort. Alors qu’Hernando del Pulgar donne, en 1488, le chiffre de deux milles personnes condamnées au bûcher dans plusieurs villes d’Espagne, le chroniqueur Bernaldez, plus mesuré, rapporte que plus de sept cents personnes accusées de pratiquer les rites judaïques avaient été brûlées. Le zèle des inquisiteurs se déploya jusque contre les morts, imitant ainsi les Turcs abhorrés qui avaient déterré les reliques et les os des martyrs de Constantinople pour les jeter au feu. » (p.80)

    « Vivant sous de telles menaces, beaucoup de Juifs émigrèrent au Portugal, en Italie et en France quelques années avant le décrêt officiel d’expulsion. » (p.81)

    « Combien de gens furent frappés par le décret d’expulsion ? Bernaldez évoque le nombre de plus de trente mille « juifs mariés » en Castille, et plus de six mille en Aragon y compris la Catalogne et Valence, ce qui représente selon lui plus de cent soixante-dix milles personnes. » (p.83)

    « Le 17 avril [1492], par les Capitulaciones de Santa Fe, [Colomb] était nommé Amiral de la Mer Océane, un titre à première vue honorifique qui conférait au Génois des pouvoirs –qui se revélèrent par la suite exorbitants- sur toutes les îles ou terres à découvrir. » (p.84)

    « Au mois de juin, alors que les juifs envahissent déjà les routes de l’exil, Hernando de Talavera, confesseur de la reine et lui-même converso, supplie en vain Isabelle d’arrêter cette expédition insensée. Non seulement elle défiait les limites fixées par Dieu à l’expansion des hommes vers l’occident, mais elle détournait les chrétiens de leur tâche première, la reconquête de la Terre sainte tombée aux mains des infidèles. » (p.84)

    « Colomb avait atteint le 12 octobre [1494] ce qu’il croyait être l’extrémité de la côte asiatique, en fait l’île de San Salvador, dans les Bahamas. Dans les semaines qui suivirent, il explora le littoral de Cuba, puis celui d’une grande île, Saint-Domingue, qu’il baptisa l’Hispaniola. » (p.87)
    -Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, Tome I « De la découverte à la conquête, une expérience européenne (1492-1550) », Fayard, 1991, 768 pages, chapitre II « 1492 », p.59-88.

    « Dans la seconde moitié du XVe siècle, l’Espagne n’existait pas encore et il fallut attendre la chute de Grenade pour qu’Isabelle et Ferdinand se penchent sur la scène internationale. Les couronnes de Castille et d’Aragon, unies sous les Rois Catholiques, durant établir leur hégémonie sur la péninsule avant d’affirmer leur présence en Europe. Elles y parvinrent en utilisant les alliances dynastiques et en déployant un réseau diplomatique sans pareil sur le continent européen […] particulièrement onéreux. Une raison de plus pour s’assurer l’or des Indes. Pour la première fois, une puissance hors d’Italie entretenait des représentants à demeure chez ses principaux alliés, Londres, Bruxelles, Rome, Venise. Ces envoyés ne se bornaient pas à négocier des alliances, ils informaient les souverains catholiques sur les projets maritimes de leurs amis, le roi anglais faisant l’objet d’une surveillance particulière. » (p.196)

    « L’Aragon qui revendiquait la Cerdagne et le Roussillon contre la France les acquit en 1493. En 1515, la Navarre fut annexée à la couronne de Castille.
    Au sud, comme l’avait souhaité la reine Isabelle dans son testament, la Reconquista se poursuivit. Les Espagnols s’attaquèrent à la côte d’Afrique du Nord et fondèrent les « présides ». Oran tombe en 1509. » (p.196)

    « Alger, menacé par la progression des chrétiens et soumise [u]n moment (1510-1511), sollicite l’appui des corsaires turcs, les frères Barberousse, qui s’y installent en 1515. » (p.197)

    « Pour certains, l’expérience africaine –comme pour d’autres le passage par les Canaries- prélude à l’aventure américaine : des indigènes inhospitaliers, un environnement hostile, l’isolement, le soleil dévorant, le manque d’eau, de quoi se préparer aux épreuves d’outre-Atlantique. » (p.197)

    « Face aux troupes françaises qui atteignirent Milan, Parme, Florence, Rome, l’Italie du sud en 1494, les Rois Catholiques, l’Empire et la papauté se liguèrent contre les envahisseurs. » (p.197-198)

    « Les projets de croisade [de Charles VIII de France] s’évanouirent en fumée et l’Italie demeura le théatre éprouvé des combats entre chrétiens. » (p.198)

    « Les Français […] reconnurent en 1505 la suzeraineté de Ferdinand sur Naples. » (p.198-199)

    « Débarqués sur une péninsule sillonnée et souvent dévastée par les armées, que fuient des humanistes en quête de paix et de sinécures ibériques, les mercenaires d’Aragon, de Castille et d’Estrémadure vendent leurs services, sous le ciel de la Renaissance et des Borgia, dans le dédale de cours raffinées où sévissent la corruption, la passion du jeu et les intrigues à rebondissements. » (p.199)

    « L’expérience des guerres d’Italie et des savoirs de toutes sortes recueillis sur la péninsule constitue un passé dont on se vante volontiers dans les bivouacs du Nouveau Monde. » (p.207)

    « Les navires de Séville qui cinglent vers les Canaries, Constantinople et Rhodes prennent aussi aisément la route de l’Angleterre ou des Flandres, chargés d’hommes et de marchandises. » (p.208)

    « Avec l’avènement du jeune Habsbourg, ce n’est pas seulement une dynastie étrangère qui montait sur le trône de Castille et d’Aragon, mais une autre conception du pouvoir qui se profilait, plus éloignée des sujets espagnols, de tradition bourguignonne et d’inclination absolutiste. Ce qui ne fut pas, on l’a vu, sans mécontenter profondément les esprits dans la péninsule. Mais l’invasion temporaire des Flamands en Espagne trouva très tôt sa contrepartie dans la dimension européenne et bientôt mondiale du roi-empereur. Par un enchaînement de circonstances, l’accession de Charles à l’Empire (élu en juin 1519, il est couronné à Aix-la-Chapelle en octobre 1520) et l’insertion de l’Espagne dans l’Europe des Habsbourg sont contemporaines de la conquête du Mexique (février 1519 – août 1521). » (p.210)

    « Durant une douzaine d’années Charles [Quint] réside aux Pays-Bas où il reçoit les envoyés et les courriers des Iles. Bruxelles est alors la capitale du monde occidental ou presque, la cité que l’on visite des confints de la Hongrie ou des Indes, au terme d’interminables équipées par terre et mer. » (p.216)

    « En 1521 l’humaniste [Érasme de Rotterdam] s’installe aux portes de Bruxelles, dans une confortable demeure d’Anderlecht, et il n’est pas de jour où il ne se rende à cheval au palais de l’empereur. Un an auparavant, il avait assisté à Calais avec son ami Thomas More à la rencontre de Charles Quint et de Henry VIII qui scellait l’alliance des deux puissances contre la France, quelques mois après l’échec du camp du Drap d’or. Au moment où Charles s’apprête à accéder à l’Empire et Cortès à envahir le Mexique, le rayonnement d’Érasme est tel que l’on écrivait que « tous les savants, hors porteurs de cuculles et quelques théologastres, sont érasmiens ».

    Érasme, qui a été ordonné prêtre l’année même de la découverte du Nouveau Monde et de la chute de Grenade, est à l’image de cette Europe mobile où les hommes, soldats, aventuriers, découvreurs ou savants, circulent sans cesse. Les grandes étapes qui jalonnent sa carrière le mènent dans l’Angleterre d’Oxford et de Cambridge, en France, à Paris, à Saint-Omer, en Italie, à Venise, à Rome, à Louvain et à Bâle. Il a publié ses Adages à Venise puis à Paris l’Éloge de la folie (1511). […] Érasme l’humaniste partage les préjugés en Europe sur la péninsule [ibérique], une terre qu’on dit infestée par les juifs : « C’est à peine s’il s’y trouve des chrétiens ». Bien que Charles l’estime et le prôtège, il n’accompagne donc pas son prince en Espagne, préférant séjourner cinq années aux Pays-Bas. » (p.219)

    « La qualité, l’ouverture, la sensibilité de la christianisation menée par les franciscains au Mexique devront beaucoup à l’œuvre de l’humaniste de Rotterdam et de ses émules espagnols, au premier rang desquels Juan de Valdès. » (p.220)

    « [L’Utopie de More] modèle avant la lettre d’encadrement totalitaire et d’écrasement de l’individu. » (p.221)

    « Charles Quint reçoit solennellement la couronne impériale des mains du pape en 1530. » (p.231)
    p.239
    -Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, Tome I « De la découverte à la conquête, une expérience européenne (1492-1550) », Fayard, 1991, 768 pages, chapitre VI « L’Europe impériale », p.195-244.

    « Avant-Indes (=c’est le sens du mot Antilles). » (p.239)

    « Incessante remise en cause qui relativise d’autant le savoir des Anciens. » (p.239)

    « La menace de l’Orient musulman, ancienne, obsédante, se pare après 1520 du prestige de Soliman le Magnifique qui n’hésite pas à s’allier au roi de France pour prendre à revers l’empereur Charles. » (p.241)

    « L’affrontement entre l’Empereur et le Grand Turc alimente un messianisme et un millénarisme qui galvanisent les énergies, façonnent les rêves et réveillent les peurs séculaires du Vieux Monde.
    Tout cela n’est guère nouveau. Au seuil des Temps modernes l’Europe est installée dans un climat de perpétuelle excitation. L’espérance et le cauchemar de la fin du monde comme la venue de l’Antéchrist sont des préoccupations autrement vivantes que l’exaltation des langues anciennes ou le retour à l’Antiquité. » (p.242)
    -Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, Tome I « De la découverte à la conquête, une expérience européenne (1492-1550) », Fayard, 1991, 768 pages, chapitre VI « L’Europe impériale », p.195-244.

    « En Europe, la grande affaire de l’année 1519 est la mort de Maximilien, l’élection de Charles à l’Empire et la condamnation de Luther. » (p.287)

    « La découverte de l’Amérique, au sens de son intégration à l’Occident, a lieu en 1519 [avec l’expédition de Cortès au Mexique]. » (p.290)

    « Espagnols et Tlaxcaltèques, découvrant qu’ils ont les Mexica pour adversaire commun, concluent un pacte, et les envahisseurs reprennent leur route vers la cité de Moctezuma… Mais le film rapide des événements ne nous explique pas dans quelles conditions quelque six cents hommes osèrent se lancer à l’assaut d’un territoire gigantesque peuplé de millions d’Indiens et y parvinrent. » (p.291)

    « Comment s’étonner que dans les pires moments la troupe de Cortès ait recours à l’astrologue Botello ? […] art que tolère l’Église […] De quoi nous rappeler que les Européens n’ont pas le monopole de la raison et de la science et que, sur ce terrain comme en d’autres, le recours à l’irrationnel et à la magie rassemble envahisseurs et envahis. » (p.292-293)

    « L’expérience de la conquête et de ses états limites modifie les êtres dans leurs rythmes et leurs comportements les plus profonds. » (p.294)

    « L’atout technologique n’est pourtant pas une panacée face au nombre. Les canons sont lourds à manœuvrer, d’une précision douteuse et la poudre manque parfois. Les Indiens inventent vite des parades à opposer aux chevaux qui les chargent. Cortès tente donc, chaque fois qu’il le peut, d’éviter l’affrontement en recherchant la négociation. » (p.297)

    « [Les Espagnols] écartent horrifiés les plats de chair humaine que les Indiens présentent cérémonieusement à leurs divins visiteurs. » (p.303)

    « Partout où passe l’expédition, les Espagnols s’emploient à persuader les Indiens d’abandonner le culte des idoles et les sacrifices : qu’il s’agisse de l’auto-sacrifice qui martyrise la langue, les oreilles, le sexe ou les membres du sacrificateur et, plus encore, du sacrifice humain […] Sans compter d’autres torpedades : entendons par là le cannibalisme et la sodomie. Parfois explicitement formulée, la dénonciation de la sodomie et des sodomites projette vraisemblablement sur les Indiens une vieille accusation stéréotypée dirigée contre les musulmans. » (p.308)

    « Mexico-Tenochtillan, avec ses deux à trois cent milles habitants, était comparable aux capitales du monde connu, à la Rome des papes et à Constantinople. Une esquisse envoyée par Cortès à César entre 1520 et 1522 diffuse la vision des conquistadores en Europe occidentale. » (p.320)

    « Pour les Mexica, Mexico-Tenochtillan était assurément le centre du cosmos, l’ombilicus mundi. » (p.320)

    « La roue, bien que connue, n’est pas exploitée. » (p.321)

    « Si Cortès fait du pouvoir de Moctezuma une « tyrannie » fondée sur la force et s’il présente systématiquement sa progression sous le jour d’une guerre de libération, c’est que, par-delà les besoins de sa propagande, il a mesuré la préczrité de son adversaire majeur. » (p.321)
    « Moctezuma périt dans un affrontement. Il fallut bientôt évacuer la ville au cours d’une retraite désastreuse dans l’effarement de la Noche Triste (30 juin 1520). […]
    La ville fut encerclée et soumise à un véritable blocus. Après quatre-vingt-treize jours de combats acharnés où les conquistadores frôlèrent la catastrophe, le 13 août 1521, jour de la Saint-Hippolyte, la ville tomba aux mains des envahisseurs et de leurs alliés. » (p.324)
    -Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, Tome I « De la découverte à la conquête, une expérience européenne (1492-1550) », Fayard, 1991, 768 pages, chapitre VIII « La conquête du Mexique », p.287-325.

    « Les Espagnols débarquèrent à Tumbes au mois de mai 1532, après un long séjour de plus d’un an sur la côte de San Mateo (Esmeraldas), Coaque et Puna. C’est là que les troupes de Benalcazar et de Soto, descendues de « ce paradis de Mahomet » qu’était le Nicaragua, avaient rejoint la compagnie de Pizarro. » (p.455)

    « Aussitôt arrivé, Pizarro entreprit de « peupler » le vaste Pérou. A Tangarara, dans la vallée du Chira, il fonda la ville de San Miguel alors que la conquête n’avait pas encore vraiment débuté ; il répartit le terroir entre tous les hommes mariés désireux de s’y établir […] Celui qui se faisait appeler par son titre de gouverneur –pour l’heure, il ne gouvernait que le néant- reçut les caciques venus lui prêter allégeance, ainsi que l’avait fait Cortès à Cempoala. C’est d’eux qu’il apprit que l’Inca Atahualpa, fils du défunt Huyana Capac, se trouvait dans la sierra, à Cajamarca, avec ses armées. Pizarro et cent soixante-huit hommes, dont soixante-quatre cavaliers, prirent la route la Cordillière pour rencontrer l’Inca, en laissant les premiers colons à San Miguel. » (p.457)

    « Tout le pays est agité par la guerre que l’Inca mène contre son demi-frère Huascar, l’Inca de Cuzco, capitale de l’empire. Encore un atout dont Pizarro tirera parti. Le parallèle avec l’Empire romain affaibli par l’opposition des deux empereurs s’impose, d’autant plus que d’autres traits de la civilisation inca évoquent la grandeur de Rome, comme ces chaussées pavées qui sillonnent des territoires immenses et cette rigueur administrative que les conquistadores découvrent au fur et à mesure de leur progression. Les terres qu’ils parcourent sont quadrillées par un réseau de dépôts, de greniers, d’auberges, de péages et de ponts qui balisent et contrôlent la circulation. La machine inca est beaucoup plus impressionante et spectaculaire que celle dont disposaient les Mexica qui se bornaient à entretenir chez leurs tributaires des collecteurs d’impôts et quelques garnisons. » (p.458)

    « Par cet après-midi froid et couvert de novembre 1532, Pizarro traversa la grande place vide de Cajamarca et gravit l’escalier en colimaçon de la citadelle. Du haut des fortifications dont il apprécia l’étonnante architecture, il découvrit, dans la plaine qui s’étendait en contrebas, l’armée d’Atahualpa et ses milliers de guerriers. Pizarro dépêcha alors Hernando de Soto avec une vingtaine d’hommes à cheval et un interprète dans le camp de l’Inca, afin de lui présenter ses hommages et de lui faire part de la mission que Dieu et l’empereur lui avaient confiée. » (p.462)

    « Soto et ses vingts cavaliers arrivent dans un camp militaire ordonné et imposant de près de quarante mille personnes. » (p.463)

    « Avant de partir, Soto fit caracoler son cheval devant l’Inca et ses nombreuses femmes ; parmi elles se trouvait probablement Tocto Chimpu, avec laquelle ce fougeux conquistador eut quelques temps après une fille. Le souffle de l’animal passa si près du visage du souverain que les franges de son emblème royal, la maskaipacha, frémirent. L’Inca demeura impassible mais plusieurs personnes, attérées, firent un bond en arrière. Les Espagnols surent le lendemain qu’Atahulpa les avait fait exécuter pour châtier leur couardise. » (p.465)

    « Entouré de ses quatre frères, [Francisco] Pizarro pouvait se sentir à l’abri de la jalousie de ses compagnons […] L’appui inconditionnel de ses proches rendait moins nécessaire la présence de gens comme Benalcazar ou Soto, dont le rayonnement et le courage lui portaient ombrage. » (p.467)

    « Le 16 novembre 1532 à Cajamarca, au coucher du soleil, l’Empire inca, qui avait fait trembler les peuples de la Cordillière des Andes, allait essuyer un coup mortel. » (p.470)

    « Pizarro prit alors son bouclier et son épée ; escorté de ses vingt-quatre compagnons, il se fraya un chemin dans la foule jusqu’à la litière d’Atahualpa et, sans hésiter, empoigna l’Inca par le bras gauche en criant : « Santiago ! »
    Les trompettes retentirent. A ce signal, les conquistadores se ruèrent sur la place tandis que l’artillerie de Pedro de Candia ouvrait le feu, semant la panique. Voyant l’Inca à terre –malgré les efforts des porteurs qui le défendirent jusqu’à la mort, se relayant inlassablement pour tenir la chaise-, la foule se précipita hors de la place. Mais les deux accès étaient fort étroits et beaucoup périrent piétinés dans ces goulots d’étranglement. Un pan de mur s’effondra sous la pression de la masse, provoquant des morts par centaines ; les épées firent le reste. Deux mille Indiens, dont le seigneur de Cajamarca, périrent en moins d’une heure. » (p.472)

    « L’Inca de Cuzco était tombé aux mains des troupes loyales à Atahulpa et le souverain déchu avait été attaché par des cordes qui lui transperçaient les épaules de part en part. Craignant qu’il fût délivré par les Espagnols, les partisans d’Atahualpa l’achevèrent et jetèrent son cadavre dans un fleuve, privant ainsi le dernier souverain de Cuzco de sépulture et d’éternité. Atahulpa se défendit d’avoir ordonné l’exécution de son frère, mais la mort de Huascar servait ses intérêts et il ne paraît guère vraisemblable que ses partisans aient accompli un tel forfait sans son consentement. » (p.477)

    « Cédant aux pressions d’Almagro et d’une grande partie des troupes, Pizarro, à son corps défendant selon toutes les sources, condamna Atahulpa à la peine capitale pour assurer le salut des conquistadores. […] [Pour éviter le bûcher], Atahulpa accepta de se convertir [au christianisme]. […] Le frère Valverde le baptisa et l’Inca fut garroté sur la place, comme un vulgaire malfaiteur, le 29 août 1533. » (p.479)

    « Cuzco ne pouvait souffrir la comparaison avec Mexico-Tenochtitlan, ni par son étudie –elle abritait quatre mille feux environ, quoique située dans une vallée très peuplée- ni par son tracé. Il n’y avait dans cette cité andine ni canaux vénitiens ni terrasses fleuries, il n’y avait pas non plus cette fourmilières humaines qui stupéfia les compagnons de Cortès. Pourtant derrière ces murs relativement austères, malgré la perfection de la taille des pierres et la pureté des lignes, s’entassaient des richesses incalculables. » (p.483)

    « Bien que Pizarro eût interdit à ses troupes le pillage, les conquistadores se précipitèrent dans les maisons et razzièrent les biens qui s’y trouvaient. […]
    Alimentée par les envois des conquistadores, la rumeur de l’or du Pérou se répandit moins d’un an après l’exécution d’Atahualpa jusqu’au fin fond des campagnes de Castille. En 1534, dans la province de Tolède, des paysans rêvaient aux richesses du pays nouvellement conquis en s’accrochant aux bruits les plus fous. » (p.484)

    « A l’inverse de Cortès qui avait tablé sur la continuité historique en installant sur le site de Mexico-Tenochtitlan la capitale de la Nouvelle-Espagne, Pizarro préfère Lima [fondée en 1535] à Cuzco, au risque d’affaiblir le contrôle qu’il prétend exercer sur les montagnes andines. » (p.458)
    -Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, Tome I « De la découverte à la conquête, une expérience européenne (1492-1550) », Fayard, 1991, 768 pages, chapitre XIII « La conquête du Pérou », p.455-496.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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